Les petits sauvages
par
Marceline DESBORDES-VALMORE
Un naturaliste vivait heureux au milieu des échantillons de toutes les parties du monde qu’il pouvait rassembler dans son cabinet.
Ces fragments de l’univers étaient rangés avec tant d’ordre, qu’une carte de géographie semblait froide auprès des quatre coins de ce monde en miniature. C’était un charme. Ce savant conduisait par la main ceux qui le visitaient, là en Asie, là en Afrique, là en Europe ou bien en Amérique. C’était presque aussi instructif et beaucoup moins fatigant.
Monsieur Le Fémi, comme il s’appelait, avait aussi des enfants qu’il aimait avec une tendresse infinie, mais prudente. Ce sanctuaire de la science, qui était en même temps la source de leur fortune, ne s’ouvrait pour eux qu’en sa présence. Il pensait, ce père plein de sollicitude pour ces chers petits ignorants, que la chose la plus innocente recèle un danger, quand on en méconnaît l’usage. Aussi fermait-il soigneusement à clé ce magasin pittoresque, objet de la curiosité toujours renaissante de ces trois enfants affamés de nouveautés et de joujoux.
– Oh ! que je voudrais avoir un morceau d’Asie ! disait l’un.
– Moi, une dent de l’Afrique, disait l’autre en soupirant pour un long fragment d’ivoire étiqueté : Dent d’hippopotame d’Afrique.
Mais, mieux garantis qu’Adam et Ève dans leur soif curieuse, ils tournaient autour de l’arbre de la science, sans pouvoir y rien cueillir, car il était sous les verrous. Ils n’entraient qu’avec leur père, quand nul danger ne pendait aux murs ; quand les serpents étaient vendus on empaillés ; enfin, quand on pouvait faire ce voyage de la terre connue, sans crainte de se blesser en route. Mais un instinct dangereux ramenait sans cesse les enfants autour de cette salle, isolée de la maison par l’espace d’un jardin qui l’en séparait. C’était au bout d’une longue allée d’arbres, où ces enfants jouaient à tous leurs jeux bruyants. Ils choisissaient de préférence cette place à tous les coins frais et odorants du jardin dans le seul plaisir de lever leurs nez vers la grande fenêtre inflexiblement fermée, et de regarder à travers tout ce qui leur eût fait des jouets si amusants ! Vous eussiez dit de jeunes chats sous une volière.
Un jour moins clair qu’un autre, un de ces jours qui portent l’homme à la réflexion, et les enfants à l’ennui, où le soleil s’était caché, peut-être pour ne pas voir ce qui allait arriver, les trois enfants allaient, venaient, errants par-ci, par-là, les bras sur la tête, sans goût, sans jambes pour grimper aux arbres où il n’y avait plus de poires, un vrai jour de repos et d’inaction, si des écoliers en vacances pouvaient comprendre l’inaction et le repos. Monsieur Le Fémi, sorti de grand matin pour des recherches précieuses, venait comme à l’ordinaire d’emporter sa clé ; mais comme il avait nouvellement reçu des caisses pleines de toutes sortes de trésors étrangers, un grand désordre régnait dans son cabinet, où tant de belles choses étaient confondues pêle-mêle sur les tables et par terre. Déjà vingt fois messieurs les enfants avaient plongé leurs yeux de cormoran contre les carreaux de vitre, qu’ils détestaient, faisant des commentaires sur tout ce qu’ils entrevoyaient d’une manière si imparfaite et sans pouvoir y toucher ! Leurs cœurs passaient à travers la fenêtre.
On sait bien que c’est attrayant, des curiosités à distance, des objets qui brillent, dont les couleurs éclatent, dont la forme inconnue tourmente l’intelligence, et attire l’instinct d’apprendre ; on le sait bien ; mais des enfants qui doivent être un jour des hommes, ont déjà le courage nécessaire pour vaincre ses élans mal placés. Il y a toujours de la joie dans la résistance contre un mauvais désir, et toujours du danger dans la possession d’une chose défendue.
C’est encore ici une preuve de cette grande vérité. L’impossibilité de glisser en corps comme en âme par ces carreaux transparents qui semblaient rire au nez des enfants, leur rendit l’énergie de courir et de chercher à se distraire par le mouvement et le bruit.
Une paume heureusement retrouvée fit l’affaire. Il y eut un moment d’ardeur et d’oubli qui tint lieu de vertu. On ne pensa qu’au bonheur permis. On fit bondir la paume au milieu de l’allée verte ; on sauta presque aussi haut qu’elle, et l’idée fixe du cabinet merveilleux s’évapora en cris aigus, étourdissante morale de cet âge.
