Mariage musulman en Syrie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DESMERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST une tranche de vie syrienne, un tableau recueilli à la hâte par une simple Missionnaire qui, tout le jour occupée auprès des enfants pauvres, n’a connu de la vie musulmane que ce qu’elle était bien forcée d’en voir par les allées et venues d’affaires, ses courses au bazar. Du chant populaire elle n’a entendu que les notes violentes qui de la rue venaient à elle, à travers les persiennes closes et la muraille de pierre de sa vieille maison arabe. Mais quand on lui demanda de raconter ce qu’elle voyait et entendait de cette forteresse, elle voulut contrôler son dire par le récit toujours imagé des jeunes filles musulmanes fréquentant la grande classe de l’externat, puis elle essaya de faire parler son vieux voisin, le bon Salah qui tient une petite classe coranique dans la cour, tout contre l’orphelinat.

Le vieux maître est un fidèle musulman ; mettant en pratique ce qu’il enseigne, il passe un temps infini de la journée en ablutions et en prières. De son pas lent de vieillard, on le voit dès l’aube sortir de sa maison, dont la terrasse est plus basse que nos fenêtres ; il tient en main un minuscule arrosoir de fer blanc, passe sous l’arbre unique de la courette, puis, sortant ses pieds nus de vieilles babouches, se baisse sur les talons contre le petit bassin central et commence les purifications rituelles. Déroulant ensuite le tapis de prières, dans la direction de La Mecque, les yeux fixés sur le dessin symbolique du tapis, les mains sur les genoux, le vieux fait sa prière.

Si fervent qu’il soit, Salah n’est pas farouche, il n’a qu’un bon sourire paternel pour les enfants chrétiennes qui passent chaque jour devant sa porte, et quand il voit les Religieuses, il porte respectueusement la main à son front.

Pauvre homme, « qu’Allah lui soit en aide ! » à l’heure de sa mort !

Une vieille femme qui lui fait sa cuisine gît dans un angle de la cour, sous un abri de terre et de planches. Une fois la vieille faillit mourir, elle gémissait nuit et jour sans interruption. Vous pensez que le vieux s’en troubla ?... Point du tout, il la laissa gémir. Elle avait de l’eau à portée de la main, cela suffit. Le plus fort, c’est que la bonne femme guérit et les Missionnaires en furent pour leur compassion.

Mais revenons au récit que nous fit notre bon Salah.

 

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Remarquons d’abord qu’une fête de mariage musulman syrien, pour ressembler beaucoup aux usages des Arabes d’Afrique, n’est point tout à fait semblable – on comprend que les jeunes citadins de Damas ou d’Alep ont quelque chose de plus européanisé malgré tout, que ceux de Marrakech ou Fez. – Ils aiment à utiliser le progrès moderne, et cependant le mot de Syrie évoque l’histoire la plus vieille du monde.

Sans remonter au Paradis terrestre, ne dit-on pas qu’Abraham séjourna à Alep ? « Il y vendait du lait », ajoutent étourdiment les petites filles bavardes, car elles ne peuvent concevoir un personnage quelconque ne vendant rien... En tous cas ses caravanes traversèrent le pays.

Avec Abraham, souvenons-nous aussi des Phéniciens de Tyr, de Sidon et de ces grands empires figurés par la statue du songe de Nabuchodonosor... Souvenons-nous surtout de la petite pierre qui frappa la statue colossale et la fit s’écrouler : c’est de Syrie qu’elle fut lancée... Souvenons-nous enfin de l’histoire ecclésiastique, et puis des Croisades... n’oublions pas Saladin ni même les Mameluks et Ibrahim.

La Syrie porte donc une longue histoire, à étapes fort diverses.

Un coin de rue à Damas en donne le frappant témoignage : quelques colonnes à chapiteau surmontées de pierres croulantes, dénoncent le temple païen à la manière de Rome ou de la Grèce ; c’est, en effet, l’ancienne entrée d’un temple converti par Tertullien en église et qui maintenant est mosquée, son minaret domine les colonnes comme l’Islam domine aussi sur la majorité du peuple. Au fond, une coupole apparaît... et nous savons que cette coupole recouvre le tombeau de saint Jean-Baptiste. Pauvre tombe prisonnière du Précurseur, symbole du Christianisme en cette terre sacrée du premier apostolat, la religion chrétienne a pu y être humiliée, mais elle ne disparaîtra pas certes ! Du reste, remarquons ce câble électrique accroché aux ruines de l’arc romain. Ce sont les chrétiens qui l’ont posé, et personne n’en fait fi. Qui tient de nos jours le flambeau de la science sur la terre de Saladin, sinon ces mêmes chrétiens, disciples de saint Paul ? Depuis l’Université de Beyrouth comme dans la plus humble classe d’orphelinat, JÉSUS, la vraie Lumière du monde, sollicite toujours « les siens ».

