Le songe d’Adam

 

 

 

                                   Le fruit d’un arbre vous avait perdu ;

                                   voici un autre arbre qu’on me propose,

                                   auquel est attaché Jésus-Christ,

                                   le vrai fruit de la vie.

                                   

                                   (Bossuet, Sermon sur la dévotion

                                   de la Sainte Vierge.)

 

 

 

... Il avait travaillé tout le jour. Dès l’aurore,

Sous les flèches de feu d’un soleil qui dévore,

Il avait déchiré les flancs du sol maudit

Où rampe la vipère, où le chacal bondit,

Où l’épine se tord, où la ronce s’allonge ;

Et dans la terre ingrate et dure, où son bras plonge,

Tombaient, sous les rayons qui ruisselaient des cieux,

Les sueurs de son front, les larmes de ses yeux.

 

Au bord des bois, bercés de vagues harmonies,

Sur un talus de mousse et de feuilles jaunies,

Adam s’assit, pria le Seigneur Dieu puissant

Dont la gloire grandit dans le jour qui descend ;

Et quand l’ombre pesa sur les hauteurs lointaines,

Adam dormait au bruit des bois et des fontaines.

 

Mais l’auguste vieillard, l’aïeul du genre humain,

L’homme que Dieu pétrit d’un geste de sa main

Et sur qui Dieu souffla sa parole vivante,

Se souvenait du soir de la grande épouvante,

De la faute commise et de l’exil soudain,

De l’ombre du Seigneur marchant par le jardin,

De l’archange en colère et du glaive de flamme...

Chaque nuit, ce passé lui faisait saigner l’âme ;

Même après sept cents ans, il y rêvait encor

Dans la paix du sommeil, sous les étoiles d’or.

 

Cette nuit-là, le rêve était doux. – La lumière

Rougit l’horizon bleu, comme à l’aube première ;

Partout des fleurs où tremble un sourire ; le vent

Balance des parfums dans l’albâtre vivant ;

Partout, pourpre de rose ou neige d’asphodèle ;

Partout, longs cris de joie ou longs battements d’aile ;

Près des sources d’argent flottent les verts roseaux

Sur l’azur réfléchi dans le frisson des eaux ;

Du haut cèdre au grand fleuve ondule l’émeraude :

Les agneaux blancs s’en vont près du lion qui rôde.

Et là-bas, dans l’Éden fleuri, juste au milieu,

Voici l’arbre aux fruits d’or, marqué du doigt de Dieu.

Une voix parle : « Adam, tu vivras : prends et mange... »

Adam regarde, il voit, tend la main, et...

                                                                    Tout change.

Un jardin désolé dans des champs inconnus,

De pâles oliviers couvrent des rochers nus ;

Au sol gris, point de fleurs ; au ciel, plus de lumière,

Plus d’étoiles : la foudre a crevassé la pierre.

Adam a peur ; Adam veut fuir ; il veut marcher ;

Mais il heurte du front contre un autre rocher

Dont chaque angle au hasard le blesse et l’ensanglante.

Il s’accroche ; il allonge en vain sa main tremblante ;

Sur sa main, sur ses yeux, il pleut ; il pleut du sang !

Il se traîne à genoux sur le rocher glissant ;

Quand une voix lui crie : « Arrête ! »

                                                                 Et, dans l’espace,

Tandis qu’en jets de feu, l’éclair passe et repasse,

Il voit un arbre étrange, immobile, bravant

Les éclats de la foudre et les assauts du vent ;

Arbre unique, planté dans un trou de la pierre,

Sans racines, sans fleurs, sans fruit, ni cime fière,

Ni feuilles, ni rameaux vivants, droits ou tordus ;

Mais montrant au ciel noir, comme deux bras tendus,

Deux ailes de vautour à sinistre envolée ;

Arbre mort, écrasant la roche désolée,

Et dont l’aspect lugubre étreint l’âme. – Des voix

Retentissent d’en haut : « Adam, regarde et vois ! »

Adam regarde : il voit sur ce bois solitaire,

Triste échelon du ciel enfoncé dans la terre,

Un homme comme lui, cloué, pendu, sanglant :

Le sang pleut de ses pieds, de ses mains, de son flanc,

De son front, sur le bois qu’il rougit, sur la roche

Qu’il amollit. Adam s’émeut, frémit, s’approche,

Il veut sauver cet homme ; il lève ses deux bras,

Et lui dit en pleurant : « Je suis là, tu vivras ;

Qui que tu sois, je viens ; je suis la délivrance ! »

Il va le déclouer de ce lit de souffrance ;

Il est fort ; Dieu l’inspire et l’amour le conduit ;

Il va déraciner cet arbre. Or, dans la nuit,

Douces comme le vent d’aurore dont l’haleine

Effleure les roseaux et les lis de la plaine,

Des voix chantaient : « Cet arbre est l’arbre du salut ;

Celui qui souffre et meurt, celui-là le voulut ;

Homme esclave, il te rend ta liberté ravie ;

Adam, l’arbre de mort, c’est l’arbre de la vie :

Le tonnerre et le vent sur lui s’usent en vain ;

Cueille son fruit vivant, mange son fruit divin,

Et les hommes, tes fils, dans des siècles sans nombre,

Vers les clartés de Dieu marcheront à son ombre !... »

 

Et dans son rêve, Adam, tout en pleurs et contrit,

Serrait de ses deux bras la croix de Jésus-Christ.

 

 

 

Père Victor DELAPORTE,

À travers les âges, 3e série, 1923.

 

 

 

 

 

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