Le pauvre Pierre

 

                                                     À mon oncle.

 

 

Il fait nuit. Le front triste, et couvert de poussière,

Un vieillard qui succombe erre encor dans les champs ;

Il écoute, pensif, l’heure de la prière

Qui d’échos en échos semble porter ses chants.

L’hymne s’est élancé du fond d’un saint hospice,

Comme une providence appelant la douleur :

« Ici, dit le vieillard, la Piété propice

« Pour son dernier sommeil offre un lit au malheur.

« Vous qui faites le bien, ouvrez-moi cet asile ;

« Ouvrez ! la terre enfin manque à mon pied débile.

« La vieillesse est pesante à l’homme sans appui :

« J’ai marché si longtemps ! je m’arrête aujourd’hui. »

 

Nul gardien n’interdit l’hospitalière enceinte.

Seule une femme y veille; on dirait la Pitié.

De la prière au pauvre épargnant la moitié,

Elle guide ses pas dans la retraite sainte :

Il hésite pourtant; il se retourne encor ;

Le courage lui manque à franchir la barrière ;

Une larme qui roule au fond de sa paupière,

De son cœur gémissant trahit le vain effort.

« Ô femme, arrêtez-vous à ma voix importune ;

« Ne fermez pas encor la barrière après nous :

« Si mes genoux ployaient, je serais à genoux.

« Je ne marchais pas seul avec mon infortune ;

« Un ami me guidait, il m’aidait à souffrir ;

« Si vous nous séparez, cet ami va mourir... »

 

– « Calmez-vous, répond-elle ; attendez-nous, mon père :

« Vous parlez d’infortune et je connais sa voix :

« Mais si la douleur cède au secours de la terre,

« Vous venez de pleurer pour la dernière fois.

« Non ! vous ne mourrez pas loin d’un guide fidèle. »

 

Alors courant au seuil, et prompte à revenir,

Au vieillard suppliant, qui vient de la bénir,

Elle ramène un chien qui bondit devant elle ;

Et de cet humble ami les doux gémissements,

Ses yeux mouillés, ardents de surprise et de joie,

Racontent son bonheur, son effroi, ses tourments,

          Au maître à qui Dieu le renvoie.

 

Sous leurs pas ranimés le cloître retentit ;

La lune d’un rayon colore le vitrage ;

C’est le ciel qui sourit à son plus bel ouvrage,

À l’homme qu’il éprouve et dont l’âme obéit.

D’un nouveau compagnon l’arrivée imprévue

Arrête les discours au foyer commencés ;

On l’accueille, on l’entoure, et des cœurs empressés

          Semblent s’émouvoir à sa vue.

Pour toucher les mortels jamais la Pauvreté

N’avait pris un aspect plus noble et plus paisible ;

Un œil indifférent, sur le sien arrêté,

Se baissait dans les pleurs et devenait sensible.

Près d’un siècle pesait sur son front calme et nu ;

Les ans et les malheurs, écrits sur son visage,

Y laissaient lire encore un tranquille courage,

Et ses yeux recélaient un éclat inconnu.

Soutenant le fardeau de sa haute stature,

Comme un chêne mourant lève son front aux cieux,

Des orages du monde il supportait l’injure

          Dans un espoir silencieux.

Sa tête avait blanchi sur des rives lointaines ;

Ses pieds gonflés portaient l’empreinte de ses chaînes ;

Son sang avait coulé sous des fers inhumains,

Et l’affreux esclavage avait meurtri ses mains.

Son champ natal n’est plus qu’un chemin solitaire ;

Personne à ses vieux ans ne promet un beau jour ;

Ses amis, ses enfants, qu’il cherche à son retour,

          Ont tous disparu de la terre.

Alors dans un hospice il va chercher son sort ;

Sous l’humble nom de Pierre on l’y regrette encor.