Qu’on ne s’étonne donc pas de retrouver dans les fêtes d’un mariage musulman des allusions à l’antique et pure tradition des Livres Saints, car nous savons que le Prophète a puisé beaucoup dans ses rapports avec le peuple juif ; il a conservé aussi maintes coutumes locales qui ainsi sont venues jusqu’à nous et ne nous servent pas peu à mieux comprendre l’Écriture Sainte.

On pourrait ajouter encore que la nature ainsi que les mœurs locales nous aident à faire revivre aussi l’antique poésie, teintée de mélancolie des récits bibliques : paysages monotones où vient se mêler la note gaie des jardins abondants en fruits savoureux, les déserts brûlés de soleil, les sommets neigeux du Liban se mirant dans la mer d’azur.

 

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Or donc, nous savons tous, depuis le plus bas âge, que le bon Éliézer fut envoyé jadis au pays d’Ur afin de choisir lui-même une épouse pour le fils de son maître...

Aujourd’hui, bien que de si longs voyages ne soient pas toujours nécessaires, la nouvelle Rébecca doit quitter de même sa maison familiale, sa mère, ses sœurs, sa petite cour fleurie de jasmins, enfin sa vie insouciante et futile sans avoir jamais vu, sans avoir parlé à l’homme dont elle dépendra désormais.

De son côté, le nouvel Isaac n’a qu’à recevoir de son mieux celle que son père lui donne.

La famille, du reste, y met une grande volonté, ayant tout intérêt à la chose. La mère, les sœurs du jeune homme s’en vont fréquemment dans les maisons de leurs connaissances et parenté, c’est elles qui peuvent mieux fixer le choix. Dans les petits salons aux murs voûtés, entre tapis et coussins, ou bien dans l’ombre de la cour près du bassin ou sous le treillis de la vigne protégeant la petite terrasse, tout en dégustant loukoum, pistaches, cigarettes, thé ou sirop, les jeunes filles bavardent, se regardent, se jugent.

Quand donc elles ont décidé par exemple que Fahiméh ferait bien l’affaire de Mohamed, c’est au père de celui-ci à agir ; escorté de Mohamed lui-même, puis d’un oncle ou d’un cousin, il va faire la demande. La scène se passe dans l’appartement des hommes, tous assis en rond sur les tapis du divan ou bien à la moderne sur fauteuils et canapés, ils discutent. On n’est pas marchand, fils de marchands depuis Adam et Ève, sans marchander un peu sa fille ; du moins c’est en livres or bien sonnantes qu’elle sera payée. La chose est longue à conclure, enfin tout étant arrangé et quelques cadeaux offerts en manière de gage, on se sépare et Fahiméh est prévenue.

Toute à la joie enfantine de faire des emplettes, celle-ci se réjouit ; ses désirs ne vont-ils pas être comblés : robes de soie, bijoux, parfums... Le mobilier dûment acheté son pesant d’or, l’usage veut qu’on le promène à travers les rues. Nous constatons alors les légers changements survenus en la terre de Chanaan depuis le temps de Rébecca : celle-ci reçut elle aussi force présents mais ne connut point l’armoire à glace... Porté sur le dos par d’innombrables portefaix, le mobilier défile : trousseau brodé, services à thé et à café, puis la fameuse armoire à glace, lit, fauteuils et sofas selon la fortune ou les prétentions de la famille ; viennent ensuite immanquablement : oreillers, matelas, couvertures, toujours de couleurs vives : rose ou jaune d’or, et puis voici le plus beau : poufs et coussins en grand nombre, en soie ou en velours grenat ou vert, tout brodés d’or et d’argent. La foule attirée par la musique retentissante qui escorte la procession des cadeaux suit amusée et admirative.

