Wilderolf

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie DIEMER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES DERNIÈRES ANNÉES du Xe siècle furent marquées par un élan de foi qui, dans toute la chrétienté, multiplia les sanctuaires, enrichit abbayes et couvents. En attendant la mer de feu, le nivellement des montagnes et la rosée sanglante, un souffle glacé d’épouvante courbait les têtes inclinées. Les saints, du fond de leurs tombeaux, bénéficièrent de ces terreurs ; les pèlerinages se multiplièrent vers les reliques des martyrs. Chacun voulait s’assurer au Ciel d’un intercesseur.

C’est ainsi que, dans la ville de Strasbourg, au monastère Saint-Étienne, la foule venait de toutes parts.

Les derniers miracles de l’abbesse Attala, la guérison du paralytique survenue peu de temps auparavant, donnaient à sa sainteté une consécration nouvelle. Pour faire le tour de sa chapelle, vénérer les saintes phalanges, toucher au pallium sacré, les gens accouraient de la plaine, d’au-delà des montagnes bleues, des villes libres au bord du fleuve, des lointaines Allemagnes, des deux Bourgognes, des Flandres même.

Pour elle, on délaissait les autres églises de la cité : Saint-Thomas, Saint-Pierre-le-Vieux, et jusqu’à la cathédrale qui se dressait hautaine dans son manteau de pierre, riche des présents des empereurs.

C’était pourtant un temple merveilleux que cette église Notre-Dame, bien différente des constructions primitives, élevées par le vœu de Clovis.

Déjà Pépin, duc d’Austrasie, lorsqu’il traversa la ville en l’an 769, avait doté la basilique d’un chœur monumental, fait en ce grès rouge des Vosges qui saigne sous la morsure du fer.

Après sa mort, son fils Charles compléta l’œuvre inachevée. Les vieilles murailles abattues avec leurs cloisons de planches, l’édifice nouveau se dressa dans sa splendeur non pareille. Des rameaux taillés dans la pierre s’enlaçaient aux chapiteaux, parmi des oiseaux étranges. Au portail une vierge hiératique rappelait les icônes de Byzance, tandis qu’en leurs niches profondes, les saints, les démons et les anges contemplaient de leurs yeux fixes la ville avec ses toits bruns.

L’église achevée, l’empereur Charles l’avait enrichie de choses précieuses : vêtements sacerdotaux, ciboires, crosses de vermeil, reliquaires d’émail ou d’ivoire aux cabochons de cristal.

Notre-Dame de Strasbourg en acquit une réputation universelle. En l’an du Seigneur 826, le moine Ermoldus Nigel, venant y chercher refuge, en demeura émerveillé. Durant ses heures de solitude, le banni y composa un panégyrique en vers, qui valut à son auteur les faveurs de Louis le Pieux.

Or, malgré son glorieux passé, moins de deux siècles plus tard, la cathédrale restait déserte. C’était à Saint-Étienne qu’allait la foule des suppliants.

L’évêque de Strasbourg, Wilderolf, ne voyait pas sans dépit grandir le renom de l’abbaye. Chaque marque de piété donnée à sainte Attala lui semblait une injure mortelle. Ce Wilderolf était un homme orgueilleux et dur, qui, sous la chape du prêtre, cachait l’âme violente de l’impie. On ne l’aimait guère, et quand il passait, donnant sa bénédiction d’un geste qui ressemblait à une menace, le peuple se détournait de lui. Les petits enfants en avaient peur ; on disait qu’un certain cheval pie qu’il affectionnait, et un écuyer roux qui ne le quittait pas plus qu’une ombre, étaient ses âmes damnées, véritables suppôts du démon.

Un jour l’évêque fit venir en secret douze hommes qui lui étaient dévoués. Tous, accusés de divers crimes, étaient venus chercher refuge à l’ombre de la cathédrale. Forts du droit d’asile, ils vivaient de rapines, terrorisant le quartier. Wilderolf, par l’entremise de son écuyer, les employait à de louches besognes, mais jamais jusqu’à ce jour il ne leur avait donné accès au palais épiscopal. Appelés devant l’évêque, ces gens se hâtèrent d’accourir, et lui, prenant la parole, leur dit :

« Cela m’est une grande douleur de voir diminuer en cette ville les fidèles de Notre-Dame, tandis que l’abbesse Attala compte chaque jour plus de fervents. Aussi ai-je décidé de mettre fin par vous à cet état de choses. Allez en l’église Saint-Étienne où se trouve le tombeau de la sainte. Emparez-vous de ses reliques et enterrez-les secrètement en quelque lieu désert, afin que nul n’en entende plus parler. Ainsi les miracles cesseront et le peuple nous reviendra. »

Les douze conjurés promirent d’accomplir en tous points les volontés de l’évêque. Il fut décidé que, dans la nuit, sous la conduite de l’écuyer roux, ils accompliraient leur œuvre.