On dit que de sa voix la douceur pénétrante

Versait dans tous les cœurs de célestes secours ;

Les malades entre eux répétaient ses discours,

Car ils faisaient sourire une bouche mourante.

Près des êtres plaintifs, dont il cherchait les maux,

N’osant de ses malheurs recommencer l’histoire,

Les tendres souvenirs qui peuplaient sa mémoire

                    Se peignaient dans ces mots :

 

« Quand la nuit sans sommeil glisse sur ma paupière,

« Avant que ses pavots assoupissent mon cœur,

« Ma mémoire m’oppresse, et jette sa lumière

« Sur mes premiers beaux ans, sur mon lointain bonheur.

« Je revois ma jeunesse, et ses jeux et ses charmes ;

« Ma mère à son foyer, son sourire, ses larmes ;

« Une chaste beauté, qui fut mon seul amour,

« Et qui ne m’attend plus qu’au céleste séjour ;

« Ces yeux, alors brillants du feu pur des étoiles,

« Où dès longtemps la mort a répandu ses voiles ;

« Tous ces cœurs palpitants, doucement abusés,

« À présent désunis, désenchantés, brisés !

« Dans ce tableau fuyant, quand mon âme troublée

« Contemple tant d’objets arrachés à ma foi,

« Je crois voir s’envoler, sur ma route isolée,

« Des feuilles que le vent emporte devant moi.

« Je suis l’homme qui passe, après un jour de fête,

« À travers le banquet sans convive : il s’arrête,

« Il n’entend d’autre bruit que le bruit de ses pas.

« Je regarde, j’écoute, et je compte tout bas

« Les places du festin si tôt abandonnées,

« Tous les flambeaux éteints, toutes les fleurs fanées,

« Tous les tombeaux sans noms, tous les échos sans voix,

« Et je crie : " Où sont-ils, mes amis d’autrefois ? "

« Et toujours, quand la nuit glisse sur ma paupière,

« Avant que ses pavots assoupissent mon cœur,

« Ma mémoire m’oppresse, et jette sa lumière

« Sur mes premiers beaux ans, sur mon lointain bonheur. »

 

Au jardin de l’hospice, où règne un frais ombrage,

Où des zéphyrs plus purs ravivent son courage,

Une jeune malade allait traîner son sort,

Et chaque jour ses pas y languissaient encor.

Elle ne souriait qu’à travers un nuage ;

Rien n’éclairait le voile où s’éteignaient ses yeux :

« Heureux avant le soir qui finit son voyage ! »

Disait-elle au vieillard en regardant les cieux.

De ses derniers soupirs elle était oppressée ;

Un secret douloureux l’étouffait ; mais sa voix

Retenait les aveux de cette âme blessée.

Elle souffrit longtemps sans se plaindre une fois.

Il l’aima plus qu’une autre : elle était malheureuse.

Elle osa sur son sein reposer sa douleur,

Comme à l’ormeau s’attache une fragile fleur,

Pour retarder d’un jour sa chute douloureuse.

Il ne demandait pas : « Pourquoi veux-tu mourir ? »

Mais d’un œil pénétrant il regardait ses larmes,

Ce front où la jeunesse avait perdu ses charmes,

Et disait : « C’est l’amour qui la fait dépérir.

« Hélas ! d’autres comme elle, en leur fièvre brûlante,

                    « Ont demandé ce froid sommeil ;

« D’autres ont souhaité cette nuit sans réveil ;

                    « D’autres ont dit : La vie est lente !

« Ô femmes ! plaignez-vous ; car souvent un regret

« Des précoces trépas renferme le secret.

« La tombe est sans aveux ; elle est sourde, immobile ;

« Passage obscur et prompt d’un rivage inconnu,

« C’est de l’éternité l’enveloppe fragile,

« C’est le bonheur peut-être à la fin obtenu.

« Mais les tendres adieux ne peuvent y descendre ;

« Non ! les plus douces voix n’éveillent pas la mort.

