Mon raid au paradis rouge

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean DRAULT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

JE SUIS ACCEPTÉ AU DEUXIÈME BUREAU

 

 

On a du plaisir à écouter la pluie glacée et le vent d’hiver, le soir, dans une chambre bien chaude, au coin du feu. C’est une sensation un peu analogue que je ressens en évoquant mes souvenirs d’un voyage pourtant récent et qui satisfit amplement, voire même un peu au-delà de mes désirs, le besoin d’aventures et le goût du péril que je tiens sans doute de mon père.

C’est pour faire partager aux lecteurs mes agréables impressions de rescapé d’une expédition hasardeuse, mais qui avait, somme toute, un but noble, que je me sens poussé à fixer sur le papier les détails de mon raid au « Paradis rouge ».

Je m’appelle Louis Ricardet. J’ai vingt-quatre ans. Je suis le fils du capitaine François Ricardet. En avez-vous entendu parler ? Non ! Peut-on avoir entendu parler de tous les héros de la grande guerre ?

Mon père était capitaine. Il commandait des tanks. À Verdun, dans le pire moment, il reçut l’ordre de foncer sur la plus dense des vagues d’assaut allemandes afin de la briser et de permettre une contre-attaque.

Au dire des témoins oculaires, ce fut beau et tragique. Le tank de mon père était en tête des autres chars d’assaut, déployés en éventail. Ils entrèrent dans un bois, en ressortirent, écrasèrent des nids de mitrailleuses comme on écrase des nids de guêpes avec le pied. L’horizon n’était qu’une mer furieuse de feu et de fumée. Mon père s’engouffra le premier dans cet enfer. Les autres tanks suivirent. Aucun ne revint. On ne revit jamais ni mon père ni un de ses subordonnés. Il leur avait dit, m’a-t-on répété : « On nous envoie là, je ne sais pas pourquoi. Nous n’en reviendrons pas. Mais allons-y, puisque c’est l’ordre. ».

Je n’avais pas l’âge d’être soldat, quand ce malheur glorieux nous advint, à ma mère et à moi. Je préparais Saint-Cyr. Une enfance maladive, une jambe cassée à quinze ans qui m’oblige à boiter légèrement, me valurent d’être réformé pour faiblesse de constitution.

J’étais inapte au service militaire, moi ! Et je n’avais jamais songé à une autre carrière qu’à celle qu’avaient suivie mon père et mon grand-père. Celui-ci était à Saint-Cyr en 1870. Il avait fait partie de la promotion qui vit élever prématurément au grade de sous-lieutenant tous les élèves de l’École pour nécessité de guerre.

C’était un coup terrible pour moi. Une barrière se dressait devant ma destinée naturelle. Ma mère, sans fortune, restait avec sa maigre pension de veuve. Il me fallait l’aider. J’envisageai l’enterrement de mes espoirs dans le cimetière bureaucratique ; je rêvai de devenir rédacteur de quatrième classe au ministère de la Guerre. Mon ambition se bornerait à suivre la filière de l’avancement régulier au prorata des années passées à user le même rond-de-cuir.

Puis, je me souvins d’avoir lu, dans les journaux, pendant la guerre, le récit de hauts faits d’espionnage militaire, les prouesses d’agents de notre deuxième bureau, les services qu’en attendaient nos généraux, l’importance des renseignements de nos espions, qui pouvaient décider du sort d’une attaque, leur zèle et leur adresse à détruire le travail des espions ennemis, leurs pièges où se prenaient les espionnes allemandes, pires que les espions, l’aboutissement de leurs combinaisons audacieuses qui sauvèrent tant de vies françaises. Ces lectures m’ouvrirent un horizon. Un livre qui me tomba sous la main m’apprit que la guerre d’espionnage continuait pendant la paix.

