Béthoncourt

 

 

       À la mémoire des victimes du combat du 16 janvier 1871.

 

                                        « Les forts créent les forts... »

 

 

NOS fils sont là !... campés dans cette forêt sombre,

Sans vivres, sans abri, la neige pour grabat,

Debout depuis deux jours, cherchant à travers l’ombre

Si l’heure va venir de marcher au combat ;

Le canon tonne au loin, la fusillade ardente

Attisant de ses feux la fièvre de l’attente

Crépite, à coups pressés, au-delà des grands bois...

 

« Eh bien ! – se disent-ils – est-ce à nous, cette fois ? »

Mais leur tour ne vient point... ils en pleurent de rage !...

Demeurer l’arme au pied quand d’autres vont mourir !

Quand on voudrait lâcher la rêne à son courage,

Être esclave de l’ordre et ne pouvoir partir...

 

C’était trop dur !... La mort leur eût été plus douce

Que cette halte, – un siècle ! – au sein d’une forêt

Où l’ordinaire était fait de glace et de mousse...

 

« Alerte ! Aux armes ?... Non ?... Et pourtant tout est prêt !...

« Des fils de la Brigade on ne veut pas, peut-être ?... »

 

Ces mots, – noble rumeur, – sur leurs lèvres grondaient,

Et furieux, brisant tout, chêne, sapin, hêtre,

De leur sinistre voix les obus répondaient...

 

                                                     ⁂

 

Voyez ces deux soldats près de ce faisceau d’armes...

Enfant du même mont, Pierre à Jean dit tout bas ;

 

« Si j’y reste, sur moi ne verse point de larmes !

« J’aurai fait mon devoir... ne me regrette pas !

« Mais si toi, plus heureux, tu rentres au village,

« Le soir de ton retour, au coup de l’Angélus,

« Va voir ma vieille mère et dis-lui que l’image

« Qu’à l’heure du départ elle me mit au cou,

« Toujours je l’ai gardée, à son culte fidèle.

« Qu’à ma mère, en bon fils, j’ai pensé jusqu’au bout,

          « Que mon dernier mot fut pour elle !... »

 

                                                     ⁂

 

D’autres, pelotonnés sous leur mince manteau,

Fumaient insouciants et suivaient la fumée

Des yeux ; mais leur pensée, elle était au hameau,

Au pied des monts neigeux, sur une terre aimée,

Du pays écoutant la poétique voix,

Volant du toit de chaume à la forêt ombreuse,

Du sermon du dimanche à la soirée heureuse

Où le cœur se donna pour la première fois...

 

                                                     ⁂

 

Et l’obus, – balayant ces rêves de naguère, –

Dans sa courbe moqueuse, à quelques mètres d’eux

Passait en leur disant : « C’est moi qui suis la guerre,

« Travailleurs de la paix !... Dites ! vous voilà deux :

« Vous êtes, vous, l’amour, la jeunesse, la vie !

« Mais je suis, – moi ! – le sang, la haine, le trépas !

« Prenez garde !... ma soif brûle d’être assouvie !

« Pour ma faim, les vingt ans sont les meilleurs appâts !...

 

Et les deux compagnons, en saluant la bombe,

Répliquaient à mi-voix : « Une de plus tombe !... »

 

                                                     ⁂

 

Dans l’autre camp, – derrière un quadruple rempart –

L’ennemi se cachait : on le croyait en fuite...

Il veillait cependant, invisible lézard,

Rampant dans les replis rocailleux de son gîte...

        Entre le bois et lui, vaste linceul,

                Se déroule une plaine

Que baignent au levant les flots de la Lizaine ;

Au-delà, Béthoncourt se dresse muet, seul,

Immobile, glace, retenant son baleine,

                Squelette décharné...

Du Prussien en déroute est-il abandonné ?...

 

                                                     ⁂

 

Ainsi, quand sur les monts s’accumule l’orage,

Le silence se fait dans les cieux obscurcis ;

La foudre met un frein aux éclats de sa rage,

Dieu semble à la nature accorder un sursis :

 

Pâtres, troupeaux, forets, tout frissonne et, tout tremble !

                C’est qu’un souffle de mort

A passé : que, muet, l’orage se rassemble

                En un suprême effort...

 

                                                     ⁂

 

Soudain la voix stridente et brève

                Du clairon retentit :

                Des yeux l’éclair jaillit,

                Le bataillon se lève

D’un seul et même coup. Quelle ardeur ! quel élan !

On eût dit qu’ils couraient au-devant d’une fête...

La fête, – hélas ! – c’était la perfide tempête

Les dévorant déjà de son regard brûlant...

 

                                                     ⁂

 

Le général a dit « Enfants de la montagne !

« C’est à vous de marcher !... Le sort de la campagne,

« Il est entre vos mains !... Béthoncourt est là-bas !

