L’abbé Noël

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DIGUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était le 24 novembre. Il neigeait abondamment depuis près de vingt-quatre heures, de larges flocons tombaient dru ensevelissant tout sous leur suaire blanc.

Jamais de mémoire d’homme on n’avait vu tant de neige. La campagne ressemblait à une vaste solitude : aucun bruit, pas une âme ne paraissait animer cette désolation des êtres et des choses. Les malheureux, les angoissés ne paraissaient même plus, au milieu de ces théories d’étoiles implacablement blanchies s’empilant les unes sur les autres en haussant d’heure en heure le sol au point de le faire paraître toucher au ciel ; c’était la mort.

Et pourtant on était à la veille de la grande fête de la vie : à la veille de Noël, la plus joyeuse, avec Pâques, des solennités de la chrétienté, puisqu’elle célèbre la venue en ce monde de Celui qui s’est fait homme pour nous arracher aux ténèbres de la mort. En nos régions, la neige est le décor parlant de cette réjouissance annuelle.

Terrés sous leurs chaumes, silencieux comme tout ce qui les entourait, les habitants du petit village de Flavigny – un village de trois cents feux – attendaient résignés la fin de cette tourmente angoissante pour la vie présente, féconde néanmoins en espérance.

La neige si dure aux déshérités quand elle couvre la terre, est pleine d’excellentes promesses pour ceux qui de l’aube jusqu’au soir travaillent la glèbe pour lui demander le pain quotidien.

Vers la tombée du jour, la neige cessa de tomber dru, ce ne furent plus que des flocons voltigeant dans l’air : la tempête était passée – ainsi qu’il arrive toujours après ces périodes pendant lesquelles la nature semble anéantie, ce furent les oiseaux les premiers qui l’annoncèrent par leur présence sur les arbres rapprochés des maisons dont ils faisaient tomber en poudre blanche la neige en s’y posant dans leur vol indécis. Le rouge-gorge de son bel œil curieux vint se camper le plus près possible des fenêtres, demandant partout les miettes de la table, sinon un abri pour la nuit sous les chartils ou dans les buchers.

Quelques grives affamées, plumes au vent, profilaient leurs silhouettes, d’apparences énormes au milieu de ce paysage blanc, sur les arbustes à feuillage persistant comme les lauriers et les houx.

Non plus apeurés comme au temps normal, mais poussés par la faim, tous ces oiseaux cherchaient de partout à manifester leur droit à la vie.

Le village humain lui-même ne tarda point à sortir de la torpeur. Les portes des maisons s’ouvrirent peu à peu et si les bruits ne se percevaient point encore en raison de l’atmosphère comme ouatée par la neige, on assistait par la vue au réveil d’une population qui paraissait s’être endormie. Le premier soin de chacun était de se frayer un chemin de la porte de la maison à la route ou vers des sentiers en repoussant la neige si haut montée qu’elle avait intercepté toute communication.

Comme des bandes de pierrots attirés par la grenaille les enfants dévalaient de tous côtés sur cette nappe blanche immaculée prometteuse pour plusieurs jours encore de parties interminables.

Aux heures tristes allaient succéder les heures joyeuses, des cheminées des maisons comme des chaumières s’échappaient en spirales montant vers le ciel de petits nuages de fumée. Peu à peu, derrière les vitres des chaumières des lumières pâlottes piquèrent d’une clarté les ombres qui descendaient.

Par ci par là des rais glissant par l’embrasure d’une porte entrebâillée faisaient étinceler comme gemmes les cristaux de la neige congelée.

La nuit se fit vite, nuit blanche, plus obscure cependant que le noir.

Ce n’était qu’avec une lanterne à la main que l’on se décidait à aller d’une maison à une autre ; aussi dans toutes les directions voyait-on de petites lueurs tremblantes se croiser, sursauter comme de maigres feux-follets et jeter une note gaie sur cette nature inclémente : La note de la vie.

Vers les onze heures du soir, alors que la voix argentine de la cloche de l’église carillonnait son premier appel pour la messe de minuit, une ombre traversa le village se dirigeant vers les Alluets, petit hameau d’une dizaine de feux dépendant de Flavigny, situé en lisière de forêt et distant d’environ deux cents mètres.

L’ombre glissait par les chemins aussi rapidement que le permettaient les couches de neige amoncelées formant barrages en certains endroits.

La voyageuse, car c’était une femme, vêtue d’une grande mante, était encore enveloppée d’un châle de laine qui lui couvrait la tête et en partie la figure. Elle paraissait connaître parfaitement le pays et les sentiers qui conduisaient au hameau ; mais par ce temps de misère, comment s’y reconnaître ? Elle marchait à la grâce de Dieu et avec une volonté tenace au milieu de ces steppes blanches.

