Rachetée sous les roses
de Mytilène
par
Jean DESMERS
Presque tous les détails de ce récit ont été vécus et s’inscrivent en marge de la douloureuse histoire de l’Asie Mineure en 1922 ; mais la trame qui les unit est fictive.
NIGEMÉE, assise sur ses talons devant les pistaches qu’elle vient de passer dans le sel, les éparpille sur le pavé de la terrasse.
Vêtue à la musulmane, d’un petit boléro multicolore et de larges pantalons grenat, elle paraît avoir treize ou quatorze ans. Un foulard de soie mauve qui enserre la tête laisse s’échapper deux lourdes tresses noires ; son visage ovale d’Arménienne aux lèvres fortes, au nez aquilin, aux sourcils très droits se rejoignant presque entre les deux yeux, se marbre des taches mobiles de lumière et d’ombre que jette le soleil à travers la tonnelle.
La toute petite terrasse où l’enfant travaille s’abrite contre la maison d’Efendi-Hahmet, l’un des plus riches musulmans de l’île de Mytilène ; à gauche, l’habitation des femmes, belle maison carrée aux fenêtres garnies de toile métallique ; à droite, reliée par une galerie qui passe sous la terrasse, le quartier des hommes, le divan où Hahmet reçoit ses amis, ses clients ; entre les deux corps de logis, le petit jardin clos où foisonnent en ce mois d’avril, les roses, les belles roses de Mytilène. Elles fleurissent en désordre, elles embaument l’atmosphère ; leurs guirlandes montent, enlacent le petit escalier de bois, escaladent la terrasse, l’enveloppent et forment comme un voile léger qui permet à Nigemée de regarder, sans être vue, la plage ensoleillée où travaillent les pêcheurs.
Les grosses barques se balancent aux amarres ; à droite, la petite ville de Mételin et sa citadelle, qui projette dans la mer ses bastions bas et vétustes ; d’autre part les jardins, les rochers fleuris de magnolias et de rhododendrons. La mer est d’un bleu indéfinissable et les perles blanches des vagues jouent à perte de vue sur son émail. Tout là-bas les côtes d’Asie aux nuances infiniment douces... et ce sont d’autres horizons, des plans de montagnes qui se succèdent, les côtes déchiquetées et l’entrée du golfe de Smyrne où glissent les chalands – les voiliers... Sur toutes choses, la lumière du matin enchante sans éblouir.
« Taidée, Taidée, viens m’aider », crie une voix enfantine.
Taidée est le nom musulman de la petite Arménienne. Nigemée va au-devant de la gentille enfant qui l’appelle, et voit Léla, sa petite maîtresse, bien embarrassée au milieu de l’escalier, cherchant à faire monter un bel agneau qui se débat. Les deux enfants unissent leurs efforts et le hissent sur la terrasse.
« Vois, Taidée, l’agneau que m’a donné mon père pour la fête des moutons ; n’est-ce pas qu’il est joli, qu’il est doux ? »
Léla enfonce ses mains dans la laine blanche, s’éloigne, appelle son agneau en lui montrant du sucre, le fait courir, puis l’embrasse. Sa tunique est aussi blanche que la laine de l’agnelet, et sur le front de l’enfant, l’indispensable perle bleue oscille entre les cheveux bien tressés.
« Taidée, viens t’amuser aussi, c’est la fête du mouton ; si tu avais vu les autres qu’a achetés mon père ; bientôt on les tuera. Ah ! te souviens-tu, l’année dernière j’avais peur, très peur, et pourtant je ne pouvais m’empêcher d’aller voir ; c’est Mémeth qui les tue, il y a du sang... on marche dedans... mon père trempe sa main dans ce sang et l’applique sur la porte de la maison ; une grande main rouge.
« Taidée, tu pleures, pourquoi ?
– Moi aussi, dans mon pays, mon père me donnait un mouton, on le tuait le Samedi-Saint pour le jour de Pâques.
– Eh bien ! tu viendras cette année à notre fête, ça vaut bien la Pâque des chrétiens, ne sais-tu pas faire la prière comme maman a dit : on se lave les mains et les bras et puis... comme ça... » Et la petite fille, très sérieusement, s’assied par terre, plaçant un petit doigt dans chacune de ses oreilles ; mais Taidée pleure toujours.
« Écoute, Léla, tu dis : on marche dans le sang... c’était comme cela quand on a tué ma mère. »
La petite musulmane, toute frémissante et curieuse, se fait câline :
« Oh ! pauvre Taidée, raconte-moi. »
Elles sont maintenant assises l’une près de l’autre, blotties contre le mur de la maison, sans penser à l’agneau, ni aux pistaches.
« Il y a longtemps, mais je m’en souviens bien... Nous étions dix frères et sœurs et mon père était riche, très riche, plus que ton père, Léla ; nous avions à Mardin une grande maison très belle, avec beaucoup de tapis, et mon père avait un magasin et beaucoup d’amis ; mes frères étaient plus grands que moi et ils m’aimaient beaucoup, Garabeth surtout qui faisait tout ce que je voulais.
« Un jour, je jouais sur la terrasse avec les enfants du voisin, un Turc, quand nous avons entendu de grands cris dans la rue ; les gens passaient très excités, frappant sur le tam-tam, avec des hurlements. Nous avons cru que c’était une noce, mais bientôt ma mère m’appelle et vite, vite, mes frères, mes sœurs, tout le monde, on nous fait courir chez le voisin. Le soir, on a entendu des cris et des coups de fusils sur les terrasses, dans les jardins, dans les rues, partout. C’était le massacre des chrétiens qui commençait parce que la guerre sainte était déclarée1. Mais je ne comprenais pas et nous restions bien cachés chez les Turcs. »
– Oh ! je suis contente, Taidée, que ce soit des musulmans qui t’aient sauvée.
