Les méquennes de Marie-au-Blé
par
Charles DEULIN
Au temps jadis, il y avait près de Valenciennes, au village de Marly, une veuve ayant deux filles jeunes et belles, mais de beauté différente. L’aînée était une brune fière, aux joues écarlates ; la cadette, une gracieuse blonde, aux joues blanches, teintées de rose. On les avait surnommées la Pione et la Magrite, ce qui, dans le langage du pays, se dit pour la pivoine et la marguerite.
Elles se ressemblaient de caractère aussi peu que de figure, car autant la Magrite était douce et active, autant on trouvait la Pione arrogante et paresseuse. La cadette filait et faisait le ménage, pendant que l’aînée s’attifait et se mirait dans le puits.
Le comte de Flandre tenait alors sa cour à Valenciennes, en son palais de la Salle-le-Comte.
Son fils passait souvent à cheval du côté de Marly et, quand la Pione l’entendait venir, elle courait se mettre sur sa porte ; car à ses yeux il n’y avait qu’un prince qui fût digne de l’épouser.
Vers la Noël, un matin qu’il gelait tout blanc et que la Magrite avait accompagné sa mère au marché de la ville, la Pione ouït une voix cassée qui murmurait des patenôtres derrière l’huis. Elle ouvrit l’huchelet de la porte et vit une pauvresse couverte d’une méchante serpillière, courbée sur un bâton, et qui paraissait vieille comme le temps.
« Allez vous chauffer au feu des chiens ; on fait les gaufres », dit-elle méchamment.
Et la pauvresse s’en alla sans répondre un mot.
Le lendemain, comme il relégnait, que l’air était doux et que le soleil luisait, la Magrite s’assit sur le banc de pierre près du puits et fila sa quenouille.
La mendiante vint à repasser et, voyant la quenouille bien garnie et les doigts de la jeune fille bien alertes, elle dit :
Telle quenouillée,
Telle bonne année.
Puis elle recommença de marmotter ses patenôtres.
La Magrite se leva sur-le-champ, entra dans la maison, en rapporta un chanteau de pain bis et le bailla à la pauvresse en disant :
« C’est Dieu qui vous le donne, grand-mère.
– Dieu va vous le rendre, ma belle fille, répondit la mendiante. Quand on jette deux grains de blé à un misseron, l’oiseau en prend un, et Dieu fait un épi de l’autre. Puisque vous m’avez montré une âme si charitable, je vous octroie pour don que la première chose que vous ferez demain matin, après votre prière, vous la ferez tout le long du jour. »
Et comme la Magrite la regardait étonnée :
« Je ne suis point ce que vous pensez, ajouta-t-elle. Je suis Marie-au-Blé, la ménagère de là-haut, et j’ai pour mission de couvrir la terre du blanc manteau qui la protège contre la gelée. Vous savez le proverbe :
Neige au bled est bénéfice,
Comme au vieillard la pelisse.
« Chaque année, je choisis une jeune fille au cœur vaillant pour m’aider durant la saison neigeuse. C’est sur vous que j’ai jeté les yeux cet hiver. Je repasserai la veille des Rois ; tâchez d’avoir pour lors entièrement filé le lin de votre grenier ; Marie-au-Blé ne veut chez elle que des méquennes qui savent prendre de la peine. »
Le lendemain, en se levant, la Magrite dit sa prière, puis, sans plus songer au don de Marie-au-Blé, elle avisa sur la table un coupon de toile qu’elle avait préparé la veille pour tailler des bavolets.
Elle le prit et le déroula ; à sa grande surprise, la toile s’allongea, s’allongea, et plus la jeune fille en déroula, plus il en vint, sans que le coupon diminuât de grosseur. Elle en déroula, déroula, déroula tant que la chambre fut bientôt pleine de toile.
La Magrite ouvrit la porte et appela sa mère et sa sœur ; elles furent fort ébahies et se dépêchèrent de rouler d’un côté ce que Magrite déroulait de l’autre.
Mais elles n’allaient pas assez vite et la Magrite descendit l’escalier à reculons, déroulant toujours, remplit de toile les chambres basses, en couvrit la cour et le jardin, et, finalement, on amoncela une si grande quantité, que le soir la maison, de la cave au grenier, regorgeait de pièces de toile empilées les unes sur les autres.
