Souvenirs inédits d’une évasion

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DESMERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les religieuses qui la vécurent, dirigées dès leur délivrance sur d’autres missions ou dans les ambulances, n’ont raconté que bien plus tard leurs souvenirs, encore n’a-t-on pu les recueillir complètement. Nous avons ici un raccourci des vicissitudes sans nombre que tous les religieux du Proche Orient ont connues plus ou moins pendant les années de guerre.

 

 

LORSQU’EN 1914, les Ottomans s’allièrent aux empires centraux, les nombreux missionnaires du Levant espérèrent que leur action charitable les placerait au-dessus du conflit politique. Depuis si longtemps ils vivaient en Turquie, jouissant même d’un régime de faveur ! Pouvaient-ils se croire ennemis tout à coup ? Ils étaient prêts à continuer leur tâche avec le même dévouement.

Les faits devaient les contredire. Un jour, on apprit avec stupeur que plusieurs religieux avaient été arrêtés comme otages et envoyés à Orfa (Édesse des anciens) dans l’intérieur des terres. On sait ce qu’un tel exil signifiait en Turquie. Le seul mot d’Orfa était synonyme de misère sans nom, dans l’attente d’un massacre qui viendra tôt ou tard sous le moindre prétexte.

D’autre part les belligérants rappelaient leurs nationaux. Mais les religieuses n’avaient rien à faire avec la mobilisation, aussi étaient-elles résolues à ne pas abandonner leur travail missionnaire. Pourtant, brusquement, on leur signifia leur arrêt. Elles sont sur les listes d’Orfa ; la police les recherche ; évêques et consuls tentent de les protéger, alors en hâte il faut quitter le pays. Il ne s’agit pas de fuir le martyre, les sicaires ne massacrent pas généralement les femmes, et c’est là le malheur ! Pour rien au monde il ne faut risquer de tomber entre leurs mains.

Les Franciscaines Missionnaires de Marie de Bethléem, Damas, Alep, gagnèrent Beyrouth, non sans encombre, et là s’embarquèrent comme des prisonniers s’évadant ; la police turque les poursuivit jusque sur le bateau italien qui les recueillait :

« Vous devez livrer les Françaises et les Belges, disaient les Ottomans, ou nous coulons le bateau :

– Et moi, je bombarderai Beyrouth », répliqua le capitaine.

Sur quoi il prit le large.

Isolée dans les montagnes, aux confins de la Syrie et de la Cilicie, une petite communauté de Franciscaines Missionnaires de Marie, arrivée l’année précédente à peine à Akbès, ignorait encore ces évènements.

 

 

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Akbès, village important de la région sud du vilayet d’Adana, avait déjà conquis – sans le savoir alors, – sa petite place dans l’histoire ; c’était le poste voisin de Cheikhlé et de la Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur où le P. de Foucauld passa six ans de vie pénitente sous le nom de Frère Albéric.

Les maisons du village, bien pauvres, faites de bois et de terre battue, se cachaient souvent dans de jolis jardins. Du côté musulman, une mosquée arrondissait sa coupole et élevait un humble minaret. Un temple protestant indiquait le centre de la mission américaine. Mais à l’extrémité du village chrétien, l’église catholique et les couvents d’une simplicité rudimentaire paraissaient presque coquets sous leurs jolis toits de tuiles rouges. De ces « couvents », l’un près de l’église, était la résidence de trois Pères Lazaristes, l’autre un peu plus bas, de six Franciscaines Missionnaires de Marie partageant la bâtisse avec l’école des filles. Soixante petites Arméniennes ou Maronites la fréquentaient, cinquante bébés jouaient à l’asile. Mais plus encore le dispensaire était célèbre dans cette région isolée du reste du monde.

Les montagnes encerclent le village. De là-haut, le panorama s’étend magnifique vers la plaine d’Antioche. Bien souvent, conduisant les enfants en promenade à travers la solitude et le silence des bois, les Franciscaines Missionnaires de Marie d’Akbès allèrent jusqu’à Cheikhlé ; elles visitaient le rustique monastère décrit par René Bazin, priaient dans la chapelle, se reposaient sous les ombrages sanctifiés en quelque sorte par tant de prières.

Mais pourquoi parler ainsi toujours au passé ? Akbès n’existerait donc plus ?

