Le jugement d’une âme

 

CONTE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul DESJARDINS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

Voici ce qui m’est arrivé, à moi, Nicolas Galoubine, pauvre homme de rien, ne sachant ni lire ni écrire, habitant Tchernigof, et voiturier de mon état.

 

I

 

Je conduisais, de Tchernigof à Strarodoub, Michel Ouvarof, marchand riche, mais méprisé, qui faisait une tournée pour son négoce. La première journée du voyage fut rude, à cause de la bise qui coupait les visages et cinglait le poitrail des chevaux ; aussi le soir venu, nous nous arrêtâmes au relais de Zlynka pour y passer la nuit.

Pendant que Michel Andréiévitch prenait le thé dans la salle commune, je dételai le cabriolet et le remisai sous le hangar, je donnai l’avoine aux chevaux, puis je me retirai dans la cuisine, avec les valets, les pauvres qu’on nourrit pour rien, et les gens de ma condition.

Au fond de la chambre basse, l’âtre flambait ; un chaudron pendu à une crémaillère chantait doucement au-dessus. Les lueurs mobiles du feu éclairaient, à droite et à gauche, deux rangées de visages taciturnes, enfoncés dans de hauts collets entortillés de foulards ; puis des mains aux doigts noueux qui serraient des fourneaux de pipes, puis de lourdes bottes, toutes allongées en avant, le talon sur la même ligne, la semelle levée. Les ombres allaient en s’écartant de chaque côté, sur le sol et sur les murs, jusqu’au plafond. Sous le manteau de la cheminée, la servante Annouchka, toujours brusque, récurait une bassine de cuivre reluisante.

Je m’approchai, je pris un escabeau à trois pieds, et, sans rien dire, je m’assis auprès du feu.

– Qui nous amènes-tu ce soir, Nikita ? dit la servante.

– Michel Ouvarof.

– Miséricorde ! En voilà, un coquin, à ce que j’ai entendu dire ! Passe-moi la poudre de cuivre, là, contre toi, dans la petite boîte... Bien... Ainsi Michel Andréiévitch est sous notre toit à cette heure ? Pourvu que le tonnerre du bon Dieu ne tombe pas sur nous !... Et t’a-t-il fait quelque canaillerie en route ?

Je ne pus résister à l’envie de raconter qu’au passage d’un pont, Michel, pour régler avec le péager, m’avait emprunté ma pauvre bourse, en avait tiré la monnaie de billon, l’avait remplacée par des roubles d’argent, et, comme je me disposais à le remercier, avait mis, d’un air tranquille, son argent, ma monnaie et ma bourse dans sa poche.

– Et tu n’as rien dit ?

– Si, ma foi ; j’ai réclamé doucement, mais il s’est fâché, a crié que j’étais ivre, et m’a fait presque tomber de mon siège à force de me battre.

Je n’eus pas sitôt raconté cette histoire que je m’en repentis avec confusion ; j’apportais donc, moi aussi, ma pierre aux mauvais jugements du monde !

En effet, plusieurs des assistants se mirent à rire, à murmurer, à desserrer bruyamment les lèvres, comme des gens qui vont parler. Le plus voisin, assis à l’extrémité du banc, commença avec une sorte de hoquet, en se frottant les genoux de ses deux mains. C’était un ancien vétérinaire de la milice, maigre et blême ; une mèche brune lui retombait toujours sur l’œil ; une cravate noire, roussie par l’usure, lui tenait lieu de col.

– Je reconnais, hum ! hum ! dit-il, je reconnais les façons de Michel Andréiévitch. Il exploite les petites gens, oui, hum ! les petites gens de préférence... En Crimée, où j’ai fait campagne, il y a des années, à côté de lui, je me rappelle, hum ! je me rappelle très bien qu’un jour, un paysan, dans un champ, hum ! je me rappelle très bien qu’un jour, un paysan, dans un champ, hum ! dans une sorte de champ, le voyant passer à cheval sur la route, et ne le connaissant en aucune façon, l’appela pour lui montrer une vieille plaque en argent repoussé, hum ! une très belle plaque, qu’il avait justement déterrée dans son champ ; Michel s’arrête, prend la plaque, la regarde, la trouve belle, et, sans dire un mot, hum ! éperonne son cheval et part au galop, laissant le paysan tout déconfit sur la route... Voilà, hum, hum !