Or, sachez que c’était de la fine toile de Cambrai, qu’on vendit pour plus de cent mille escalins, et qu’on put ainsi se donner l’aide d’une servante.
Le chanteau de pain bis semblait assez chèrement payé, et cependant la Pione n’était point contente.
« Que tu es sotte ! disait-elle à sa sœur. À ta place, au lieu de dérouler de la toile, j’aurais compté des escalins et, à cette heure, je serais assez riche pour épouser le fils du seigneur. Qu’il me tombe pareille aubaine, et tu verras ! »
Tous les matins, dès le paître au minet, la Pione s’établissait avec sa quenouille devant l’huis et faisait semblant de filer ; mais c’est en vain qu’elle attendait Marie-au-Blé.
Pourtant, l’avant-veille des Rois, comme elle était seule à la maison, elle vit venir la vieille pauvresse.
« Pardonnez-moi, madame, lui cria-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut. Si l’autre jour je vous ai mal accueillie, c’est que je ne vous ai point regardée. »
Elle dressa la table sur-le-champ, y mit un quartier de lard, du pain, des gaufres que sa mère avait faites pour le nouvel an, et elle alla saquer un pot de bière à la cave. Marie-au-Blé but et mangea, après quoi elle remercia la Pione et prit son bâton afin de continuer sa route.
« Vous ne me donnez pas un don comme à ma sœur ? dit la Pione.
– Si fait, ma belle, répondit Marie-au-Blé. Je te donne aussi pour don que la première chose que tu feras demain en t’éveillant, tu la feras tout le long du jour. »
La Pione reconduisit la céleste ménagère avec son plus gracieux sourire, et, le soir, en se couchant, elle eut soin de placer sous son oreiller une bourse pleine d’escalins.
L’ambitieuse fille s’endormit fort tard dans la nuit. Elle rêva qu’elle épousait le fils du seigneur, et que ses compagnes en crevaient de dépit.
Le coriococo de Chanteclair l’éveilla, contre son habitude. Aussitôt sans perdre le temps de prier Dieu elle chercha sa bourse sous son oreiller.
En ce moment, elle sentit une puce courir le long de son épaule. Elle voulut l’attraper ; d’un bond la puce lui échappa et la piqua au bras ; sa main l’y poursuivit.
Soudain la puce saute de nouveau et va lui appliquer son suçoir derrière l’oreille. La Pione, impatientée, la pourchasse, l’attrape et la tue.
Hélas ! en voici deux autres, puis quatre, puis dix, puis vingt, puis cent qui fondent sur elle, la mordent, la percent, la piquent aux pieds, aux genoux, aux flancs, aux bras, à la tête, en mille endroits.
La Pione les poursuit, les attrape, les tue, mais d’autres leur succèdent en si grand nombre que la malheureuse renonce à s’en débarrasser.
Elle n’a plus assez de ses deux mains pour se gratter au sang par tout le corps ; elle se roule dans son lit, désespérée, haletante, écumant de rage, et elle se gratte, se gratte, se gratte tant, qu’à la tombée du soir, il ne restait plus, dit-on, que deux bras inexorables qui grattaient un squelette.
La vérité est que Marie-au-Blé ne poussa pas si loin la punition, et que la méchante fille en fut quitte pour garder le lit durant trois jours.
La veille de l’Épiphanie, la Magrite s’était dès l’aube assise près du puits et se hâtait de finir sa dernière quenouillée, quand elle crut apercevoir l’étrangère au tournant du chemin.
Elle fut si émue que dans son trouble elle se perça la main de son fuseau. Le sang coula et rougit le fuseau. La Magrite voulut le laver dans le seau du puits ; par malheur, il lui échappa et chut dans l’eau.
Vite, elle fit jouer la poulie, descendit le seau et tâcha de le repêcher. Hélas ! dans sa précipitation, elle se pencha trop en avant, perdit l’équilibre, et s’en fut, la tête la première, vers le fond, où brillait le ciel étoilé...