Peut-être quelques pans de mur éboulés, quelques cabanes turques marquent encore le lieu où vécut cette paisible population, mais qui hasarderait ses pas dans ces montagnes sauvages où plus rien désormais n’attire le voyageur ni le missionnaire ? Il n’y a plus de tabernacle à Akbès, ni à Cheikhlé. Le seul Trappiste, resté pour garder le monastère, fut, dit-on, crucifié en 1920. La population chrétienne a disparu, les musulmans eux-mêmes sont partis. La famine a décimé les habitants, puis les massacreurs sont venus ; un grand nombre de chrétiens qui avaient fui dans le désert y moururent de privations, tandis que les autres tombaient sous le cimeterre.

C’est là l’immense douleur de ce récit. Akbès est une image de la grande désolation de la guerre et des ruines qu’on ne relève pas, parce qu’il n’y a personne pour les habiter.

 

 

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Revenons à 1914.

Maintes fois déjà, pendant les mois de septembre et d’octobre, des hommes armés avaient traversé le pays et réquisitionné le bétail. Ces incursions terrifiaient les villageois qui ne possédaient en général pour toute richesse qu’un mulet, un mouton ou une chèvre, peut-être encore quelques poules et lapins, tout cela logeant avec la famille, dans les petits réduits appelés maisons. Malgré ces visites inquiétantes, les Pères Lazaristes, pas plus que les Franciscaines, ne voulaient admettre l’éventualité d’un départ. Tout le monde alors s’illusionnait sur la durée de la guerre. Ne pouvaient-ils espérer se faire oublier quelques mois dans ce pays perdu dont la population aussi bien musulmane que chrétienne aimait ses missionnaires, prétendait les défendre ?

Or, le 29 novembre, dès l’aube, un vent effroyable, suivi d’une pluie torrentielle, telle qu’on n’en voit jamais en cette saison, se déchaînait sur Akbès, terrifiant la population. Les Franciscaines Missionnaires de Marie avaient eu la Messe dans leur petite chapelle, pour fêter ce premier anniversaire de la fondation. Le Père venait de se retirer, quand à 9 heures, une femme arriva en courant. Brisée par l’émotion, elle pouvait à peine articuler ces mots : « Mes Sœurs, ne sortez pas de la maison, fermez toutes les portes à clef et priez beaucoup, les Pères viendront vous porter secours dès qu’ils le pourront. »

Paroles énigmatiques et singulièrement inquiétantes. Que s’était-il passé ?

Vers 7 heures du matin, une bande de soldats turcs, descendus de la montagne, avait encerclé la mission. Ils pénétrèrent à l’église où de nombreux chrétiens attendaient paisiblement la Messe et les accablèrent d’interrogations : « Les Pères cachent des munitions de guerre, où sont-elles ?» Les fidèles tremblent, pleurent, restent muets, pétrifiés. Vexé de ce silence, un soldat braque son fusil sur le groupe des enfants et menace de tirer si on ne lui dit pas aussitôt où sont les armes ; scène déchirante : les femmes se jettent entre les enfants et les soldats, les implorent à genoux. Le Père Supérieur survient ; on l’oblige à ouvrir toutes les portes ; une perquisition en règle commence dans l’église et la maison des Lazaristes. La Mission est perdue ! Ils vont la mettre à feu et à sang, car, des armes, qui n’en a pas dans ces montagnes infestées de brigands où nul ne peut voyager sans escorte ?

Les religieux chargés moralement de la défense d’une chrétienté devaient donc en être munis ; c’était si peu un crime, que leurs quelques fusils et revolvers reposaient simplement dans le tiroir d’une commode. Les soldats entrent et fouillent tout, ils viennent à la commode, retournent le contenu des tiroirs... quand, au dernier, ils palpent distraitement la couverture qui recouvre les fusils et ne les voient pas.

Surpris de ne rien trouver, les Turcs se calment un peu, mais ne désarment pas ; défense aux chrétiens présents à l’église de rentrer au village. Cependant une femme courageuse s’échappe par le fond du jardin pour courir, comme on l’a vu, prévenir les Sœurs.

Jusqu’à 11 heures, l’église reste cernée, puis la troupe se débande, parcourant le village. Qu’allaient-ils faire ? Un Père vient jusqu’au couvent des religieuses et consomme les saintes Espèces : il ne craint plus, les Turcs peuvent venir maintenant, le Maître est à l’abri de toute profanation ! Mais la journée s’écoule, les soldats se retirent. Héroïsme inutile, terreur vaine, il ne reste plus que la tristesse du tabernacle vide et six religieuses bien seules dans le petit couvent d’Akbès.