Elle portait dans ses bras un fardeau qu’elle surveillait avec sollicitude. Un fanal aux vantaux de corne qu’elle retenait au doigt par un anneau faisait sautiller sa lumière aux soubresauts de la marche.

Enfin elle était arrivée.

Dans un enfoncement de la rue, une fenêtre dont le volet demeuré ouvert laissait voir une assez large pièce entièrement illuminée par une bourrée qui flambait haut dans une grande cheminée.

Au milieu de la salle la table couverte d’une nappe fraîchement dépliée pour le réveillon. Sur une chaise large près de l’âtre surveillant la marmite une vieille grand-mère. Personne d’autre dans la pièce.

La voyageuse jeta un coup d’œil rapide autour d’elle : pas un passant, aucun bruit. Elle déposa avec précaution sur l’entablement extérieur de la fenêtre le fardeau qu’elle portait : un panier d’osier enveloppé dans une couverture de laine moelleuse, puis elle frappa plusieurs coups à la vitre.

La vieille grand-mère se leva et sans trop de surprise, – car à la veille de Noël on a l’habitude d’entendre circuler presque toute la nuit – elle se dirigea vers la fenêtre. C’était peut‑être une voisine ou un pauvre qui attiré par la lumière demandait le gîte et la miche de pain !

Elle ouvrit la fenêtre.

L’inconnue soutenait toujours le panier d’osier.

– Bonne fête de Noël. Madame Jean, prenez cette corbeille et prenez-en bien soin, on s’en fie à vous. Dieu vous bénisse.

La mère Jean souleva la corbeille et sans plus réfléchir la porta sur la table. Un vagissement se fit entendre, la pauvre vieille poussa un cri, dans la corbeille se trouvait un nouveau-né !

Sachant la précieuse corbeille désormais à l’abri, l’inconnue partit au plus vite et se perdit bientôt dans l’ombre de la nuit.

Au cri de stupeur échappé à la mère Jean, sa fille accourut d’une pièce voisine.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle effarée.

– Bonne sainte Vierge ! répondit la grand-mère, vois, un pauvre petit innocent qu’on vient d’apporter.

– Qui ?

– Qui ? est-ce que je sais ! on l’a déposé sur la fenêtre, on a cogné au carreau ; j’ai ouvert et je me suis trouvée avec ce paquet dans les bras ! Elle répéta les mots que l’inconnue avait prononcées en lui confiant la corbeille.

La jeune femme courut à la porte, descendit sur la route qu’elle inspecta, mais elle ne vit personne.

– Quelle histoire ! s’écria-t-elle, en rentrant.

Pendant les quelques minutes qu’avait durée son absence, la mère Jean n’avait pas perdu son temps et, remise de son émotion, elle avait extrait la petite créature de son berceau improvisé et elle la réchauffait de son mieux.

– Que veux-tu, dit la vieille mère, à la grâce de Dieu, c’est Dieu qui nous l’envoie, qu’il soit le bienvenu. Ce sera un de plus dans la maisonnée !

Cela fut dit simplement en personne qui croit à la Providence et que rien n’arrive en ce monde sans son ordre ou sans sa permission.

Les deux femmes s’approchèrent de l’âtre et se mirent à démailloter l’enfant que le bon Dieu leur envoyait. Le nouvel hôte de la chaumière était un superbe garçon d’environ six semaines, enveloppé de langes très fins qui démontraient que ses parents étaient loin d’être des miséreux. Ce n’était certes pas la misère qui les avait forcés à s’en séparer.

Mais quel motif avait pu les déterminer à abandonner ainsi une aussi mignonne créature qui n’avait point demandé à venir au monde ? Peu importait du reste. Les habitants de la chaumière étaient de braves gens croyant en Dieu et s’inclinant avec soumission devant tous les évènements de la vie.

Précisément à cette époque la fille de la mère Jean, une belle normande, allaitait son dernier né, une petite fille qui courait sur son onzième mois ; elle pensa que le nouveau venu pouvait avoir faim et elle lui donna de son lait.

– À c’t heure, dit-elle gaiement, nous en aurons pour deux !

De fait, le petit inconnu ne fit point de façon pour partager la pitance de sa sœur de lait dont il prit tout son soûl et s’endormit.

On alla chercher un berceau qui avait servi aux premiers-nés du ménage et on l’y installa : mais on prit la couverture de laine blanche qui l’avait abrité pendant le voyage afin de l’envelopper et de maintenir la douce chaleur que le bon feu avait rendue à son petit corps. Une enveloppe épinglée à la laine attira l’attention.

La suscription portait :

 

            À Mme Jean et à sa famille.               

            Hameau des Alluets,     

            Commune de Flavigny.          