Lorsque la Magrite arriva parmi les étoiles, elle était évanouie. Au bout de quelques instants, elle se réveilla, je ne sais comment, au bord d’une source, et promena autour d’elle des yeux surpris et charmés. Elle se trouvait dans une riante campagne où jaunissaient de grands blés. Il y avait aussi des arbres, des plantes et des fleurs comme il en pousse sur la terre ; mais les arbres poussaient plus beaux, l’herbe plus molle, les fleurs plus éclatantes, et tout cela était doré par un plus doux soleil.
Elle se leva et avisa, volant au-dessus de sa tête, un oiseau vert aussi beau qu’un oiseau du paradis.
Le bel oiseau se posa sur un arbre et chanta d’une façon merveilleuse, puis il s’envola un peu plus loin, comme s’il invitait la jeune fille à le suivre.
La jeune fille le suivit et il alla se percher sur le toit d’une chaumière ; elle y entra et vit un four rempli de pain.
« Saque-moi hors du four, saque-moi hors du four ! je suis assez cuit ! » disait le pain.
Elle prit la pelle et défourna le pain.
L’oiseau vert s’envola encore et alla s’abattre sur un pommier qui portait des pommes rouges comme les joues d’une garcette de quinze ans.
« Hochine-moi, hochine-moi ! je succombe sous le poids de mes pommes ! » disait le pommier.
La Magrite le secoua, les pommes churent et l’oiseau s’envola.
Elle le suivit encore et aperçut une jolie petite maison blanche, tapissée par une vigne.
Sur la porte était assise une belle dame vêtue comme une censière.
Quoique Marie-au-Blé fût rajeunie d’une trentaine d’années, la Magrite la reconnut au premier coup d’œil.
« Sois la bienvenue, petite, dit la céleste ménagère, je t’attendais.
– Je suis à vous, bonne mère », répondit la jeune fille et, sur-le-champ, elle se mit à l’ouvrage.
En vaillante méquenne, elle commença par écurer la batterie de cuisine, et bientôt les poêlons et les casseroles de cuivre rouge brillèrent comme le soleil, quand il se couche dans la brume.
Elle lava ensuite la maison à grand-eau et, avec la balayette, elle dessina sur le seuil de beaux festons de blanc sable ; puis elle fit le lit et, comme elle allait le secouer, Marie-au-Blé lui dit :
« Va le secouer là-bas, sous les peupliers et prends bien garde de choir dans le trou. »
La méquenne y fut et, au-dessus du trou, elle hochina soigneusement le lit de plumes, l’édredon et l’oreiller.
Quelques menues plumes volèrent par les airs, et il lui sembla qu’elles s’amoncelaient, s’amoncelaient et tombaient en blancs flocons qui remplissaient l’espace et obscurcissaient le jour.
Et en bas les bonnes gens regardaient cette blanche fourrure descendre du ciel pour couvrir le sein de la terre et la préserver contre la gelée, et ils disaient, le cœur joyeux :
« Il neige, il neige ! Marie-au-Blé fait son lit ! »
Chaque matin la Magrite alla au trou, et il neigea beaucoup cette année-là, et le blé vint en abondance, et ce fut une année si prospère qu’il n’y eut jamais de pareille, même dans l’almanach.
En échange de ses services, Marie-au-Blé lui enseignait à tailler ses robes, à broder et à faire de la dentelle. La Magrite acquit dans ce dernier métier une habileté inconnue jusqu’alors, et c’est à elle que plus tard les dentellières de Valenciennes durent d’être les premières dentellières du monde.
Quand l’hiver commença de décroître sur la terre – pas chez Marie-au-Blé, où régnait un printemps perpétuel –, la Magrite dit à sa maîtresse :
« Voici qu’est passé le temps de la neige, et que les hirondelles vont revenir à Marly, voulez-vous bien me permettre de retourner chez ma mère ?
– Oui-da, ma fille, répondit Marie-au-Blé.
– Mais comment ferai-je ?
– Va dans la chènevière, et cueilles-y les plus belles tiges de chanvre ; tu t’en feras une échelle de corde. »
La Magrite obéit, et elle eut tant de cœur à son ouvrage qu’en moins de six semaines elle fila son échelle.