Le lendemain, le Père Aumônier, par pitié, leur laisse la sainte Réserve, et même leur petite chapelle devient l’église paroissiale, la vraie église restant fermée au public.

 

 

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Quelle panique a saisi les chrétiens du village ? Un bruit circule : les Pères, les Sœurs vont partir. Le mot a-t-il vraiment été lancé ? est-ce pressentiment ?... Hommes et femmes affluent à l’école, chez les Sœurs ; ils réclament le prêtre, ils réclament les sacrements, ils réclament le bon DIEU. Et quoi ! Ce sont ces Pères qui les ont tous convertis ! Schismatiques, ils étaient des brebis errantes, eux les ont fait entrer dans la véritable Église, les ont enseignés, purifiés et nourris de la Chair divine ; et maintenant ce serait fini, fini à tout jamais ! Et ces hommes pleurent, se frappent la poitrine, tous veulent se confesser. La foi agit fortement en eux : ce sont des regrets, des promesses de mieux faire et l’assurance de leur fidélité. Les trois Pères arrivent en hâte ; la chapelle et la grande salle de l’école se remplissent d’hommes ; aux femmes on ouvre le réfectoire. Le bon Père C. cherche à organiser un confessionnal, il découvre un garde-manger et l’installe, la petite porte ouverte entre lui et la pénitente... Nul ne songe à s’étonner, à sourire ; la foi, la douleur absorbent les pensées. Tous reçurent ce jour-là une absolution qui, pour le plus grand nombre, fut la dernière. Plusieurs sont morts en martyrs, le bon DIEU leur a ouvert le ciel.

Cependant, pour les missionnaires, l’heure de la grande détresse était venue et sans pouvoir se résoudre à partir, du moins on se préparait à toute éventualité.

La Mère Supérieure parcourt le village et demande l’hospitalité, non pour elle mais pour les vases sacrés qu’elle veut mettre à l’abri des profanations pendant le temps de l’absence, car on compte bien revenir.

Le grand branle-bas commence ; les Pères apportent au couvent les pauvres trésors de leur sacristie : ornements, candélabres ; on dresse des listes, on emballe et numérote chaque caisse ; le jour on serait exposé aux incursions de la soldatesque, on travaille donc la nuit. Chaque soir de braves Maronites, de généreux Arméniens se mettent aux Ordres des religieuses et se cachent pour clouer les caisses et les porter dans la nuit à destination.

Le pas lourd de ces braves gens résonne dans le sommeil de la nature et les coups de marteaux retentissent lugubres, franchissant toutes les murailles et jusque dans les demeures les plus éloignées, achevant de briser les âmes.

Les vases sacrés, répartis entre les familles les plus anciennes du village, sont enfouis profondément dans la terre à l’intérieur des maisons.

Ces précautions ne sont pas inutiles : si la mission n’est pas encerclée par les soldats, elle n’en est pas moins un objet de suspicion. Chaque jour, ce sont des visites chez les Pères, des interrogatoires plus ou moins inquiétants. Par miracle, la clôture du petit couvent est longtemps respectée, mais en fin de compte, il faut bien l’ouvrir aux perquisitions. Un Père se charge de conduire la bande et de la surveiller. Les Turcs se montrent pleins de respect, n’ayant que des mots de compassion pour « ces pauvres filles » dont le bon Père leur explique le dévouement ; le vide absolu des pièces ne les étonne pas, celui de la dépense excite leur pitié.

Tout est donc prêt, mais la date du départ recule de jour en jour. Entre les chrétiens et leurs missionnaires, les liens semblent se nouer toujours plus fort ; la seule pensée de les rompre est un déchirement. Les Pères ne veulent partir que forcés et contraints.

 

 

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Un jour l’ordre de quitter la Syrie au plus vite parvient jusqu’à Akbès. Il faut obéir.

Le sacrifice est fait ; des deux côtés la grâce divine soutient le courage. Les Pères organisent le voyage ; les chrétiens prêtent leur concours avec un dévouement admirable.

