L’Église et la liberté politique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Benjamin DISRAELI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ils traversèrent alors le jardin d’agrément et entrèrent dans le parc par une porte dérobée, à un endroit où la clairière disparaissait au milieu des hautes fougères et des chênes antiques.

– Je crois souvent, dit le cardinal, que je me suis trop attaché, dans ma conversation avec vous, à éviter un sujet le plus intéressant et le plus important pour l’homme. Mais j’y trouvais une certaine délicatesse comme tuteur, craignant d’exercer sur vous une certaine influence à propos d’un sujet sur lequel mes opinions sont si différentes de ce quelles étaient lorsque votre cher père vous confia à mes soins. Or, aujourd’hui vous êtes votre maître et je ne puis user sur vous d’autre influence que de celle qu’exercent les paroles de vérité sur un esprit ingénu.

Son Éminence fit une courte pause et regarda son compagnon ; Lothair gardait le silence, tenant les yeux fixés sur le sol.

– Cela a toujours été pour moi une source de satisfaction, je pourrais dire de consolation, continua le cardinal, de reconnaître en vous un homme religieux ; je savais que vos dispositions étaient respectueuses, ce qui prouve l’élévation de nos sentiments et nous rapproche des anges. Mais nous vivons à une époque de difficultés et de dangers, de difficultés extrêmes et de dangers redoutables... mais si des dispositions religieuses peuvent suffire à un jeune homme dans une heure tranquille et s’il y peut trouver un peu de repos, dans un jour de péril imminent comme aujourd’hui, l’âme a besoin d’un sanctuaire. Le vôtre est-il prêt ?

Le cardinal s’arrêta, mettant Lothair dans l’obligation de répondre à un appel si direct. Il eut un moment d’hésitation, puis :

– Lors de la dernière conversation que nous avons eue ensemble sur cette grave matière, monsieur, je vous ai dit que j’étais dans le plus profond découragement. Je suis actuellement moins découragé que perplexe.

– Et j’attends de vous que vous me disiez la nature de cette perplexité, reprit le cardinal, car il n’y a point d’anxiété que la vérité divine ne puisse dissiper et alléger.

– Bien, dit Lothair ; je suis souvent embarrassé par la différence qui existe entre la vérité divine et les connaissances humaines.

– Cela est inévitable, dit le cardinal ; la vérité divine est immuable, et les connaissances humaines changent dans chaque siècle, je dirai plus, à chaque génération.

– Peut-être aurais-je dû dire au lieu des connaissances humaines, les progrès de l’humanité, reprit Lothair.

– C’est exact, dit le cardinal, mais qu’est-ce que le progrès ? Le mouvement. Que va-t-il arriver si le mouvement prend une mauvaise direction, s’il s’écarte de la vérité divine ?

– Je ne puis comprendre pourquoi la religion est en désaccord avec la civilisation, dit Lothair.

– La religion est la civilisation, reprit le cardinal, et la civilisation la plus élevée ; c’est l’homme arraché à l’état sauvage par la Divinité. Ce que le monde appelle civilisation en le distinguant de la religion est un mouvement rétrograde, qui, finalement, nous replongera dans la barbarie d’où nous sommes sortis. Par exemple, vous parlez de progrès ; quel est le principal mouvement social des nations qui, il y a trois siècles, se sont séparées de l’unité de l’Église du Christ ? Le rejet du sacrement chrétien du mariage ; l’introduction de la loi de divorce qui est, par le fait, un terme moyen d’abolition du mariage. Qu’est-ce que cela peut amener ? L’extinction de la famille, du foyer domestique sur lesquels Dieu a fondé la civilisation. Là où il n’y a pas de foyer, l’enfant appartient à l’État, non aux parents. L’État donne à l’enfant une éducation sans religion, car l’État, dans les pays de progrès, ne reconnaît pas de religion. Là, chacun peut non seulement penser ce qui lui plaît, mais encore écrire et dire ce qui lui plaît et répandre des deux mains, où il lui plaît, les erreurs, les hérésies, les blasphèmes, sans qu’aucune autorité sur terre ne restreigne la dispersion de ces semences d’universelle désolation. Et c’est ce système dans lequel on substitue au sentiment du foyer et à la croyance divine l’action illimitée et licencieuse de l’intelligence humaine et de la volonté humaine ; c’est ce système que l’on appelle progrès. Ce n’est que la révolte contre Dieu !

