Fécite
par
Léo-Paul DESROSIERS
Jamais une vie ne fut plus pure devant Dieu que celle de Fécite, une humble servante de notre famille. Moi-même je ne l’ai connue que lorsqu’elle était vieille et courbée, ridée comme un raisin sec, qu’elle pouvait à peine se lever et circuler dans la maison. Mais je n’ai qu’à y penser pour entendre encore sa voix fêlée et claire chanter en chevrotant pour me bercer ou m’endormir. Le reste, je l’ai appris de mon père et de ma mère qui auraient pu se mettre à genoux devant elle et la prier comme une sainte.
Mon bisaïeul Louis l’avait eue le premier à son service. Il vivait alors sur une manière de vaste seigneurie, à l’entrée du lac Saint-Pierre, au bord du Saint-Laurent. Les branches du fleuve large enserraient d’un réseau de lamelles d’argent les files basses, plates, lourdes d’une végétation humide et grasse. Les aulnes, l’herbe à lien droite et fine comme une baguette, les liards énormes aux feuilles tremblantes, les saules qui forment des boules de feuillage gris-pâle et finement découpé, croissaient sur les rivages, au milieu des herbes aquatiques et luxuriantes, dans un paysage lacustre.
Mon grand-père possédait en arrière quatre à cinq cents arpents d’une terre miraculeusement riche. Les blés à hauteur d’homme s’écrasaient sous leur poids, le mil et le trèfle des vastes prairies étaient d’un vert sombre et presque noir. Le troupeau de vaches, dans un gras pacage, se couchait dès le commencement de l’avant-midi, repu, sous des chênes solides et sains.
Et c’est dans sa maison longue, étroite, aux lucarnes hautes, bâtie de pierres et de cailloux empâtés de mortier, que Fécite arriva un jour avec sa grande malle de bois recouverte de cuir fauve, aux crépines dorées. Orpheline baptisée on ne savait où ni pourquoi de son nom bizarre, elle était aussi fraîche et proprette qu’une jeune prune translucide encore pendue parmi les feuilles vertes, bien que sa figure fût grêlée des tâches de la petite vérole. Ses jolis yeux bruns étaient pleins de vivacité.
Elle n’était pas descendue de voiture que les cinq enfants de la maison, endiablés, se bousculant et criant, grimpaient à ses jupes, lui sautaient aux mains, la câlinaient, tendaient des joues barbouillées et des frimousses expressives et tendres. Elle avait un don, un charme, disait-on. Elle faisait des petits ce qu’elle voulait, calmait leurs agitations des jours d’orage, les décidait à l’accomplissement de leurs devoirs puérils.
Levée dès cinq heures, couchée avec les derniers aboiements des chiens, elle travaillait dans la maison, dans les champs, elle mettait la main à tout ; et le soir, souvent, lorsque le crépuscule des grandes campagnes plates et sereines allongeait sur la terre des pans d’ombre noire comme la nuit, et des traînées d’or sur les blés, on voyait Fécite s’acharner à une dernière tâche au milieu du repos universel.
Que pourrais-je dire de ses années de service ? Elle ne demandait rien pour ne pas déranger les autres, mais obligeait tout le monde au moindre mot et se réservait les besognes les plus répugnantes. Elle était compatissante pour les misères, même les fautes, et les malheurs du prochain l’émouvaient autant que les siens. Il n’existait pour elle ni rancune, ni secrets ; aucun soupçon ne lui venait sur les gens qu’elle acceptait toujours à leur façade ; et jamais l’idée ne lui serait venue de ces petites ruses, de ces roueries, de tous les moyens subtils de sonder, de pénétrer et de découvrir les âmes qui ne se défient pas.
Dans la maison Fécite enveloppait tout le monde de sa tendresse comme d’un chaud manteau. Elle maintenait les liens de la famille dispersée, invitant les fils et les filles, donnant des nouvelles, pleurant sur les lettres, aux arrivées et aux départs. Que de fois elle attirait mes oncles dans un coin pour recommander l’observance des pratiques religieuses ou suggérer des attentions délicates pour leurs parents. Elle donnait gravement aux jeunes mères des conseils de patience, ravie d’entendre leurs longues et secrètes confidences sur les tracas et les soucis domestiques.