– Et vous dites qu’un tel homme n’est pas un voleur ? cria Annouchka en frottant la bassine d’une main plus vive.

– Aussi est-il dans les affaires, remarqua un homme court aux petits yeux gris de fer.

– Et sa maison va joliment, grogna un autre, tout empaqueté de laines ; joliment pour lui, du moins, car ses associés se ruinent, on ne sait comment, tandis que lui prospère et s’arrondit.

– Oui, mais, reprit un petit valet, il a un si bel air !

– Laisse donc !... Avec son mufle de vache, sa peau noirâtre et ses gros yeux ?

– Cela n’empêche pas qu’il paraît défier tous les autres et qu’on ne le regarderait pas en face ; on le méprise comme un chien, mais qui oserait lui refuser ouvertement sa clientèle ?...

– Est-il marié ? demanda Annouchka.

– Comment ! s’écria l’homme enveloppé de laines, en avançant la tête ; comment ! tu ne connais pas son histoire d’Odessa ? Son aventure avec la fiancée de son ami ?

– Raconte un peu.

– Oh ! ma foi ; tout le monde a entendu ces choses-là ; moi je les sais de source ; mon frère était alors le cocher d’Ouvarof... À Odessa donc, parmi les jeunes gens qui vivent du commerce des grains, Ouvarof avait connu un certain Stolberg, garçon riche, de peu de malice, qui se lia vite avec lui et lui confia un jour qu’il allait épouser la fille d’un banquier juif de la ville... C’était un parti fameux, comme vous pouvez croire... Ouvarof le crut aussi... Stolberg, ayant dû faire un voyage urgent, laissa tout à son ami pour quelques semaines, sa maison, ses laquais et le soin d’offrir des galanteries à sa fiancée... Ouvarof, demeuré seul, avança vite ses affaires... Il alla trouver le banquier, le complimenta sur le choix qu’il avait fait, s’empressa, lui offrit de s’entremettre pour payer les dettes de Stolberg, pour rompre les relations de Stolberg avec une chanteuse dont tout le monde parlait, pour faire guérir Stolberg d’une maladie secrète dont il souffrait, pour réhabiliter le nom de Stolberg traîné dans la boue par deux générations d’escrocs, pour obliger son bon, son excellent Stolberg à changer de vie désormais, à se ranger et à devenir honnête homme. Bref, comme l’autre était sans défiance d’un ami si chaud, Ouvarof fit tant qu’il rompit le mariage... Alors, par ses belles façons, son air ouvert et par l’argent de son rival, il conquit les valets de la maison, la gouvernante, le père, enfin la fille... Celle-ci écrivit à Stolberg une lettre de rupture, une lettre cruelle qu’Ouvarof se chargea de remettre lui-même... En effet, Stolberg revient, surpris de l’interruption des nouvelles. C’est un soir ; Ouvarof n’est pas chez lui, mais on remet à Stolberg un billet où son ami l’engage à passer au cercle ; Stolberg s’habille, inquiet, met en hâte sa cravate blanche, prend sa pelisse et sort. Au cercle, il trouve Ouvarof chaussé de ses propres bottes ; Ouvarof lui tend les bras, pleure sur son gilet, lui débite des mots entrecoupés, et fait apporter deux bouteilles de champagne... Stolberg s’attendrit, se grise... Les deux excellents amis sortent ensemble, il est minuit environ ; on les voit s’éloigner, appuyés l’un sur l’autre... Que devint, cette nuit-là, ce pauvre diable de Stolberg ? Peut-être le savez-vous déjà... Un peu avant le matin, des hommes de police l’aperçurent, à la lueur d’un réverbère, étendu sur le trottoir, la figure contre le bitume, la chemise froissée et crevée d’un trou de balle, le sang dégouttant dans le ruisseau... On crut d’abord qu’Ouvarof avait pu se défaire ainsi d’un homme qui le gênait, mais comme la bourse du mort avait disparu, ainsi que sa montre et ses bagues, il sembla évident qu’il avait été tué par une bande de malfaiteurs ordinaires... Ceux-ci, d’ailleurs, on ne les trouva jamais... C’est ainsi qu’Ouvarof s’est marié.

Quand l’homme eut fini, chacun dit son mot, sourdement d’abord, puis avec éclat, en renforçant l’indignation, les violences, les cris ; on aurait dit des enchères publiques.

Annouchka avait écouté la bouche ouverte cette histoire que je connaissais déjà. Ses yeux brillaient, comme de joie.

