Le récit d’un soldat canadien

 

 

                                                             (Au grand patriote et historien

                                                        – qui fait tant honneur à son

                                                        pays – l’honorable sénateur L.

                                                        O. David, je dédie respectueuse-

                                                        ment ces vers.)

                                                             – Heureux les peuples qui ont

                                                        une Histoire et des historiens

                                                        comme celui-là !

                                                                                                   A. D.

 

 

« Or çà, mes bons petits, commença le grand-père,

Écoutez-moi bien tous et je m’en vais vous faire

Le récit d’un beau fait que je vis de mes yeux,

Épisode évoquant un passé glorieux !

 

« J’avais vingt ans, alors, et j’étais militaire,

Dans un fier bataillon, enrôlé volontaire.

Notre devise était : pays, vaillance, honneur !

Nous avions un grand chef, vrai chevalier sans peur,

Donnant l’exemple d’une endurance invincible ;

Aussi, nul ne craignait, au feu, d’être la cible,

Et nous vengions nos morts, c’est la loi du guerrier

Qui ne sait pas se rendre ou demander quartier !

Or, à Châteauguay même, un matin, sur la plage,

Le noble Irrumberry, superbe de courage,

Prêt à vaincre ou mourir, fidèle à son serment,

Attendait l’ennemi dans un retranchement !

Hampton et Wilkinson, escomptant la victoire

De leur drapeau, flottant sur notre territoire,

S’avançaient, escortés de huit mille soldats,

Franchissaient la frontière et, fiers de leur mandat,

Foulaient déjà le sol de la Nouvelle-France

Comme des conquérants ! C’était folle espérance !...

Le grand Salaberry, que rien ne fait broncher,

Sait qu’il peut battre Hampton et le laisse approcher.

Nous n’étions que trois cents, embusqués, sac au dos ;

Mais, chacun des trois cents rêvait d’être un héros !

 

« Bientôt, dans le lointain, tournoya la poussière,

Et, déjà, du canon, la charge meurtrière

Trouait la barricade où nous étions rangés,

Prêts à lâcher le chien de nos fusils chargés !

Puis, ce fut, dans nos rangs, le silence suprême...

Aucun de nous n’eût peur, mais chacun était blême ;

Car, voyez-vous, petits, ça vous brise le cœur

De penser que, chez-vous, une mère, une sœur,

Pleurent votre départ, craignant pour vous, sans cesse,

La misère, la mort, ou la balle qui blesse !

Tout cela vous revient souvent et vous émeut,

Et le plus brave, même, y pense bien un peu !

Cette angoisse, pourtant, fût vite dissipée :

“Feu ! cria le major, brandissant son épée !”

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

« Longtemps, l’écho vibra sous l’effroyable bruit,

Pareil au roulement du tonnerre qui fuit !

Or, je n’avais jamais entendu la mitraille :

Ce fut horrible et beau, c’était une bataille !...

Un sanglot dans la voix, le vieux soldat reprit :

Mais, la guerre est infâme !... écoutez ce qui suit :

Comme j’allais charger une seconde fois,

Me retournant, soudain, près de là, j’aperçois

Un homme agonisant, la poitrine sanglante !

Ses yeux étaient tournés vers la plaine fumante ;

Sur sa lèvre expirait la dernière oraison,

Et son dernier regard implorait l’horizon !

Cet homme, mes enfants, était presque mon frère ;

Nous étions du même âge, au village, naguère,

Nous allions, tous les deux, jouer sur le galet...

Je le vis, étendu, tout criblé, qui râlait !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

« Ah ! mes petits !... c’est dur ces moments, quand on songe

A la vieille maison, à ceux que la mort plonge

Dans les pleurs et le deuil ; aux vieux parents aimés,

Qui, dès nos jeunes ans, rêvaient déjà, charmés,

De nous léguer, un jour, la “terre paternelle”,

Leurs champs et leur chaumière où la vie est si belle !

Je me penchai vers lui, le désespoir au cœur.....

Il était mort, hélas !... Contenant ma douleur,

Je presse sa main froide entre ma main brûlante,

– Adieu funèbre d’une amitié trop ardente –

Et, terrible, je dis : “Jean, tu seras vengé !”

Mais, je me lève et vois, couvert de sang figé,

Sur son sein un billet qu’aussitôt je dégage,

Pour lutter jusqu’au bout ranimant mon courage !

Ah ! si l’on ne craint pas d’affronter un combat,

L’âme vibre, pourtant, chez le rude soldat !... »

 

Et le grand-père ouvrit son vieux livre de messe,

Dépliant un billet qu’il lut avec tendresse :

 

« Je ne sais, cher ami, mais, si, demain, la mort

Me frappe au champ d’honneur, et, c’est là notre sort...

Voudras-tu consoler ma mère que j’embrasse,

Lui jurer mon amour, la soigner à ma place ?

Fais-lui bien mes adieux, sois bon pour elle, toi...

Ce sera moins amer ! En ton grand cœur j’ai foi !

Puisse Dieu t’épargner et nous rendre vainqueurs...

Adieu ! mes compagnons, mon drapeau, si je meurs ! »

 

« Il avait signé : “Jean.”

                                     Nous eûmes la victoire ;

Que de larmes, hélas, nous coûta cette gloire !

 

« Il se passa deux ans. La pauvre femme en deuil

Est morte, entre mes bras, dans ce même fauteuil,

Où je vous fais, enfants, l’historique sublime

D’une grande épopée ! Ah ! j’eus commis un crime

De ne pas adoucir l’amertume des jours

Qui lui restaient à vivre et, pour elle, toujours,

Je fus bon comme un fils : je le jure sans crainte ;

Oui, j’en prends à témoin l’âme de cette sainte ! »

 

 

 

Alfred DESCARRIES, Pour mon pays, 1922.

 

 

 

 

 

 

 

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