À l’heure du départ, Marie-au-Blé l’attacha par un bout à l’un des peupliers, lança l’autre dans le puits, baisa la Magrite au front et lui donna un petit sac en lui disant : « Tu m’as servie en sage et fidèle méquenne : voici ton salaire. » La Magrite fut assez discrète pour ne point ouvrir le sachet et descendit bravement à l’échelle, qui, chose singulière ! s’allongeait au fur et à mesure que la jeune fille descendait.
Je ne sais combien de temps elle descendit, mais quand elle mit pied à terre, il faisait nuit noire.
Elle s’aperçut alors qu’elle était vêtue d’une magnifique robe tissée d’or et de soie, qui brillait comme si le bon Dieu l’avait semée d’étoiles.
Lorsqu’elle entra dans la cour de sa maison, Chanteclair, croyant saluer l’aurore, battit des ailes et chanta à tue-tête :
Corioco ! Corioco !
Le jour éclôt ! le jour éclôt !
Sa mère et sa sœur l’accueillirent avec de grandes exclamations. On sut bientôt, à Marly et aux alentours, que la Magrite était revenue, et qu’elle avait rapporté une robe d’or, et ce fut une procession de gens qui voulaient voir la merveilleuse robe.
Le bruit en vint jusqu’au palais de la Salle-le-Comte, et la fille du seigneur n’eut point de cesse qu’elle n’eût vu la robe d’or de la Magrite.
La Magrite la porta au palais ; la demoiselle en raffola sur-le-champ, et le comte proposa à la jeune paysanne de la lui acheter.
La brave fille, considérant qu’un pareil ajustement était trop beau pour elle, consentit à le vendre moyennant mille escalins qu’elle donna à sa mère.
Comme elle était un peu plus grande que la demoiselle, la robe se trouva trop longue ; mais on ne put découvrir, de Valenciennes à Mons, une couturière assez adroite pour la raccourcir.
La vendeuse offrit alors ses services, et on fut émerveillé de son habileté. On le fut bien davantage, quand on vit comme elle savait broder et faire de la dentelle. Les maîtres du palais la prirent en telle affection, qu’ils ne voulurent plus laisser partir la jolie dentellière.
L’honnête fille se croyait trop bien récompensée ; pourtant elle avait ouvert le petit sac et n’y avait vu qu’une poignée de grains de blé. Pareil présent n’eût point été le compte de la Pione ; mais la Magrite pensa que sans doute Marie-au-Blé avait eu ses raisons d’agir ainsi, et elle serra précieusement le sachet.
Cependant, le bonheur de la cadette faisait le malheur de l’aînée, qui en séchait sur pied.
Bien qu’elle eût à se défier de Marie-au-Blé, elle voulut, coûte que coûte, avoir, elle aussi, sa robe d’or et, au retour de la saison neigeuse, elle enfonça sa main dans un buisson d’épines, rougit son fuseau de sang, le jeta dans le puits et s’y précipita la tête la première.
Comme sa sœur, elle s’éveilla dans la prairie merveilleuse et suivit l’oiseau vert ; mais quand le pain lui dit :
« Saque-moi hors du four, saque-moi hors du four ! je suis assez cuit ! »
Elle répondit :
« Je te défournerai à la venue des coquecigrues, quand les poules iront à béquilles. »
Et quand le pommier lui cria :
« Hochine-moi, hochine-moi ! je succombe sous le poids de mes pommes ! » C’est sa tête qu’elle hocha, sans même daigner répondre.
Enfin elle arriva dans la maison de Marie-au-Blé, qui la prit à son service.
Le premier jour tout alla bien ; mais le lendemain, le soleil avait déjà achevé le tiers de sa besogne, que la paresseuse n’avait pas commencé la sienne.
Ce fut encore pis les jours suivants ; elle n’écurait ni les poêlons, ni les casseroles ; le lit de Marie-au-Blé était fort mal fait et, lorsque la méquenne allait au trou secouer la literie, elle y restait des heures entières à regarder ce qui se passait en bas.
C’est pourquoi il neigea fort peu cette année-là, le terre ne put s’envelopper dans son blanc manteau, elle fut glacée jusqu’au fond des entrailles et ne produisit que le quart du blé qu’elle rendait d’ordinaire.
