Épisode

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DIEULEFET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On parle encore de ce bon roi René, le Henri IV et le père des Provençaux. Souvent une vieille grand’mère nous a raconté, en larmoyant, les principaux faits de ce règne fortuné. L’hiver, enveloppé dans sa jaquette, il allait hors de la ville chercher un abri au soleil, où il se promenait en causant avec mainte jeune fille. Chacun, dans notre ville d’Aix, connaît encore la cheminée de ce bon prince. Il songeait à tout, à l’état, à l’église, et c’est à son esprit aussi pieux que jovial que l’on doit la procession brillante du beau jour de la Fête-Dieu. Oh ! quel plaisir pour ce peuple si enclin à la curiosité, de voir cette longue file charmante, mélange galant d’anciens tournois, d’amour, de dévotion, véritable esprit de la chevalerie ! À cette époque, chacun portait dans le cœur son Dieu, son prince, à côté de sa dame. C’est René qui cultiva, en Provence, la rose rouge et la giroflée, et, ce qui est bien préférable, le raisin muscat. C’est lui qui, le premier, planta le mûrier ; son règne fut un vrai paradis. Sur les bords de la Durance, on ne voyait que grands troupeaux de moutons et de bœufs ; les poules pondaient des œufs plus gros ; enfin l’âge d’or habitait la Provence. C’est lui qui, le premier encore, fit venir dans cet heureux climat l’insecte merveilleux, et nous enseigna la manière de l’élever. Mère Isabeau tenait ce secret de sa grand’mère. Depuis longtemps toutes les femmes la pressaient de le leur conter ; elles en jasaient à qui mieux mieux. Enfin un jour les jeunes filles s’assirent autour d’elle pour mieux entendre cette histoire intéressante. Mère Isabeau toussa, cracha, et commença ainsi, au milieu du silence le plus profond.

Un jour, le roi s’égara en chassant. Il était seul (cela lui arrivait quelquefois) ; comme il traversait un vallon couvert de feuillage, il rencontra une jeune bergère agenouillée devant un oratoire placé sous un vieux pin. Son troupeau dormait tout auprès ; son chien était à côté d’elle. La jeune fille priait avec ferveur et présentait un bouquet à la madone, en pleurant. Tout à coup le chien aboie ; la bergère tressaille, se retourne et aperçoit quelqu’un qui approchait. Aussitôt le bon René la rassure. Je me suis égaré, lui dit-il en riant ; ne craignez rien ; je suis chasseur honnête, et je retourne à Aix ; montrez-m’en le chemin. Mais vous pleurez ! ah ! contez-moi vos douleurs ; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour les soulager. – Notre cabane est près de ce vallon, répond Laurette moitié rassurée. Mais à quoi bon vous dire mes chagrins ? quel intérêt pouvez-vous prendre à mon affliction ? – Qui sait ? peut-être n’en serez-vous pas fâchée, lui dit le prince. J’ai de nombreux amis à Aix ; allons, parlez-moi franchement ; quelqu’un vous a-t-il maltraitée ? – Ma blessure est dans mon cœur, reprend Laurette ; mais puisque vous voulez tout savoir, eh bien ! je vous dirai tout, car vous me paraissez bon et compatissant.

J’aime Méri, berger des environs ; depuis longtemps il a ravi mon cœur. Nous nous sommes juré un amour éternel. Nos deux troupeaux, toujours réunis, paissaient ensemble sur la colline et dans le vallon ; ensemble tous les jours, nos chiens folâtraient également. Jamais on n’avait vu un berger plus aimable et plus courageux. Oh ! que de bouquets et de rubans il me donnait ! que de chansons chantées à l’ombre du feuillage ! Jamais il ne me demandait de récompense. Sa musette ne jouait que pour moi seule. Tous les jours, jusqu’au soir, il était mon compagnon : mais je ne suis pas riche ; je n’ai que ma mère ; notre troupeau, voilà tout notre avoir ; et qu’importe à Méri ! mais il n’en est pas ainsi de son père ! Maître Magnan possède la plus belle terre des environs. Il veut marier son fils à un riche parti, à une fille qui n’a qu’un frère : Méri refuse obstinément. Furieux de son refus, son père l’a maltraité, tourné, retourné de toutes les manières ; mais je vous le demande, en cela, pouvait-il lui obéir ? Hélas ! le pauvre garçon s’est engagé. Oh ! mon Dieu ! que ne l’a-t-il épousée, plutôt que de se faire soldat ! Je serais morte, il est vrai, mais du moins il serait ici, et que de pleurs ma mort m’eût épargnés ! Hélas ! c’est ici, dans cet oratoire, au pied de la mère du Sauveur, qu’il me fit ses adieux en tremblant ; c’est ici qu’il me jura de n’aimer jamais que moi seule. « Laurette, me dit-il, tant que les glands seront suspendus aux chênes des forêts, tant que l’eau coulera dans le ruisseau de notre vallon ; ton souvenir sera présent à ma pensée. » Et moi, maintenant, soir et matin, j’implore la bonne Vierge (car nous l’appelons Dame de Bon Secours), je la prie de protéger les jours de mon Méri ; et chaque soir, avant d’enfermer mon troupeau dans l’étable, je lui offre un bouquet baigné de mes larmes. Telle fut l’histoire de Laurette.