Elle était peu à peu devenue l’âme de la maison, une espèce d’ange qui amollissait les cœurs afin d’y faire germer l’affection, l’amour, la douceur. Elle développait notre sensibilité, lui créait des besoins, rendait notre vie intense en faisant de nous des hommes qui veulent sentir autour d’eux le parfum des amitiés terrestres, pratiquer le commerce de l’intimité et de l’attachement. Et c’est pourquoi nous avons tous en nous comme un gouffre de pardon, de pitié et d’attendrissement où l’on peut éternellement puiser. Nos larmes sont plus prêtes et les choses nous touchent plus profondément.
J’ai réfléchi souvent sur cette influence qu’elle eut sur nous. Fécite n’avait qu’une vertu, mais elle l’avait toute, elle en était la personnification et c’était la bonté. Et la bonté, quand on y pense, ce n’est pas une vertu, c’est un composé, un résidu des essences le plus fines, de tout ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Il y a en elle de la douceur, de la patience, de la simplicité, du dévouement, de la charité et de l’altruisme, il y a de la générosité, de l’indulgence, de l’innocence, de la candeur, l’oubli de soi et une sensibilité très facile. On y trouve, et comme mêlées et fondues ensemble pour former une riche odeur, toutes les bonnes qualités humaines. Et Fécite était bonne comme la terre de Dieu dans ces campagnes neuves qui poussaient à profusion et prodiguaient les récoltes, des richesses inépuisables et profondes, les gaspillaient en forêts, en fleuves et en lacs, en une végétation puissante et vivace.
Fécite ne se maria jamais. Elle eut une ou deux fois des amoureux mais sa perfection morale mettait autour d’elle un halo et comme un cercle défendu aux passions trop charnelles, trop intenses et trop humaines. Sa large sympathie excluait une préférence trop particulière. D’ailleurs elle l’épandait déjà abondamment sur toute notre famille, vaste clan aux ramifications étendues qui couvraient la province.
Des malheurs ensuite l’attachèrent plus fortement. Mon bisaïeul Louis, important et riche dans la paroisse, devint le « cabaleur » de l’un des partis, au cours d’une élection fédérale. Son cheval attelé à un cabriolet crotté détalait du matin au soir sur toutes les routes du comté. C’était alors un fort bel homme de quarante ans, au visage gras et blanc encadré de cheveux, d’une barbiche et d’une moustache crêpelés et noirs. Il plaisait aux hommes par sa grosse jovialité, aux femmes par une galanterie inoffensive de joli garçon, aux enfants par sa familiarité avenante.
Puis aussitôt tombées les claires nuits fraîches d’automne, les réunions animées et bruyantes commençaient dans le salon. Au milieu du choc des verres, des conversations à tue-tête, des discours pompeux et simplistes et des rires sonores et gras, on entendait la voix de basse du maître de la maison tonnant ses « Sata-Michette » et ses « Sata-Michon », les deux jurons dont il appuyait ses phrases comme de deux béquilles. Le rhum, la bière y passaient par tonneaux et l’on s’empiffrait de ce bon pain de boulanger trempé dans la mélasse qui faisait les délices de nos ancêtres. La fumée des pipes estompait la lumière douce des lampes.
Vers une heure, deux heures du matin, les hôtes partaient, titubants, colériques, abominablement gris, en se lançant des injures ou des quolibets. Plus d’un se trouvait incapable de remettre son cheval dans les brancards et même de se rendre à sa voiture. Lorsqu’il avait facilité et surveillé tous les départs, mon bisaïeul, qui avait bu comme dix hommes, remontait à sa chambre d’un pas automatique et roide, sans broncher d’une semelle, l’attitude rigide et la démarche posée.
Fécite, durant ces ripailles et ces orgies, priait Dieu et tous ses saints, prise d’une épouvante sacrée devant les abominations qui se commettaient dans la maison. Elle accumulait les jeûnes, les neuvaines, les communions et les pénitences pour éloigner la malédiction divine. Et le matin, lorsqu’elle balayait les restes de tabac et les cendres de pipe, dans la salle à l’atmosphère affadie par la fumée, elle avait des colères subites, des audaces terribles et sacrées, des révoltes de dégoût qui la faisaient se lever en face de son maître pour lui reprocher sa faute et les péchés qu’il faisait commettre. Elle trépignait, criait, suppliait, pleurait ; elle parlait de se mettre à genoux pour implorer un changement, elle tremblait de tous ses membres, l’être tendu dans une demande passionnée, tandis que mon aïeul, goguenard, avec son rire sourd, détournait le coup :
– Sata-Michette, tu en gagnerais des élections avec tes chemins de croix ! Comme si on avait fait autrement la cabale depuis que le monde est monde ! Laisse aux hommes le travail des hommes et tu seras tranquille.