– Eh bien ! cria-t-elle, voilà l’homme qui couchera ici cette nuit !... Ah ! ma foi, je voudrais être aussi sûre du paradis pour moi que je suis sûre de l’enfer pour lui !

Je me levai et, me tournant vers la servante seule, comme si les autres n’eussent pas existé :

– Annouchka, lui fis-je remarquer avec douceur, ce que tu dis est mal, sans que tu t’en aperçoives. Allons, crois-moi, en voilà assez sur cet homme ! Souviens-toi seulement de l’aller réveiller demain matin, à cinq heures, pour que nous puissions nous remettre en route.

– Pourquoi veux-tu m’empêcher de juger à ma guise ceux qui passent par notre maison ?... Ce n’est pas un maigre pourboire de rien qui me fermera la bouche. Puis, voyons, quand je te dis, à toi, l’idée que j’ai sur cet homme, en quoi lui fais-je tort ? Tu ne voulais pas le faire ton héritier, je pense ?

– C’est à toi que tu fais tort. Cela n’est pas chrétien de décider en l’air qu’un homme n’entrera point au paradis. Crois-tu donc savoir ce qu’est Michel Andréiévitch ? Pour moi, j’ai dans le coffre de ma voiture une peau de mouton qui ne me quitte ni l’été ni l’hiver depuis tantôt huit ans ; eh bien, je ne jurerais pas, en ce moment, sur mon salut, si la broderie est rouge ou bleue : comment prétends-tu connaître l’âme invisible d’un homme que tu as seulement rencontré dans la rue ? Celui que tu condamnes est peut-être devant le Seigneur plus pur que toi, que moi et que tous ceux qui sont ici : qu’en sais-tu ? Un moment viendra où l’âme de chacun, vilaine ou belle, sera révélée au grand jour, et l’ivraie sera séparée du bon grain. Jusque-là, soyons bienveillants les uns pour les autres... Et maintenant, je ne te dirai plus rien, car je sais qu’avec une femme, on n’a jamais le dernier mot.

– Voyez-vous ce vieux fou ? continua-t-elle en se tournant vers deux bergers aux cheveux pâles qui, assis dans l’âtre, allongeaient leurs mains maigres vers le feu ; voyez-vous comme il prêche maintenant ; on dirait qu’il a étudié pour se faire maître d’école. Parce qu’il n’a ni femme, ni enfant, ni ami, parce qu’il est perché sur son siège sous les étoiles, dans le vent, parce qu’il vagabonde toujours seul, à la tombée de la nuit, comme les chats-huants, il s’imagine qu’il est le bien-aimé du Dieu qui est au ciel. Mais tu te trompes, pauvre vieux ; si le bon Dieu faisait attention à toi, il ne te laisserait pas aller ainsi, avec des bas troués et une lévite qui n’a plus de couleur.

Je ne répondis pas, et, le menton sur le poing, je me mis à regarder dans le feu les brindilles de bouleau qui se tordaient et flambaient en pétillant.

 

 

II

 

Les personnes présentes parlèrent encore de choses diverses. Enfin, comme l’heure s’avançait, je leur souhaitai de bien passer la nuit, et je pénétrai dans le réduit où l’on mettait les selles et les harnais de rechange pour la poste. Je fermai la porte au verrou, puis, ayant déployé ma couverture sur une caisse longue, je m’étendis dessus afin de m’endormir s’il plaisait à Dieu. Mais ce n’en fut pas ainsi : une vive douleur dans tous les nerfs du visage me tint éveillé ; je souffris même cruellement, et, me frappant et me pinçant la joue comme pour châtier mon mal, je me retournai de cent façons sur ma couche.

La nuit était très claire ; au-dessus de ma tête, la lune entrait par la croisée et, en face, faisait reluire le cuivre des harnais. Comme les nerfs me tourmentaient toujours, je n’y pus tenir, je me levai. Debout sur la caisse, accoudé à la fenêtre que j’avais ouverte, je reposai ma douleur par la vue de la campagne et du ciel.

La plaine était obscure ou plutôt d’un gris de cendre ; devant moi, je distinguais le poteau indicateur de la route ; à droite, tout près, une petite mare dont la boue avait été piétinée par les chevaux et qui reluisait comme un plat d’étain neuf ; deux trembles se penchaient au-dessus, dont le tronc était un peu tordu et dont les feuilles, toujours agitées, semblaient noires ; à gauche, l’aile de l’hôtellerie qui s’avançait vers la route faisait une ombre carrée et massive. La chambre occupée par Ouvarof était encore éclairée, c’était la seule lumière humaine qui se montrât sur l’horizon. Tout se taisait, sauf le hurlement plaintif d’un chien qu’on avait sans doute enfermé par mégarde.

