Le trésor du maître d’école

 

HISTOIRE IRLANDAISE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred DES ESSARTS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une douzaine d’enfants déguenillés, maigres et hâves, se pressaient sur les deux bancs étroits et vermoulus qui garnissaient l’école d’un village aux environs d’Arklow. Ce n’étaient pas de ces turbulents, de ces tapageurs qui, arrivent chez le maître, florissants de santé, les joues vermeilles, l’esprit tout rempli d’avance des bons tours qu’ils joueront. Elle était triste et silencieuse, l’école du village ; l’étude y apparaissait sans attrait.

Mais rien n’égalait la taciturnité de Peters Kerry, le magister. Jeune encore, abandonné sur le bord d’un chemin à l’âge où l’on a tant besoin de la tendresse d’une mère, il s’était, pour ainsi dire, élevé tout seul. Plus tard, la lecture assidue de quelques livres et les leçons bienveillantes d’un charitable curé l’avaient mis à même d’embrasser sa profession peu lucrative. Il était rare que les parents de ses écoliers le payassent autrement qu’en pommes de terre. Peters Kerry ne dînait pas tous les jours.

Cependant ce même homme si abandonné, si isolé dans sa misère, savait s’occuper généreusement du plaisir d’autrui. Le soir, pour économiser la chandelle, il s’en allait à la veillée, et là, il payait son écot par des récits merveilleux. Personne mieux que lui ne racontait les malices des Auricaunes 1, les vengeances des Pookas 2, les oeuvres diligentes des fées, et surtout les aventures du titan irlandais Fin-Mac-Cool, qui construisit en une seule nuit la Chaussée du Géant. On l’écoutait bouche béante, on ne se lassait pas de l’entendre, et plus d’un disait, au sortir de la veillée : « Il n’y a pas un riche landlord 3 qui parle aussi bien que notre maître d’école. »

Et le dimanche donc ! il fallait le voir, juché sur un tonneau et jouant de la cornemuse pour faire danser garçons et fillettes. Il en eût remontré à tous les ménétriers aveugles qui parcourent l’Irlande et sont en si grande vénération parmi le peuple.

Tout alla tant bien que mal à travers le buying times 4, jusqu’au jour où Peters, qui était en train de conduire un jig 5 aux sons de sa cornemuse, aperçut pour la première fois Mary O’Flanagan.

Mary offrait le bel idéal de la jeune fille irlandaise : les cheveux noirs, les yeux fendus en amande, le teint admirablement frais, la taille souple et les pieds délicats. Elle dansait avec le beau charpentier Donald.

Le ménétrier eut peine à achever l’air. Il descendit à la hâte de son estrade grossière, et, s’étant informé au sujet de Mary, apprit que ses parents venaient s’établir près du village, comme tenanciers d’un riche seigneur, toujours absent du pays. Il n’eut plus de repos qu’il ne connût les O’Flanagan ; mais c’étaient de froids presbytériens, assez peu disposés à accueillir un magister qui ne possédait au monde qu’une paillasse, un chaudron, deux bancs, un escabeau, un coffre et quelques livres. D’ailleurs, Donald avait précédé Peters, et il n’était pas difficile de voir que Donald et Mary avaient échangé quelque promesse.

Naturellement coquette, Mary daignait parfois prêter l’oreille aux plaintes du pauvre magister ; mais c’était pour prendre ensuite un sourire malin et répondre : « Il y a assez de misérables en Irlande ; ne nous avisons pas d’en grossir le nombre. »

– Vous ne m’aimerez donc jamais, hélas ? disait-il.

– Écoutez, Monsieur Kerry, vous êtes bon, vous êtes jeune, vous êtes savant ; mais il vous manque l’essentiel en ménage.

Et elle s’éloignait, avec une chanson au bord des lèvres.

Voilà pourquoi, au matin où commence cette histoire, Peters était si triste dans sa triste école.