Le roi, touché de ce qu’il vient d’apprendre, lui dit : Console-toi, tu ne tarderas pas à avoir de bonnes nouvelles ; aie confiance. Alors il se retourne, cherche, trouve une tuile cassée sur laquelle il trace son portrait au crayon, et le donne à Laurette. Souvent il agissait ainsi dans les châteaux qu’il allait visiter, et laissait son portrait sur les murailles. Voici mon nom, lui dit le prince d’un air galant ; sois tranquille ; demain, à la pointe du jour, tu partiras pour Aix. Abandonne pour quelques moments le soin de ton joli troupeau (pour un matin, c’est si peu de temps, il n’y a pas de danger). Lorsque tu seras arrivée à la porte du palais, tu donneras cette pierre à l’officier de garde, il te conduira où il faut. Va, ne crains rien, il ne t’arrivera pas de mal ; fais ce que je te dis, et tu ne seras pas fâchée d’avoir suivi mes conseils.

Le roi la quitte et retourne à la ville. À peine est-il dans son palais, qu’il fait chercher partout le soldat amoureux. Le pauvre garçon était enrôlé, et partait le lendemain même pour Naples, avec l’armée que notre roi envoyait à son fils (il y avait du tapage dans ce pays). Le roi fait venir Méri, le consigne dans sa cour, et lui défend d’en sortir de toute la journée. Laurette arrive, accompagnée de sa mère. Elle montre le portrait du bon roi à l’officier. Celui-ci, qui connaît sa consigne, conduit la bergère au palais et la présente au prince.

René, ce bon et tendre père, était assis. Sabran, Villeneuve et sa femme Jeannette de Laval, Blacas, Forbin son sénéchal, sans oublier Mathurin son compère, étaient à ses côtés. Il avait voulu les rendre témoins de l’entrevue de nos deux amoureux. Par son ordre, Méri Magnan est amené. Laurette reconnaît aussitôt le chasseur de la veille, quoiqu’il fût bien mieux habillé. Elle croit rêver, ne sait plus où elle est, se frotte les yeux, est éblouie ; elle fixe ses regards sur Méri, regarde le roi avec surprise, baisse la tête : pouvait-il en être autrement ! De son côté, Méri demeure immobile, muet ; il ignore par quel miracle Laurette se trouve auprès de lui. Tous deux sont frappés de stupeur ; les larmes de Laurette commencent à couler... Toutes ces émotions plaisent au cœur du roi, qui enfin leur dit avec bonté : Ma fille, c’est bien moi que tu as vu hier sur la colline. Aujourd’hui je te rends Méri, ton amant ; je me charge de ta dot, car je pense bien que son père ne s’opposera plus à votre mariage. Méri, tu es libre, tu n’es plus soldat. Vous serez tous les deux fermiers de ma grande Bastide. Je vous fournirai tout l’argent dont vous aurez besoin. J’ai reçu des œufs d’un petit insecte qui ne tarderont pas à éclore. Je vous enseignerai comment il faut nourrir la petite famille de ce vermisseau. On m’en a fait don comme d’une merveille. C’est une expérience, il faut réussir. Ce sera une source de richesses pour mon peuple. Je veux que la Provence, si renommée en tous lieux par son esprit, ses troubadours, son climat, ses oliviers et son beau soleil, le soit encore par cette étoffe précieuse produite par les mûriers ; et voilà le motif des grandes plantations que j’ai faites sur les bords de l’Arc et dans d’autres endroits encore.

Laurette et Méri se jettent aux pieds du roi en pleurant. Ils le remercient de tant de bienfaits. René les fit relever ; on dit même qu’il les embrassa. Bientôt les deux amants partent pour la Bastide, enchantés des présents qu’ils ont reçus.

Huit jours après, le roi les maria ; ils se rendirent à la ferme, élevèrent les vers-à-soie. La cour leur fit une visite ; jugez après cela si les badauds arrivèrent en foule ! Les cocons réussirent parfaitement. Laurette Magnan fut la première belle qui dirigea une magnanerie, et c’est d’elle que ce petit insecte reçut le nom de Magnan.

 

 

DIEULEFET.

 

Recueilli dans Le troubadour moderne ou

Poésies populaires de nos provinces méridionales,

traduites en français par M. Cabrié, 1844.

 

 

 

 

 

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