On doit quitter Akbès le 4 décembre de très bonne heure. Inoubliable vigile ! Qui exprimera la douleur de ce 3 décembre ! Douze petites pensionnaires arméniennes se cramponnent aux religieuses ; il faut les reconduire à leurs parents et faire quelques provisions de route.

À 10 heures du soir, deux religieuses sortent furtivement comme des criminelles, tenant précieusement dans leurs bras deux petites choses roulées dans des couvertures ; un enfant de sept ans trottine auprès d’elles. Les trésors emportés sont deux jumelles de trois ans à peine et leur grande sœur Hatonée. On avait espéré emmener au moins ces orphelines ; deux caisses avaient même été attachées à la selle d’un mulet pour leur servir de berceau. Mais non, le voyage serait trop pénible et jamais la police turque ne laissera passer des Arméniennes ; c’est pourquoi, à cette dernière heure du dernier jour, elles étaient ramenées à une tante, chargée elle-même d’une nombreuse famille

Tout est consommé ! les Sœurs rentrent au couvent où le tabernacle, lui, est vide depuis le matin ; quelques paquets rangés à terre sont bouclés ; il est 11 heures du soir. Cinq religieuses consternées entourent leur Supérieure ; elles ont l’habitude, à cette date du 3 décembre, de lui offrir des vœux de fête ! Elles se regardent, et nulle ne peut parler ; qu’aurait-on pu dire en une heure semblable !... toutes courageusement embrassent la croix.

Enfin, brisées de fatigue, elles cherchent un peu de repos pour attendre le matin ; le sommeil ne vient pas, on compte les heures.

 

 

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4 heures ! Le silence a cessé... des voix d’hommes, des pas de chevaux résonnent autour de la maison. Une escorte, composée de chrétiens, se présente et déclare ne pas quitter les Pères quoi qu’il arrive. Les religieuses montent sur de robustes mulets au pied sûr, choisis pour elles ; la selle est une sorte de caisse dans laquelle il faut s’asseoir dans une immobilité absolue ; un homme à pied conduit la monture ; les Pères sont à cheval ; deux gendarmes turcs surveillent.

Malgré l’heure matinale et l’air glacé de ce mois de décembre, Arméniens, Maronites et jusqu’aux musulmans sont accourus. Il y a foule sur la petite éminence de la mission, sur la plate-forme on organise la caravane et cette foule se lamente, répète aux religieuses : « Pourquoi partir, nous vous défendrons ? »

5 heures ; quel sacristain fidèle a l’idée de sonner l’Angelus ? Pour la dernière fois la petite cloche joyeuse se fait entendre et sa voix paraît lugubre mêlée aux pleurs des adieux !

En cet instant précis, l’aurore apparaît comme un brasier ardent, barrant tout l’Orient d’une teinte de feu et l’on ne voit en sa beauté qu’un présage sinistre !

La petite troupe fend la foule et traverse le village dans toute sa longueur. Les hommes précèdent et encadrent entièrement les chevaux qui défilent en caravane ; on atteint le quartier turc, on passe sous le minaret ; le muezzin qui guettait le lever du soleil se met à clamer : « Dieu est Dieu... » Lui seul et le piétinement des chevaux rompent le silence religieux de la nature et celui de la prière douloureuse des missionnaires.

On a dépassé les dernières maisons ; les femmes, les enfants qui suivaient tout en pleurs s’arrêtent les uns après les autres le long du chemin. Seuls, la bonne Warthée et son fils aîné Djimael vont toujours. Cette femme, ancienne élève des Sœurs de Saint-Vincent de Paul de Beyrouth, avait rendu de grands services aux religieuses à leur arrivée dans le pays et se montra jusqu’à la fin sublime de dévouement. Il faut pourtant en venir à l’adieu : debout, au milieu du sentier, son fils en avant d’elle, Warthée attendit que le tournant de la montagne eût caché à ses yeux les missionnaires tant aimées.

Deux routes s’offraient : l’une, relativement facile, gagnait la plaine d’Antioche et le chemin de fer d’Alep ; l’autre, très périlleuse, rejoignait la mer à travers les montagnes ; mais par là, on avait l’espoir d’atteindre Alexandrette et de s’y embarquer. De plus, la plaine était occupée par les troupes ; la route des précipices, en dépit des brigands, parut moins redoutable.