– Oui, nos voisins étaient bons, comme ta mère, mais on me défendait de sortir, de parler ; je m’ennuyais, je demandais mes jouets, on ne pouvait retourner à la maison pour les chercher, même Garabeth n’osait pas. Ma tante voulut venir voir si nous étions encore là ; elle fut blessée dans la rue et mourut au milieu de nous.
« Une nuit, mon père nous a fait partir, lui, il voulait rester à Mardin, alors il a chargé mes frères de nous conduire, ma mère, mes sœurs et moi, à un village tout proche.
« Ce village était habité par des Bédouins presque tous musulmans qui ne nous ont pas fait de mal. Nous nous croyions bien cachées, mais le temps passait et nous n’avions aucune nouvelle de mon père.
« Un soldat Turc, connu de la famille musulmane, passa un jour par le village. Il disait qu’il savait où était mon père et s’offrit à conduire maman près de lui ; seulement il refusait d’emmener les enfants.
« Je ne me souviens plus de ce que l’on dit. Nous pleurions tous ; à la fin maman espérant retrouver mon père, s’est décidée à laisser les grands et à emmener les trois plus petites qui ne pouvaient se passer d’elle : moi, Zaoura et la petite Ouardée qu’elle portait. Le soldat nous a fait marcher longtemps, longtemps. À la fin, nous sommes arrivés à un endroit où il y avait beaucoup d’autres soldats qui tuaient des chrétiens. Par terre il y avait des hommes, des femmes, la bouche ouverte. J’avais peur et ma mère nous disait : « Ne regardez pas, mais priez Notre-Seigneur. »
« Un officier turc arriva, il dit à ma mère : Veux-tu venir avec moi, tu seras riche, tu auras des esclaves, tu ne feras rien du matin au soir.
« – Bien sûr que non, je n’irai pas avec toi, dit ma mère.
« Alors, on lui cria : Fais-toi musulmane ou l’on te tue.
« – Tuez-moi ; par le Sang de Notre‑Seigneur, je ne serai jamais musulmane.
« – Mais on prendra tes filles.
« – Ah ! tuez-moi si vous voulez, mais tuez mes filles avant moi, là, sous mes yeux.
« Nous nous serrions contre elle, mais un soldat arracha la petite Ouardée de ses bras, un autre lui donna un grand coup de sabre et elle tomba disant : Ô Christ !
Des soldats nous prirent et nous emportèrent chacune d’un coté différent ; je me débattais, j’essayais de mordre, j’appelais ma mère, peine perdue. Je n’ai plus jamais revu ni ma mère, ni mes sœurs, ni mon frère Garabeth, ni personne.
– Et où le soldat t’a-t-il portée ?
– Je ne sais, dans une famille où il y avait déjà d’autres petites filles chrétiennes puis dans une autre et je me souviens d’un garçon très méchant qui me battait, puis on a fait un grand voyage, j’ai vu la mer... on a pris le bateau, et depuis je suis ici.
– Et tu es très heureuse, n’est-ce pas ? Tiens, mange des pistaches, n’as-tu pas ce qu’il te faut ? est-ce que mon père n’est pas plus riche que le tien ?
– Oh ! mon père à moi était bien plus riche. »
Léla vexée regarde le paysage, puis bientôt, lasse du silence :
« Vois le gros bateau, vois donc comme c’est joli, il est tout brillant au soleil ; à l’arrière ce drapeau... vois-tu les couleurs ?
– Les mouettes tournent autour du bateau, qu’elles sont jolies, qu’elles sont jolies !
– Comme il y en a... Oh ! ce serait bien amusant d’être mouette.
– Tiens, regarde donc, est-ce donc une barque qui vient là-bas ? Avec sa voile blanche, je l’ai prise pour un oiseau.
– C’est qu’en effet, elle avance bien vite... elle vient tout droit sur nous.
– Attends... attends... bientôt on pourra compter les rameurs. »
Et les petites filles restent là, accoudées à la balustrade ; leurs deux têtes blotties dans le feuillage, Léla reprend :
« Un... deux... trois... cinq... six... tous rament ensemble, c’est magnifique.
– Les vagues soulèvent le bateau, puis il retombe... attendons encore un peu et nous verrons qui descendra.
– Vois ce gros homme qui se frotte les mains... ça doit être le patron...
– Et celui-ci, qui lui parle... il a une autre mine ! tiens, il serre la main du patron et s’en va sans payer.
– Il a été conduit par charité.
– C’est un mendiant ; qu’il est mal habillé !
– A-t-on jamais vu quelqu’un de si maigre, et la tête qui penche en avant !
– Mais quelle figure ! comme s’il n’avait pas mangé depuis huit jours, et comme un paysan !
– Je ne sais pourquoi, on dirait un chrétien et tous ceux de la barque aussi.
– Voilà qu’il demande son chemin à un garçon... Tous les autres courent en riant pour le voir ; bien sûr que c’est un chrétien pour qu’on se moque de lui ainsi sans qu’il réponde ; par Fatma ! on lui montre notre maison... Non, ça ! ce n’est pas possible, il viendrait ici ! Sans doute pour demander l’aumône... Pauvre homme, je ne voudrais pas être sa fille ! »
Léla continue ses remarques railleuses, mais depuis un moment elle parle seule.
« Comme tu le regardes, Taidée ! veux-tu aller avec lui ? Ça irait bien, je te dis qu’il est chrétien... Tiens, parions que c’est ton frère !
– Oh ! mon frère était grand, et beau, et riche.
– Voilà qu’il a tourné la rue, on ne le voit plus ; allons, amusons-nous. »
Taidée ne répond pas et reprend son travail, remuant machinalement les pistaches ; quelque chose lui serre le cœur.
