Le petit rieur
« Laissez entrer ce chien qui soupire à la porte ;
Je souffre quand j’entends souffrir autour de moi :
Fût-il aveugle et vieux, il pleure, qu’on l’apporte.
Mon feu lui sera doux... Quoi ! petit Paul, c’est toi ? »
C’était le petit Paul. Sous un brouillard d’automne,
Pensif et tout mouillé depuis un long moment,
Sans l’ouvrir, à la porte il grattait doucement.
Pourquoi n’entrait-il pas ? On l’entoure, on s’étonne.
Il entre. Il reste là sans avoir dit : « Bonsoir,
Bonsoir, petite mère ! » et sans oser s’asseoir.
Mais Paul tenait en vain sa paupière baissée ;
Les mères ont des yeux qui percent la pensée.
« De l’école avant l’heure on vous a fait sortir ;
Pourquoi ? Ne mentez pas.
– Je ne sais plus mentir,
Mère. Pour presque rien.
– Presque dit quelque chose :
Votre maître est si bon qu’il ne fait rien sans cause.
– On ne peut jamais rire, et c’est bien malheureux !
Moi, quand je ne ris pas, je suis tout las de vivre.
– Vous avez donc ri, Paul ?
– Oui, mère, sous mon livre.
– Qui vous rendait si gai ?
– Christophe. Il est affreux,
Christophe ! Il a l’œil trouble et la tête enfoncée.
Ses bras vont jusqu’à terre, et sa jambe est torsée,
Comment cela !
– C’est triste.
– Oui, si je l’avais su :
Mais je n’avais jamais vu d’écolier bossu ;
J’ai cru que les bossus venaient tout vieux au monde,
Comme Ésope à mon livre.
– Ésope fut enfant,
Et sa mère pleura. Pitié douce et profonde,
La laideur s’embellit quand ta voix la défend.
L’homme apporte des maux dont rien ne le console !
– Mais Christophe, ma mère, est un rude garçon ;
Ce n’est qu’un paysan, le dernier dans l’école.
Et comme on riait trop pour suivre la leçon,
J’ai dit : Ésope ! Ésope ! en regardant Christophe ;
Et j’ai fait le portrait du crochu philosophe :
Voyez ! Messieurs, voyez le divin animal !
– Et que disait Christophe ?
– Il détournait la vue ;
Il cachait dans ses mains sa rougeur imprévue,
Et je crois qu’il pleurait.
– Tais-toi ! tu me fais mal.
Il pleurait !... Ô railleurs, que vous êtes à craindre !
Un être a donc souffert, et souffert sans se plaindre :
Tout ce qui pleure est beau. Je l’aime en ce moment ;
Oui, j’aime mieux Christophe et sa jambe tournée,
Que ta langue épineuse à blesser destinée ;
Je l’embrasse de l’âme et je le vois charmant.
Viens, que je te corrige ! Écoute-moi : tu m’aimes ?
– Oh oui !
– Souvent nos dards retombent sur nous-mêmes.
Regarde-moi longtemps : et que ton avenir
S’épure d’un amer et tendre souvenir ;
Comment me trouves-tu ?
– Belle comme une mère !
Ô ma mère ! vos traits ont la douceur du ciel.
La Vierge des enfants, que l’on prie à Noël,
Est comme vous tendre et sévère :
Oui, vous lui ressemblez. J’y pense en vous voyant,
Et c’est vous que je vois, ma mère, en la priant !
À l’église une fois vous êtes apparue,
Et la foule indigente en joie est accourue ;
Vos habits étaient gais ; vous étiez blanche ; et moi
Je disais : « C’est ma mère ! » et l’on disait : « Hé ! quoi !
C’est sa mère ! » Ah ! maman, quel bonheur !
– Je t’écoute,
Et je plains ton doux rêve ; il me touche. Il m’en coûte
D’attrister le miroir attaché sur ton cœur,
Où tu me trouves belle, où je me vois aimée ;
Mais, regarde, et gémis d’être un enfant moqueur :
Je suis laide.
– Ma mère !...
– Enfant ! je vous afflige ?
Je vous ôte un bandeau. Je suis laide, vous dis-je ;
Un jour, un petit Paul aussi rira de moi.
– Je le tuerai, ma mère ! oh ! quand il serait roi.
Dieu ! rire de ma mère !
– Et l’enfant qu’elle adore
L’enfant que son malheur lui rend plus sien encore,
Penses-tu qu’une mère, au fond de ses douleurs,
Ne se lèvera pas pour revenger ses pleurs ?
Et toi, mon fol enfant, fier de tes belles armes,
Lançant ton rire ingrat sur l’objet de ses larmes,
Prends garde ! si ta langue allait faire mourir !
Dieu dit : « Tu souffriras ce que tu fais souffrir. »
Marceline DESBORDES-VALMORE,
Le livre des mères et des enfants, 1840.