– Hé ! Mais ! Je pourrais donc me battre encore ? pensai-je. Ah ! Ce ne sera plus au grand jour ni en uniforme. Ce sera dans l’ombre, sans même recueillir l’admiration que les Allemands prodiguent à leurs espions militaires et que les Français mesurent aux leurs. Et après ? Est-ce donc en vue d’un profit, même moral, qu’on se bat pour son pays ? Je servirai. C’est déjà bien joli que je puisse encore servir. Et l’on risque la mort, là, aussi bien que sur le billard où les balles de mitrailleuses jouent le rôle de billes meurtrières. On meurt obscurément, assassiné dans un coin, ou fusillé entre les hauts murs d’une forteresse, si l’on est pris. – Eh bien ! quelle différence entre ce sort et celui du soldat ? Ah ! Oui !... Pas de citation ! Pas de croix ! Il faut, le cas échéant, qu’on ait l’air de vous ignorer et parfois qu’on vous renie ? Qu’importe ? On a servi, on est récompensé. Tu veux servir, mon ami : tu n’as pas le choix ! Sers tout de même !

Une heure après avoir fait ces réflexions, j’étais au ministère de la Guerre. Je demandais le deuxième bureau, qui a l’air d’être un bureau comme les autres, mais où l’on respire une atmosphère de gravité et de mystère.

Les garçons de bureau eux-mêmes ont un regard qui fouille l’arrivant. L’un d’eux, grisonnant, aux cheveux en brosse, la moustache courte et drue, les mâchoires fortes, les yeux bleu d’acier, sec d’allure et maigre de corps, me demanda :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Brièvement, redressant ma taille qui est moyenne, et essayant d’amplifier mes pectoraux qu’amincissait encore le noir de mon veston de deuil, je répondis :

– Voir le colonel Prévoteau. Je suis le fils du capitaine Ricardet mort à Verdun !

Le cerbère s’adoucit aussitôt. Il se leva, esquissa un vague salut militaire et me dit :

– Attendez ici. Je vais voir si le colonel Prévoteau est arrivé.

Il gagna le fond du large couloir. Il poussa un tambour de cuir vert derrière lequel il disparut. Cinq minutes se passèrent. J’étais ému. Le colonel avait connu jadis mon père à l’École de guerre, je le savais. Il était venu souvent à la maison. J’étais alors tout petit. Se souviendrait-il de moi ?

Le garçon de bureau aux cheveux en brosse et au regard de détective revint et me dit :

– Suivez-moi. Le colonel Prévoteau vous attend.

On m’introduisit dans un bureau très simple, sans tapis sur le plancher, avec un plan de Paris, un plan de Berlin et un plan de Pétrograd apposés aux murs. Une carte de la nouvelle Europe et une de la Chine se faisaient vis-à-vis. Je reconnus le colonel Prévoteau, bien que je ne l’eusse pas vu depuis que j’étais un enfant. Il avait grossi et vieilli. Il avait une bonne figure ronde que virilisait une moustache épaisse, soyeuse, effilée aux deux bouts. Je l’avais connue blonde, elle était toute blanche. Les yeux vert d’eau étaient ceux d’un rêveur et d’un imaginatif. Sous l’effort de la pensée, ils se fixaient soudain et étincelaient. Une petite barbiche au menton, la bouche fine, le nez fort, le crâne chauve avec deux touffes blanches, au-dessus des oreilles, vêtu de noir avec un col droit très haut, et un petit nœud de cravate laissant dégagé le plastron blanc émergeant d’un gilet noir très ouvert, il avait l’air très grand-papa.

Je fus mis en confiance tout de suite.

Il me tendit la main par-dessus son bureau chargé de dossiers et me dit :

– Ainsi, tu es le petit Louis. Je ne t’aurais pas reconnu.

– Louis Ricardet. Oui, mon colonel ! Moi, je vous ai bien reconnu.

– Ton pauvre papa est mort en héros.

– En héros ! Oui, mon colonel !

– Et ta maman ?

– Je vis avec elle.

– Toujours aux Ternes, 17, rue Guersant ?

– Toujours.

