Conte de jadis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred DES ESSARTS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

DANS la bonne ville de Magdebourg, on montre encore, aux jeunes fous qui se creusent le cerveau à rêver de poésie et de grande et subite fortune, une petite maison de bois où mourut presque de faim maître Hans Siegenblatt, un bien malheureux artiste.

Siegenblatt savait peindre : peu de clercs le parangonnaient aux travaux de manuscrits ; nul musicien ne tenait mieux que lui le manche d’un rebec. Ses heures passaient, occupées et sérieuses, sans qu’aucune d’elles lui apportât une large récompense.

Quand Siegenblatt avait peint avec amour une belle image de saint, un gros marchand lui donnait à grand’peine quelques florins on échange, et la suspendait simplement au-dessus de sa porte, en guise d’enseigne, â la merci de la pluie et du vent.

Quand Siegenblatt avait enluminé un psautier, un livre d’heures, on lui jetait avec dédain son faible salaire. Et pourtant quelle ardeur il apportait à colorier d’azur et vermillon les lettres majuscules, à les orner de figures symboliques, à dorer les titres !

Et enfin, quand, appuyé sur le bord de sa fenêtre à meneaux, le corps à demi penché vers la rue, il faisait chanter à son rebec les vieux airs de la patrie, les bons bourgeois, les écoliers, les graves docteurs, les femmes sous leur voile, et jusqu’aux enfants, s’arrêtaient muets, le regard tendu, tout en extase ; mais, le lied fini, chacun retournait à ses travaux ou à ses plaisirs, et Siegenblatt soupait s’il pouvait.

 

 

II

 

Voici comment se lamentait un jour cet infortuné :

« Peinture, Poésie, Musique, filles de Dieu, vos œuvres bénies ne sont stériles que pour vous-mêmes. Il semble que vous deviez porter la peine de cette excellence qui vous ennoblit ; l’étoile qui surmonte et éclaire votre front sacré est comme un signe de réprobation.

« L’Envie au regard faux, la Haine au pied tors, mais sûr, vous poursuivent sans relâche ; où que vous fuyiez, vous êtes certaines de rencontrer des êtres ignorants et vils. Votre œil déplaît, parce qu’il est pur ; votre voix blesse, parce qu’elle est trop harmonieuse.

« Lorsque, lasses du chemin, vous cherchez un peu de mousse pour vous y asseoir, le monde vous crie : « Plus loin ! plus loin ! ne vous étendez pas auprès de moi comme des ombres de fâcheux augure ; vous avez des ailes, prenez plutôt votre essor. » – « À quoi êtes-vous bonnes ? dit encore le monde ; êtes-vous les nourricières des grandes villes ? Consolez-vous le paysan autant qu’un verre de bière ? Armez-vous le soldat ? Servez-vous au marin ?... Voyez, au matin : la cloche tinte, la boutique s’ouvre, les étoffes se déploient, la fumée du forgeron monte en blanche colonne ; le juif court à sa caisse, l’artisan à son métier, le bûcheron à sa cognée ; tout se met en mouvement. Seule, la nation des rêveurs reste les bras croisés ; ou bien, que fait-elle qui soit plus utile qu’un cri d’enfant ? »

« Ainsi parle-t-on. Et nous ne savons pas répondre qu’il faut aussi travailler pour l’esprit, et que la faim ne doit pas être l’unique stimulant de l’homme. La peinture, la musique nous exaltent, nous font songer à une vie sans bornes, à une vie de récompenses et de gloire. La poésie adoucit les mœurs ; elle a écrit les premières lois de la terre.

« Oh ! jamais on ne connaîtra votre prix, filles inspirées du ciel, qui passez ici-bas en étrangères. Votre pâleur plaît au vulgaire ; la souffrance est votre condition de grandeur ; vous portez la couronne d’épine. »

 

 

III

 

Cela dit, l’artiste appuya son front sur sa main fiévreuse. Avoir rêvé une splendide auréole, et se voir rejeté plus bas que la foule, rejeté dans la poussière !

