Un songe
J’avais seize ans... âge aux rêves d’azur !
Époque où le sourire éclaire le front pur !
Où vague se traduit le langage de l’âme
En un parfum de fleur, en une voix de femme !
Près de ma mère, assise au coin de l’âtre, un soir,
Ses yeux cherchant les miens se baissaient pour les voir ;
Ses genoux soutenaient ma tête jeune et blonde,
Qu’agitait de son cœur l’émotion profonde !
Ses deux mains encadraient mon visage joyeux,
Son âme, par sa voix, m’entretenait des cieux ;
À ses longs cils tremblait une larme brûlante,
Où, pure, chatoyait la flamme scintillante ;
Et sur mon front aimé, modulant des baisers,
Elle endormit mes sens sous de riants pensers.
Un songe dont l’éclat illumine la vie
Vint alors s’imprégner dans mon âme assoupie,
Comme l’extase sainte, ineffable, qu’en nous
Jette l’heure du soir, quand, priant à genoux,
Nos vœux montent à Dieu, d’un humble presbytère,
Mêlés aux sons vibrants de l’airain solitaire !
La nuit m’enveloppait de son manteau de deuil ;
Le silence régnait comme dans un cercueil.
Bientôt, dans le lointain, une lueur étrange,
Se rapprochant de moi, prit la forme d’un ange :
Ses traits resplendissaient de la beauté du ciel ;
Ses ailes ondoyaient à son corps immortel ;
La pâleur de son front, la blancheur de son voile
Répercutaient l’éclat de sa brillante étoile ;
Ses yeux bleus projetaient un regard enivrant...
Pour ma mère adorée, humble et craintif enfant,
J’allais le supplier d’écouter ma prière...
Il sourit, effleura le bord de ma paupière,
Et dit avec douceur, en étendant la main :
Contemple l’œuvre, enfant, de mon maître divin !...
Surgissant du chaos, apparut à ma vue,
Le monde supporté par une immense nue :
Nature, humanité, mouvement éternel,
Étalaient devant moi leur aspect solennel.
En grappes les cités balançaient aux montagnes,
Entre elles s’épandaient les fertiles campagnes ;
L’homme vivifiait ce sublime séjour,
D’un magique empereur intelligente cour !
Où les mers humblement, courtisanes flatteuses,
Déposaient un tribut de strophes louangeuses,
Ou les ailes des vents, l’accord divin des airs,
Célébraient en passant leurs célestes concerts.
Et le volcan du ciel, de laves de lumière,
Métallisait d’or pur cette ardente poussière.
Temple de Dieu formé de sa puissante main,
Pour servir de prison aux condamnés d’Éden :
Et roulant à ses pieds dans les champs de l’espace,
Comme d’un roi vengé la justice qui passe ! !...
Les peuples ondulaient... Leurs flots disciplinés
Refluèrent à nous ; et mes yeux étonnés,
Isolant leur regard dans ce mouvant abîme,
Gravèrent dans mon âme un spectacle sublime !
L’homme prêtait à l’homme une part de son cœur,
Et recevait de lui l’intérêt en bonheur.
Ses longs cheveux au vent, la puissante jeunesse
Offrait un bras nerveux à la blanche vieillesse.
Le travail productif de ses dons généreux
Prévenait du malheur le cortège hideux.
Là, c’était un enfant qui s’ouvrait à la vie,
Et qu’accueillait la foule avec sa voix amie :
On guidait à l’envi ses jeunes pas tremblants ;
Et devant lui, plus grand, s’élargissaient les rangs.
Le faible près du fort se couvrait de son aile.
De tous ces cœurs aimés l’étreinte fraternelle
Autour de Dieu formait un immense réseau,
Qu’illuminait l’amour, ce limpide flambeau !
Tout se tut : soudain rayonna dans la nue,
Le céleste regard d’une femme inconnue.
Une harpe à ses pieds et le front radieux,
Elle dit de ces chants qui ravissent les cieux !
Je vis la foule alors, recueillie et muette,
Écouter du Très-Haut la sublime interprète ;
Ainsi qu’un son d’airain que prolonge le vent,
Ses accords l’agitaient d’un long frémissement.
Et, quand l’écho lointain porta dans l’air qui vole,
Ses délirants soupirs, sa dernière parole,
Vibrèrent fortement tous les accents du cœur :
Dans les airs retentit une large clameur ;
La voix de tout un monde, immense poésie,
Répétait, en priant, son hymne d’harmonie !
Mon mentor souriait ; et me prenant la main,
Son aile m’emporta vers cet être divin.
Enfant, dit-il, enfant, à genoux devant elle !
Du sein du Tout-Puissant, c’est la source éternelle
Qui s’épanche dans l’homme, et dont la pureté
Féconde en lui l’espoir, l’amour, la charité.
Et pendant qu’il parlait, je sentais que mon âme
S’échauffait aux rayons d’une divine flamme.
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C’était le doux contact d’un baiser maternel,
Qui suspendait mon rêve à la porte du ciel.
Claude DESBEAUX,
chapelier, commis en soieries.
Paru dans : Poésies sociales des ouvriers,
réunies et publiées par Olinde Rodrigues, 1841.