« Les fleurs qu’on y répand tombent sur de la cendre

« Qui ne tressaille plus, même aux pleurs du remord.

« Attendez ! méritez la paix par la prière,

« Et dans l’ombre Dieu seul versera la lumière. »

 

          Un soir d’automne, au coucher du soleil,

Quand les arbres entre eux forment un long murmure,

          Quand l’homme est triste et qu’on voit la nature,

          Quittant ses fleurs, se livrer au sommeil ;

          Quand des ruisseaux l’eau, moins claire et moins vive,

          Traîne en dormant la dépouille des bois,

Et qu’un doux rossignol vient gémir sur la rive

Où son chant d’espérance éclata tant de fois ;

Troublant seul des jardins l’humide solitude,

Pierre, dont la pitié précipite les pas,

Cherche sa jeune amie avec inquiétude ;

Il traîne sa blessure et ne s’arrête pas.

Il la trouve à genoux, priant à la chapelle

Où chaque jour son Dieu l’épouvante et l’appelle ;

Ses yeux, où flotte à peine un reste de clarté,

Implorent du vieillard le regard attristé.

 

« Ô mon père, aidez-moi dans l’adieu de la vie ;

« D’une autre plus affreuse elle sera suivie :

« Un châtiment terrible est prêt à me saisir.

« La vie a deux chemins, je n’ai pas su choisir.

« Par de fausses lueurs entraînée, éperdue,

« Me voici devant Dieu jugée et confondue.

« À présent qu’elle est là, je redoute la mort,

« Mon père ! La craint-on lorsqu’on est sans remord ?

« Soutenez-moi, laissez mon âme languissante

« Retourner un moment dans ma vie innocente,

« Y relever mon front que la honte a courbé,

« Comme un roseau flétri sous l’orage tombé.

« Que je pleure une fois dans le sein de ma mère !

« Que mes sœurs sans rougir disent : Voilà ma sœur !

« Qu’on me laisse rentrer sous le toit de mon père,

« Et qu’une voix encor m’y parle avec douceur !

« Qui donc a pris ma place à leur foyer paisible ?

« Oh ! que n’y puis-je errer, comme une ombre invisible !

« Que j’ai soif du ruisseau qui coule en paix pour eux !

« Comment suis-je si pauvre ? ils sont si généreux !

« Ah ! c’est qu’on m’a fermé leur maison tutélaire,

« Qu’on alluma sur moi leur pieuse colère.

« Mais vous, à qui jamais je n’ai manqué de foi,

« Conduisez leur enfant, venez, soutenez-moi !

« Rendez-moi cet air pur dont ma bouche est avide ;

« Faites taire l’écho qui me nomme perfide ;

« Obtenez-moi du ciel un moment de sommeil

« Qui ne soit pas troublé par l’effroi du réveil ;

« Un seul moment d’oubli . . . Je serais trop heureuse ;

« Mon père, il faut subir cette lumière affreuse.

« Regardez sous mes pieds un abîme entr’ouvert ;

« Dieu ! j’y vais donc souffrir tout ce que j’ai souffert ! »

– « Qu’y voyez-vous ? » – « Ma faute au grand jour dévoilée,

« Des regards curieux attachés sur mon front,

« Et des rires affreux proclamant mon affront.

« J’y vois une coupable ! . . . Oh ! qu’elle est accablée !

« À sa honte qui pleure on arrache un bandeau ;

« Elle veut se cacher, ses mains sont enchaînées ;

« Sur ses pas chancelants des ombres acharnées

« Répandent la lueur d’un horrible flambeau.

« Elle tombe à genoux ; quelle foule autour d’elle !

« Entendez-vous crier : Infidèle ! infidèle !

« Elle ne mourra plus de ce mortel effroi :

« Cet enfer, c’est le mien ; cette femme, c’est moi. »

– « Qui vous l’a dit ? » – « Mon père, il est trop véritable ;

« C’est Dieu qui l’a prédit au livre redoutable ;

« Dans ce lieu d’agonie, et pourtant sans trépas,

« La prière s’éteint, la pitié n’entre pas.

