Étienne Czarniecki

 

                         NÉ EN 1599, MORT EN 1665.

 

                              Légende polonaise.

 

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Dans un palais des Goths, Kremlin à triple tour,

     Barbu comme eux, mais de lierre et de mousses,

Qui hérissait au ciel ses crénelures rousses

Et les gosiers béants de gouttières à jour,

En sursaut réveillé par le subit murmure

Du vent qui s’engouffrait dans une vide armure

En laquelle vivait un brave d’autrefois,

     Hôte de fer, à la terrible voix,

     Au cœur loyal, à la haute stature,

Czarniecki, rose enfant, refermait l’œil, bercé

Au branle des genoux, à l’écho cadencé

D’un doux lai de sa mère, et sous la chevelure

De la belle Sarmate, il dormait enchâssé

Comme en un long rideau de soie et d’or tissé.

Noble enfant, c’est ainsi qu’en ce manoir sauvage,

Sous l’aigre sifflement de ces brassards d’airain

Qui, dans ton blanc berceau, t’éveillaient le matin,

Tu pressentais déjà, par un rire enfantin,

Le réveil des clairons qui sonnent le carnage !

 

Dès sept ans, on le vit pendre aux créneaux des tours,

Sur leurs œufs, dans leur aire, étouffer les vautours ; 

Sur leurs pans ruinés fouiller dans les murailles,

En arracher vivant l’oiseau des funérailles ;

Des ongles de l’orfraie, ou du bec du faucon,

Sauver les rossignols, orchestre du donjon.

L’aile d’un scarabée eut laissé plus de traces

Que son traîneau volant sur le miroir des glaces.

Moins prompte, sur les lacs, l’hirondelle à l’œil noir

Rase les roseaux verts dans les brumes du soir.

Les nuits, au blanc reflet de la neige, à la course

Il saisissait l’ourson qu’attirait quelque source,

L’emportait au manoir tout grondant dans ses bras :

Facile et gai prélude à de plus durs combats.

Lorsque sept ans encor fleurirent sur sa tête,

Il aimait, sous l’yeuse où hurlait la tempête,

À comparer longtemps aux plus âpres rameaux

Ses muscles où coulait la sève des héros.

 

L’hiver, à la Noël, si la lune était pleine,

Si son orbe était pur et sa face sereine,

Si ses rayons, du givre allumant les cristaux,

Faisaient étinceler les pins et les bouleaux,

Candélabres des bois aux cent mille flambeaux,

Pour spectateurs n’ayant que le chœur des étoiles,

Assis autour du ciel en silence et sans voiles,

C’est alors, à minuit, dans ses bois de cristal,

Que la Fée-aux-Frimas aux esprits donnait bal.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Un lendemain du bal des esprits et des fées,

Rêvant, distrait et sombre, à tous ces hauts trophées

Que Jagellon planta de Dantzick à l’Oural,

Czarniecki devant lui vit bondir un cheval,

Qui, blanc comme un flocon de la neige d’Ukraine,

Fondait les durs glaçons du feu de son haleine,

Et, comme s’il eût eu pour père un ouragan,

Souillait par ses naseaux comme aurait fait le vent.

On eût dit, au rayon de son regard ardent,

Qu’aussitôt qu’il vit clair, l’indomptable cavale

Le tourna vers le nord, d’où l’aube boréale

Put inonder ses yeux des flots de ses splendeurs,

Et que, dans sa prunelle, humide et ronde opale,

Il en avait gardé de magiques lueurs.

Czarniecki, saisissant sa crinière d’albâtre,

S’élance sur son dos, de sa main l’idolâtre,

Flatte ses flancs émus qu’il apaise à demi,

Puis part en lui criant : « Coursier, sois mon ami ! »

Du cheval à ce nom tous les nerfs tressaillirent,

Son âme avait dit : « Oui », ses naseaux répondirent.

 

Mais déjà, sous le porche où la chouette râle,

          Le cheval et le cavalier

     Du vieux manoir font résonner la dalle,

     Qui de cent ans n’a vu de destrier ;

Seulement le coursier, et sans mors et sans rêne,

Lorsque du pont-levis il eut ouï la chaîne,

Captif, se cabra droit du coté de la plaine.

     À la veillée il n’était qu’une voix :

« Qu’un Djinn ivre l’avait oublié dans le bois. »

 

Trois ans s’étaient passés, quand une dame blonde,

Rose, et puis blanche ainsi qu’un beau cygne sur l’onde,

Sous le porche fut vue imprimant un baiser,

Un seul, mais tout de flamme, aux lèvres d’un guerrier

De qui le coursier blanc, à la queue ondoyante,

Ardent, creusait du pied la pierre verdoyante.

C’était ta fiancée, ô jeune Czarniecki,

Dont un plus long baiser, non moins pur que la neige,

T’attendait à l’autel à ton retour d’un siège :

L’aigle blanc t’appelait contre Chmielnicki...