« Savoyards ! En avant !... Et ne reculez pas ! »

Et Costa, parcourant la ligne de bataille :

 

« Soldats souvenez-vous de vos nobles aïeux !

« Eux ne surent jamais bouder à la mitraille :

« Songez à leur vaillance et soyez dignes d’eux ! »

 

                                                     ⁂

 

Et tous, – électrisés par ce mot héroïque, –

Ils s’élançaient déjà, quand un geste magique

Arrête leur élan... C’est le dernier adieu !...

Ils tombent à genoux... Le prêtre, au nom de Dieu,

Par un signe de croix, grave et muet, pardonne

À ceux qui des martyrs vont cueillir la couronne.

 

                                                     ⁂

 

Si pour toujours vos yeux doivent être mouillés,

Si les monts et vos cœurs vont être dépouillés,

Mères, de vos douleurs que votre âme soit fière !

Voyez vos fils !... Chrétiens, ils baissent vers la terre

Ces têtes qu’en héros ils offrent au pays,

Et sur ce champ, que va féconder leur courage,

Écoutez !... On entend ces mots saints qu’au village,

Bercés sur vos genoux, ces braves ont appris :

 

« Dieu ! Que ta volonté, – disent-ils, – s’accomplisse !

« Que le ciel soit le prix de notre sacrifice ! »

 

                                                     ⁂

 

La coupe était vidée... Arrière, souvenir

D’une jeunesse heureuse ! Arrière l’avenir,

Les mères, les amours, le foyer, la patrie,

La vigne, les blés murs, les grands bois, la prairie,

Tout ce qu’hier encore ils espéraient revoir...

Le sacrifice est fait : sur l’autel de leur âme

Un feu, – grâce du Ciel ! – de sa sublime flamme

A brûlé tout cela ! ce feu, c’est le devoir !...

 

                                                     ⁂

 

En relevant son front, le bataillon s’élance...

Les chefs, le sabre au poing, marchent au premier rang,

Seul, le cri de : Savoie ! est sorti du silence...

 

Tout à coup, on eut dit la foudre déchirant

La nue, – un feu d’enfer, du haut de la colline,

Des talus, des maisons, des toits, de toutes parts,

Éclate furieux !... il enserre et domine

La phalange qui monte à l’assaut, des remparts...

Va-t-elle reculer ?... La mitraille moissonne,

Couche les pelotons, ainsi que fait le vent

Dans les blés ; et pourtant la retraite qui sonne

Ne les arrête pas : ils s’en vont en avant !

 

                                                     ⁂

 

Rien ne les retenait ! L’adversaire invisible,

Prudemment abrité, s’exerçait à couvert

                À les prendre pour cible ;

Et les braves tombaient, le visage entr’ouvert,

                La poitrine béante,

Le crâne fracassé, les jambes en lambeaux.

La mort, ivre de joie, en sa course sanglante,

À chaque pas creusait trois ou quatre tombeaux...

 

                                                     ⁂

 

Ô champ de Béthoncourt, si tu savais redire

Tous les traits de ce jour tristement glorieux.

Quelle page d’honneur ta voix pourrait inscrire

                Au Livre d’Or de nos aïeux !

Là, c’est Besancenot, qui, mourant, se relève

Pour couvrir de son corps les restes d’un ami;

Sur la gauche, Milan, fou de bravoure, enlève

Sa jeune troupe et meurt, lui montrant l’ennemi ;

Hugard, trois fois atteint, près de son capitaine

Pense à sa chère épée et jette à la Lizaine

Un trésor qu’il a peur de voir prendre sur lui.

Desmoulins, – pauvre enfant que le combat fit nôtre, –

Accourt près d’un blessé, chancelle et reste mort ;

L’aumônier, – un héros ardent comme un apôtre, –

Va porter en plein feu le divin passeport ;

Beauregard, étalant les signes de son grade,

Se bat comme un guerrier de l’antique Croisade,

Parvient à la rivière et tombe sur le bord.

 

                                                     ⁂

 

Et vous tous, dont le nom n’aura d’autre mémoire

Qu’un cœur de fiancée ou l’amour d’une sœur,

Vous qui n’avez cherché ni l’éclat, ni la gloire

Pour combattre et mourir sur le champ de l’honneur,

Braves, salut à vous !... Là-haut, dans la patrie,

Où l’humble d’ici-bas devient resplendissant,

Votre âme aura conquis cette place bénie

Dont le Dieu des combats, – en l’éternelle vie, –

                Fera le prix de votre sang !

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Aujourd’hui, sur les lieux témoins de ce martyre

Se dresse un mausolée où le regard peut lire :

 

« Découvre-toi, passant ! Ici repose en paix

« La cendre de ces fils de la terre lointaine

« Qui, de leur sang, ont teint les bords de la Lizaine

« Et payé de leurs jours le titre de Français ! »

 

 

                                   Janvier 1872.

 

 

 

François DESCOTES.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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