 

Dans l’enveloppe sur une feuille de papier glacé, ces lignes :

« Nous savons à qui nous confions cet enfant. Vous l’accueillerez comme l’envoyé de Dieu. En ce jour de la Nativité, il sera pour toute la maisonnée l’image du petit Jésus. On ne vous oubliera point. Ne cherchez point à savoir. »

L’écriture fine et déliée était celle d’une femme de distinction. Dans le papier un billet bleu de cinq cents francs. C’était tout.

La vue de ce billet étonna plus qu’elle ne les réjouit, les deux femmes. N’avaient-elles pas spontanément ouvert leurs bras et donné la vie à ce nouvel hôte de la maison entré si inopinément dans leur existence ? Le petit inconnu était un quatrième enfant et il était déjà de la famille avant même qu’on eut soupçonné ce viatique.

Au surplus, on aurait l’avis de Pierre et on consulterait le curé de Flavigny au sujet de l’argent.

Le temps avait marché vite et d’un moment à l’autre on attendait le retour au logis de Pierre Deschamps le mari de Jeanne et de ses deux enfants qui étaient allés comme de coutume et malgré l’inclémence du temps à la messe de minuit. On dressa le couvert comme si aucun évènement ne se fut produit et tout en devisant de l’étrangeté de l’aventure, on escomptait la surprise du chef de famille et des petits enfants, en apprenant la nouvelle.

Précédé des deux marmots, Pierre entra.

Conquis immédiatement par le bien-être qu’il éprouvait à se retrouver dans une pièce bien chauffée où une grosse bûche flambait à souhait, il ne remarqua point tout d’abord, le maintien un peu embarrassé de la vieille grand-mère et de sa fille. Il prit un air de feu, puis les uns et les autres joyeux se mirent à table.

Lorsque la soupe fut mangée, la grand-mère Jean se décida à annoncer la grande nouvelle ; elle raconta par le menu l’évènement tel qu’il s’était produit.

Pierre qui avait écouté silencieusement, regarda sa femme, puis se leva, alla l’embrasser ainsi que la mère Jean et dit le plus simplement du monde.

– Vous avez bien fait ! cet enfant venu à pareille nuit nous portera bonheur.

Puis s’adressant aux marmots :

– Mes enfants, vous avez un nouveau petit frère. C’est un cadeau de Noël que vous envoie le petit Jésus. Vous l’aimerez bien, allons le voir.

Toute la maisonnée se rendit auprès du berceau de l’enfant trouvé, lequel après le copieux repas que lui avait servi Jeanne, dormait à poings fermés.

– Tantôt, j’irai, dit Pierre, informer Monsieur le curé de la chose, il faut songer aussi à le faire baptiser sous condition, car nous ne savons pas s’il est en règle avec là haut !

Quel nom lui donnerons-nous ?

– Vraiment, qu’on l’appelle Noël, affirma Jeanne, puisqu’il nous est arrivé ce jour-là, nous ne connaissons pas ses parents et nous ne savons pas d’où il vient, un si bel enfant ne peut avoir d’autre nom.

– Tu as raison, la femme, Noël est son nom !

On coucha les autres enfants et après un brin de causerie au coin de l’âtre toute la famille prit son repos, le cœur content, car il n’est rien comme une bonne action pour procurer un bon sommeil.

Dès son lever, Pierre Deschamps courut au presbytère et informa le curé des évènements de la nuit.

Le Pasteur qui portait un intérêt particulier à cette honnête famille l’approuva dans sa résolution d’élever l’enfant.

Ils accomplissaient la volonté de Dieu, pour l’avenir, ils devaient s’en remettre à la Providence.

Entre messe et vêpres il vint visiter son nouveau paroissien qu’il ondoya en attendant le baptême, qui eut lieu quelques jours après. Pierre Deschamps et sa femme Jeanne furent parrain et marraine, et ce jour-là fut véritablement un jour de fête sous ce toit hospitalier.

Je n’ai pas besoin de vous dire si la nouvelle une fois connue fit du bruit dans le village. Il se trouva des gens qui avaient remarqué le passage de la voyageuse, laquelle n’avait point bon air vraiment, assuraient-ils. On vint de tous les coins du village pour voir le petit Noël. Quelques-uns louèrent la pauvre maison hospitalière, d’autres jugèrent Pierre Deschamps et sa femme bien imprudents, car enfin on ne pouvait pas savoir... on fouilla en pensée les châteaux des environs, on questionna, on inventa des histoires ! La maisonnette et le Petit Noël furent sur toutes langues ; mais en résumé, tous en furent pour des frais d’imagination, on ne trouva rien.

Puis tout ce bruit s’apaisa peu à peu et on s’habitua à voir dans le petit Noël un enfant de Pierre et de Jeanne.