La pauvre Fécite vivait maintenant dans l’appréhension des châtiments du ciel. Elle vaticinait comme une prophétesse antique, maudissait les élections et la boisson. Elle ne décolérait plus de toute la journée et éclatait quelquefois en sanglots, tout à coup, vaquant à une besogne, lavant la vaisselle, disant le chapelet. Elle ne pouvait se résigner ; elle s’offrait en holocauste, elle aurait accepté le renvoi, n’importe quelle pénitence, n’importe quel sacrifice, pour arriver à sa fin. Guêpe têtue obstinée à sortir à travers une vitre, elle revenait à la charge se heurter et se heurter sans cesse contre le refus, et maudire son impuissance.
Le malheur prévu par Fécite arriva cependant. Le candidat opposé à celui de mon grand-père tint une assemblée sous les ormes de l’église, après la messe. La foule divisée en deux camps s’invectivait dès le début. Mon bisaïeul Louis, avec cinq ou six de ses pairs à carrure herculéenne, en veston d’étoffe à manches de cuir, avait pris possession des marches de la tribune. L’orateur, un petit notaire barbu, aux gestes agiles et à la riposte prompte, attaquait avec brio sous l’œil de ces singuliers gardes du corps. Il parlait trop bien. À un moment donné mon ancêtre bondit sur les tréteaux avec sa troupe. On le vit aussitôt balancer au-dessus de sa tête le corps gigotant du petit notaire et le lancer parmi l’auditoire. Le curé accouru en toute hâte réussit à arrêter les rixes et ce moulinet formidable des poings déchaîné dans l’assistance par l’assaut de la plate-forme.
Un jour vînt où il fallut solder cette victoire. Poursuivi pour fracture d’un bras, mon bisaïeul Louis fut condamné à payer quatre mille dollars d’indemnité. Peu riche en numéraire, il dut vendre sa grande ferme fertile pour s’établir sur une terre plus petite, au quart défrichée, le long de la rivière Bayonne.
Fécite et ma grand-mère passaient maintenant leur temps à pleurer. Un mot, un regard, une pensée, et les larmes jaillissaient de leurs yeux, coulaient le long des joues. Dans la maison vide, lorsque les derniers meubles eurent été chargés, elles s’affaissèrent, sentant se briser une infinité de liens imperceptibles d’amour et d’amitié, des attaches à la vie, leurs racines dans le sol. Un désespoir secret habita longtemps leur âme car on les vit regarder souvent, le soir, ce coin de l’horizon où s’élevait la vieille demeure. Et de souffrir également pour la même chose, Fécite et ma grand-mère contractèrent une amitié muette et indestructible qui éleva la servante au niveau de la maîtresse.
Après cette déchéance matérielle les malheurs se multiplièrent dans la famille. Payant en un seul jour les excès de toute une vie, mon bisaïeul Louis fut atteint d’une paralysie des jambes ; il ne marcha plus qu’avec des béquilles. La force de ses bras s’étant pourtant conservée intacte, et, habile à manier les rames, il passait des journées à la pêche, une gourde de rhum au fond de sa chaloupe. Charles, son fils aîné, pour s’être ruiné à défricher, à cultiver, afin de nourrir la famille nombreuse, se couchait à quarante ans dans son lit de souffrance, pour y vivoter longtemps, pâle et timide vieillard perclus, au sang anémié. Ma bisaïeule, les cheveux tout blancs, tricotait des heures entières près du poêle, douce et calme comme une sainte, en robe d’indienne. Fécite s’effarait entre ces impotents et ces malades, entre les enfants tapageurs et excités, plus inquiète de chacun que s’il eût été la chair de sa chair. Petite et osseuse maintenant, ridée et sèche, elle fournissait des journées de travail à assommer un cheval.
Il lui vint plus tard une autre épreuve. Louis, le premier enfant de Charles, était devenu son préféré ; en vieillissant, elle s’était laissée aller à cette tendresse plus particulière. Beau gars de vingt ans, bien découplé, il avait tout le physique de son grand-père avec l’âme douce de sa grand-mère.