Or, ce même soir, un clerc nommé Trutmann, attaché au chapitre Saint-Étienne, s’en revenait de la campagne. Près du pont jeté sur la Bruche, il aperçut une forme blanche. Croyant reconnaître la lavandière nocturne qui attire les passants, il se signa, plein de terreur. Mais devant le signe divin, l’ombre, loin de fuir, approcha. C’était une femme voilée de blanc. Elle pleurait et se lamentait à voix haute, tout en se tordant les mains.

Le prêtre s’enhardit :

« Que veux-tu ? » lui dit-il.

Et elle, versant des larmes amères :

« Je suis Attala que tu sers. Je pleure parce que les méchants ont fait vœu de s’emparer de mon corps et de le cacher en un lieu secret où nul ne le retrouvera. »

Ayant dit ces mots, elle disparut.

Trutmann, guidé par une inspiration du Ciel, se rendit à l’église du couvent, qui était déserte à cette heure. Ayant pris les précieuses reliques, il les cacha sous l’autel dans la chapelle Saint-Jean.

Il s’apprêtait à sortir quand un bruit de pas le retint. C’étaient les hommes de Wilderolf avec des pics, des leviers. L’écuyer les précédait, tenant une lanterne de corne. Ils ne virent pas Trutmann, confondu avec les figures du portail. Sûrs de leur proie, ils avançaient, joyeux de trouver la porte ouverte. Devant le sépulcre vide, ils s’arrêtèrent, interdits. L’un d’eux laissa échapper un blasphème :

« C’est quelque ruse des nonnes », dirent-ils ; mais il y avait un doute dans leurs voix, et leur croyance à tous était qu’un nouveau miracle venait de s’accomplir.

Ils ne s’attardèrent point en recherches. Vainement l’écuyer roux tenta de les retenir, parlant d’explorer le chœur, la sacristie, de soulever les dalles.

À ce moment le vent, s’étant levé, fit tinter les cloches de bronze. L’écho pleura sous les voûtes. Était-ce le Christ du portail qui lançait les mots d’anathème :

« Arrière, maudits ! sacrilèges ! »

Éperdus, les voleurs s’enfuirent. Dans les rues silencieuses, ils eurent honte de leur crainte. Une autre angoisse la remplaçait : comment, après l’aventure, se présenter devant l’évêque, affronter sa colère ? La récompense promise se transformerait sans doute en un terrible châtiment.

Alors l’homme roux, fertile en mensonges, parla :

« Laissez-moi faire. Je saurai bien vous tirer de ce mauvais pas. »

Ils se rendirent à la demeure de Wilderolf. Celui-ci les attendait, n’ayant point dormi de la nuit.

« Seigneur évêque, lui dit l’écuyer, nous avons fait selon ton désir. Nous avons dispersé les os de cette femme.

– Oui, ajoutèrent les douze compagnons, elle gît sans honneur en un lieu écarté. »

Là-dessus l’évêque les congédia avec une bourse pleine d’or ; et eux, craignant que leur ruse fût découverte, se hâtèrent de quitter le pays.

Cependant la fureur qui animait Wilderolf contre sainte Attala semblait grandir chaque jour. Apprenant que, malgré la disparition du corps, les fidèles affluaient à Saint-Étienne, il frappa d’excommunication quiconque en franchirait le seuil. Puis, ayant accusé les nonnes d’hérésie et d’imposture, il confisqua les biens de l’abbaye, saccagea l’église, chassa les religieuses. Et, contemplant les grandes richesses qu’il s’était appropriées, en sa folie il disait :

« Maintenant je vais vivre heureux. »

Or voici que, sur son triomphe, la main de Dieu s’appesantit. Il lui vint une maladie telle que sa chair se corrompit, et que les gens, contraints de l’approcher, ne pouvaient le faire sans répugnance. Bientôt tous l’abandonnèrent, prêtres, diacres et serviteurs. L’écuyer que l’évêque préférait entre tous fut le premier à s’enfuir. On dit qu’en s’en allant il emporta dans un char toutes les richesses de son maître, jusqu’à sa mitre et à son anneau.