« Quoi ! jamais de pardon ! Quoi ! jamais d’indulgence !

« Jamais d’oubli, jamais ! ardente à sa vengeance,

« La mémoire implacable, au reproche éternel,

« Du crime entretiendra toujours le criminel !

« Voilà ce qu’ils m’ont dit, quand j’ai demandé grâce ;

« Voilà ce que j’entends dans mon cœur qui se glace.

« Ils ne m’ont pas promis de terme à mes malheurs ;

« Et dans l’éternité je vais chercher mes pleurs. »

– « Pour qui donc priez-vous ? » – « Pour l’auteur de mon crime ;

« Pour que Dieu soit content d’une seule victime ;

« Pour qu’un être si cher, entraîné par l’amour,

« Ne soit pas avec moi condamné sans retour. »

– « Quoi ! vous lui pardonnez ? » – « Dieu ! si je lui pardonne !

« L’auriez-vous demandé s’il vous était connu ?

« Je n’ai plus que des pleurs, eh bien ! je les lui donne ;

« Si j’avais eu le Ciel, il l’aurait obtenu !

« Loin de rendre aux amours sa jeunesse attristée,

« J’en suis sûre, il me cherche, il m’appelle tout bas.

« Moi, prononcer son nom d’une voix irritée !

« Mon père, il l’entendrait qu’il ne le croirait pas.

« Pensez-vous que l’excès du remords qui m’accable

« De deux infortunés sauve le moins coupable ?

« Il le fut moins que moi, car j’aimai plus que lui ;

« Jugez-en ; c’est pour lui que je prie aujourd’hui ;

« C’est pour lui que je tremble à mon heure suprême ;

« C’est pour lui que j’expire ; ah ! jugez si je l’aime ! »

– « Ne parlez plus d’amour, lui dit Pierre, pleurez ! »

Il ajouta pourtant : « Pauvre femme, espérez !

« Espérez ! Dieu l’ordonne en sa bonté sublime ;

« Sa main vous cherchera jusqu’au fond de l’abîme.

« L’homme qui vous maudit a besoin de pardon ;

« Dieu pour l’impitoyable a gardé l’abandon.

« Qui ne porte en son sein l’amertume cachée,

« L’épine douloureuse, à sa vie attachée,

« De quelque repentir, vainement combattu,

« Qui fait trembler l’espoir et gémir la vertu ?

« Espérez ! Écoutez la voix du pauvre Pierre ;

« Le ciel, c’est la clémence, il s’ouvre à la prière.

« Mais, ma fille, un vieillard qu’on fit longtemps souffrir,

« S’il consentit à vivre, a seul droit de mourir.

« Jeune, vous repoussez la coupe de vos larmes !

« Le remords vous protège, et vous brisez ses armes !

« Vous abrégez la route où vos pas sont comptés !

« Vous rejetez vos ans sans les avoir portés !

« Le mépris vous accable ? . . . ah ! j’en sais l’amertume.

« J’ai bu tous les poisons dont le fiel nous consume ;

« Mais je peux rendre à Dieu mon âme qu’il forma :

« Même au sein du malheur, j’ai chanté sa louange.

« Dieu souffrit, Dieu mourut pour l’ingrat qu’il aima :

« Du repentir aussi le ciel a fait un ange ;

« Et la religion, qui soutient les mortels,

« Bénit la pénitence aux pieds de ses autels.

 

« Belle religion, astre d’une autre vie,

« Dont le rayon sauveur ouvrira les tombeaux,

« Toi qu’on ose ternir par de sombres flambeaux,

« Toi qui verrais la terre à ton culte asservie,

« Si l’affreux fanatisme au monde épouvanté

« Ne dérobait, jaloux, ta céleste clarté,

« Viens relever cette âme effrayée et coupable ;

« Dis de quelles vertus le remords est capable ;

« Dis qu’en ce monde encore il est des malheureux,

« Et que, mort à soi-même, il faut vivre pour eux !