Pour lui, le soleil s’était levé pâle, et cependant le soleil dardait sur la ville de larges rayons.

C’était Pâques ; on voyait les bannières s’agiter dans les rues, les confréries marcher dans de belles robes toutes neuves, les chevaliers courir sur leurs destriers caparaçonnés de soie et d’or ; les fenêtres se diapraient de fleurs ; des bachelettes s’y tenaient, souriantes et accortes, avec leurs fiancés. Tout était liesse. La tristesse accablait l’artiste, tandis qu’au dehors le plaisir chantait dans son insouciance : « Dansez, fillettes ; dansez, garçons ; la bière est fraîche, le temps est beau. »

 

 

IV

 

Soudain, le chien gémit et court se cacher sous la table massive ; des pas pesants retentissent dans l’escalier en échelle ; le bruit approche ; l’huis s’ouvre avec fracas. Un étranger paraît sur le seuil. Son air est familier ; sa bouche sarcastique se relève aux deux coins ; sa moustache est hérissée comme celle d’un chat en colère ; rouges sont ses cheveux, rouge son justaucorps ; sur ses épaules se drape avec grâce un mantel de velours noir, relevé par une longue rapière. Le chien hurle, l’artiste n’a pas la force de remuer... Cependant, qu’a-t-il à craindre ou à perdre ? Bien certainement l’étranger est un mauvais ange qui vient lui proposer un changement de sort.

Siegenblatt indique un escabeau au visiteur :

– Sieds-toi là, Satanas.

– Ah ! tu m’as reconnu, mon brave. Et tu as le courage de prononcer ainsi mon nom ! Va, si tu tenais dans tes coffres la cité de Magdebourg et ses dépendances, tu ne serais pas volontiers aussi courtois avec un sire au pied fourchu. Que fais-tu de la vie ?

– Rien ; tout juste ce qu’elle fait de moi.

– Pauvre homme !

– Tu me plains, esprit du mal ! Suis-je donc tombé jusqu’à ta pitié ?...

– Eh bien, cela ne vaut-il pas mieux que de voir des regards curieux sonder ta plaie, que d’entendre des taupes raisonneuses disserter sur cette longue mort qui est ta vie ? Misérables créatures ! votre Dieu vous a faites semblables... Soir et matin, vous répétez cet axiome à sa gloire. Oui, semblables par le limon. Que feras-tu isolé, rejeté ? Une fois qu’un homme a été rejeté hors du troupeau commun, on le signale pour un banni ; ses yeux timides, sa voix pleine de sanglots, sa démarche même, tout est l’indice de son malheur ; car le malheur a, comme la richesse, une livrée à lui ; seulement, elle est teinte de sang ou mouillée de larmes... On ne la dépouille qu’à l’heure de mourir.

– Ô Satanas ! du fond de ton lac de bitume, tu juges bien l’humanité, cette boîte à étroits compartiments où l’on ne peut plus se placer si l’on a manqué sa case.

– Ami, reprit le démon, d’une humeur charmante en ce moment-là, je t’installerai, moi, au plus haut rang. À ton passage, les monuments sortiront de terre ; la foule s’agitera sur un signe de ta main ; pas un gentilhomme qui ne te salue, pas un soudard qui ne t’offre son épée.

– Ne parle pas ainsi, s’écria l’artiste ; ·jamais je n’emploierai la fortune à de frivoles caprices.

– Quoi ! double sot, tu ne t’amuserais pas à faire marcher le monde sur les genoux ? C’est pourtant fort récréatif. Je te dis, mon cher, que, s’il me plaît, tu deviendras très opulent, et que, s’il te plaît alors, tu prendras une baguette flexible et mèneras paître grands et petits, sans épargner les coups aux traînards. Y a-t-il rien de si doux, de si honorable que d’être maltraité par un seigneur Crésus, quand la douleur doit se guérir par un élixir d’or potable ?

– Démon, tu m’inspires de bien singulières pensées. Tais-toi, tentateur ; j’aspire à faire mon salut.