« Taidée, viens vite, on t’appelle », crie Zara du milieu du jardin.
L’enfant pâlit et ne bouge pas.
Zara monte à la terrasse et l’entraîne ; mais voici sa maîtresse Munirée qui accourt avec ses belles-sœurs Mufida et Rafate. Elle crie, elle pleure !
« Taidée, Taidée, ne t’en va pas... Taidée, n’es-tu pas ma fille ? Est-ce que je ne te nourris pas comme mes enfants ? N’as-tu pas de beaux habits ? Que veux-tu ? je te le donnerai. Taidée, ne sois pas ingrate, c’est moi qui t’ai recueillie. Je suis ta mère, voici tes sœurs, reste avec nous... »
On l’embrasse, on la dorlote.
« Si tu vas avec ce pauvre, il te fera mendier.
– Il te fera travailler.
– Tu auras faim.
– Il te revendra.
– Tu tomberas malade.
– Tu deviendras aveugle.
– Il va nous jeter un sort ; il a le mauvais œil, touche bien ta perle bleue.
– Et puis, tu sais, il est chrétien ; un jour on le tuera, et toi aussi.
– Oh ! le méchant homme ! il dit qu’il est ton frère, n’est-ce pas que ce n’est pas vrai ?
– Dis-lui qu’il ment. »
Au milieu des lamentations et des prophéties de malheur, Nigemée est conduite à la maison des hommes, les femmes s’arrêtent à l’entrée ; c’est la première fois que Nigemée entre en cet appartement, la frayeur et la honte la bouleversent ; elle recule et s’accroche au tapis qui sert de portière. Mais Mèmeth, le vieux serviteur, la pousse en avant.
Au divan, elle aperçoit son maître parlant avec l’homme entrevu tout à l’heure, le pauvre qui vient d’aborder à Mytilène.
Elle n’en peut douter maintenant, c’est bien Garabeth. Émue, bouleversée jusqu’au fond de l’âme, elle se jette contre le mur cachant sa figure de ses deux mains
« Ah ! te voilà enfin, dit Hahmet ; eh bien, c’est ton frère, tu peux te montrer. »
Pas un mot, pas un geste.
L’homme la regarde, anxieux.
« Nigemée, mais Nigemée, ne reconnais-tu pas ton frère Garabeth ? »
Sans répondre, l’enfant se tourne encore plus vers le mur. Mèmeth se tient près d’elle comme pour la défendre et l’encourager.
« Allons, dit l’inconnu, je t’emmène, il y a assez longtemps que je voyage pour te retrouver ; je te conduirai près de Saoura, notre sœur, que j’ai déjà rachetée. »
Nigemée lève un peu le menton, ce qui en Orient, équivaut à un « non » catégorique.
« Alors, tout est dit, conclut Hahmet ; vous le voyez, l’enfant est fort bien ici, je ne tiens pas à la vendre et si elle veut rester, vous n’avez rien à réclamer.
– Malheureuse enfant, s’écrie Garabeth ; pense à ta mère, à ton père qu’ils ont massacrés, et toi, tu veux rester avec leurs bourreaux ? »
Silence.
« Ingrate, ne me suis-je pas privé de tout pour ramasser ta rançon afin de sauver ton âme. Penses-y, Nigemée, tu deviens grande ; veux-tu vivre en musulmane ?
– Je ne suis pas Nigemée, mais Taidée.
– Que dis-tu, Nigemée ? de par ton baptême tu es chrétienne et pour toujours. »
Elle hausse les épaules.
« Ah ! que DIEU te châtie ! » s’écrie l’homme
Il voudrait bondir sur sa sœur, mais on s’interpose. Déjà Mèmeth attire la fillette en arrière et la remet aux femmes, tandis que son maître congédie l’Arménien :
« Gardez votre bourse, mon ami, je n’en ai que faire. »
Fou de rage et de douleur, Garabeth sort de la maison ; il marche sans savoir où il va, sous l’éblouissement du soleil de midi.
« Perdue, elle est perdue pour toujours, et par elle-même », répète-t-il.
Il se trouve bientôt dans la petite cité, une église grecque à cinq coupoles s’ouvre devant lui. Il y entre ; l’église est vide et nue ; seules deux icones veillent à la porte fermée du sanctuaire : « Kristhos, Marika. C’est vous qu’elle a reniée ! » murmure Garabeth. Il s’effondre sur un banc qui court le long du mur, la tête dans ses mains, les coudes sur les genoux, il sanglote et il prie.
Sur la petite terrasse que tache l’ombre des roses, sans une larme, Taidée, le regard perdu dans le vague, répète indéfiniment :
« Non, pas Nigemée, mais Taidée. »
Midi... La boule dorée a glissé le long de sa hampe sur la coupole de la mosquée principale. Du petit minaret voisin, le muezzin crie :
« Ya Illah illalah Mohamed Ressoul illalah. »
La figure de Taidée se contracte ; serait-elle musulmane vraiment ?...
Cependant le soleil brille toujours ; là-bas, les côtes d’Asie s’effacent dans la lumière éblouissante, les mouettes ont disparu ; les voiles sont repliées, les barquiers dorment.
« Allah hou agbar, Allah hou akbar... » clame le muezzin.
« Taidée, viendras-tu manger ? crie de loin Zara.
– Bah ! laisse-la à son caprice, dit Munirée compatissante, quand elle aura faim, elle descendra. »
Les femmes, à tour de rôle, viennent trouver Taidée, la cajolant, lui promettant bonheur et fortune.
Vers le soir, Léla accourt tout émue.