Les étoiles étaient tranquilles : que leur importait ma souffrance ? Au-dessus de ma tête, le grand aigle, plus loin l’étoile de sang, puis les trois rois, puis le chariot ; la lune était trop brillante pour qu’on aperçût le chemin de saint Pierre. « Regarde tout cela, me disais-je, en appuyant sur mon poing ma joue douloureuse ; n’y a-t-il pas une belle et admirable malice, et plus encore, dans ces étoiles qui n’oublient à aucun moment les ordres de marche qu’elles ont reçus ? Eh bien, mon pauvre, c’est le même chef qui les mène et qui juge bon que tu sois tourmenté par ce mal. Veux-tu que pour ton seul plaisir, à toi qui comptes moins qu’un duvet de chardon, cette superbe ordonnance soit dérangée et détruite ? Il faut que tu souffres pour que ces étoiles brillent ; sans que tu le saches, aveugle et sourd que tu es, tout cela est d’accord. Si une chose est bien, l’autre l’est aussi. Ne te plains donc point, comme un sot, de ce que tu n’as ni lit de plumes pour dormir avant dans la matinée, ni table pour dîner en compagnie joyeuse, ni femme, ni enfants pour te faire trouver des contentements jusque dans la misère, ni rien au monde, ni personne, et encore, par surcroît, une large abondance de douleurs et de peines ; ne t’irrite pas de ce que Dieu paraît appesantir volontiers sa main sur les plus pauvres, car il sait bien ce qu’il fait, sois tranquille ! et rien ne peut venir de lui qui ne soit la justice même. »

En même temps je fixais, au-dessus de la maison, une étoile blanche, plus éclatante que les autres ; elle me semblait grossir peu à peu ; en clignant les yeux, je lui voyais deux longues queues de lumière, en forme d’avirons ; elle s’approchait, elle me regardait aussi, elle me parlait sans paroles et me disait de me moquer de tout ce qui est sur la terre ; je l’écoutais, elle m’appelait, elle me tirait en haut...

Soudain, – il était environ deux heures après minuit, car le chariot céleste avait tourné –, je tombai à la renverse sur ma couche, et le sommeil me prit. Ainsi donc je m’étais endormi sans avoir dit mes prières.

À peine avais-je les yeux fermés que je vis, oui, je vis intérieurement (comment ? je ne pourrais le dire), là-haut, en face de moi, l’étoile mon amie se détacher du ciel, puis descendre en glissant le long d’un rayon tout droit comme un traîneau invisible ; enfin, elle s’arrêta juste dans l’encadrement de la lucarne que je n’avais pas refermée. Je n’entr’ouvris pas les paupières, mais je la vis très bien. Elle était là, à portée de ma main, semblable à une petite flamme qui vacillait sous la brise. D’une voix que j’entendis nettement (mais non avec l’oreille matérielle), l’étoile me commanda :

– Nicolas ! Nicolas ! laisse-là ton corps et viens-t’en vers l’Éternel.

Je frissonnai ;... et mes prières que je n’avais pas dites ! Malheur ! malheur à moi ! Cependant j’obéis et, laissant mon corps étendu sur la caisse, comme endormi, je pris mon essor par la fenêtre ouverte, n’étant plus, moi aussi, qu’une petite flamme tremblant au vent de la nuit.

Je suivis mon guide. Où nous passâmes, je ne sais, mais nous arrivâmes bientôt en un lieu où d’autres flammes, en nombre infini, montaient et descendaient.

De là, toute la terre était vue ; au-dessous, un grand quartier de campagne était dans la nuit ; la lune l’éclairait, par instants, entre les nuages rapides ; ici, voilà le Dniepr ou un autre fleuve pareil qui coule largement et lentement ; là une cohue de maisons basses et ramassées autour d’un clocher ; rien ne brille de ce village qu’une lamelle de zinc au coin d’un toit ou un disque d’eau dans le fond d’un puits ; ensuite des enclos, des bois, des chemins blancs, des plaines.