L’oiseuse s’amenda pourtant un peu la dernière semaine et, croyant avoir assez ouvré, elle alla bravement réclamer son salaire.
« Fixe-le toi-même, lui répondit sa maîtresse.
– Eh bien ! je veux une robe d’or comme celle de la Magrite ; mais, pour ce qui est du sachet de grains de blé, j’aime mieux autre chose.
– Et quoi ? »
Et la méquenne répondit effrontément :
« Une baguette magique qui convertisse en or tout ce qu’elle touchera.
– La voici », fit Marie-au-Blé avec un malin sourire.
Elle coupa une branche fourchue à un coudrier, et la lui donna.
La Pione n’osa point se hasarder par le même chemin que la Magrite. Marie-au-Blé lui ouvrit une porte au bout de son clos, et la mauvaise méquenne se trouva soudainement à vingt pas de la maison de sa mère.
Sa robe n’éclaira point la nuit, au contraire ; de blanche qu’elle était, elle devint noire comme de la suie. Ce n’est pas non plus Chanteclair, mais la hulotte que la méchante fille entendit et, dans le creux d’un arbre mort, la hulotte huait comme pour se moquer d’elle :
Touhoubi ! touhoubi !
Il fait nuit ! il fait nuit !
La Pione monta furieuse à sa chambre et, maudissant Marie-au-Blé, qui lui avait volé, disait-elle, son salaire, elle jeta sa baguette sur la table et se coucha.
Le lendemain, en s’éveillant au coup de midi, quelle ne fut point sa joie de voir resplendir au soleil la table changée en une table d’or pur !
« Voilà qui arrive comme la pluie en mai ! » s’écria-t-elle et, sans songer au proverbe qui dit : « À donner ou à prendre, gare de se méprendre ! » elle sauta à bas de son lit, prit la baguette, en toucha les chaises, le lit, tous les meubles de sa chambre, et les chaises, le lit, tous les meubles furent changés en or.
Alors elle appela sa mère, qui appela les voisines, et la nouvelle se répandit comme l’éclair, et les gens de Marly, de Saultain, de Curgies, d’Aulnoy, d’Étreux, de Saint-Saulve et de Valenciennes accoururent en foule pour contempler cette merveille.
Le comte vint lui-même avec sa cour. Il proposa à la Pione d’acheter sa baguette, mais elle refusa de la vendre, ne jugeant point qu’on pût y mettre le prix.
Or, le comte de Flandre était un homme avare et qui aimait l’or par-dessus tout. Ne pouvant s’approprier la précieuse baguette, il voulut du moins avoir pour fille celle qui la possédait : il lui offrit la main de son fils.
La Pione accepta, et on signa le contrat en grand-pompe ; toutefois, le jeune seigneur, qui n’était pas si pressé de s’enrichir, demanda que le mariage n’eût lieu qu’au bout d’un an.
En attendant l’échange des anneaux de fiançailles, ce fut, contrairement à l’usage, la future bru qui donna des arrhes à son beau-père, et elle ne donna rien moins qu’un palais d’or.
Des caves au grenier elle toucha de sa baguette et changea en or à trente-deux carats le beau palais de la Salle-le-Comte, qui avec ses dépendances occupait environ dix mencaudées.
Les Valenciennois, petits et grands, enviaient le bonheur du jeune fiancé ; lui ne se sentait point heureux. La Pione pouvait tout métamorphoser en or ; mais son orgueil avait crû avec sa fortune et devenait de plus en plus insupportable.
Le jour de la cérémonie des fiançailles, pendant qu’on se rendait en cortège à Notre-Dame-de-la-Salle, l’épousée surprit les yeux de son futur qui se tournaient tristement vers la Magrite.
« Que regardez-vous là ? lui dit-elle en fronçant le sourcil. C’est moi qu’il faut regarder, et non cette mijaurée. »
Et elle frappa le sol d’un violent coup de sa baguette.
Soudain, dans toute la Flandre, le sol et ses productions, les herbes, les plantes, les arbres se changèrent en or, et ce fut un superbe coup d’œil.
Le comte de Flandre ne fut point fâché de régner sur une terre d’or, et la cérémonie eut lieu, bien que le coup de baguette de sa future fille fût une grave dérogation aux lois de l’étiquette.