– Près de cette cité aux pavillons entourés de jolis ardins ?

– Toujours. Mais les Ternes ont bien changé depuis quinze ans ! Ce n’est plus la demi-campagne, ni la province... C’est un coin de Paris bruyant, animé. Les carrefours sont dangereux à traverser. C’est habité par beaucoup d’étrangers. Le soir, on entend parler toutes les langues...

– Sauf le français. Ah ! tu as raison. C’est un coin devenu très parisien. Mes services ont souvent de l’ouvrage, par là ; il y a du boche...

Il se mit à rire. J’ajoutai, ayant trouvé l’association d’idées qui allait me permettre de présenter ma requête :

– Les loyers sont devenus coûteux.

– Cent pour cent sur 1914, comme partout.

– C’est devenu dur pour maman qui n’a plus que sa pension et quelques économies... Alors, il faut que je l’aide... Je suis inapte au service militaire...

– J’ai su.

Il me fixa d’étrange façon, m’étudia du haut en bas, comme pour savoir ce que je valais. Ma requête était présentée.

– Tout petit, me dit-il, tu étais espiègle, vif, avec beaucoup d’allant et d’audace...

– J’espère que je le suis resté, en dépit de ma jambe.

– Tu voudrais être inspecteur militaire, quoi ?...

– Je ne sais pas comment ça s’appelle, mon colonel... Mais ce doit être quelque chose comme ça.

– Saurais-tu te grimer ?

– Tout s’apprend, avec de la bonne volonté... J’ai joué la comédie de société...

– On ne donne pas des mille et des cent, tu sais ?

– Ce que je gagnerai sera toujours mieux que rien pour aider maman. Et puis, enfin, je servirai tout de même, ne pouvant revêtir l’uniforme.

– Tu veux servir... C’est ton but principal ?

– Oui, mon colonel !

– J’aime mieux ça... Dis-moi...

– Mon colonel ?

– Tu n’as pas songé à faire du journalisme, comme reporter ?

– Ma foi non ! Il faut connaître du monde dans les journaux. Je n’y connais personne.

– Dommage !

J’eus un gros émoi. Le colonel Prévoteau ne m’indiquait-il point ce débouché parce que, l’examen de ma personne terminé, il me jugeait inapte, aussi, à servir dans la police militaire ? Je le lui demandai franchement.

– Tu n’y es pas, m’expliqua-t-il. Les qualités du reporter, j’entends du grand reporter international, doivent être les mêmes que celles du personnel qu’on emploie ici, instruction et littérature en plus : audace, science de se glisser, d’interroger, de surprendre, d’écouter, intuition du lieu et du moment où il y aura quelque nouvelle à glaner, quelque gibier à débusquer ; adresse à déduire, à contrôler un renseignement par un autre, à faire ce qu’on appelle des recoupements, à envisager des hypothèses, à garder la meilleure après élimination des absurdes...

– Tout cela s’apprend.

– À condition qu’on ait le don. Pour savoir si on a le don, il faut essayer. Je te préviens aussi qu’alors que le reporter ne court que peu de risques, sauf celui d’être mis à la porte de son journal après avoir été désavoué, s’il a gaffé, l’homme d’ici joue sa peau.

– C’est ce qui ennoblit ce métier d’espion. Risquer sa vie pour le pays, c’est ce qui fait qu’on se sent encore soldat. Heureusement, mon colonel, qu’on risque sa vie dans cette profession-là !... Heureusement ! Autrement, j’hésiterais à l’entreprendre. Je me mettrais rédacteur de quatrième classe, au ministère.

– C’est bien, mon petit ! fit le colonel. Je vais t’essayer...

– Merci, mon colonel !

– Je vais te faire laver la vaisselle.

– Où ça ?

– Dans un endroit qui a besoin d’être surveillé. Dans une maison qui distribue de l’argent à des révolutionnaires pour implanter le communisme en France, et à des espions pour voler nos secrets militaires.