Dans toute cette étendue, les ténèbres n’étaient qu’un vain semblant ; en réalité, rien n’échappait à notre être qui, réduit à un point invisible, avait ramassé dans ce point toute sa capacité de voir, d’entendre, de souffrir. Les moindres accidents apparaissaient ; les plantes, à perte de vue, buvaient l’air mouillé par des milliers de petites bouches alignées sur leurs feuilles ; elles se remuaient, elles se haussaient, se tordaient, s’étiraient, et tout cela avec de fines souffrances dont je ressentis, dans mon lointain, le contre-coup. Les plus petits insectes luttaient aussi ; sans qu’un cri pût en sortir, leurs corps, de la grosseur d’un grain de poussière, irrités d’être muets, se raidissaient, en tâchant d’atteindre quelque chose de plus élevé et qu’ils ne connaissaient pas.

En même temps, de tous les corps nés et respirants, surtout des hommes semés çà et là sur le large dos de cette terre, une rumeur s’élevait, mais non saisissable aux oreilles de chair, comme d’une foire immense où des âmes marchanderaient et causeraient avec d’autres âmes. Il me sembla que ce bruit disait : « Ah ! ah ! ah !... Vouloir ! vivre !... Vivre ! vouloir !... » Mais cela, je ne puis l’assurer.

Le plus singulier est que je distinguais nettement en ce moment chaque homme vivant, même ceux qui dormaient dans leur lit, en un coin de quelque village ; leur âme se tournait d’un côté décidément, suivant une ligne qui faisait une ombre dans le ciel. Et ces lignes innombrables, tracées par tant de volontés, se croisaient ainsi que des ornières dans un carrefour de mille routes.

« Et moi ! pensais-je, et moi, chacun de mes désirs, chacun de mes actes a fait aussi dans le ciel une ombre agrandie, que les âmes de mon père et de ma mère morts ont vue et jugée. C’est donc fini ! À mon tour, ne puis-je donc, quoi que je fasse, redresser cette ligne qui me condamne ? »

Je cherchais à ressaisir un instant de vie, pour me précipiter dans le repentir, pour laver en hâte mes fautes jusqu’à la dernière trace. Mais, ô angoisse ! il était trop tard. Comme une herbe qui se sent fauchée, il me semblait vivre encore, mais d’une vie faible et molle, qui ne s’appuyait nulle part. J’étais déraciné de la terre ; je pensais, mais je ne pensais pas à quelque chose ou à quelqu’un ; j’étais sans énergie ; je n’étais plus maître de vouloir, pas plus qu’une flamme de torche n’est maîtresse, quand le vent souffle, de ne point se pencher sous le vent. Penche-toi donc, âme vidée de la vie, regarde toute la force qui t’échappe, comme une cruche brisée sur la route voit se répandre son vin tout autour d’elle, sur la terre infertile !

« Nicolas Galoubine, murmura tout près de moi une voix, tu n’es pas venu ici comme accusé, mais comme témoin. L’âme qui paraît devant Dieu est celle de Michel Ouvarof, que tu as conduit toute la journée d’hier sur la route de Strarodoub. Tu parleras à ton tour, et tu diras ce que tu sais.

« – Hosanna ! Louange au Très-Haut ! Je n’ai pas encore rompu avec la clarté du jour ! »

Mais alors j’assistai à quelque chose d’inouï.

D’abord on sentait très bien que Dieu était là, non pas voilé, comme sur la terre, mais évident. Sans doute on ne le voyait pas, mais on respirait sa présence, parce qu’on apercevait tout d’un coup les choses du monde telles qu’elles sont et qu’on ne désirait plus rien. C’était un repos en plaine après une montée qu’on avait crue sans fin. Puis on découvrait que, n’étant rien par soi-même, on était cependant une partie d’une chose immense et parfaitement bonne, chacun à sa place et tous d’accord, comme des mots dans les phrases d’un même livre.

Aucune parole ne fut dite. Pourtant tout était entendu et compris aussitôt que pensé.

Je reconnus Michel Ouvarof dans une flamme agitée du vent, vacillante, semblant près de s’éteindre. Autour de lui, beaucoup d’autres flammes m’étaient aussi connues.

Ceci fut donc pensé :

– Qui es-tu ?

– Un être mauvais, répondit Ouvarof. Hélas ! hélas ! Voici toute ma vie. Regarde !