Voici donc la petite caravane, s’engageant dans des sentiers d’un demi-mètre de large, taillés au flanc des rocs. D’une part, la montagne se dresse comme un mur, de l’autre côté, c’est le gouffre où le moindre faux pas peut précipiter cheval et cavalier... De 5 heures du matin à 3 heures du soir, pas d’autres perspectives !

Le souvenir d’un grand péril n’a pas amplifié le tableau dans la mémoire des missionnaires ; l’auteur de la vie de saint Paul ne donne-t-il pas une description autrement saisissante mais pareille, quant au fond, des chemins parcourus par l’Apôtre en Asie Mineure ; mêmes « lacets rapides au-dessus des abîmes », mêmes « murailles perpendiculaires », mêmes « crainte de voir surgir les bandits au tournant de chaque gorge... ». « La Voie Romaine était sans doute meilleure que la route turque d’aujourd’hui » (et qu’un simple sentier à l’usage des montagnards et des brigands) « mais, comme elle, elle longeait le gouffre et le torrent qui tournait précipitant sa clameur farouche... Sous les pieds des voyageurs, l’ombre, le gémissement éternel de la créature en travail ; au-dessus d’eux le silence des crêtes radieuses, des pins çà et là dressés comme des fers de lance dans le soleil... des éperviers qui tournoient... 1 ».

On avance lentement, prudemment ; de temps à autre, un col un plateau permet une petite halte et le rassemblement ; puis on repart toujours à la file, sans perdre de temps, quarante kilomètres étaient à fournir avant la nuit !

Parfois un torrent tombant avec fracas du haut de la montagne, et roulant pierres et branches d’arbres coupe le chemin. Alors on met pied à terre, deux hommes prennent la bride du mulet et l’entraînent vivement à travers l’eau écumante, tandis qu’un troisième frappe sans répit le pauvre animal, car s’il ralentissait l’allure il serait emporté. Après avoir fait passer la monture, les hommes reviennent chercher la religieuse, la prennent sur leurs épaules, et encore à la course, retraversent le torrent.

Voici maintenant d’énormes blocs de rocher qui encombrent l’étroit chemin, les mulets glissent et risquent une chute à chaque pas. Les religieuses n’osent faire un mouvement qui pourrait compromettre l’équilibre, chacune tremble et de crainte et de froid, car on grelotte en ce froid décembre.

Soudain, un cri affreux s’élève de l’arrière ! Qu’est-ce ? Qui est tombé ? Impossible de comprendre la réponse, mais on voit effectivement un mulet qui roule dans une course vertigineuse, il rebondit de mètre en mètre, un arbre enfin, le prend au travers du corps, le retient là, en bas, sur la pente du précipice... pour combien de temps ? Quelque chose de gris comme le manteau des religieuses est resté plus haut accroché à des ronces.. Tout cela est vu en un clin d’œil ; mais impossible de se retourner, de savoir qui manque !... Angoisse affreuse !

Enfin, on aperçoit un jeune garçon qui remonte avec peine ; il a pu dans sa chute se retenir à quelques branches et revient sain et sauf ! Le manteau gris était la couverture qui lui servait de selle. DIEU soit loué !

Vers 3 heures, la descente commence. Tout se complique ; plus de sentier, un épais tapis de feuilles mortes cache pierres et troncs d’arbres où les chevaux buttent ; ailleurs, ils glissent sur les feuilles humides recouvertes de verglas et se laissent aller des quatre pieds.

Sous les arbres en hiver l’obscurité tombe vite. L’arrière-garde : deux religieuses, quelques hommes se laissent distancer, les voilà seuls, nul ne répond à leur appel. Pendant une demi-heure, ils se croient égarés. Enfin, un bruit de voix leur parvient ; c’est la caravane qui a dû ralentir pour avoir perdu elle aussi son chemin.

On avait compté sans ces incidents pour arriver avant la nuit. Point de lanternes ! On cherche quelques branches résineuses qui veuillent bien servir de flambeaux et, à cette clarté indécise, pendant trois heures, on chemine dans les bois, à l’aventure. Enfin, la campagne se découvre sous le grand ciel sans étoiles, mais une rivière de dix mètres de large barre la route. Il faut absolument aller au plus court. Les hommes, d’un dévouement inlassable, entrent dans l’eau glacée... ils en ont jusqu’à la ceinture ! Ils tirent les bêtes qui regimbent. Ah ! quel passage ! Toute cette caravane à l’eau sous la lueur des torches !