Mais la paume lancée à travers l’espace par la main déjà vigoureuse d’Alfred se dirigea comme à son insu du côté de la fenêtre, et brisa le carreau du milieu. Clic ! clac ! un trou pour passer la tête : gare la tentation !
Il n’y avait pas deux partis à prendre : il fallait fuir. Ce n’est pas lâche de fuir la tentation.
Alfred resta pétrifié comme Émile et Blondel. Il perdit son temps à déplorer une faute involontaire, et à ramasser les inutiles débris de la vitre en éclats. C’était du temps bien employé !
Peu à peu, le bruit du verre rompu s’oublia, le regret de cette faute se fondit dans une ardente espérance rallumée.
– Vois comme on voit ! dit Alfred à voix basse.
– Oh ! que c’est beau ! répondirent les autres plus petits, en se haussant sur leurs pieds, et se tenant au mur sous la fenêtre.
Alfred, entraîné dans l’éblouissement de l’attraction, grimpa jusqu’au carreau cassé, et s’accrocha sur l’appui de la fenêtre en passant son bras par ce trou de mauvais augure.
– Qu’est-ce que tu vois ? demandaient les plus petits haletants et gênés.
Le cou leur faisait un mal affreux, et leurs ongles, ne pouvant entrer dans le mur, se cassaient contre, ce qui est très douloureux.
Enfin, la probité fit naufrage. L’espagnolette rouillée se trouva, je ne sais comment (Alfred lui-même n’a pu l’expliquer), sous la main de l’escaladeur. Elle tourna, cria un peu, sépara en deux la croisée gémissante d’une telle violation, et tout fut dit. Les deux petits se hissèrent comme ils purent, après quelques glissades qui crevèrent les pantalons aux genoux, et à l’aide de l’infatigable Alfred, qui ne voulait être heureux ni coupable tout seul, on entra ivre, palpitant, effrayé de bonheur, forcé au silence par excès d’émotion et de fatigue.
Après cette trêve qui ranima les cœurs, toutes les caisses ouvertes furent inspectées ; on fureta les quatre parties du globe ; on se trompa en replaçant les spécimens plus chers au naturaliste absent que les prunelles de ses yeux. Bien des choses qui venaient du coin de l’Afrique furent rejetées à la hâte au milieu de l’Asie. En un moment tout fut sens dessus dessous ; on marcha sur l’univers ; on s’habilla en sauvage !
Il y avait précisément là les dépouilles de quelque tribu, dont les ceintures et les bonnets surchargés de plumes offraient une irrésistible parure. Les bonnets flottants haussèrent de trois pieds Alfred et ses frères. Les pantalons déchirés disparurent sous les ceintures emplumées qui leur faisaient des blouses, vu leurs tailles, et des carquois brodés de perles ou de coquillages furent attachés tant bien que mal sur leurs épaules tremblantes d’orgueil.
– Toi, tu es anthropophage ! dit Alfred à Blondel, petit blond naturellement fort doux, que l’exemple seul avait attiré dans ce gouffre.
– Toi, Émile, tu es l’Esquimau, mangeur de poissons et de fruits. Moi ! je suis le chef d’une tribu guerrière ; je passe : l’anthropophage veut te manger, je tire une flèche, et je le tue.
– Non ! je ne veux pas que tu me tue ! dit Blondel qui prétendait jouer longtemps. Il faut nous battre ; tu crieras : arrête ! je ne m’arrêterai pas ; Émile tombera ; et pendant que je lui mangerai la tête, pour faire semblant, toi tu feras un cri de guerre, oak ! oak ! et nous nous battrons.
– Hardi ! répliqua l’aîné, et la pièce commença.
Les flèches jouèrent leur rôle ; rôle affreux !
La mort montre un bout de sa faux partout. On dirait que les enfants l’agacent dans leurs jeux pleins d’imprévoyance : elle tourne autour de ceux qui n’ont pas de respect pour les ordres de leur père.
Les flèches, en apparence plus élégantes qu’acérées, ressemblant par leur extrémité à l’aile d’un oiseau gracieusement ouverte, s’entremêlèrent bientôt aux acclamations confuses de : oak ! oak ! et de tout ce qu’on pouvait inventer de plus sauvage, lorsqu’une douleur aiguë arracha un vrai cri, un vrai aïe ! si naturel, et si perçant qu’il termina le combat. Alfred était blessé au doigt, et bien qu’il voulut rire, il paraît qu’il n’en eût pas la force. La piqûre le mordit jusqu’au sang.