« Ah ! Taidée, si tu savais ce que je viens d’entendre ! Mon père a peur que ce méchant homme revienne te prendre, alors il va t’envoyer chez mon oncle à Magnésie, bientôt, peut-être demain. Ah ! Taidée, nous ne ferons pas ensemble la fête des moutons.
Il s’agit bien du mouton !... Et Nigemée pense avec désespoir :
« C’est fini, il ne pourra revenir, je ne pourrai demander pardon. »
À l’heure du couchant, les montagnes de Mytilène jettent leur ombre bleue sur la petite ville en fête ; on entend des musiques de tambourins dans les demeures musulmanes ; les roses embaument plus fort, les jets d’eau chantent plus gais... Nigemée est seule sur la terrasse... Dans sa tête bourdonne toujours le refrain obsédant :
« Non plus Nigemée, mais Taidée. »
*
* *
Le lendemain, de très bonne heure, on a affublé Nigemée d’un tchaf-chaf qui recouvre une simple petite robe à la mode d’Occident. Zara, qui doit la conduire, est également voilée de noir. Il y a de grands adieux, des promesses de revoir et, suivies de près par Mèmeth, les deux voyageuses traversent la ville. Sur le seuil des demeures chrétiennes, les enfants jouent avec les agneaux que l’on immolera dans deux jours, car c’est le Jeudi-Saint. À toutes les églises, les cloches carillonnent, et Nigemée s’en va dans son désespoir.
Un grand vapeur est mouillé dans le port de Metelin, il mettra cinq heures pour gagner Smyrne. Zara et Nigemée sont conduites jusqu’au petit salon du bateau où s’entassent les femmes musulmanes. Des enfants dorment ou geignent entre de grands coubés de provisions. Sur le pont, les hommes en tarbouches fument et se promènent.
Le Lesbos lève l’ancre. Nigemée colle ses yeux contre les vitres du petit salon, et de Mytilène qui s’éloigne, ne voit plus que les coupoles dorées des églises grecques que le soleil levant fait briller au flanc des montagnes.
*
* *
Smyrne, le brouhaha du quai, l’agitation des porteurs, des cochers. Nigemée, sous son tchaf-chaf, voit mal les gens et les choses : « Si Garabeth était là !... s’il m’emportait ! »
Mais non, l’occasion perdue ne revient pas. Zara tient vigoureusement la fillette par le bras. Mèmeth fait bonne garde.
On arrive au quartier musulman ; par une petite porte très basse, pratiquée dans une porte cochère monumentale, les voyageuses pénètrent dans la demeure d’un parent d’Hahmet. Réception cordiale parmi les femmes. Elles servent aux voyageuses un fin dîner, puis on bavarde ; on complimente la fillette sur sa beauté, ses cheveux, ses mains, sa robe à la mode de Paris.
« Il paraît que Moustafa Kemal veut que toutes les femmes soient habillées ainsi.
– Qu’en sais-tu ?
– Au bain, hier, on le racontait.
– Il voudrait même qu’on sorte sans tchaf-chaf.
– Et en entendant ça, Ouajia a fait un tel mouvement que Santig, qui lui mettait du Kohol aux yeux, lui en a barbouillé toute la figure.
– Ici, on ne fera jamais cela ! Sortir dévoilée.
– Ça dépend, si Moustafa arrive à commander.
– Mais Smyrne n’est pas à lui.
– Il paraît que son armée n’est pas si loin, là-bas dans les montagnes, et si les Grecs sont vaincus...
– Smyrne n’est pas aux Grecs non plus.
– En tous cas, ils y sont. »
Ainsi parlant on fume, on croque des bonbons et la soirée se passe.
Smyrne n’est qu’une étape, et le lendemain à l’aube, Zara et Nigemée partent pour Magnésie.
Dès que le train a dépassé les habitations, les femmes ouvrent les fenêtres du wagon et s’enivrent de la joie d’un semblant de liberté.
La voie longe la mer d’abord, puis les marais salants, enfin de belles cultures, vignes aux pampres chargés de grappes, arbres fruitiers, villas ombragées de mimosas et de cyprès.
On approche des montagnes. Longtemps le train suit les caprices des gorges. Nigemée respire l’odeur des pins et aussi de la mousse et des fleurs qui tapissent les sous-bois. Son âme est anxieuse. Qu’est-ce que cette ville de mystère où on la conduit ? La route se fait longue, point d’horizon, des montagnes, toujours des montagnes.
« Oui, c’est dans un tombeau qu’on me pousse », se dit-elle.
Et, se rejetant au fond du compartiment, Taidée pleure en silence.
Magnésie s’étage au flanc de l’énorme masse du Sipyle ; des toits de tuiles grises, des pins sombres et tordus, des coupoles et surtout des minarets grêles et pointus, pressés, dominateurs ; c’est la ville aux cinquante mosquées.
À cette vue, la petite Arménienne a un moment de terreur, puis se redressant :
« Eh bien ! oui, je suis chrétienne », prononce-t-elle enfin, dans sa volonté reconquise.
C’était la première fois depuis le jour fatal de sa grande lâcheté.
Aux lueurs de l’incendie
À Magnésie, dans la maison de Kiamil, Nigemée n’a pas retrouvé la vie facile de Mytilène. Sukéria, sa maîtresse, à qui elle a été imposée, ne l’aime pas et la fait travailler durement.
Quatre mois ont passé ainsi. Le soir du dimanche, 3 septembre, les servantes, après avoir déroulé leurs petits matelas sur les planches, dorment profondément.
Soudain des détonations, des cris... Les femmes s’éveillent. Qu’est-ce ?
« Tu as entendu ?
– C’est une noce...
– Une fête ?...
– La guerre sainte ?... »
De la fenêtre, entre les persiennes closes, on aperçoit des lueurs mouvantes, des flammes au loin.