Les pauvres petits ânes qui tout à l’heure étaient maîtres de la rue, la barrant presque de leur double charge de légumes, n’ont plus qu’à s’aplatir humblement contre la muraille haute et noire. Malheur aussi aux deux Franciscaines Missionnaires de Marie qui rentreraient justement à l’orphelinat ou à l’hôpital, mieux vaudrait pour elles faire un petit détour par le bazar que de traverser la voie.

 

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Mais vient le grand jour des noces, et certes les Missionnaires peuvent encore en parler : ne sont-elles pas logées à Alep au cœur du quartier musulman ?

À certaines saisons, après le Ramadan par exemple, presque chaque nuit leur sommeil est troublé par les clameurs de la rue. Combien de fois, priant le soir dans leur chapelle ignorée, elles ont été assourdies par la musique infernale installée au carrefour voisin.

Vers le soir, le fiancé et toute sa famille se rendent à la demeure de la fiancée. Les réjouissances commencent. Du côté des femmes, la jeune fille en robe de soie et souliers vernis, les cheveux garnis de perles, le visage peint et les yeux noircis, fait les honneurs de la maison, tandis que dans la salle ou la galerie voisine, les chefs des deux familles et tous les hommes fument le narguilé et consomment petites tasses sur petites tasses de café arabe. C’est dans cette réunion des hommes que vient le cheir ; il lit à haute voix quelques versets du Coran, d’aucuns disent le récit de la naissance de Mahomet. Celui qui préside écrit le contrat, et l’union est faite officiellement ; l’union, mais pas la réunion, qu’il faudra attendre encore un peu.

Toute formalité religieuse ainsi remplie, la musique se fait entendre, le fiancé et des amis sortent alors et musique en tête se rendent au lieu où le festin des noces est préparé ; généralement on loue pour cela quelqu’une de ces grandes cours intérieures que possède toute maison importante.

Rafraîchissements, tel est toujours le programme de la fête, et puis lumières et musiques, et bien que le spectacle ait déjà été vu vingt fois, nul ne se lasse du plaisir de vivre en pleine lumière sous les étoiles, tandis que tout alentour est plongé dans les ténèbres extérieures.

Pendant ce temps la fiancée revêt l’ample habara de soie noire qui couvre entièrement sa belle toilette claire et, le petit voile baissé comme toujours, elle quitte le foyer paternel. En silence, accompagnée de ses parentes et invitées, elle se rend à la maison de sa nouvelle famille. Alors comme une vierge sage, elle veille, attendant la venue de l’époux. Oui, vraiment elle veille, et de façon très sage. Musiciens et danseuses sont bien de la partie, les femmes, les jeunes filles s’amusent dans le grand salon illuminé, mais elle, impassible sur le trône qui lui a été dressé, dans sa parure blanche brodée et rebrodée, chargée de bijoux, la tête couverte du voile traditionnel, elle baisse les yeux et, indifférente, lointaine, écoute de même compliments ou lamentations. À son entrée, les youyous enthousiastes ont éclaté dans la grande salle de réception ; elle n’a pas sourcillé, ni levé le voile léger qui l’enveloppe ; ses sœurs se sont jetées à ses genoux avec force cris et larmes : « Comment vous nous quittez ! de grâce, ne nous abandonnez pas ; vos parents pleurent sans pouvoir se consoler... » etc., la petite déesse, immobile n’entend rien.

Cependant dans la salle les rires, les chants, les danses reprennent. La fiancée ne bouge pas. À tour de rôle, les jeunes filles viennent s’asseoir à ses côtés, la regardent, l’admirent en silence, elle semble ne pas les voir.

L’époux vraiment tarde à venir. Que fait-il donc ?... Certainement il est déjà en route pour rejoindre l’épouse, mais le chemin est long à travers le dédale des ruelles de la ville arabe ; la marche est difficile...

Voyez-le qui s’avance entre les maisons hautes et fermées comme des prisons antiques ; « il apparaît resplendissant », disent les Arabes, sous la lumière aveuglante des lampes, mais on dirait qu’il n’ose avancer... (Les lumières sont des lampes à l’acétylène, car partout le moderne se heurte ici à l’archaïque.)

Lui au milieu et ses amis de chaque côté le tenant par la main, forment comme une chaîne large de tout l’espace de la rue. Derrière, se tenant aussi par la main, les hommes se pressent encadrés par les porteurs de lampes.