On entendit parler un jour de l’invasion des Féniens. Le gouvernement demandait des volontaires. Héritier d’un sang audacieux et batailleur, Louis s’enrôla tout de suite, fier de l’uniforme rouge qui lui seyait bien.
Dès le moment du départ, Fécite ne connut plus de repos. On la vit coudre des glands noirs aux rideaux de la maison, s’habiller de deuil, et pratiquer des austérités qui l’émaciaient. Une intense inquiétude maternelle la consumait, étreignait son âme puérile et craintive. Torturée par l’angoisse et la lente souffrance, elle dépérissait, ses yeux se cernaient.
Mais le régiment de mon père, après des marches forcées jusqu’à Laprairie, s’immobilisait, était bientôt débandé. Fécite fut la première à apercevoir au retour le beau soldat, à courir au devant de lui, à l’embrasser, suffoquée d’une joie qui faisait bondir son pauvre vieux cœur.
Louis se maria bientôt à son tour, et la quatrième génération commença à croître dans la maison. Fécite ne se rassasiait jamais de contempler les jeunes sourires, les chairs fraîches et potelées des bébés, l’épanouissement progressif de la vie. Son affection grandissait avec l’augmentation de la famille, elle enveloppait chacun des liens subtils et forts de son amour. Comme autrefois, la vieille servante soignait les fièvres, les rougeoles, les scarlatines et les croups, toutes ces maladies enfantines qui éclataient subitement, en épidémie, parmi ce petit monde grouillant et capricieux. C’est alors qu’elle se battait farouchement et sauvagement avec la mort, passant d’interminables nuits blanches à entendre gémir, à prier, à calmer, à offrir les médecines contre lesquelles se révoltait le goût des chers petits. Toute accablée et toute défaillante au-dedans d’elle-même, elle menait cependant le combat, comme un général, pleine d’héroïsme et de calme, arrachant jusqu’entre les griffes de la tueuse ces corps déjà froids et pantelants saisis des spasmes de l’agonie.
Et il aurait fallu un bureau de statistiques pour enregistrer toutes les victoires qu’elle remportait. Songez-y donc ! Une trentaine d’enfants au moins soignés et choyés par elle !
C’est un peu plus tard que je l’ai connue. Elle n’était plus guère utile dans la maison. Ma mère et mes tantes suffisaient aux tâches du ménage. Et le soir, lorsque la famille était réunie autour du poêle, mon bisaïeul Louis encore vert et gai malgré ses quatre-vingt-dix ans et ses infirmités, la taquinait avec un air de pince-sans-rire :
– Sata-Michette, disait-il, tu ne fais plus rien, Fécite ! Penses-tu que l’on puisse te nourrir si tu ne gagnes pas ton pain ? Tu serais mieux de partir sans qu’on te le commande, au lieu de compter sur notre bon cœur.
Fécite regardait alors ma grand-mère et elles souriaient, d’un air entendu, en joignant les mains.
Pauvre grand-mère, elle s’éteignit bientôt en langueur, résignée et heureuse. Mon bisaïeul la suivit de près, laissant dans la paroisse des souvenirs légendaires de son caractère terrible et brouillon. Puis mon grand-père Charles acheva de mourir. Ces trois deuils s’échelonnèrent dans les jours d’une année. Dépaysée maintenant par le décès de ses vieux maîtres, à demi-folle de regrets et de tristesse, hébétée par ces douleurs renouvelées, Fécite tomba un soir, pour ne plus se relever, en disant les prières communes.
On la conduisit au cimetière par un matin de janvier éclatant. Je revois le chariot noir s’en allant, là-bas, dans l’infinie pureté du paysage. La nature avait sa parure virginale et immaculée. La pluie congelée sur les arbres en avait fait des lustres de cristal, partout scintillants et brillant sur la plaine, au bout des troncs noirs. Le pâle soleil hivernal allumait des rutilements sur la neige dans cette atmosphère translucide et bleuâtre des jours de froid intense. On aurait dit enfin une chambre mortuaire immense dressée par Dieu pour une vierge. Et s’espaçant en arrière du convoi, cinquante, cent, deux cents, trois cents voitures, toute la paroisse accourue aux funérailles comme à un pèlerinage.
Léo-Paul DESROSIERS, Âmes et paysages, 1922.