– Eh ! mon agneau, tu le feras, ton salut ; qui songe à te demander ton âme ? Depuis le commencement de ce siècle, grâce à Luther, j’en ai tant pour rien que je n’en achète plus. Mais il m’a passé une ·fantaisie par la tête ; je veux déraciner la Poésie, la déraciner en toi d’abord. Accepterais-tu d’être riche à profusion ?

– Oh ! oui, maître, s’écria Hans avec un enthousiasme subit. Donne-moi de l’or, des joyaux, un palais à couvrir de mes toiles, à remplir d’harmonie ; donne-moi...

– Là, là... comme il y va !... Des toiles, de l’harmonie ! Balivernes ! Quitte ces pensées en même temps que ton pourpoint troué. Ne sois plus revêtu que d’opulence. Seulement, comme condition du marché, tu t’abstiendras, écoute bien, tu t’abstiendras de tout travail. Les pinceaux, la plume, l’archet, ne conviendraient plus à ta main patricienne. Farniente constant, est-ce convenu ?

– Oui.

 

 

V

 

Le pacte est signé, remis au démon. Satanas tire son épée, décrit un cercle au-dessus de sa tête, un cercle de feu. Aussitôt les murs s’élargissent ; ils se meuvent comme des rangées de soldats ; le plafond de solives s’élève, s’élève ; tout à l’heure il écrasait presque le front de l’artiste, maintenant il remonte vers le ciel, ainsi que les kobals aux vastes ailes. La lampe de fer a fait place à de riches candélabres ; cette porte basse, qui avait à peine laissé passer Satanas, s’ouvre à deux battants de chêne sculpté mirifiquement ; une tapisserie à figures variées la protège ; les miroirs de Venise glissent de chaque paroi, brillants comme des cascatelles ; au fond s’étend une galerie de marbre.

Siegenblatt va de ci, de là, tel qu’un enfant qui cherche sa mère. Les murs vont plus vite que lui ; il perd haleine à parcourir cette salle immense. En passant, il touche une foule d’objets nouveaux pour ses yeux. Lui-même il est changé ; son visage est encadré dans une toque de velours incarnadin à plumes flottantes ; une chaîne de rubis à plusieurs rangs lui tombe sur la poitrine ; un pourpoint de soie lui dessine la taille ; des diamants sont semés à profusion sur la poignée de sa rapière, sur l’agrafe de son manteau, jusque sur ses chausses de satin.

Un chœur de voix retentit. Ce sont des éphèbes qui, rangés le long de la galerie, chantent ainsi :

« Honneur ! honneur au seigneur duc de Siegenblatt ! Honneur à sa magnifique Excellence ! Que son sourire a de charme ! Qu’il est doux de se prosterner devant lui ! Honneur, honneur au seigneur duc de Siegenblatt ! »

Les éphèbes disparaissent, mais une troupe de femmes prend leur place. Elles ont des harpes, des luths, des mandolines ; elles chantent ainsi :

« Bien-aimé duc, tu es beau, grand, puissant sur la terre. Heureuse sera ta noble épouse ! Comme on l’enviera lorsqu’elle cheminera auprès de toi sur une blanche haquenée !... Bien-aimé duc, tu es beau, grand, puissant sur la terre. »

– Tu vois, dit Satanas, notre pacte produit déjà son effet. Voici deux heures à peine que tu es riche, et tout Magdebourg, aveuglé, ensorcelé, croit que tu as trouvé d’immenses trésors. Personne ne se souvient de ta chétive maisonnette. Amuse-toi bien, mais n’oublie pas nos conventions.