Nigemée cherche à voir dans la rue ; là des hommes avec des lanternes en éclairent d’autres qui portent des tenikes2, à la façon des porteurs d’eau, mais ils versent le contenu sur le bas d’une maison, justement celle du Gouverneur musulman de Magnésie. Pourquoi faire cela en pleine nuit ?
« Ah ! soudain, ils ont lancé des boules grosses comme des oranges... un bruit affreux... puis de grandes flammes ; et maintenant ils arrivent à la maison de Kiamil. »
Là tout est déjà en émoi ; Kiamil lui-même se présente, il commande :
« Allez immédiatement chez les Mamas.
– Les Mamas ? Ah ! oui, celles du dispensaire. »
Les femmes en hâte prennent leur voile ; celle-ci attache son enfant sur sa hanche ; Nigemée conduit Séminée et Amina par la main ; Sukéria éplorée prend ses bijoux dans son coffret, on sort par la petite porte du jardin. Dans les ruelles sordides les incendiaires ne sont pas venus encore, mais les bombes pleuvent sur la maison ; le groupe projette sur les murs une grande ombre mouvante. Nul n’ose se retourner pour s’assurer que ce n’est point la maison en flammes qui éclaire ainsi.
À la porte du jardin des Sœurs, une foule se bouscule déjà. Nigemée, indifférente à la désolation générale, sent en elle une joie étrange ; elle va donc les voir enfin, ces Mamas que tous vénèrent parce qu’elles soignent les malades. Séminée et Amina, qui vont à leur école, lui en parlent souvent, mais on a toujours refusé de l’y conduire...
Les Turcs terrifiés, qui cherchent asile chez les Religieuses parce qu’elles sont franki, chuchotent : « Laisse-t-on entrer ?
– Je crois que oui. »
Quelques-uns crient : « Pour l’amour du Christ et de saint Pierre, protégez-nous ! »
D’autres grondent : « Doucement, ne poussez pas. »
On pousse quand même et on entre. On se trouve sur une petite esplanade plantée de pins ; ils cachent un peu le ciel et les lueurs rouges du côté de la ville ; la maison est à quelques pas sous les arbres. Près de la porte, deux silhouettes blanches se dessinent, on les voit mal ; ce sont les religieuses, mais l’une d’elles tient une lanterne, la braque sur tous ceux qui entrent, cela aveugle tout en montrant le chemin.
Une des Sœurs prie les hommes d’attendre un peu dans le jardin et fait entrer les femmes dans une grande salle encombrée de tables et de bancs.
« C’est la classe », murmure Amina à l’oreille de Nigemée qui a peine à cacher sa joie.
Dès qu’elles se sentent en sûreté, les musulmanes retrouvent la parole... la pensée de leurs maisons abandonnées qui brûlent peut-être en ce moment leur revient. Elles gémissent et se désespèrent.
Une religieuse console, encourage, fait asseoir les grand’mères sur les bancs ; mais elles sont plus à l’aise par terre, le dos contre le mur, elles bercent les bébés sur leurs genoux.
Il y a aussi de grandes filles chrétiennes, des orphelines, qui vont et viennent, apportent des couvertures, les étendent sur les tables, aident à y coucher les enfants. Quelques-uns s’endorment, d’autres ont trop peur et regardent partout étonnés.
À chaque explosion de bombes, ce sont des cris, des pleurs.
Les premières lueurs du jour apportent un peu de courage. Des femmes voudraient retourner chez elles. Si l’on pouvait retrouver ceci, cela. Les religieuses affirment qu’au couvent il n’y a rien à craindre. Mais que mangera-t-on ? Sukéria regrette le beau gâteau qu’elle a fait hier. Si Taidée allait le chercher ? Taidée est bonne aux corvées, c’est connu ; une autre servante qui veut ramasser ses hardes, s’offre à l’accompagner.
Le bruit des bombes s’est calmé, un peu, les deux jeunes filles sortent furtivement de l’enclos. Quel spectacle ! L’incendie forme à certains endroits des murs de flammes ; les bestiaux hurlent dans les étables fermées ; d’autres, qui ont pu s’échapper, errent par les rues. Taidée et sa compagne ont à peine fait quelques pas ; elles voient un Turc venir en courant, il les croise, et par un petit chemin sur la droite, s’enfuit dans la campagne. Peu après, d’autres font de même, puis un groupe de femmes qui crient :
« Sauvez-vous, les voilà ! »
Taidée fait volte-face, entraîne Nesha :
« Chez les Mamas, vite ! »
Elles arrivent et jettent l’alarme dans le camp improvisé :
« Les voilà. »
On a compris, tous se cachent dans la maison. Seules, deux religieuses restent près de la porte du jardin, et derrière elles, Taidée, qui sans rien dire, ne les quitte pas des yeux.
On voit venir les incendiaires, portant deux tenikés au bout d’un bâton appuyé sur l’épaule, ils commencent à verser la benzine contre les murs du jardin ; les Sœurs se présentent, l’une d’elles parle en grec :
« Qu’allez-vous faire ? ne brûlez pas. Il y a ici des orphelines, nous sommes pauvres, pourquoi brûler ? »
Au son de leur langue, les incendiaires s’arrêtent :
« Oh ! c’est comme ça ! Bien on s’en va ! Mais si vous ne voulez pas que d’autres viennent, mettez une grande croix qu’on voie bien, là, sur la porte. »
Sur une pièce d’étoffe blanche, on coud une croix de laine noire ; et ce drapeau pend devant la porte. Mustapha, le kawas du Gouverneur, l’y installe lui-même. Nigemée jubile.