« L’époux » et ses deux plus proches parents, qui marchent à ses côtés, sont vêtus de même : « lambas », ou grandes tuniques de soie aux mille raies jaunes et blanches, et par-dessus la jaquette bien ajustée, le tarbouche sur la tête. Raide comme la justice, les yeux immobiles, le fiancé entonne en solo, sur une seule note :

« Dieu a voulu cette union, nous venons, nous venons. » – « Nous venons, nous venons », répète en scandant les mots la foule des hommes, et c’est comme une clameur qui s’en va réveiller les dormeurs au fond de leurs maisons...

On avance à tout petits pas, le solo triste comme une lamentation alterne avec les réponses martelées à toute voix. Pour comprendre leur sens, il faudrait entendre le solo, mais le cortège passe... il s’avance déjà sous la voûte du bazar ; un instant, comme en plein jour, retombe dans une nuit épaisse, et l’on entend encore :

 

            Sallou Allah Mahamed

            Izzen, Izzen

            Makhoub ilaïn,

            bihadina

            Allah hallé

            Prions Mahomet

            Le beau, le beau

            Aux yeux noircis

            Nos ennemis

            Que Dieu les punisse.

 

Soudain la musique succède aux cris, une musique assourdissante : tambours, cymbales flûtes ou trompettes... et ces flûtes (on les appelle takit maoulaouïe) ont une voix suraiguë, et leur note, presque toujours la même, transperce le tympan, secoue toutes les fibres de l’être, vous jette dans l’angoisse ; ce n’est pas un cri d’alarme pourtant, mais c’est... presque sauvage.

Ah ! c’est alors que dans leur chapelle solitaire, serrées près du Très Saint-Sacrement, les Franciscaines Missionnaires de Marie répètent : « JÉSUS, souvenez-vous de votre nom. JÉSUS, notre Sauveur, par votre Sang sacré, pitié pour ce peuple ! »

Mais dans la rue que se passe-t-il ? La musique semble s’être arrêtée là exprès pour prolonger le charivari. En effet, ayant trouvé un élargissement propice entre les vieilles maisons, le danseur a arrêté la marche du cortège, d’autres fois on est allé jusque devant la citadelle pour mieux faire cercle autour de lui, et là, devant le fiancé, commence une danse aussi sinistre que la musique de l’orchestre. Un homme, tenant un mouchoir de la main droite, le fait tourner avec une rapidité frénétique, et sans interrompre ses moulinets, gesticule, tourne, gambade. Sa figure se crispe, son regard est sombre, le danseur montre les dents. Frénésie du geste, frénésie de la musique, sous la lumière crue et blanche des lampes, dans la nuit qui enveloppe le reste des choses, tout cela donne une impression terrifiante.

Parfois un second danseur gesticule en face du premier, faisant tourner pour sa part une baguette entre ses doigts ; parfois encore la danse du sabre succède à celle du mouchoir et les gestes de celle-ci, pour être plus menaçante, ne sont pas plus étranges.

Pour les grands mariages, les fêtes durent toute la semaine, et même en plein jour ; on aperçoit de loin des attroupements au milieu des terrains vagues : ce sont les gens d’une noce regardant la danse, un chameau parfois se pavane au milieu, y aurait-il une danse du chameau ?

Quand le danseur est las, le cortège repart... « Dieu a voulu cette union » chante le fiancé... « nous venons, nous venons », répond la clameur. Oui, mais ils s’arrêtent encore, et Fahiméh, dans son immobilité de déesse là-bas, dans la salle des fêtes, attend toujours...

 

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Enfin, la voix stridente des trompettes arrive jusqu’à elle, et puis ce sont les répons de la foule, ils se font de plus en plus forts, « nous venons, nous venons », et il n’y a plus de doute : voici l’époux.

Il entre dans la salle et, en signe de bonheur, jette une poignée de livres or qui s’en va rouler sur les dalles de pierre ; à leur bruit un sourire effleure les lèvres de la petite fiancée, elle se lève et va à la rencontre de son maître ; les femmes couvrent le visage, mais elle, au contraire, pour la première fois... se dévoile devant lui.

 

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Ô mœurs orientales ! pourquoi à la poésie biblique avez-vous mêlé le sinistre spectacle de danses sauvages ?

Pourquoi d’incohérentes clameurs qui assourdissent et attristent l’âme chrétienne sont-elles venues remplacer la secrète et toute-puissante prière qui jadis accompagnait le sacrifice du soir ?

 

 

 

Jean DESMERS, Paillettes orientales, 1930.

 

 

 

 

 

 

 

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