 

 

VI

 

Siegenblatt n’en est plus qu’à rêver aux moyens d’employer largement sa fortune, d’éblouir les yeux des pauvres papillons humains qui tournent autour des riches. Court-il à cheval, ses vassaux se prosternent sur son passage, des fanfares l’accueillent à son retour, des bannières sont agitées sur sa tête. Chasse-t-il, des meutes se précipitent à sa voix ; le cor éveille le cerf dans les bois de Siegenblatt. À qui ces champs ? Non pas au soleil qui les dore, mais à Siegenblatt. À qui cette rivière cristalline ? Non pas à l’Océan qui la reçoit dans son sein, mais à Siegenblatt. À qui la fidélité des serviteurs, le temps des pages, le génie des artistes, la vigilance des archers, le souffle, l’œil, la voix, l’être entier des subordonnés ? À Siegenblatt. Est-il plus grand qu’eux cependant ? Il le fut, lorsqu’il était pauvre. Maintenant tous lui appartiennent, car il peut les payer. À peine a-t-il eu le temps de s’éveiller que des flots de sonnets ou de suppliques tombent sur sa courtine brodée ; des figures obséquieuses s’empressent, se penchent vers lui, savourent les mots sur ses lèvres pâlies, lui offrent incessamment des plaisirs nouveaux pour son cœur fatigué. Mais c’est toujours l’intérêt, toujours le langage des flatteurs. Ni l’ami sincère, ni le vrai sage ne sont là. Réduit à l’inaction forcée, le grand seigneur doit vivre désormais de l’esprit d’autrui, n’avoir plus d’intelligence que par reflets.

Voici l’hiver venu. Que faire avant, après les bals, les concerts, les dîners d’apparat ? La neige tombe épaisse, la glace contracte le sol, les nuées sombres fuient éperdues sous le vent. L’ennui, l’insupportable ennui pèse sur Siegenblatt. Que fera-t-il donc ? Quoi, rien ? Aujourd’hui comme hier, comme demain, comme toujours !... Il brise sa coupe, il veut être seul, et quand il est seul, les heures lui sont éternelles ; ses mains inoccupées ont la fièvre... Il murmure, il se plaint, il s’irrite... Il parcourt d’un pied nonchalant ses galeries de fêtes. Rien ·n’y est changé ; elles lui semblent vides et désolées. Partout de l’or, oui, mais de l’or sans cet éclat qu’on appelle le bonheur.

Son œil se creuse, son front se plisse. Oh ! ne rien faire ! ne rien faire !

Il pleure dans sa pourpre, il n’a plus faim au sein de ses festins de roi. Il abhorre et repousse les artistes, parce qu’il ne peut plus être artiste lui-même. Chaque nuit, ses amies d’autrefois, la Peinture, la Poésie, la Musique, viennent au pied de son lit lui adresser de douloureux reproches.

 

 

VII

 

Un matin, Siegenblatt se lève brusquement : il y a dans son sein et dans ses yeux une ferme détermination. Il saisit son rebec tout poudreux ; il joue, il joue, et à mesure que les notes se détachent des cordes sonores, le palais disparaît, disparaît... Il joue, et les tentures, les tapisseries s’en vont en vapeurs. Siegenblatt s’arrête ; peu à peu, les riches meubles reprennent leur place. Mais, honteux de sa faiblesse, il ferme les yeux et recommence à jouer jusqu’à ce qu’il soit épuisé de fatigue. Alors il promène ses regards autour de lui. Il est dans son humble maison de bois. Le bahut, les escabeaux, l’écritoire de plomb, rien n’y manque.

Satanas, assis, les jambes croisées, le contemplait d’un air de pitié.

L’artiste haussa les épaules.

– Je t’ai reconnu à l’épreuve, esprit du mal, dit-il ; tu as cru que les jouissances me suffiraient, et que mon âme resterait volontiers captive et silencieuse dans une prison dorée. Va, mieux vaut la faim que le poids d’une lourde oisiveté. Je ne te dois plus rien ; pars ! Je souffrirai encore ; mais telle est ma destinée, et je la préfère.

 

 

VIII

 

Je vous ai dit comment était mort notre ami Siegenblatt. Ne le plaignez pas, il l’a voulu.

 

 

Alfred DES ESSARTS.

 

Paru dans La Grande Revue en 1888.

 

 

 

 

 

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