« Ah ! la croix ne leur déplaît pas aujourd’hui ! »
De la maison d’en face, une minoterie, d’immenses flammes s’élèvent ; les incendiaires s’éloignent, dans une heure ils reviendront piller à leur aise.
Le jardin des Sœurs est plein de réfugiés ; deux ou trois cents personnes, des notables turcs surtout, car ce sont ceux-là que les pillards recherchent et maltraitent.
Que faire ? Va-t-on rester longtemps ici ? Les religieuses s’excusent, elles n’ont pas de provisions pour nourrir tant de monde, « mais le bon DIEU qui n’oublie pas ceux qui se confient en lui y pourvoira sans doute », disent-elles.
En effet, pendant que les incendiaires continuent plus loin leur sinistre besogne, des hommes vont sur la route, arrêtent les vaches, les moutons qui passent affolés et les poussent dans le jardin.
Immédiatement tout le monde est au travail sous les grands pins. Quelle boucherie ! Ici on égorge, là on dépèce, plus loin les feux de cuisines s’allument.
Pendant ce temps les étincelles pleuvent. Les femmes turques se mettent aussi à l’ouvrage ; elles sont allées chercher de la farine dans la minoterie en flammes et pétrissent le pain.
Au dispensaire des Sœurs, on apporte des hommes couverts de brûlures, d’autres blessés par les effondrements ; et toute la journée, deux religieuses ne quittent pas la porte, montant la garde, renvoyant les bandits.
Elles montrent la croix et le drapeau ; la nuit elles allument une lanterne pour éclairer la croix qui est leur seule sauvegarde.
Le second jour, nouvel émoi ; un bruit court : les Mamas vont partir.
En effet, les orphelines se mettent en rang sur l’esplanade, chacune un petit paquet à la main.
Dès que la Supérieure apparaît, les Turcs l’entourent ; avec larmes et à genoux, ils la supplient :
« Mama, ne partez pas. C’est la mort pour nous. Si vous nous abandonnez, nous sommes perdus, et nos femmes et nos enfants. »
Mère Supérieure les regarde avec bonté derrière ses grosses lunettes cerclées de noir. Pendant les longues années qu’elle a passées en Orient, combien de détresses de tous genres n’a-t-elle pas secourues ?
« Non, je ne partirai pas, dit-elle, j’éloignerai seulement les orphelines et quelques Sœurs car pour elles aussi il y a danger. »
Elle reste en effet avec deux autres religieuses ; trois femmes pour défendre trois cents hommes. Elles restent seules dans la ville musulmane que tous les chrétiens fuient. Elles ont, pour les protéger, l’Eucharistie, le prêtre et leur charité.
Six grandes orphelines obtiennent de partager le sort des religieuses. Parmi ces six, Nigemée en a remarqué une qui ne paraît pas être grecque, elle s’approche :
« Serais-tu Arménienne, par hasard ?
– Oui je suis Arociak, de Mardin.
– Ah ! c’est comme moi. Dis aux Mamas que je voudrais tant leur parler.
– Mais ce n’est pas difficile, tu les suis déjà comme leur ombre. »
« Ma mère, voyez celle-ci, elle est Arménienne comme moi.
– Comment vous appeliez-vous, enfant ?
– On me nomme Taidée, mais mon vrai nom est Nigemée. »
Elle rougit ; est-ce de honte ou de plaisir ? Elle est confuse d’avouer sa servitude, elle est fière de réparer son apostasie.
« Vous êtes chrétienne, alors ? »
Elle baisse la tête, et cette fois le remords est trop grand, la pauvre petite se couvre la figure de son bras.
La religieuse comprend et n’insiste pas.
« Mais vous avez un maître ? Voyons, quel est-il ?
– C’est Kiamil, ma maîtresse est Sukéria qui fait le pain dans le jardin, elle ne m’aime pas.
– Je parlerai à Sukéria. »
La religieuse parle en effet. Elle demande la petite fille pour aider au couvent, propose de la garder avec les six orphelines. Sukéria n’ose refuser :
« Tout ce que j’ai est à vous, Mama. »
Ce soir-là, Taidée couchait dans le dortoir des orphelines et ne fit jamais de rêves plus enchantés. N’avait-elle pas entendu le soir la prière des chrétiens ? N’était-elle pas entrée dans leur chapelle ? Tout lui reproche sa honte et pourtant elle est heureuse, heureuse.
*
* *
Au matin du troisième jour, tumulte sous les fenêtres. Sur la route les pillards d’hier, chargés du butin, déferlent vers la gare.
Un grand silence règne dans la ville.
Une heure après, musique de fanfare, puis tapage de chariots, de ferraille, des cris, des acclamations, des plaintes.
C’est l’armée turque.
Les notables, et, parmi eux, Kiamil, vont au-devant des généraux. À son retour, ce dernier vient chercher les femmes de sa maison. Le vide se fait dans la cour.
Ce n’est pas pour bien longtemps. Des Kémalistes arrivent, apportant des blessés ; ils sont reçus au dispensaire et aussitôt soignés.
Pendant ce temps, d’autres soldats défoncent le portail et pénètrent dans le jardin ; ils y font entrer leurs camions ; la maison de l’école est aussi envahie.
Dans la ville, les églises sont profanées, les saintes images brûlées. Les soldats installent leurs cuisines dans le sanctuaire de l’église latine, leurs chevaux dans la nef.
Immédiatement, le massacre des chrétiens commence. Les prisonniers sont les premières victimes. Ramassés en route, c’est une bande toujours grossissante de malheureux, riches ou pauvres, paisibles habitants du pays, voyageurs ou soldats en déroute.
Les Turcs les ont parqués comme un troupeau dans un petit champ en face de l’habitation des religieuses.