 

 

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Au loin scintillent les petites lumières de Dortiole ; l’angoisse est oubliée ; on entre en ville sans encombre ; le Père Supérieur a vite fait d’obtenir du Curé maronite l’hospitalité dans son église. Pauvre église ! une grande pièce... l’autel au milieu, mais sans le Saint-Sacrement, et dans un coin un énorme tas d’oranges !

Joliment située au fond du golfe d’Alexandrette, Dortiole est le pays des oranges ; chaque petite maison est entourée d’un jardin qu’ombragent des orangers géants. Les fruits, énormes et délicieux, tombent dans la rue.

Les fugitifs d’Akbès dressèrent donc leur bivouac dans l’église, près du tas d’oranges. Le repos fut court ; dès 4 heures du matin, les religieuses s’efforcent de rendre l’église un peu plus nette et les Pères y célèbrent la Messe successivement. Trois Messes à Dortiole ! peut-être était-ce la première fois et la dernière !

Les hommes d’Akbès y assistent puis, tout en larmes, font leurs adieux ; ils avaient été admirables, ne songeant qu’à prouver une dernière fois leur amour à ceux qui les avaient instruits de la vérité. Ils s’offraient pour aller plus loin encore et défendre les Pères jusqu’au bout du voyage ; ceux-ci ne le permirent pas et les braves gens reprirent le chemin de la montagne avec leurs mules qui, cette fois, leur servirent de monture.

Comme les Pères Lazaristes se mettaient en quête de véhicule pour quitter Dortiole, les petits potentats du lieu surviennent et déclarent aux religieux qu’ils sont leurs prisonniers. On parle, on discute et on gagne seulement de repartir sous la garde de trois gendarmes et dans la direction d’Adana... Serait-ce pour y être jugé ?

Les routes de ce côté étaient détestables ; on allait cahin-caha en deux voitures et une charrette. Partis à 11 heures, à 4 heures on atteignit une petite ville, probablement Osmania, où cette fois les autorités se montrèrent bien résolues à retenir les étrangers suspects. Sous bonne escorte on les conduisit à l’église maronite déjà entourée d’un cordon de soldats. Quelle surprise à la fois consolante et douloureuse de trouver là les Révérends Pères Trappistes de Cheikhlé prisonniers eux-mêmes !

L’un des Pères, fort âgé et malade, avait espéré en vain dormir son dernier sommeil dans la chère solitude où il avait prié quarante ans... Ses Frères avaient dû l’emporter dans une espèce de hamac et l’on imagine ce voyage ! Il gisait maintenant dévoré par la fièvre.

La pauvre église, à la fois prison et couvent, fut sommairement aménagée pour ses nouveaux hôtes ; le sanctuaire devint la clôture des Sœurs ; quinze Trappistes, trois Lazaristes changèrent la nef en monastère.

Pleins de charité, les chrétiens du lieu apportèrent des matelas et, le lendemain, se firent un devoir de préparer les repas des prisonniers. Le Curé maronite fut également très bon et le matin du 6 décembre, qui était un dimanche, il célébra l’Office paroissial dans un hangar en construction à côté de l’église. Dans la journée, la surveillance des soldats se relâcha et les Lazaristes multiplièrent aussitôt leurs démarches et leurs demandes de départ. La police turque semblait n’avoir qu’un mot d’ordre au sujet des étrangers – envoyer dans les terres – mais il y a des arguments qui pèsent toujours... le fameux permis fut donné ; permis illusoire car la nuit était alors revenue. Comment partiront les prisonniers ? où iront-ils ?

Peu importe, il faut en profiter en hâte, le lendemain matin sans doute ce permis sera rapporté. Une voiture se présente, vite on y monte dans l’espoir de rejoindre le tronçon du chemin de fer de Bagdad qui d’Alep à Mersine passe par Adana ; Mersine était le port désiré, mais qu’on en était loin encore !

 

 

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Depuis quinze jours, il avait plu, les chemins étaient défoncés et dans la nuit le véhicule trop chargé avançait à grand-peine. La région étant inconnue aux missionnaires, il fallait se fier au conducteur ou à un gendarme guère mieux renseigné ; les heures passaient et la voiture roulait toujours ; les voyageurs, tantôt les uns, tantôt les autres, suivaient à pied. Autour d’eux, la plaine s’étendait à l’infini ; vers le nord cependant une chaîne de montagnes dressait sa masse sombre.