Le soir venu, il s’abstint de se rendre à la veillée où cependant Mary était allée pour l’entendre, par pure curiosité. On s’inquiéta beaucoup de son absence, on s’ennuya d’avantage ; mais le lendemain ne combla point le vide de la veille : Peters cessa totalement de paraître à ces réunions qu’il avait tant de fois charmées par ces récits.

– Que peut-il faire ? où peut-il errer tout seul ? se demandaient les commères.

Et on épiait le maître d’école qui tantôt parcourait les bogs 6, tantôt gravissait les rudes pentes des montagnes. Or, comme les pâtres et les laboureurs avaient hâte de rentrer chez eux le soir, et comme nul ne se soucie de fréquenter, durant la nuit, les endroits déserts, on ne troublait point Peters dans ses promenades.

La désolation générale s’accrut lorsque, le dimanche, Peters ne vint plus avec sa joyeuse cornemuse, diriger l’actif mouvement des jigs. On n’avait pas le droit de, réclamer, puisque c’était gratuitement qu’il avait jusque alors rendu ce bon office à ses concitoyens.

– Voyez-vous, disait Donald avec dédain, ce mauvais magister agit ainsi par jalousie, comme s’il pouvait se permettre d’être mon rival !... Qu’il prenne garde de recevoir sur la tête un revers de mon schillalah 7 !

– Non, dit Mary, je vous défends toute violence. Peters n’est ni beau, ni riche ; mais c’est un honnête homme, et vous devez respecter son chagrin.

Il y eut trois semaines sans histoire à la veillée, il y eut trois mortels dimanche sans cornemuse.

En désespoir de cause, on avait résolu de se cotiser et d’offrir à Peters une petite gratification pour le décider à reprendre ses fonctions de ménétrier.

Ainsi, le lundi matin l’on se rendit chez lui en députation.

La chaumière était ouverte, mais personne ne s’y trouvait. La paille du lit n’avait pas été foulée ; le chaudron de fer n’avait pas servi à cuire les pommes de terre pour le souper de la veille. Aucun vestige d’habitant, rien, absolument rien.

On attendit sur la place en discourant : Peters ne parut point. Les jours se succédèrent sans le ramener, et Dieu sait de quelles conjectures son absence devint le texte. Les uns le croyaient tué par un Poona, les autres opinaient à croire (et c’était plus vraisemblable) que dans une de ses courses nocturnes il avait pu tomber du haut d’un rocher ou se noyer au fond d’un torrent.

Peu à peu la rumeur s’apaisa : un autre magister s’était présenté. Le souvenir de Peters alla s’affaiblissant, et ce ne fut certes pas Mary qui pleura beaucoup, bien qu’elle témoignât par-ci par-là une certaine compassion pour l’amoureux disparu.

Or un dimanche, comme tous les paroissiens étaient réunis pour entendre la messe, voilà qu’un homme splendidement vêtu passa, la tête haute, parmi les mantes bleues et les vieilles houppelandes à grand collet. Il avait un bel habit marron à larges boutons, une culotte de velours, des bas chinés, des souliers à boucles et une perruque bien poudrée d’où s’exhalait la plus exquise senteur d’iris et de rose.

Personne n’osa le nommer, mais tous les regards dirent : « Peters Kerry ! »

Quoi ! Peters Kerry dans ce costume somptueux ! C’était un rêve, un rêve élégant qui flottait devant des yeux émerveillés.

D’où venait-il ? Où avait-il pris ce luxe ? Mais, en vérité, Peters était joli garçon... Qui s’en fût jamais douté ? Qui, autrefois, eût soupçonné cette tournure sous l’accoutrement grossier du pauvre maître d’école ?

À peine la messe était-elle achevée, que tout le monde se précipita vers la porte de la modeste église. C’était à qui, le premier, parlerait à Peters, l’embrasserait, le complimenterait, et surtout le questionnerait.

– Vous avez donc fait un héritage ?