Taidée et d’autres enfants les regardent des fenêtres. Spectacle horrible ; ces hommes sont entassés debout, harassés de fatigue, tête nue sous le soleil brûlant. Leur figure exprime une immense détresse. Ceux qui bougent reçoivent des coups de crosse de fusil, tous hurlent de faim. Un passant, ayant jeté sur eux une croûte de pastèque, ils se bousculent à qui l’aura.
Les orphelines alors courent chercher du pain et le leur jettent. Soudain, Nigemée pâlit et rentre dans la pièce en sanglotant. On l’interroge, et c’est mot par mot qu’il faut lui arracher son histoire.
« J’ai vu Garabeth.
– Qui est Garabeth ?
– Mon frère qui est venu à Mytilène.
– Mytilène est bien loin, que venait-il y faire ?
– Me chercher, et je n’ai pas voulu le suivre. »
Les aveux ainsi continuent.
« Mama, je ferai pénitence, mais Garabeth, oh ! sauvez-le ! »
Elle veut le voir encore et retourne au balcon ; une religieuse est auprès d’elle.
Garabeth, car c’est bien lui, regarde de ses grands yeux dilatés par la souffrance. Son visage est plus hâve que jamais ; pourtant, à la vue de la religieuse, un sourire l’éclaire. Ses lèvres remuent, que dit-il ? Ah ! si l’on pouvait courir à lui ! Mais les soldats barrent la route. Nigemée devine sa pensée, elle fait un grand signe de croix et pose la main de la religieuse sur son épaule. L’homme a compris, il porte sa main à ses lèvres, à son front, et trace de loin un geste de bénédiction.
Le soir, les soldats bivouaquent et chantent dans le jardin. De l’autre côté de la route les prisonniers gémissent. Au loin, on entend le tac-tac obsédant de la mitrailleuse ; les chrétiens meurent là-bas en hécatombes.
Dans une petite pièce du premier étage transformée en chapelle, tous les feux éteints, trois religieuses et sept orphelines sont en prière.
Le De profundis succède aux Litanies. DIEU veille sur ses enfants, il ouvre le ciel à ses martyrs.
*
* *
De quoi demain sera-t-il fait ? Le religieux franciscain, curé de Magnésie, réfugié dans la maison depuis plusieurs jours, annonce son intention de dire la Messe pendant la nuit, la dernière peut-être. Toutes les orphelines demandent à se confesser et à communier.
Et Nigemée ? Ne pourrait-elle faire sa première Communion ? Elle est encore bien ignorante, mais l’heure est solennelle, le danger imminent. C’est le prêtre qui en décidera. En attendant ce moment, une religieuse explique à l’enfant les merveilles de l’absolution.
Heure de grâce et de paix infinies. Avoir ployé sous le remords, cédé presque au désespoir et entendre le mot de pardon, le pardon de DIEU !
C’est la réhabilitation, le passé réparé. Ah ! si Garabeth savait ! Il est là, à quelques pas ; peut-être meurt-il en ce moment ! Nigemée voudrait mourir aussi pour expier sa faute. Oh ! il est étrange de sentir tant de joie en même temps qu’une si poignante douleur !
Le tac-tac lointain se ralentit, enfin il se tait.
Aux confessions succède la Messe. Toutes y assistent et communient ; l’enfant repentante s’approche de la sainte Table, le Père en a décidé ainsi, comme les autres elle a besoin du viatique des martyrs. DIEU élève les âmes au-dessus de la peur. Nul ne donnerait aujourd’hui sa place. Oui, Nigemée le sait maintenant : lorsqu’on est chrétien, c’est pour toujours, et dans son cœur elle adore le DIEU qui lui a pardonné.
Dès le matin, Nigemée court à la fenêtre ; elle cherche Garabeth et ne l’aperçoit plus... Pourtant les rangs des prisonniers sont singulièrement éclaircis.
Nigemée s’obstine encore à vouloir y découvrir son frère lorsque Mère Supérieure la fait demander au parloir.
En y entrant, elle voit devant elle le jardinier du couvent :
« Êtes-vous Nigemée, de Mardin ? demande-t-il.
– Oui. »
Nigemée tremble sans savoir pourquoi.
« Je suis chargé d’un message pour vous, continue Hassan ; hier soir, comme je passais près du camp des prisonniers, plusieurs en sortaient. L’un d’eux me fit un signe, j’ai marché avec lui pour ne pas être remarqué, et ce n’était pas facile. Sans doute il m’avait vu dans le jardin, car il m’a demandé :
« Tu viens du couvent ?
« – Oui.
« – Eh bien, ma sœur est là, c’est une Arménienne, elle s’appelle Nigemée. Écoute, tu lui répéteras mes paroles. »
Voici ce que dit Garabeth : « Reste toujours avec les religieuses. J’avais voulu te racheter avec de l’or, DIEU demande ma vie en échange de ton âme, c’est bien ! »
Au dernier mot, Hassan est sorti précipitamment, car un bruit de voix qui monte toujours arrive à la porterie.
Nigemée est tombée à genoux en sanglotant.
Mère Supérieure, malgré son immense pitié pour la pauvre enfant, est forcée de la quitter. Elle rejoint Hassan à l’entrée et se trouve en présence d’un officier suivi de quelques soldats.
L’officier réclame les orphelines, il dit avoir ordre de les conduire au Sérail : elles y seront plus en sécurité.
« C’est moi qui irai, dit Mère Supérieure ; donnez-moi des hommes pour m’accompagner. »
L’escorte n’était pas superflue, les rues sont encombrées de troupes.
Les religieuses l’ont compris : il faut quitter Magnésie, emmener au plus vite les enfants.
Au Sérail, elles se heurtent à un refus absolu. Personnellement, elles seront laissées libres en considération des services rendus, mais les orphelines sont Ottomanes et comme telles appartiennent au Gouvernement.
