Les Serbes et l’antisémitisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Vladimir DIMITRIJEVIC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans une étude portant sur « l’antisémitisme, les Serbes et les juifs », publiée à Belgrade par le journal Knjizevne Novine du 1er mars 2002, le théologien Vladimir Dimitrijevic (simple homonyme du directeur des éditions de l’Âge d’Homme) cite et résume le témoignage d’un dramaturge juif, Djordje Lebovic, né en 1928 à Sombor. Son œuvre, rédigée en serbe, a été traduite en plusieurs langues et sa pièce, Le détachement céleste, a connu un succès international, y compris à New York. Voici la traduction de la partie de l’étude où Dimitrijevic présente le texte de Lebovic qui mérite d’être connu en Occident.

Djordje Lebovic, juif de Sombor, survivant des camps allemands, décrit ainsi son expérience durant la guerre. Nous le citons :

 

 

Printemps 1944. Ma ville d’origine Sombor est sous occupation hongroise. Les Allemands sont arrivés pour établir l’ordre, à leur manière. Les juifs ont été les premiers frappés. Une après l’autre, les lois se sont succédé contre « la race criminelle ». Parmi les premières mesures a figuré l’ordre donné à tous les juifs, indépendamment de leur sexe et de leur âge, de porter sur la poitrine l’étoile jaune de David. J’y ai été contraint aussi. Comme cela m’était désagréable, humiliant, je ne sortais plus de chez moi, jusqu’au jour où ma grand-mère, qui était allemande, me dit : « Mon enfant, ce n’est pas toi qui dois avoir honte, mais ceux qui t’ont imposé d’afficher cet insigne. » J’ai alors opté pour le défi et je me suis lancé dans de fréquentes promenades solitaires à travers la ville.

Errant sans but, j’ai rencontré une fois un vieil ami. Nous avions été camarades de classe durant les premières années de lycée. À l’époque, nous étions même voisins et allions ensemble nous baigner, pêcher et élever des colombes. Alors que j’avais poursuivi ma scolarité, mon ami, issu d’une famille pauvre, avait abandonné la sienne pour devenir apprenti. Depuis cette séparation, nous ne nous sommes plus revus. Il m’arrêta, me salua et demanda : « Pourquoi portes-tu ce signe ? » Je lui répondis : « Je le dois. Tous les juifs y sont forcés. » Il me dit : « Donne-moi cet insigne que je le mette. » Je lui rétorquai : « Il n’en est pas question. Sans cette étoile je ne peux aller nulle part et, toi, tu ne peux pas la porter, car tu es serbe et pas juif. » Mais il se montra tellement obstiné que je finis par ôter l’étoile pour l’accrocher à sa poitrine.

Côte à côte, cheminèrent ainsi dans les rues de Sombor un juif sans cette étoile et un Serbe avec l’étoile de David au torse. C’était, en vérité, une grave infraction. Si nous étions tombés par hasard sur un agent de la police secrète, nous aurions été sévèrement sanctionnés, moi pour avoir enfreint la loi, lui pour s’en être moqué.

Un jour, le père de mon ami surgit brusquement devant nous. Un homme dégourdi, solide, de bonne prestance, en uniforme d’employé des chemins de fer et avec des moustaches comme deux balayettes. Nous ne pouvions pas l’éviter, car il avait littéralement émergé du trottoir. Comme c’était un caractère brusque, emporté et convaincu de la bienfaisance des rossées, je m’attendais à un dénouement tumultueux. Je remarquai que mon ami était terrifié. Son père nous contempla un instant dans un silence méditatif, puis il demanda : « Pourquoi portes-tu cette étoile ? » La réponse vint aussitôt : « Père, c’est mon ami, je veux porter à sa place cet insigne infamant. » Son père lui posa alors la main sur l’épaule et dit, je m’en souviens parfaitement, d’une voix tremblante : « C’est bien, mon fils, c’est comme cela qu’il faut agir. » Je vis à son regard, à son expression, qu’il était très fier de son fils.

Lebovic écrit que ce n’était pas là une exception, car les Serbes, sous l’occupation allemande, « se comportaient envers les juifs comme à l’égard de personnes victimes ou souffrantes et non comme à l’égard d’êtres disqualifiés et rejetés. Ils nous ont très souvent offert un refuge et une protection, bien qu’ils fussent, eux aussi, persécutés et qu’ils aient été, et cela souvent, massacrés avec nous. Il est également vrai qu’il n’y a jamais eu en Serbie de persécutions de juifs, de mise en ghetto ou de pogrom. Si cette donnée a été exploitée par les moyens d’information au point de la rendre suspecte, elle n’en demeure pas moins un fait indiscutable.

« L’antisémitisme existant se réduisait à des dires et des histoires, à des intrigues et des calomnies, qui poussaient certains Serbes à détester tous les juifs de la terre, sauf ceux qu’ils connaissaient. Ces juifs-là participaient à leurs fêtes familiales, partageaient leurs réjouissances et leurs deuils, ripaillaient avec eux dans les bistrots et combattaient à leurs côtés sur les différents champs de bataille. (…) Il est exact que la population juive du royaume de Yougoslavie a été anéantie à 80 % durant l’Holocauste, mais le « mérite » de cette proportion revient exclusivement aux fascistes allemands, hongrois, croates et bulgares. »

Lebovic affirme que les Serbes « ont fait aux juifs le moins de mal de leur malheureuse histoire » et que, dans leurs rapports avec les juifs, ils ont exprimé leur qualité la plus profonde : « une intense sympathie pour les malheurs et les souffrances des autres, indépendamment de la nationalité des victimes ». Même à l’époque la plus virulente du régime de Milosevic, les Serbes, estime Lebovic, ont préservé « le sentiment d’équité qu’ils avaient cultivé durant des siècles ».

Par la puissante propagande occidentale et la stupide contre-propagande du régime, écrit le dramaturge, les Serbes ont fini par apparaître comme « un peuple déréglé et sauvage » auquel était attribué, en outre, « un antisémitisme extrême ». Et ainsi « s’est enracinée l’opinion – même parmi les juifs d’origine européenne, pour lesquels pourtant les Serbes avaient été de tout temps un exemple de philanthropie et de résistance courageuse à toute forme d’oppression – selon laquelle ce peuple balkanique n’était capable que de supporter la violence ou de la commettre ».

Aucune différence n’était faite entre le régime et le peuple qui le combattait. « Ce cliché factice et éculé présentant un peuple comme « le producteur du mal » rappelle la persécution séculaire des juifs ou l’image que tous avaient des Allemands à la fin de la deuxième guerre mondiale », considère Lebovic. Et il affirme, en conclusion, que les Serbes sont « l’un des rares peuples qui, dans son histoire millénaire, n’a jamais persécuté ou anéanti les juifs ».

 

 

Vladimir DIMITRIJEVIC1.

 

Traduit du serbe par Kosta CHRISTITCH.

 

Paru dans Balkans Infos, n° 69, septembre 2002.

 

 

 

 

 

1. Ne pas confondre avec son compatriote homonyme qui a fondé la maison d'édition de L'Âge d'Homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

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