Et maintenant...

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François DEPRET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et maintenant, par là-bas, sur les routes de notre Pays, des petits sabots, neufs comme l’année qui vient, accourent, piétinant les étoiles sur les flaques glacées, éveillant la campagne de leurs castagnettes nocturnes.

Les grands sapins, sous leurs perruques blanches, se prennent pour de vieux messieurs et hochent la tête avec indulgence, tandis que les cloches se piquent au jeu et poursuivent leur appel tamisé par un tulle de brume :

« Nous savons bien que tous ces bruits signifient quelque chose de merveilleux, disent-ils ; car chaque année, depuis le début, nos pères et nos aïeux les ont entendus, et chaque année, quoiqu’il arrive, jusqu’à la fin, nos enfants et nos petits-enfants les entendront. »

Et toute la nature soudainement s’anime.

Il y a bien longtemps des bergers ont tracé une piste et depuis, chaque fois que revient cette unique soirée, tous ceux dont le cœur est resté jeune comme celui de ces petits enfants aux joues rouges qui vont chaussés de galoches magiques, s’appliquent à mettre leur pas dans les pas des bergers.

Et cela, chacun le sait, depuis le jeune bouleau qui fait des grâces sous la lune jusqu’aux vieux chênes perclus dont les membres craquent, depuis les cailloux qui dorment dans la rivière jusqu’aux pierres grises du Calvaire, depuis la biche qui pleure de joie dans la forêt jusqu’au faisan qui chante, encore plus richement vêtu que les rois mages.

Et d’attendrissement le gui et le houx laissent tomber des larmes rondes, billes blanches et rouges sur le marbre des étangs, cadeau annuel pour le fils du bûcheron.

De derrière la glace transparente les carpes et les brochets, les tanches et les gardons et naturellement aussi les avides poissons-chats, sont venus admirer les lumières de la voie lactée, avec les yeux étonnés et gourmands que les petits des hommes écarquillent devant les vitrines hivernales.

Dans la forêt de pins les écureuils, en manteaux de fourrure, s’extasient au spectacle de la nuit divine et festoient en grignotant quelques mendiants mis de côté pour cette grande occasion.

Dans l’attente d’un évènement infiniment heureux, les vagues de la mer, les dunes de l’Afrique, les bosses de la montagne se sont toutes modelées et moulées en forme de berceau.

Conscients de l’importance de l’heure, sous la croûte de terre, les insectes se sont éveillés pour prendre une idée du rêve magnifique jusqu’au printemps ; et les mantes religieuses ont nargué les sphinx tête de mort.

La neige des hauteurs, sous le poids du frêne et de l’hickory, s’est tassée en paradoxales parallèles qui se rejoignent aux pieds des cloches.

Dans les étables moites, qui semblent maintenant inutiles, la vache, simple et grave, se doute qu’elle a joué un rôle très honorifique il y a quelques milliers d’années, l’âne sent peser sur ses épaules un fardeau sublime et mystérieux et les brebis s’étonnent de ne plus être de gros jouets doux et laineux à l’usage de l’Enfant-Dieu...

Dans les lits-cages, cependant, des têtes bouclées guettent, les yeux fermés, l’accomplissement de cette féerique livraison, tout en s’émerveillant à la pensée des petits sapins verts qui se couvriront demain d’un vol de bougies multicolores. Fiers de leur rôle solennel, les souliers d’enfants tirent la langue aux grandes pointures qui se donnent vainement un air blasé, tout là-bas, sous l’armoire.

C’est l’heure où, dans la cité, les azalées commencent à disparaître derrière un écran de buée ; les cheveux d’anges et les fragiles phénomènes en verre filé se sont évanouis jusqu’à l’année prochaine ; les trottoirs se rétrécissent, subitement encombrés de silhouettes baroques aux poches boursouflées de merveilles étranges. Et personne ne songe à plaindre les dindes et les oies tachetées qui se résignent à faire les frais de cette mémorable soirée.

Un peu plus tard, un même rythme unissant leurs cœurs et leurs pas, les couples s’en iront, guidés par la musique, aux porches lumineux où l’on parle tout bas. Encore quelques minutes et ce sera la Nativité. Quelle belle rime à la Captivité...

... Et, songeur, le prisonnier se dit : « Enfin, je tiens la clef d’une immensité libre... N’étant plus leur semblable, je puis maintenant penser avec compassion aux tristes yeux du papillon dans son filet..., au long chemin que l’écureuil arpente sans bouger..., au dauphin qui ne peut se débarrasser de sa cotte de mailles..., à l’oiseau qui chante par habitude derrière ses grillages..., aux fleurs qui souffrent en silence dans leur corset..., et au va-et-vient monotone de la grenouille dans son bocal.

Car, en cette nuit où chacun donne et reçoit, je puis, moi, offrir mes chaînes et le Seigneur en son incomparable mansuétude me dit : « Retourne la paillasse de ton cœur et tu retrouveras la liberté... »

D’ailleurs, me tournant vers le ciel, j’ai vu passer la Grande Ourse qui débordait d’espoir, tandis que déjà, un rayon de lune sciait mes barreaux..., tous mes barreaux...

 

 

 

François DEPRET, à l’oflag VA, Noël 1940.

 

Publié dans Cahier des prisonniers, « Les Cahiers du Rhône »,

Éditions de La Baconnière, Pâques 1943.

 

 

 

 

 

 

 

 

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