– Le gouverneur général vous aurait-il accordé une pension ?

Et bien d’autres suppositions toutes éloignées probablement de la vérité.

Peters se contentait de sourire sans rien contredire, sans rien dévoiler non plus.

– Et, demanda un de ses anciens amis, vous allez, je le pense, quitter à jamais le pays ?

– Quitter le pays ! s’écria énergiquement Peters. Oh ! non, mon brave Dickson. J’y ai souffert, j’y ai connu la faim et le froid : c’est pour cela qu’il m’est cher. J’y reste. La ferme de Mennigore est à vendre : je me suis porté acquéreur. Aujourd’hui même je conclus le marché... Les amis s’en trouveront bien.

En effet, Peters acheta la ferme et, qui mieux est, il la paya comptant.

Avec leur disposition toute naturelle à l’enthousiasme, les gens du village s’ébahirent fort de cet événement. Ils se réjouirent aussi lorsque Peters choisit six d’entre eux et les attacha à son exploitation. Enfin ils furent émerveillés en voyant le nouveau sandlord remonter, le dimanche, sur son tonneau et faire retentir comme autrefois la rustique cornemuse.

Elle avait un petit air tout honteux et timide, la belle Mary O’Flanagan, quand elle entra dans le jig, et l’orgueilleux Donald lui-même paraissait intimidé : d’autant plus que, après la danse, l’opulent fermier fit distribuer aux assistants une ample ration de whiskey, ce qui ne le rendit pas médiocrement populaire.

À son tour, Peters dansa, mais ce fut avec Nanny Rook, bonne et franche enfant qui portait sans coquetterie mais gracieusement sa jupe rouge et son chapeau de paille rond. Mary laissa tomber sur lui un regard de tendre et douloureux reproche... Ce regard rompit la glace que Peters avait mise sur son coeur. On résiste mal à une femme aimée. Bientôt il ne fut plus question que de la victoire gagnée par Mary. On savait que Donald avait pris le premier prétexte venu pour s’éloigner du village ; on se disait que des accords avaient été faits entre miss O’Flanagan et l’ex-maître d’école ; on supputait déjà les cadeaux, et personne n’ignorait que Peters avait acheté un joli poney sur lequel sa future irait à l’église, escortée par tout le village.

Cependant Mary, qui eût dû se trouver si heureuse d’épouser un homme riche, bon et savant, un vrai gentleman, paraissait souvent rêveuse et troublée. Plus d’une fois il lui arriva de dire à son fiancé : « En vérité, Peters, vous ne m’aimez pas. »

– Je ne vous aime pas, grand Dieu !

– Non, car vous manquez de confiance en moi. Est-ce aimer, est-ce estimer une femme que de lui cacher son secret ? Ne devriez-vous pas m’avoir révélé le moyen merveilleux qui vous a soudain enrichi ? Puisque je dois devenir la compagne de votre existence, n’est-il pas juste que je sois initiée à tout ce qui vous est arrivé ? En ce moment encore, vous faites des courses mystérieuses. Où allez-vous ainsi, soit le soir, soit de grand matin ? Ô Peters, vous vous méfiez de moi... Ce n’est pas bien ! Cela m’effraie pour l’avenir !

– Patience, patience, répondit le jeune homme, patience ma chère Mary. Le moment n’est pas éloigné où tout vous sera dévoilé. Dès que notre mariage aura été célébré, je vous confierai mon secret. Attendez un peu, de grâce.

Mary se promit bien de ne pas attendre. Et, en effet, elle mit tant de persévérance et d’art dans son insistance que, la veille même de leur union, Peters lui fit la révélation suivante :

– Vous avez vu dans quelle misère je végétais autrefois. Mon unique consolation était d’errer loin des hommes en m’abandonnant à des pensées qui augmentaient encore ma mélancolie. La montagne était le but habituel de ma promenade. Un jour que je m’étais laissé tomber, épuise de fatigue, au bord du joli ruisseau qui contourne la base rocheuse, je remarquai que l’eau roulait quelque chose de jaune. Je me fabriquai un filet à mailles très serrées, et quelle fut ma joie lorsque je le relevai rempli de parcelles d’or !