– Qu’importe ta vie ? Ne le sais-tu pas ? Ce n’est pas le bien, ce n’est pas le mal faits en réalité qui ont quelque signification. La seule chose dont vous devez compte, c’est votre effort caché vers le mieux. Qu’est-ce qu’une vertu à laquelle on se laisse aller ?... C’est aux hommes à juger par les effets ; ici on juge selon la justice parfaite qui voit le dedans, et par qui chaque goutte de sueur ou de sang répandue en secret est recueillie et pesée.

Aussitôt nous vîmes à découvert toute la vie d’Ouvarof. Chaque témoin venait déposer, mais à peine avait-il exprimé ce qu’il avait cru la vérité, qu’il apercevait nettement combien il s’était trompé. Il avait la révélation profonde des choses dont il ne jugeait auparavant que l’écorce et l’apparence.

D’abord Michel était tout enfant, porté sur les bras d’une femme aux traits durs, dont les sourcils se joignaient au-dessus du nez. L’âme de cette femme, qui était sa mère, renfermait un germe de violence et de passion du gain. Mais derrière cette âme, une longue avenue d’autres âmes de pères, de grands-pères, d’ancêtres lointains, avaient le même germe, de sorte qu’on ne pouvait voir où et par qui il avait commencé. Chacun dans cette race naissait disposé au mal, comme d’un œuf d’épervier il ne peut sortir qu’un épervier.

Nous vîmes donc la ligne d’ombre, que faisait dans le ciel cette vie commençante, partir d’un point que nous autres hommes appelons le mal. Mais cela était indifférent : la seule chose qui dût être considérée, c’était la direction de cette ligne : suivait-elle un chemin tout uni, du mal au mal, ou bien faisait-elle des détours, comme des crochets que la volonté inquiète de Michel lui aurait imprimés ?

Il nous apparut que cette ligne faisait des crochets, ignorés de ceux-là même qui se donnaient comme les meilleurs témoins. Une fois, c’était à l’école ; dans une longue chambre basse avec des lits de fer alignés, l’âme de Michel veillait au milieu d’autres écoliers endormis. Il s’accoude, il prête d’oreille, il se lève en chemise, il s’approche du chevet d’un autre, fouille sous l’oreiller, tire un petit sac de cuir, l’ouvre d’un doigt rapide, saisit une pièce d’argent... À ce moment une volonté forte saisit son âme, la secoue, la dompte... Il ferme les dents, saisit son poignet droit de sa main gauche : « Ah ! mauvaise race, mauvaise race ! » murmure-t-il en lui-même ; ses doigts se desserrent avec effort, la pièce retombe ; il rejette le sac, sans même le renouer, et s’enfuit... Ici la ligne obscure faisait un crochet marqué dans le ciel.

Une autre fois, il était homme fait : à cheval sur une route, entre des champs labourés, il galopait comme le vent. Dans sa main crispée et moite il serrait la plaque d’argent qu’il venait de voler au paysan... Un rire haletant soulevait sa gorge épaisse... Tout d’un coup, nous vîmes au-dedans de lui-même une sorte de voile qui se fendait... Le revers de sa main, de celle qui tenait les rênes, passa brusquement sur son front suant : « Mauvaise race ! mauvaise race ! » gronda-t-il sourdement ; puis d’un geste violent il jeta la plaque d’argent au loin, dans la terre fraîche, avec un cri rauque semblable à celui du milan lorsqu’il s’enlève après avoir été blessé... Et la ligne faisait un crochet incertain et tremblé dans le ciel.

Mais le plus étrange, le voici : nous vîmes avec netteté Stolberg, l’ami qu’Ouvarof avait trahi, et nous le reconnûmes quoique nous ne l’eussions jamais rencontré sur la terre. C’était un jeune homme au cou basané, aux moustaches blondes, aux yeux d’un bleu d’iris voilés de cils presque blancs. Ouvarof l’attendait au sortir d’un bureau dans un étroit escalier de sapin ; il descendait avec lui et se promenait à son bras. Plusieurs fois, tandis qu’ils marchaient, Ouvarof rejeta la tête en arrière et, abaissant les paupières, regarda d’un œil luisant la nuque rouge et frêle de son ami, qu’une main forte eût pu étreindre et serrer... Et aussitôt après, il se penchait en avant et lui souriait d’un air aimable... Stolberg racontait ce qu’il voulait commander à son tailleur pour son prochain mariage... Ferait-il venir des habits de Vienne ou de Londres ?... Cependant il caressait d’une main affable la vieille redingote d’Ouvarof, où un bouton manquait...