Soudain, arrêt brusque devant une rivière tellement grossie par les pluies qu’on ne peut songer à la traverser.

Il est étonnant que le gendarme qui conduisait le convoi n’ait pas mieux su sa route, plus étonnant encore qu’il prit ce prétexte de la rivière pour déposer là ses prisonniers et repartir avec la voiture. Allait-il chercher d’autres voyageurs ou s’enquérir du chemin ? Les missionnaires semblent avoir mal saisi les raisons de cet abandon. Elles ne savaient pas que leurs Sœurs, un mois avant, fuyant d’Alep vers Beyrouth, avaient failli plusieurs fois être descendues de force du chemin de fer et laissées au milieu des terres inhabitées, et il fallut l’énergie d’un religieux qui voyagea avec elles pour empêcher les Turcs d’en venir là. Telle est bien l’antique manière d’Orient, une brutalité simpliste pour se débarrasser du personnage encombrant, une facilité déconcertante à capituler devant une volonté supérieure, fût-elle celle d’un prisonnier si celui-ci sait commander ; puis des retours soudains à la violence.

Pour cette fois, trois Lazaristes et six Franciscaines Missionnaires de Marie se trouvaient seuls par la nuit noire et un froid glacial dans la plaine au bord du fleuve.

Toute une heure ils attendent, la voiture ne revient pas ; ils marchent alors le long de la rive ; pas un abri, pas une maison ; de temps en temps des patrouilles de soldats passent non loin. L’œil et l’oreille aux aguets les religieux avancent ; à la moindre alerte on se couche dans les broussailles jusqu’à ce que le peloton soit passé et que le bruit de leurs pas ne résonne plus sur la route. Oh ! comme l’on prie dans ces instants interminables !

Il était 2 heures du matin environ, lorsque quelques lumières brillèrent au loin. Laissant les religieuses dissimulées dans un taillis, deux Pères vont aux renseignements. Vingt minutes passent, dans quelle anxiété ! Enfin, ils reviennent : « C’est le chemin de fer, disent-ils, une petite gare 2 surveillée par des soldats, ils nous offrent un train pour hôtel et paraissent complaisants, venez. » On y alla ; ainsi pour la troisième fois, la petite troupe se rejetait elle-même dans les mailles du filet ! Elle fut poliment reçue et un bon wagon recueillit jusqu’à l’aurore la communauté ambulante et harassée.

Au petit jour, une des religieuses, prêtant l’oreille, entend dans le couloir une conversation presque violente. Un des Pères Lazaristes discute chaudement avec un inconnu. Il est encore question d’exil et la cause, plaidée pour la vingtième fois, semble bien perdue. Le Père devra aller à Orfa avec le Père Supérieur ; le troisième, qui est Italien, fera ce qu’il voudra pour le moment. Puis, on parle encore :

« ... Mais certainement... elles aussi... les deux Françaises et la Belge... elles sont prisonnières ; on les conduira à Adana et puis dans les terres.

– Et les autres ?

– Si les autres s’obstinent à aller à Mersine, point d’empêchement...  »

La Sœur a bien entendu : trois d’entre elles seront retenues comme otages. On les conduira à Orfa... oui, oui, on sait ce que cela veut dire ! Et dans le compartiment bien fermé on discute. Celle-ci, qui est Italienne, veut changer de passeport avec Mère Supérieure, se disant très robuste et capable de supporter les mauvais traitements de la captivité ; et deux autres offrent de changer de passeport aussi ! Un Père survient et soutient la généreuse proposition ; mais il a perdu à l’avance. La Mère Supérieure est plus intraitable sur ce point que tous les Turcs ensemble. Une des condamnées cependant est vraiment malade, cette détention serait la mort à brève échéance ; on convient que Sœur M. C... prendra sa place.

Dans la gare, les officiers chuchotent entre eux, on regarde le train, puis les passeports qu’il a fallu livrer. Le Père revient, cette fois tous ses arguments sont épuisés ; trois religieuses doivent descendre, les autres partiront si elles veulent.