Que de démarches, de pourparlers pendant plusieurs jours ! Heureusement, les religieuses trouvent des avocats parmi les notables hier réfugiés au couvent ; ceux-ci consentent à les accompagner au Sérail.
Le général demeure inflexible : « Les religieuses peuvent partir, les enfants seront remises. »
« Quoi, s’écrie Kiamil, ces étrangères nous ont sauvé la vie ainsi qu’à nos familles et vous ne leur abandonneriez pas sept petites filles ? »
Tous font chorus, le firman est ainsi arraché. Il faut en profiter sans retard ; le soir même, un train doit partir pour Smyrne, le premier depuis l’entrée des Turcs à Magnésie.
À la gare, religieuses et enfants s’entassent dans un fourgon à bagages déjà bondé.
La nuit tombe. Les heures passent et le train ne part pas...
Enfin, il s’ébranle ; Magnésie disparaît au détour de la montagne. La ville aux cinquante mosquées reverra-t-elle jamais des religieuses ?...
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* *
Oh ! ce petit train qui ne va jamais bien vite !... Combien de temps mit-il cette nuit-là pour gagner Smyrne ! Pourtant à la fin il s’arrête...
Mais quoi !... Est-ce donc Smyrne ? plus de quai, plus de gare... des wagons abandonnés... un monceau de décombres... la fumée obscurcit le ciel ; ainsi donc, ici plus encore qu’à Magnésie, l’incendie a fait son œuvre !
Les voyageurs de la nuit se débandent ; quelques-uns, épuisés de fatigue, se laissent tomber sur des pierres comme hébétés. D’autres partent à l’aventure, escaladant les décombres d’où s’exhale une horrible odeur de cadavre, enjambant des poutres qui finissent de brûler.
Des ferrailles d’automobiles, de tramways, encombrent la voie ; çà et là les bidons abandonnés attestent le passage des incendiaires. Il faut se garder des murs qui s’écroulent...
Au bout de la grand’rue, on aperçoit de loin une foule compacte.
La population entière de Smyrne est massée au port, attirée comme par un aimant, vers le beau cuirassé qui dresse au fond de la rade ses tourelles protectrices. Un remorqueur fait la navette du quai au bateau. Heureux qui sera embarqué !... Et depuis plusieurs jours ces gens qui n’ont plus de foyer restent là à attendre, à se pousser pour arriver avant les autres, à supplier les marins...
Ceux-ci ont vu du remorqueur l’habit blanc des religieuses et déjà ils viennent à elles, fendant la foule et leur frayant un passage.
Au bord du quai la presse est indescriptible et aucun parapet, sinon un cordon de marins français. Avant d’arriver à l’escalier, Nigemée a failli être jetée à l’eau, un matelot la retient, c’est lui qui tombe, vite il est repêché et reprend son service. On descend dans la chaloupe.
Sur la mer flottent des épaves et des cadavres... ceux des fuyards qui, quelques jours avant, acculés à la mer se jetèrent dans les vagues ou périrent de la main des Turcs.
On accoste l’Edgar Quinet. Ici, autre spectacle : des religieuses de tous les Ordres, avec des enfants, campent sur le pont. Il y a des bébés, soignés par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, des vieillards que consolent les Petites-Sœurs des Pauvres, et que les matelots ont portés sur leur dos jusqu’ici pendant l’incendie. Il y a de pauvres familles, et des riches plus pauvres encore car ils contemplent de loin les ruines de leurs anciens palais.
Les religieuses de Magnésie retrouvent à bord leurs Sœurs de Smyrne et leurs orphelines déjà en sécurité.
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* *
Vers le soir, l’amiral paraît sur le pont ; il passe entre les groupes, a pour tous une bonne parole. Il vient à la Supérieure des Franciscaines Missionnaires de Marie :
« Le bateau-hôpital repart ce soir ; il emmènera autant de passagers qu’il en peut porter ; voulez-vous qu’il prenne vos orphelines avec quelques Sœurs ? »
La proposition est aussitôt acceptée, puis on parle de Smyrne, des secours qui s’organisent à terre pour la malheureuse population ; des œuvres que vont essayer d’entreprendre les Sœurs qui restent.
L’heure venue, on procède au transbordement. Descendre le petit escalier branlant accroché aux flancs du navire, sauter dans la chaloupe est bien périlleux pour des enfants. Les matelots prennent les petites et se les passent avec des allures de grands frères amusés ; les grandes filles essaient de se montrer braves. Enfin les voici en sécurité sur l’autre bateau.
De l’endroit où se trouvent les orphelines, elles ne voient plus le port, la foule, la fumée, les ruines, rien que la mer glauque, houleuse, sinistre. Un sifflement prolongé, lugubre, déchire l’air ; c’est la sirène qui dit adieu à Smyrne, à ses décombres. Une clameur répond du quai : la foule qui voudrait tant partir aussi !
Rapide, le navire évolue dans le golfe. Les orphelines se serrent les unes contre les autres, elles ont froid au cœur. La nuit sur la mer, quand il n’y a pas d’étoiles, a quelque chose d’horriblement triste. Les petites pleurent sans savoir pourquoi, alors la grande Arociak dit pour les consoler :
« Demain, nous serons à Beyrouth, puis on ira peut-être à Jérusalem. »
Jérusalem ! Nigemée tressaille. Est-ce Garabeth qui l’y conduit ?
Le souvenir de sa grande faute oppresse encore la jeune fille, mais il lui semble qu’elle sera sûre de son pardon le jour où elle pourra s’agenouiller au Calvaire, là où le Christ est mort pour la racheter.
Jean DESMERS,
Paillettes orientales, 1930.