Le coursier, Czarniecki, disparurent ; puis elle,

Jusqu’au soleil mourant, de l’œil sur la tourelle

Cherche encor son amant ; mais le dernier éclair

De ses brassards d’acier, de son casque de fer

D’un fugitif éclat frappe seul sa prunelle !

 

Dans son château gothique un an elle attendit ;

Quand vers le soir, à Pâques, au manoir elle ouït

Hennir, hennir encore : – « Ô Dieu ! s’écria-t-elle,

            Ô Dieu ! beau cheval blanc,

Bon destrier, m’as-tu ramené mon amant ?

Beau cheval, s’il est vrai ; plus fin que la dentelle,

D’un long caparaçon je te ferai présent,

Et le jour de ma noce, en perles, dans ma joie,

Mes doigts te broderont une housse de soie :

            Ô Dieu ! beau cheval blanc,

Bon destrier, m’as-tu ramené mon amant ? »

 

Les murs du vieux castel se renvoyaient encore

En onduleux échos sa voix douce et sonore.

On heurte au seuil : elle ouvre, un guerrier, dans ses bras,

Czarniecki, sillonné des balles des combats,

Par un éclat d’obus la touche déchirée,

La pressait palpitante et d’amour enivrée.

Ah ! bien que mutilés, que les braves sont beaux !

Vous l’eussiez vue alors de tendresse pieuse,

Comme une sainte eût fait à quelques saints tombeaux,

De cette bouche aimée admirant les lambeaux,

Adorer et baiser sa lèvre glorieuse,

Et mêler son doux souffle au souffle du héros !

 

Le lendemain, aux voix des cloches réjouies,

       Lorsque s’allumait au soleil

       Chaque ange bleu, jaune et vermeil

       Des rosaces épanouies,

Du tabernacle d’or un doux regard de Dieu

       Liait leurs cœurs dans le saint lieu.

 

Czarniecki le héros reprit un jour sa lance

Au chevet nuptial ; – il vole à ta défense,

Ô Danemark ! – la mer recule à sa présence

Et par-delà le Sund, hurlante, sur ses flots,

Remporte ses Suédois, leur honte et leurs vaisseaux.

Lui de son doux manoir regagne le silence.

Et là, lorsque du haut des murs des Jagellons,

La Pologne l’appelle, il lui répond : « Allons ! »

Tous, Rakoczy, Cosaques, Tatars et Scandinaves,

L’appellent « le héros » ; traîtres, lâches ou braves.

 

Dans Cracovie, au loin foudroyant les Suédois,

Il tenait en échec et le nord et ses rois,

Alors que vint la Faim, démon grêle et vorace,

         Qui dévore avec la cuirasse

         Le cavalier et le cheval,

         En parlementaire royal,

         Le sommer de rendre la place.

 

« À ton roi dis ceci, spectre aux braves fatal :

Cria haut le guerrier. Czarniecki sans alarmes,

Tout en quittant ces murs de famine et de larmes,

Prétend qu’un beau soleil illumine ses armes.

Il veut que ses clairons, que la voix du tambour,

Proclament son passage aux cités d’alentour :

Honneurs dus par un brave au brave qui succombe,

Ou sinon Cracovie à tous sera la tombe ! »

C’est ainsi qu’à Gustave il parlait calme et fier,

Et l’aigle blanc, au jour, reprit son vol dans l’air !

 

Au fond du Dnieper qui gronde et qui déborde,

Des Cosaques turbulents il court noyer la horde ;

La Pilica grossie et de neige et de sang

Lui jetait des glaçons et des morts dans son camp :

« Les Suédois, cria-t-il, dans leurs poupes profondes

Sont arrivés dormants et bercés par les ondes ;

Nous sans voile et sans rame, ayant le sabre aux dents,

Nos bras pour avirons, fendons ces noirs torrents ! »

Et lui, lui le premier dans le flot qui reflue

Entre, et son casque sonne aux balles de la nue.

Il attaque, il disperse, il écrase, il soumet,

Triomphe, et prend sa place au sénat qui l’admet.

Des fleurs, de verts rameaux coupés aux parcs antiques,

Font de tous les pavés de fraîches mosaïques ;

Varsovie et ses tours, et ses clochers si hauts

Pavoisés de guidons, de flammes, de drapeaux

Aux brillantes couleurs, aux emblèmes étranges,

Armés du croissant d’or ou tout riches de franges,

Flottant et bruissant dans les brises de l’air,

Semble une flotte indienne à l’ancre dans la mer.

 

Il vieillissait ! – La main de la jeune Victoire

De ses cheveux d’argent caresse encor la gloire,

Y ravive parfois le vert de ses lauriers.

Il vieillissait ! – Un jour, cet ancien des guerriers,

Qui tint l’épée au camp, au sénat les balances,

Et qui partout laissa des échos de son nom,

S’endormit sous le toit d’un pauvre bûcheron,

Pour ne plus s’éveiller sur un faisceau de lances !

 

 

 

DENNE-BARON.

 

Paru dans la Revue poétique du XIXe siècle en 1835.

 

 

 

 

 

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