 

« Jeune femme, écoutez au fond de cet asile,

« Un autre infortuné, qu’un mal hideux exile,

« Souffre, s’enferme et meurt. Hier, demain, toujours,

« L’affreux dégoût de vivre empoisonne ses jours.

« On n’accorde à sa soif que l’étang solitaire,

« Ou le ruisseau qui roule inconnu dans les bois ;

« Autour de ce vivant on isole la terre,

« Et l’on conjure l’air infecté de sa voix.

« Sa voix sourde et brisée est une plainte aride ;

« Son regard fait frémir qui l’ose rencontrer ;

« Mais la Pitié, ma fille, est un ange intrépide ;

« Au Malheur qui se cache elle court se montrer.

« Sous des lambeaux sanglants, il voile la colère

« Du fléau destructeur qui ravage son front ;

« Allez-y contempler le châtiment sévère

« Dont l’homme en son orgueil subit le long affront.

« À son livide aspect, la morne inquiétude

« Dans la foule pour lui creuse la solitude ;

« Courbé sous l’anathème, il erre en soupirant ;

« Le plus beau jour s’éteint sur son œil expirant.

« Quelquefois il rugit, il blasphème, il s’abhorre ;

« Il cherche sur le sable un rare et vain sommeil :

« Son sommeil est l’enfer, l’enfer est son réveil.

« Son nom est le Lépreux ! . . . C’est notre frère encore !

« Je l’ai nommé mon frère, et j’ai touché sa main ;

« J’ai promis à sa honte une céleste gloire ;

« L’infortune a besoin d’écouter et de croire !

« Il croit, il se prosterne, il poursuit son chemin.

« Chez l’homme qu’il effraie, il n’a plus de patrie ;

« Il en pressent une autre, il se prépare, il prie ;

« Dans son jardin désert il cultive des fleurs :

« " Elles daignent, dit-il, éclore sous mes pleurs. "

« Son souffle ne ternit leurs parfums ni leurs charmes.

« Pour ces frêles trésors, portez-lui quelques larmes ;

« Allez ! une voix triste est chère aux malheureux ;

« Elle est de leur tristesse un écho douloureux.

« Sa pieuse corbeille à vos mains est offerte ;

« Elle brille à sa porte. Il la laisse entr’ouverte,

« Dans l’ardente espérance, il me l’a dit un jour,

« Que quelque enfant naïf, au seuil de son séjour,

« Attiré par l’éclat de ces fleurs solitaires,

« Croyant lui dérober ses présents volontaires,

« Du silence éternel qui règne autour de lui

« Par quelques sons furtifs rompra l’affreux ennui !

 

« Quand je ne serai plus, quand ma cendre glacée

          « Dormira sous vos pas pieux,

« Continuez mon sort, prolongez ma pensée,

« Portez-lui vos accents émus de nos adieux...

« Demain, vous aurez vu se fermer ma paupière ;

« Demain, il recevra le legs du pauvre Pierre ;

« Demain, seule, vers lui mon chien vous conduira,

« Et, fidèle au malheur, mon chien lui restera.

« Si ce don attendrit son austère souffrance,

« Si dans ses durs sanglots vous sentez quelques pleurs,

« Une invisible main suspendra vos douleurs,

          « Et vous croirez à l’espérance. »

 

Pierre ne parla plus. Recueilli dans ses vœux,

Sur l’autel, un moment, il appuya sa tête.

On eût dit que les cieux s’entr’ouvraient pour sa fête,

Et que d’une coupable ils jugeaient les aveux.

peut-être elle espéra ; car sa vue attentive

Aux lèvres du vieillard resta longtemps captive ;

Elle pressa ses mains sur son cœur ranimé,

Et crut dans son regard voir un ciel désarmé.