– De parcelles d’or !

– Oui, Mary... une pêche merveilleuse ! Vous pensez bien que je gardai pour moi le secret de ma découverte. Au bout de quelque temps, muni d’une bonne quantité de ce précieux métal, j’allai à Dublin l’échanger contre des souverains et des guinées. Je suis riche, grâce à Dieu !.. ou plutôt nous sommes riches : mais nous le deviendrons bien davantage, et un jour viendra où je vous ferai grande dame. Maintenant, vous savez tout, et j’espère que jamais l’ombre du mécontentement ne viendra obscurcir votre beau front.

Le lendemain matin, dès l’aube, des coups de fusil retentissaient dans le village ; où tout le monde était en liesse. On allait avoir une si belle noce ! Nanny avait attaché en soupirant sa jupe rouge...

Mais voilà que les époux O’Flanagan accourent à la ferme.

– Monsieur Kerry, ayez la bonté de décommander tous les apprêts... notre pauvre fille est malade.

– Ô ciel !... je vais la voir...

– Non, Monsieur Kerry, il ne faut pas la troubler ; elle a la fièvre.

– En ce cas, dit Peters, recouvrant son sang-froid, portez-lui mes vœux pour son prompt rétablissement.

À peine eut-il vu les époux s’éloigner que, s’armant de son schillallah, il sortit par une porte de derrière, traversa sa propriété, obliqua par des sentiers qui lui étaient familiers et gagna le pied de la montagne.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Mary et Donald étaient accroupis au bord du ruisseau.

Il alla droit à eux et leur cria :

– Bonne pêche !...

Tous deux se retournèrent confus. Donald voulut d’abord froncer les sourcils ; mais il s’aperçut que Peters tenait ferme son bâton.

– Je me félicite, continua le fermier, de la guérison soudaine qui a permis à « ma fiancée » d’aller à la recherche du trésor. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’elle apportera à Donald la main d’une femme perfide : quant au reste, l’événement déjouera bientôt peut-être un complot qui rappelle trop bien l’histoire de Samson et de Dalilah.

En achevant ces mots il s’éloigna d’un pas résolu.

Sitôt qu’il fut de retour au village ; il appela tous les habitants sur la place, leur raconta sa découverte et les invita à profiter de la mine d’or liquide.

Il parlait encore que déjà la foule avait pris sa course vers le ruisseau miraculeux, d’où elle chassa avec des cris furieux Mary et Donald.

Seule, une jeune fille était restée immobile.

– Eh bien, Nanny, lui dit doucement Peters, vous ne les suivez pas ?

Elle hocha sa jolie tête en répondant :

– Qu’ai-je besoin d’or, moi qui ai de la tristesse au cœur ?

Peters devina et tressaillît de joie.

– Chère petite Nanny, je ne veux pas que vous ayez de la tristesse au cœur. Allons rejoindre, à l’église, notre bon curé qui devait, ce matin, m’unir à Mary O’Flanagan, et que nos chercheurs d’or, lorsqu’ils reviendront, apprennent que l’ancien maître d’école a trouvé la véritable épouse selon Dieu.

 

 

 

Alfred DES ESSARTS, Le trésor du maître d’école.

 

Paru dans le Conseiller des dames et des demoiselles,

journal d’économie domestique et de travaux à l’aiguille,

Tome XVI, 1862-1863.

 

 

 

 

 

 

1. Nains familiers qui, selon les Irlandais, protègent ou persécutent le paysan.

2. Mauvais génies qui habitent au fond des lacs.

3. Propriétaire.

4. Temps de détresse.

5. Danse nationale.

6. Tourbières.

7. Bâton, arme redoutable dans la main d’un irlandais.

 

 

 

 

 

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