Les bons Flamands furent enchantés et jugèrent l’or de la Pione bien supérieur à celui des moissons que leur avait données la Magrite.
Mais cette félicité ne fut point de longue durée ; on s’aperçut bientôt que les pommes d’or sont d’une digestion plus difficile que les pommes de calville, et qu’une terre d’or n’a point ce qu’il faut pour nourrir ses habitants.
Aussi il se déclara une famine épouvantable, et le peuple mourait d’inanition par l’excès même de ce qui procure aux hommes la satisfaction de leurs appétits.
Dans une telle conjoncture, le comte assembla son conseil ; les conseillers vinrent armés de lunettes bleues, car la couleur de l’or leur faisait mal aux yeux ; ils prononcèrent de beaux discours, et on se sépara sans avoir trouvé un procédé pour fondre la croûte de métal.
Le comte fit alors annoncer à son de trompe qu’il donnerait la main de sa fille à celui qui mettrait un terme aux souffrances de ses sujets.
Personne ne se présenta, et le seigneur songeait déjà à abandonner le pays avec ses vassaux, lorsque la Magrite s’avança timidement et dit :
« Votre Seigneurie veut-elle me permettre d’essayer de rompre le charme ?
– Essaie, ma fille, répondit le comte, et puisses-tu réparer le mal que nous a causé ta sœur ! »
La Magrite s’était souvenue à propos du sachet que lui avait donné Marie-au-Blé. peut-être le moment était-il venu de l’utiliser. Elle le tira de sa poche, y prit un grain de blé et gratta le sol de son petit doigt en disant :
« Marie-au-Blé, ayez pitié de nous ! »
Chose merveilleuse ! la croûte de métal devint meuble comme de la terre labourée, et le doigt de la Magrite s’y enfonça sans résistance.
Elle y déposa sa graine et la recouvrit de terre, je veux dire de poudre d’or. Au bout d’une minute, on vit une mince tige d’herbe percer le sol de son dard vert.
Aussitôt la croûte d’or disparut comme par enchantement, la sève recommença de circuler dans les plantes, la terre reprit sa robe bigarrée, les blés en retard grandirent, épièrent et jaunirent en un quart d’heure, et, depuis lors, on ne vit plus, sur le sol redevenu fertile, rayonner d’autre or que celui des moissons.
Les gens de Valenciennes se jetèrent à genoux en bénissant Marie-au-Blé, et le comte, guéri de sa folie, dit à la Magrite :
« Je ne puis, et pour cause, te donner ma fille, mais si tu veux épouser mon fils, il est à toi... »
La Magrite tendit sa main en rougissant au jeune seigneur, et elle obtint la grâce de la Pione, qui s’était cachée de peur d’être lapidée par le peuple à coups de lingots d’or.
La noce eut lieu un mois après : Marie-au-Blé y assista et, grâce à elle, cette année fut aussi abondante qu’elle avait d’abord été stérile.
Le souvenir de la céleste ménagère et de ses méquennes n’est point tout à fait éteint dans le pays flamand. Il n’y a pas cinquante ans que vers la mi-juillet, les porte-sacs et les dames de la Halle promenaient encore Marie-au-Blé par les rues de Valenciennes.
Durant huit jours, la compagnie, de blanc et de rose habillée, allait de porte en porte, en dansant le menuet, offrir, sur un plat d’étain, les prémices de la moisson. Avec les dringuelles récoltées par les méquennes de Marie-au-Blé, on mangeait des gohières et on vidait cinq ou six cents canettes à la ducasse de Marly, patrie de la Magrite.
Cette fête a disparu comme bien d’autres qui égayaient les bonnes âmes du temps passé. Le monde, au jour d’aujourd’hui, est si malin qu’il ne trouve plus rien qui le divertisse ; et si j’ai remémoré ici ces vieilles histoires, ce n’est mie pour plaire aux notaires, ni aux avocats, c’est simplement pour amuser les petits fieux qui jouent à quenèques, et les grand-mères qui vont à crossettes.
Charles DEULIN, Histoires flamandes, 1899.
Repris dans : Pierre Dubois, Les contes de Féerie,
anthologie, Paris, Éditions Hoëbeke, 1998.