– Il est certain qu’il serait préférable, dit Lothair, qu’il n’y eût qu’une Église et qu’une religion.

– Il n’y a qu’une Église et qu’une religion, dit le cardinal, et toutes les autres formes ne sont que des fantômes sans fondement, sans substance, incohérents. Voyez plutôt l’infortunée Allemagne, jadis si fière de sa Réforme. Ce qu’on appelle le journal dirigeant nous apprend aujourd’hui qu’on se demande si les quatre cinquièmes ou les trois quarts de la population a encore la foi chrétienne, et une certaine partie en est déjà allée, je crois, au diable ! Voyez ce malheureux pays divisé, subdivisé, émietté en une infinité de schismes ! Tous les jours se lève un nouvel oracle, qui se distingue de son prédécesseur par la faiblesse de son esprit et la force de ses poumons ; c’était autrefois la patrie des saints et des savants, d’un peuple de pieux pèlerins trouvant toujours une consolation et une aide dans l’office divin de l’ancienne Église, ayant toujours devant les yeux la véritable image du magnifique avenir qui l’attendait. Trois siècles seulement de cette rébellion contre le Très Haut ont produit dans le monde, sur le sujet qu’il importe le plus à l’homme de connaître clairement, une anarchie d’opinions qui ont revêtu les formes les plus monstrueuses et les plus fantastiques depuis la caricature de la philosophie grecque jusqu’à une sorte de nouveau fétichisme.

– C’est un chaos, dit Lothair en soupirant.

– Et d’où je désire vous sauver, reprit le cardinal avec chaleur. Le temps de l’hésitation est passé. Il faut choisir entre Dieu et l’Antéchrist. L’Église appelle à elle tous ses enfants.

– Je ne suis pas infidèle à l’Église, dit Lothair, à celle qui fut l’Église de mes pères.

– L’Église d’Angleterre, dit le cardinal, ce fut la mienne. Je pense toujours à elle avec tendresse et pitié. Le Parlement a fait l’Église d’Angleterre, le Parlement détruira l’Église d’Angleterre. L’Église d’Angleterre n’est pas l’Église des Anglais. Son sort est marqué. Elle deviendra bientôt une secte et toutes les sectes ne sont que mensonge. Elle adoptera de nouveaux dogmes ou répudiera les anciens. Elle imaginera toujours quelque nouveauté pour se distinguer de la multitude des non-conformistes et cependant son destin est d’être englobée par eux. Un seul espoir, une seule consolation nous reste, c’est qu’à sa chute, beaucoup de ses enfants, avec l’aide de la bienheureuse Vierge, retourneront au Christ.

– Ce que je regrette, monsieur, dit Lothair, c’est que l’Église de Rome s’est elle-même mise en opposition avec la liberté politique. Cela ajoute aux difficultés que doit surmonter la cause de la religion ; il est impossible de nier, selon moi, que la liberté politique ne soit aujourd’hui la souveraine passion des nations.

– Je ne puis admettre, répondit le cardinal, que l’Église romaine soit l’antagoniste des libertés politiques. Au contraire, selon moi, il ne peut y avoir de liberté politique que celle qui est fondée sur l’autorité divine, sans quoi cette liberté n’est bientôt plus qu’un spécieux fantôme de licence devant inévitablement tourner en anarchie. Les droits et libertés du peuple irlandais n’ont d’autre avocat que l’Église, et là, la liberté politique est fondée sur l’autorité divine ; mais si vous entendez par liberté politique les aberrations des illuminés et des francs-maçons qui désolent sans cesse le continent, toutes les abominables conspirations des sociétés secrètes, oh ! alors, j’admets que l’Église est en antagonisme avec ces aspirations à la liberté, aspirations qui, par le fait, ne sont que blasphèmes et brigandages ; et si l’Église pouvait être détruite, l’Europe serait divisée entre les athées et les communistes.

 

 

 

Benjamin DISRAELI.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Sixième série, Tome troisième.

 

 

 

 

 

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