La voix du père, retentissante comme la voix de la conscience qui s’éveille, parvint dans leurs oreilles dressées de peur.
– Alfred ! Émile ! Blondel ! allons donc, messieurs ! où êtes-vous tous les trois !
Personne n’osa souffler.
– Bientôt des pas d’homme approchent. Monsieur Le Fémi, poussé par un battement de cœur de père, une arrière-crainte qu’il n’avait pas encore sentie, atteint le bout de l’allée : il pousse un cri sourd en voyant la fenêtre entrouverte. Il n’attend pas le porteur qui le suit chargé d’une énorme caisse d’emplettes rares.
Sans prendre le temps d’ouvrir la porte dont il tient la clé dans sa main qui tremble, il apparaît comme un Dieu terrible... et sauveur, aux yeux des sauvages qui tombent à genoux, eux et leurs plumes, humiliés dans la poussière.
Un coup d’œil rapide jeté sur leur costume, qui l’eût fait rire, s’il ne l’eût épouvanté, fait jaillir dans son âme une pensée funeste qui surmonte son indignation.
– Qu’avez-vous fait ! s’écrie-t-il, vous surtout, Alfred, vous l’aîné, le premier après moi, pour les guider, méchant garçon !
– Il est blessé ! répondent en sanglotant ses frères, montrant le doigt entrouvert d’Alfred, pâle et muet de souffrance.
– Terreur ! pitié ! blessé ! par quoi ?
– Par cela ! dit Blondel, l’anthropophage, montrant la flèche plus grande que lui.
Un vertige saisit le père, qui chancela plus pâle qu’Alfred.
– Enfant !... misérable !... non ! mon fils ! bégaye-t-il d’une langue sèche de frayeur, en soulevant de terre son malheureux Alfred. Viens ici. Du courage, entends-tu, ou tu es mort dans une heure, et si tu meurs, je meurs, entends-tu, je meurs !
– J’aurai du courage, mon père, dit le coupable, fais ce que tu veux.
– Tenez cet enfant, monsieur... mon ami ! tenez-le ferme entre vos genoux ! dit M. Le Fémi en appelant au secours le porteur, qui franchit la fenêtre, ému, ce brave homme, de la terreur peinte dans les yeux du naturaliste qui atteignait une hache d’armes du Moyen Âge.
– Alfred, répète-t-il à l’enfant immobile, il faut que je te coupe le doigt.
– Coupe ! dit Alfred, en l’avançant lui-même.
– Ah ! mon frère !
– Ah ! monsieur ! crièrent les enfants et l’homme épouvantés.
– Pas une seconde à perdre, la flèche est empoisonnée. Ferme donc !...
Et le doigt tomba.
– Tu le garderas, dit Alfred, sans faiblir.
Les plus jeunes tremblaient sous leurs plumes tandis que le père, dans un sublime sang-froid, brûlait la plaie vive de son fils qu’il disputait à la mort. La force humaine n’alla pas plus loin : et quand il eut terminé cette opération pour laquelle Dieu le soutenait, il serra convulsivement la tête d’Alfred sur sa poitrine, et perdit connaissance.
Ce ne fut que longtemps après ce jour, dont l’impression forte et salutaire est encore gravée chez ces enfants corrigés, que la mère d’Alfred apprit l’événement qui s’était passé si près de sa chambre. Malade alors, elle n’en sortait pas. L’enfant ne se plaignit point, ne versa point de larmes, quand elle s’aperçut avec de vives craintes qu’il avait la main enveloppée :
– Ce n’est rien, ma mère, rien du tout, dit-il en s’enfuyant pour ne pas lui donner le saisissement d’une telle vue.
Il chanta même de toutes ses forces, ce qui rassura et fit sourire la mère.
Mais il pleura, oh ! il pleura beaucoup avec son père, parce que ce bon père, en voulant faire des reproches justes à son garçon, fut tout à coup étranglé par des sanglots qui firent tomber Alfred à ses pieds. Il les mouilla de larmes.
– Oui ! pleure ! pleure ! dit-il ; nous pouvons être un moment faibles l’un devant l’autre : nous avons eu l’un pour l’autre tant de courage !
Marceline DESBORDES-VALMORE,
Le livre des mères et des enfants, 1840.