Nous vîmes ensuite, ou plutôt tout ensemble, le cabinet du banquier, dont la fille était fiancée à Stolberg... Avant d’entrer dans une antichambre claire, Ouvarof rencontra la jeune fille qui s’approcha et lui demanda des nouvelles de son ami... Il ne répondit pas d’abord, mais la regarda longuement, avec avidité, comme un enjeu ; il lui prit la main dans sa large main, en la caressant doucement. « Vous l’aimez donc beaucoup ? » demanda-t-il d’une voix rauque. La jeune fille ne répondit rien ; elle baissa le front, retira sa main et s’enfuit... Alors Michel eut envie d’elle et, quand il poussa la porte du cabinet du père, il était décidé à perdre son ami.

Nous les vîmes enfin, Stolberg et lui, sortant du cercle, à la nuit, dans la rue déserte... Stolberg était en habits de bal, sous sa pelisse. Il parlait d’une voix grasse et vacillante : « Ah ! mon bon... mon bon Michel, elle ne veut plus... elle ne veut plus de nous !... Elle avait une petite main jolie, plissée aux jointures,... avec un poignet mou, mou comme la gorge d’un perdreau mort... Je me saoulerai, je me saoulerai... pas ce soir... une autre fois... » Ici, Ouvarof tira son bras pour l’empêcher de chanceler, si vivement que sa pelisse s’écarta, et qu’on vit son plastron empesé, sa cravate blanche, son cou rouge et niais... « Gueuse ! Gueuse ! gronda-t-il ; qu’elle me rende au moins mon baiser !... oh ! un bon baiser !... ça suffit, n’est-ce pas ? pour que l’autre soit... soit déjà... Vois-tu, mon vieux Michel, je l’ai embrassée une fois, comme ça,... près des lèvres... » Et Stolberg étendit ses bras tâtonnants vers Ouvarof. Sa bouche ouverte exhalait une odeur d’eau-de-vie...

À ce moment nous aperçûmes que toutes les âmes de ses ancêtres sauvages avaient reflué dans le cœur d’Ouvarof et gouvernaient son bras. Il leur obéit stupidement... Il fit un geste de la main au-dessus de sa tête, comme l’adieu que fait à la terre un homme qui se noie en vue de la rive... Il sortit brusquement de sa poche un revolver court, et, à bout portant, le déchargea dans la poitrine de Stolberg, parmi les plis de son manteau, qui étouffèrent le son... Stolberg chancela, s’aplatit sur le sol... Ouvarof, par le même instinct aveugle, hérité d’ancêtres brigands, morts depuis des siècles, se baissa, ramassa la bourse de Stolberg qui avait glissé sur le trottoir, tira de ses doigts ses bagues, arracha sa montre à tâtons, puis s’éloigna très vite.

Il marchait, la tête en avant, sans précautions, ne remarquant même pas que la chaîne de Stolberg pendait hors de la poche de son paletot... Sa volonté était engourdie ; ses yeux étaient fixes... Il rentra tout droit dans sa chambre, une petite chambre froide et grise... La fureur l’envahit : il découvrit l’inutilité suprême de ce qu’il avait fait... En face de lui, au mur, était clouée une petite photographie sans cadre qui représentait un enfant sur les genoux de sa mère, la femme aux sourcils durs... « Mauvaise, mauvaise race ! » cria-t-il tout haut ; il saisit dans sa poche son pistolet encore tiède, visa le portrait, tira le coup... La balle s’aplatit au mur, faisant une tache noire sur la photographie ; elle avait enlevé à la fois la tête du fils et celle de la mère... Alors il se jeta sur son lit, la face dans l’oreiller, se prit les tempes et murmura : « Où vais-je ; où vais-je ? » Sa volonté enfin se réveillait en lui, se révoltait, non pour le faire agir – il n’était plus temps, – mais pour le tourmenter, mérite égal, aux yeux de l’âme. Ce qu’il avait commis, il n’y consentait pas. « Non ! non ! » grondait-il en tordant ses doigts ; il appelait Stolberg, non pas à voix haute, mais par un soupir qui n’arrivait pas jusqu’aux lèvres, avec ardeur, avec amour ; tandis que, non loin de là, dans la rue, des hommes emportaient un corps inerte, et que d’autres s’arrêtaient, sur le bord d’un trottoir, devant des traces brunes de sang, lavées par la pluie fine du matin...