Wilderolf demeura seul, souffrant cruellement de son mal.

Alors, dans son grand palais vide, souris et rats pullulèrent. La nuit, l’évêque les entendait, frôlant les tentures de sa couche. Peu à peu ils s’enhardirent. Wilderolf fut contraint de leur disputer sa nourriture. Bientôt il dut se défendre lui-même contre leurs morsures cruelles. Pour la première fois de sa vie, cet orgueilleux se sentit vaincu. Il appela à l’aide, mais nul ne lui répondit. Autour de lui, les bêtes maudites se multipliaient. C’était une marée vivante, implacable, qui montait.

Tout d’abord, l’évêque n’avait pas voulu laisser voir sa misère. Maintenant, dans son cerveau affaibli, une seule pensée subsistait : fuir le fléau, quitter cette maison déserte dont l’odeur même lui faisait peur.

Malgré sa faiblesse, il se leva, gagna la rue.

Pour dissimuler aux regards les ravages de son corps, il avait mis sur ses épaules le lourd manteau épiscopal. Quand il fut sur le seuil, l’air vif le ranima.

Mais, au même moment, un bruit léger lui fit tourner la tête : c’étaient elles, les souris, l’armée grise et compacte. Par la porte demeurée ouverte, par les interstices des murailles, sous les tuiles brunes du toit, partout elles se glissaient, rampaient. Les plus proches s’élancèrent. Wilderolf sentit leurs dents aiguës.

Alors, il s’enfuit par les rues tortueuses. Les passants s’arrêtaient, surpris ; et les gens de la ville n’en pouvaient croire leurs yeux. L’évêque courait, droit devant lui, sans regarder en arrière. Il s’élança dans la campagne.

Longtemps les gardes des murs virent son manteau de pourpre, comme un grand papillon, flotter sur les prés verts.

Au bord du Rhin, Wilderolf aperçut une barque amarrée.

Une barque, c’était le salut. Il s’y jeta, gagna le large. Grande fut, hélas ! son épouvante. Sans hésiter, rats et souris l’avaient suivi à la nage. Ils formaient un sillon grisâtre dans les eaux ternes du fleuve. Leurs têtes pointues se montrèrent contre les planches du bateau.

Wilderolf les assommait à coups de rame, mais il en venait d’autres, et puis d’autres encore, des légions entières, et pour une tuée, mille renaissaient.

Maintenant elles emplissaient la barque qui s’alourdissait sous leur poids. Wilderolf les sentait monter à l’assaut de ses jambes. Elles se glissaient dans ses manches larges, par le col de sa tunique. À leur contact impur, sa chair frissonnait.

Alors, se sentant perdu, à l’heure suprême, il comprit : c’était le châtiment du ciel. Dieu vengeait la sainte outragée ; il frappait le mauvais prêtre, convaincu de simonie, spoliateur des biens de l’Église.

Dans son trouble, Wilderolf cria :

« Attala, toi que j’ai poursuivie injustement de ma haine, intercède auprès du Christ pour moi ! »

Et, tandis qu’il disait ces mots, les bêtes cruelles lâchèrent prise. Elles tombèrent comme au vent d’automne tombent les fruits dans les vergers. Elles tombèrent dans les eaux du fleuve qui se referma sur elles. Leurs corps noyés furent rejetés plus loin sur la rive. Ils étaient si nombreux que les gens du pays, craignant la contagion, les enfouirent dans de larges fossés.

Après ces évènements, l’évêque Wilderolf ne vécut plus que peu de temps. Ses derniers jours furent empreints du plus profond repentir. Déplorant le mal irréparable, il fit don à Saint-Étienne de tout ce qu’il possédait. En expiation de ses fautes, il voulut, avant de mourir, les confesser dans l’église que lui-même avait saccagée ; mais, pris d’une faiblesse, il expira durant le trajet.