 

Des malades au loin la foule répandue

Se dirige à sa voix faiblement entendue :

Cette foule souffrante, à l’heure des récits,

N’a point vu le vieux pauvre au milieu d’elle assis.

« Que fait-il ? est-il mieux ? dit un homme ; on l’ignore ;

« Il était faible hier ; est-il plus faible encore ?

« Une soirée est longue ; allons tous le chercher.

« S’il souffre davantage, il veut nous le cacher,

« Car sa plainte jamais n’attrista notre oreille ;

« C’est pour nous consoler que la douleur l’éveille ;

« Mais sa trame est usée, et nous touchons au jour

« Qui doit de ses vertus nous priver sans retour.

« Hier, l’oiseau de nuit vint frapper sa fenêtre ;

« C’est pour quelqu’un de nous que je l’ai vu paraître.

« Pierre quitta son lit en disant : " Me voilà ! "

« Et de ses yeux fermés une larme coula.

« Je l’ai vu, car la lampe au mur brûlait encore ;

« Mais elle s’est éteinte une heure avant l’aurore,

« Et je n’ai pu dormir. » Le cortège tremblant

Dans un morne tumulte avance vers le cloître.

D’un écho qui soupire et s’éveille en parlant

          Leur tristesse semble s’accroître.

En vain des rayons purs frappent les vastes cours,

En vain la lune est belle et suit en paix son cours,

Chacun pense au présage et, racontant son rêve,

Croit saisir du destin le voile qu’il soulève.

 

« Ce pauvre, couronné d’un illustre malheur,

« Pierre fut un guerrier, oui, tout porte à le croire :

« Chaque pli de son front cache un reflet de gloire,

« Et sa longue misère expia sa valeur.

« On brisa dans l’exil son génie et sa force ;

« Son sein cicatrisé souvent nous l’attesta ;

« Comme un cèdre frappé garde sur son écorce

« Tous les coups impuissants que l’homme lui porta.

« Ne dira-t-il jamais ses tristes destinées ?

« Par qui de telles mains purent être enchaînées ?

« Mais le voilà paisible, il prie, il nous attend.

« Le présage est menteur, car il paraît content.

« Le voilà ! le voilà ! » Leurs cris touchent le sage ;

Il se lève un grand calme est peint sur son visage.

Tous semblent écouter son sourire penseur ;

Tous cherchent son regard et brûlent de l’entendre.

L’amitié qui s’alarme est plus vive et plus tendre ;

Tous appellent sa voix si forte en sa douceur !

 

« Approchez, leur dit-il, mes frères d’infortune ;

« Ma misère à vous seuls ne fut point importune ;

« Vous avez recueilli les débris de mon sort.

« Cet asile s’ouvrit pour cacher mon naufrage.

« Rejeté par les flots de rivage en rivage,

« Tel un vaisseau perdu rentre et périt au port ;

« Le nom qu’il a porté dans ses courses lointaines,

« Ses voiles, ses festons, sa gloire, ses couleurs,

« On n’en reconnaît plus les marques incertaines,

« Et ses flancs déchirés n’ont dit que ses malheurs.

« Libre de mes destins, ou courbé sous des chaînes,

« Partout où j’égarai mes pas aventureux,

« J’écoutai ; les récits charmaient toutes mes peines,

« Je devenais meilleur, j’étais moins malheureux.

« Des malheureux surtout je retenais l’histoire,

« Les chants tristes plaisaient à mes chagrins rêveurs ;

« Des sages en glanant j’amassais les faveurs :

« L’indigent qui voyage enrichit sa mémoire.

« Cet invisible bien qu’on n’a pu me ravir,

« À distraire vos maux il devait me servir.

« Pour mes secrets, qu’importe ? Outragé par l’envie,

« Découragé, puni des plus nobles penchants,

« J’ai voulu voyager seul à travers la vie,

« Pour ne m’égarer plus au chemin des méchants.