La ligne faisait péniblement, mais décidément, un crochet dans le ciel.

Ainsi la volonté nous paraissait lutter contre le sang et la race. Chacune des flammes, attentives à ce spectacle, devenait plus claire, plus éclairante... Semblables à des foyers où l’on jette des brassées de sarments, elles se ravivaient ainsi : seulement, ce qui les alimentait, ce n’étaient pas des sarments, c’était un peu de vérité avec un peu de justice.

Cependant la destinée de Michel était en suspens et comme entre des ciseaux prêts à couper.

Nous entendîmes nettement qu’en une révolution de soleil l’affaire serait jugée, heure pour heure, et que l’absolution, si elle était prononcée, s’exprimerait par une étoile tombée du ciel. Si étrange que fût cette décision, il n’y eut là rien qui, dans le moment même, nous surprît.

Aussitôt les flammes, et celle qui était moi comme les autres, furent dispersées par un grand souffle.

Comme l’eau qui tombe d’un seul coup, au fond d’une gouttière de plomb, mon âme retomba brusquement dans mon corps. Mon haleine reprit le chemin de ma gorge, de mes narines ; mon pouls se remit à battre ; je sentis que je redevenais quelque chose d’épais et de gémissant, un être soumis au sommeil, à la fatigue et à la mort.

 

 

III

 

Cependant, quand je m’éveillai, la lueur grise du matin entrait dans le réduit. Le coq avait chanté. Je fus debout en une seconde : nous devions partir à l’aube.

Une idée me saisit : à quoi bon préparer l’attelage de Michel Andréiévitch ? Il n’irait pas à Strarodoub, puisqu’en ce moment son âme était devant Dieu. – Mais je chassai cette idée comme née d’un rêve, et je sortis.

Je traversai la cour portant le harnachement de mes chevaux pour es atteler, quand j’aperçus Annouchka qui descendait l’escalier extérieur précipitamment ; elle semblait folle.

– Jésus ! cria-t-elle en me voyant ; dans son lit !... dans son lit !

– Eh bien ?

– Michel Andréiévitch...

– Eh bien ?

– Il est mort.

– Je le savais, répondis-je.

Annouchka était si troublée qu’elle ne remarqua pas cette parole singulière.

Cependant je restai debout dans la cour, tenant toujours les harnais et les rênes... À présent rien ne me pressait plus : une autre voiture était venue avant la mienne, qui avait emmené celui que j’attendais.

Dans la matinée, j’allai, sur un de mes chevaux, quérir le pope de la paroisse voisine. Ensuite je façonnai la croix de paille qu’on mit devant la porte pour avertir que sous ce toit un chrétien venait de mourir. Un courrier partait en même temps vers la famille de Michel Andréiévitch.

Je montai avec le pope dans la chambre mortuaire ; je tins le cierge, je tins l’eau lustrale, je dis les répons ; mais, au milieu des cérémonies du culte, je ne pouvais m’empêcher de penser au Jugement.

Le soir, je rentrai dans la chambre pour y veiller, assisté d’Annouchka. Une lampe chétive nous éclairait. Je récitais les oraisons, mais je m’interrompis bientôt... Il n’y a que la bonne volonté des hommes qui puisse, après leur mort, prier pour eux. – Ma compagne, de son côté, se cachait la tête dans son tablier, transie de peur, sans rien dire, car la figure de Michel portait la marque d’une inquiétude si terrible qu’on ne pouvait la regarder sans un frisson.

Toutes les heures de la nuit sonnèrent jusqu’à trois heures du matin... Voici le moment, pensai-je. Je me levai et Annouchka avec moi, mais sans savoir pourquoi elle se levait. Je me mis devant la fenêtre, j’attendis un peu ;... tout à coup une très belle étoile glissa à l’horizon.

Aussitôt je regardai le mort ; je vis sur son visage une grande sérénité, presque un sourire.

– Sœur, dis-je à Annouchka, viens te mettre à genoux ici, près de moi, pour adorer le Dieu de justice. Cet homme que nous condamnions est absous.

 

J’ai raconté ces choses vraies pour vous rappeler qu’en somme nul parmi nous ne peut se dire juste. C’est pourquoi soyez doux aux durs, attendez, pardonnez, et ne jugez point.

Amen.

 

 

Paul DESJARDINS.

 

Paru dans La Semaine littéraire le 9 septembre 1899.

 

 

 

 

 

 

 

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