Les années passèrent, le Petit Noël venait comme un charme ; il était la gloire de ses parents d’adoption, il devint l’enfant gâté du hameau et même de tout le village. Ainsi qu’il était mentionné sur le billet trouvé dans ses langes on n’oubliait pas la famille à laquelle on l’avait confié. Deux fois par an il arrivait à l’adresse de Pierre Deschamps, une lettre chargée, seulement, ces lettres étaient chaque fois timbrées d’une localité différente ; il en vint même de l’étranger. Toutes les précautions étaient bien prises. Quant aux intéressés, ainsi qu’il leur avait été recommandé ils ne cherchaient point, entièrement soumis qu’ils étaient à la volonté d’en haut.

Doué d’une vive intelligence le petit Noël lorsqu’il fut en âge d’apprendre trouva son maître d’école dans le curé de Flavigny qui dans la suite lui commença les premières études du latin. Plus tard, sur sa demande formelle il le fit entrer au séminaire où il se distingua par une douce piété et ses progrès rapides dans les études.

Vingt-cinq années se sont écoulées depuis l’évènement inoubliable qui s’est passé au hameau des Alluets ; le temps a marché emportant les uns, faisant vieillir les autres. La mère Jean dormait son dernier sommeil dans un coin du cimetière ; Pierre Deschamps et sa femme Jeanne vivaient encore, bien que, un peu cassés ; leurs deux garçons mariés habitaient le village, la dernière, Marie-Anne, au berceau lors de la venue du petit Noël, maintenant une jeune fille, représentait seule la jeunesse d’antan.

On était de nouveau à la veille de Noël.

Cette année-là il ne tombait point de neige ; une légère couche de givre poudrant les arbres rappelait de loin le décor accoutumé à pareille époque.

Tout comme cela avait eu lieu dans le lointain d’un quart de siècle, c’était fête sous le toit de Pierre Deschamps ainsi que dans tout le village. À la fête solennelle de la Nativité s’adjoignait une fête locale presque familiale de la commune.

« Le Petit Noël » consacré prêtre à la dernière ordination allait célébrer la nuit de Noël, sa première messe dans l’église de Flavigny.

Je vous laisse à penser s’il y eut foule cette nuit-là dans la modeste église. « Le Petit Noël » qu’on n’appelait plus que M. l’abbé Noël n’était-il pas l’enfant du village ? Il avait joué sur le bord de la route et dans les chemins avec les autres enfants de son âge aujourd’hui des hommes. Peut-être n’était-il pas un foyer auprès duquel il se fut assis.

Toute la soirée, la cloche carillonna de son mieux pour l’appel à l’office de la nuit. À l’heure où commença la messe, l’église débordait de fidèles, l’autel illuminé resplendissait. L’abbé Noël, vêtu d’une magnifique chasuble en drap d’or qu’on avait apportée dans la journée au presbytère, parut précédé du curé de Flavigny qui, comme il est d’usage, l’accompagna à l’autel tout le temps du sacrifice.

Tous les assistants se pressaient pour le voir.

Flavigny tout entier exultait, de vieilles grand-mères pleuraient. C’était véritablement un spectacle émotionnant. La messe se continua au milieu des chants et au sein de nuages d’encens.

On n’avait jamais rien vu d’aussi beau déclara un nonagénaire venu de loin pour assister à cette cérémonie. Quand l’abbé Noël après l’ite missa est se retourna vers les fidèles pour leur donner sa bénédiction de fut comme une rosée délicieuse qui s’épandit sur toutes ces têtes baissées dans un sentiment de recueillement.

L’histoire raconte qu’une femme voilée, très élégante, se présenta à la sacristie après l’office et se mettant à genoux devant l’abbé Noël lui demanda sa bénédiction. Le jeune prêtre surpris et très ému interrogea du regard le curé et sur un signe de celui-ci il accéda au désir de l’inconnue.

Celle-ci se releva et disparut : une voiture l’attendait à la sortie du village, on ne la revit jamais plus.

En rentrant au presbytère, l’abbé Noël trouva une cassette à son nom qui contenait une grosse fortune.

Au dîner qui eut lieu le jour de Noël entre la grand-messe et les vêpres chez le curé de Flavigny, auquel assistaient tous les membres de la famille qui l’avait élevé, l’abbé Noël annonça cette mystérieuse donation, ajoutant qu’elle profiterait à tout le village.

De ce fait, bien des maisonnettes furent restaurées, d’autres bâties ; à partir de ce jour il ne fut pas une chaumière qui ne connut l’aisance.

L’abbé Noël avait été pour le village de Flavigny et le hameau des Alluets le petit Noël légendaire.

 

 

 

Charles DIGUET, L’abbé Noël,

dans Le fils de l’exilé,

par la baronne de Chabannes.

 

 

 

 

 

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