« Leurs flèches, leurs clameurs m’insultèrent dans l’ombre ;

« Je jetai mes lauriers qui frappaient leurs regards ;

« Et, méconnu, cherchant de plus humbles hasards,

« Je m’écriais, alors qu’ils outrageaient mon ombre :

« Voguez, voguez, ma barque, et sans guide et sans peur.

 

« Quelque part que le vent nous pousse et nous égare,

« Il ne peut nous jeter sur un sol plus barbare,

« Plus triste que le sol d’où j’arrache mon cœur.

« Chaque phare tremblant qui nous prête sa flamme,

« Chaque vague qui roule et qui blanchit la rame,

« Semble dire en passant : Viens ! livre-nous ton sort !

« Si le trépas habite au fond de nos demeures,

          « Que tu vives ou que tu meures,

« Nous serons avec toi moins perfides encor

« Que les mortels ingrats dont les vaines tendresses,

« Dont les sourires faux, dont les feintes caresses

« Ont égaré ta voile et déchiré ton cœur.

« Ainsi, voguez, ma barque, et sans guide et sans peur.

« Jetez-moi dans l’espace et volez sur les flots,

« À travers les écueils, le calme ou les orages.

« Pour qui laisse après soi de si cruels rivages,

« Les plus cruelles mers sont des champs de repos.

« Mais si nous rencontrons quelque sauvage rive,

« Où l’air soit pur encore et l’âme encor naïve,

« Eden où les méchants n’abordèrent jamais,

« Arrêtez-vous, ma barque, et que nos destinées,

          « À ce libre bord enchaînées,

« Sur de tranquilles eaux s’endorment désormais.

« Laissez-moi de l’oubli boire le frais breuvage ;

« Et, lentement calmés d’un douloureux voyage,

« De mes jours moins émus laissez couler les flots.

« Mais jusque-là, voguez sans peur et sans repos.

« Le repos est ici, mon âme s’y prépare ;

« L’ami des malheureux pour un jour s’en sépare ;

« Tous en foule où je vais vous viendrez me revoir ;

« Moi, je touche au bonheur, je vous laisse l’espoir.

« Levez les yeux ! c’est là que je vais vous attendre ;

« C’est le palais du pauvre et l’humble y peut prétendre.

« Oui, l’homme dont les pleurs ont arrosé le pain,

« À ce banquet promis ne frappe pas en vain.

« J’épuise enfin du sort l’amertume secrète ;

« Ma blessure se tait. Quoi ! Dans mon sein calmé

« Je ne retiendrai plus mon tourment renfermé ?

« La résignation est la douleur muette.

« Amis, en vous parlant mon sourire était doux ;

« Mais j’étais l’homme, hélas ! je souffrais comme vous.

« Je suis mieux; partagez mon ineffable joie ;

« Souriez à ma mort; venez, que je vous voie !

« Dieu ! quel fardeau pénible échappe à mes efforts !

« Que mon âme est légère en rompant ses ressorts !

« D’un long bannissement ne plaignez plus ma vie ;

« Le ciel l’absout, j’en sors; qu’elle vous fasse envie !

« Ce temple hospitalier me doit le dernier don :

« Qu’un voile généreux tombe sur ma poussière ;

« Si vous parlez de moi, dites : Le pauvre Pierre :

« Pierre fut votre ami, qu’il n’ait plus d’autre nom ! »

 

Tous pleuraient, quand la cloche, au milieu du silence,

Des prières du soir annonce le retour ;

Et du sage expirant l’heure, qui se balance,

Semble un salut de paix aux mortels d’alentour.

À genoux devant lui leurs sanglots lui répondent ;

Pour le bénir encor leurs âmes se confondent;

Un regard plein d’amour fut son dernier adieu ;

Et sa voix s’éteignit en murmurant : « Mon Dieu ! »

 

 

 

Marceline DESBORDES-VALMORE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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