Son corps, selon la coutume, fut exposé dans la cathédrale. Le lendemain, l’un des moines chargés de le veiller révéla les faits suivants : comme la nuit était avancée, et qu’il se tenait en prière à la tête du sarcophage, il vit une ombre s’avancer entre le mort et lui. Les cierges s’éteignaient ; la flamme léchait les chandeliers de fer. À leur lueur diffuse, le moine dévisagea le passant : c’était lui, l’écuyer roux, le confident de jadis. Un sourire ambigu tendait ses lèvres minces. À sa main gauche luisait l’anneau abbatial. Il parla ; sa voix grinçait comme la corde rouillée d’un puits.

Cependant le moine, dans l’ombre, multipliait ses oraisons.

« Wilderolf, dit le visiteur, lève-toi. Tu m’appartiens. »

Au-dehors on entendait piaffer un cheval.

Le moine crut voir l’évêque se soulever, tragique et pâle dans son linceul... Au même instant une forme claire et qui semblait sortir du sol, pareille à une fumée, apparut, les sépara. Elle ressemblait à l’image peinte au vitrail de Saint-Étienne. C’était la bienheureuse Attala. À sa vue le démon recula. Il arracha l’anneau de son doigt, le jeta sur les dalles.

Alors un coq chanta. Le moine demeura seul dans l’église qu’une lueur blanche envahissait déjà. À l’appui de ses paroles, le conteur montrait l’anneau miraculeusement rendu.

L’évêque Wilderolf était mort sans pouvoir réparer ses torts. Le couvent restauré, l’église enrichie, le corps de sainte Attala demeurait introuvable. Aux jours sombres, où le joug du mauvais prêtre pesait sur la ville, Trutmann s’était décidé à entreprendre le pèlerinage des lieux saints. Les religieuses dispersées, la porte de l’église barrée d’un fagot d’épines, le clerc était parti, emportant son secret. Il comptait revenir à une époque meilleure. Mais voici qu’au retour une fièvre maligne l’avait pris. Il était mort en terre étrangère, sans révéler la place où reposait la sainte relique. À Strasbourg on croyait que Wilderolf, ayant fait enlever le corps, l’avait jeté dans la chaux vive afin que rien n’en restât.

Cependant, en l’an 1152, sainte Attala apparut à un vieux chevalier, renommé pour sa piété, un homme qui avait fait la croisade avec l’empereur Barberousse.

Par une vision, elle lui apprit comment Trutmann l’avait sauvée, et comment, en ce jour encore, elle reposait sous l’autel, dans la chapelle Saint-Jean. Le chevalier, quittant son burg de la montagne, se rendit aussitôt à Strasbourg, et fut trouver l’abbesse Hedwige au couvent Saint-Étienne. Il fit part de sa vision à l’abbesse, la suppliant d’ordonner les recherches nécessaires afin de retrouver le corps d’Attala. Or l’abbesse Hedwige n’écouta pas sans un secret ennui les discours du chevalier. Habituée à la vie calme du cloître, toute initiative l’effrayait. Elle représenta que la peine serait grande et les dépenses considérables pour un résultat douteux.

Rien ne put la convaincre, et le visionnaire déçu s’en retourna.

Il y avait alors à Saint-Étienne une religieuse d’ardente piété du nom de Berte. Cette nonne, ayant entendu parler du chevalier, pensait souvent à ces choses, s’émerveillant des voies mystérieuses du ciel. Quand l’abbesse Hedwige mourut, Berte fut choisie pour la remplacer. De l’aveu de toutes les nonnes, elle alla trouver Rodolphe, en ce temps évêque de Strasbourg, le priant de les aider à chercher les saintes reliques. Rodolphe, prenant à cœur de réparer l’injustice de son devancier, accepta volontiers, promettant son appui et un concours efficace.

On fit alors venir des hommes qui, avec des leviers de fer, soulevèrent les dalles du chœur et celles des chapelles latérales. Le second jour, à droite du maître-autel, ils mirent à découvert une rangée de tombeaux.

Tandis qu’on désespérait, parmi ces nombreuses sépultures, de reconnaître celle de la fondatrice, voici que, sous le choc de l’outil, jaillit de l’un des sarcophages une source d’une fraîcheur et d’une limpidité parfaites.

Beaucoup de malades, pour s’être baignés dans cette eau, y trouvèrent la guérison.

 

 

 

Marie DIEMER, La légende dorée de l’Alsace,

Librairie académique Perrin, 1905.

 

Recueilli dans :

Histoires et légendes de l’Alsace mystérieuse,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Sand, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net