 

 

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Mais qu’est-ce encore ? Un attroupement ? Sur le petit quai de la gare, entre les bonnets d’astrakan des employés turcs, que voit-on ? Les robes blanches des Trappistes ! Ils portent toujours leur cher malade sur la civière ; on le dépose un instant, puis il faut le soulever pour traverser la gare. Lui, fait un effort, et dans un soupir il retombe ; – il meurt entre les bras de ses Frères...

Une désolation inexprimable étreint tous ces pauvres missionnaires que la douleur harcèle depuis tant de jours ! Mais quelqu’un de plus puissant que les armées les enveloppe d’une tendre protection :

« O clemens, o pia ! o dulcis Virgo Maria ! » a dit le fils de saint Bernard, se reposant enfin là-haut en ses bras maternels. Sur terre, la rigueur fait soudain place à la compassion.

Maintenant le Père Abbé parlemente à son tour ; il donne une poignée de livres turques et tout le monde dans la gare n’a plus qu’une idée : pousser en wagon ces malheureux et même le corps du défunt ; le train s’ébranle, en route pour Mersine !

 

 

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Voyage étrange, ressemblant un peu à une veillée funèbre, on traverse la plaine de Cilicie, entre la mer et le Taurus, on passe à Tarse, patrie de Saul... Le 7 décembre au soir, on était au port.

MARIE IMMACULÉE avait voulu que ses enfants pussent célébrer sa fête, se reposer et reprendre courage. La maison hospitalière des Dames anglaises les accueillit.

Le plus difficile restait à faire cependant : monter en bateau. Les consuls respectifs des Sœurs plaidaient pour elles et obtenaient mille promesses ; mais un bateau entrait-il dans le port, aussitôt la permission de s’embarquer était différée ; ce jeu recommença trois fois.

Le consul d’Amérique, chargé des nationaux français, finit par le prendre mal, il s’indigne, menace et enlève le bienheureux permis de haute lutte ; un navire italien était annoncé, il en prévient les religieuses.

À peine le cargo dans le port, le consul d’Amérique fait monter à bord ses protégées. La police turque se précipite :

« Non, non, il y a de nouveaux ordres, elles doivent retourner à terre.

– Du tout, elles sont sur mer, donc elles sont libres.»

Et on lève la passerelle.

Les Franciscaines Missionnaires de Marie trouvèrent sur le pont du navire une communauté de Carmélites, vingt ou vingt-deux ; mais les Pères Lazaristes, les protecteurs vigilants de ce long et périlleux voyage, restaient à Mersine pour encore un mois.

 

 

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Le cargo italien s’arrêta à Rhodes. Après deux jours d’escale, on s’avisa qu’un autre bateau qui conduisait des troupes directement à Brindisi, pourrait peut-être emmener les pauvres religieuses ; elles y montèrent les dernières et se logèrent comme elles purent, le paquebot était comble. Au large la tempête s’éleva, tout se liguait contre elles jusqu’au dernier moment.

Enfin, voici la côte hospitalière ; avec action de grâces, les rescapées la saluent de loin. Mais descend-on ainsi de bateau en temps de guerre ? Les passeports ne sont pas en règle ; impossible de mettre le pied sur le beau sol d’Italie ! On parle même de les retourner à Corfou.

« Sainte Madone, vous nous avez protégées en Turquie, que ne ferez-vous ici ! » Elles parviennent à faire prévenir l’évêque et voici qu’un inconnu se présente ; il n’arbore ni titre, ni galon, mais tout le monde s’incline au premier mot qu’il prononce ; il fait débarquer les religieuses, les conduit à la gare, les met dans le train de Naples, s’occupe de tout avec une complaisance extrême.

Comme il attendait sur le quai le départ du train, les religieuses le remercient de leur mieux :

« Non, répondit-il, point de reconnaissance, c’est moi qui suis trop heureux de vous rendre ce qu’autrefois vous avez fait pour moi. »

Le train siffla et l’on n’en sut pas davantage.

Le soir du 23 décembre 1914, les six missionnaires d’Akbès arrivaient à Rome. Courte halte ! L’heure était au sacrifice et non au repos. Quelques semaines plus tard, l’une d’elles repartait en mission, une autre était envoyée aux ambulances du front.

La missionnaire ne doit jamais dire :

« C’est assez.»

 

 

 

Jean DESMERS,

Paillettes orientales, 1930.

 

 

 

 

 



1 Émile BAUMANN, Saint Paul.

2 On pense que cette gare était Topra-Calé.

 

 

 

 

 

 

 

 

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