– C’est bien... Je commencerai quand vous voudrez. Mais comment m’y introduire, dans cette maison ?

– En t’adressant au chef cuisinier, qui est à nos ordres. Tu peux recevoir sournoisement un coup de couteau ou de revolver si tu es repéré, je t’en préviens.

– C’est bien ! Quand vous voudrez !

Le colonel Prévoteau parut content de moi.

– Maintenant, fit-il, les situations de reporter et d’inspecteur militaire peuvent fort bien s’amalgamer. Tu peux trouver ici des indications pour des reportages dont les grands journaux sont très friands. Souvent, nous employons des agents illettrés ; mais un garçon instruit comme toi, et qui pourrait bien avoir un beau brin de plume au bout des doigts, a chance de pénétrer dans un certain monde. Tu sais sans doute danser, porter le smoking, t’exprimer galamment et tourner des articles piquants. Eh bien ! Je peux t’indiquer un reportage qui, présenté à un journal de grande information, à l’Écho matinal, par exemple, serait pris d’emblée, payé un beau prix et te procurerait d’autres travaux du même ordre...

J’étais ébloui, mais un peu effaré.

– En vérité, mon colonel, lui dis-je, je crains que vous ne vous dupiez vous-même sur les talents que je puis avoir. Je venais ici en solliciteur modeste, décidé à se contenter de peu, à accepter des besognes ingrates et obscures. Et vous m’ouvrez des horizons... Vous risquez de me rendre ambitieux !

– Pourquoi ne le serais-tu pas ? Servir n’empêche pas d’être ambitieux. Tout soldat, jadis, avait un bâton de maréchal dans sa giberne. Tu ne peux pas être soldat. Mais tu peux devenir quelqu’un. Pour l’instant, j’essaye de te faire gagner de l’argent, tout en t’utilisant pour la grande cause nationale. Écoute : au sixième étage de l’immeuble que tu habites avec ta mère, demeure bien un pauvre vieil homme malade et misérable ?

– Le père Nicolaieff ? Oui !... Comment savez-vous cela ?

– Ici, on sait bien des choses ! Le numéro et la rue avaient attiré mon attention puisque ta mère et toi y demeurez.

Sur l’invitation du colonel, je m’étais assis. Il mit ses coudes sur le bureau, avança sa tête et me dit assez bas :

– Nous surveillons beaucoup les étrangers, comme tu t’en doutes. Ton quartier en est plein. Il y a beaucoup de Russes. Naturellement, le Russe est quelquefois bolchévik... Mais moins dans ton quartier où les émigrés de grande famille se sont groupés autour de l’église de la rue Daru. Le bolchévik réside plutôt à Montparnasse, fait des conciliabules à la Rotonde, au Dôme, dans ces brasseries où s’alcoolisait Trotsky avant 1917, et où l’on regarde avec curiosité un Français qui passe sur le trottoir, comme si c’était lui l’étranger... Que dit-on, dans ta maison, de ce père Nicolaieff ?

– On le dit très misérable et entièrement entretenu par sa fille qui a vingt ans et qui travaille dans une grande maison de couture de la rue Auber.

– La maison Nachel. Oui !

– Je ne savais pas.

– Moi, je sais ! Mlle Fenia Nicolaieff y est mannequin.

– J’ignorais son petit nom et son état !

– C’est pour cela que je te renseigne... Tu vas savoir pourquoi. Mais que dit-on encore du père Nicolaieff ?

– Qu’il mène une vie cachée et mystérieuse.

– Il est malade.

– Qu’il est vaguement bolchévik et qu’il a quitté précipitamment la Russie parce qu’il était d’un clan bolchévik qui voulait renverser Lénine et Trotsky et prendre leur place. Et qu’il n’a eu que le temps de se sauver pour ne pas être fusillé.

– Ce ne sont là que des erreurs. Les étrangers honnêtes payent pour les méfaits des étrangers qui ne le sont pas et qui viennent ici faire de la trahison et de l’escroquerie. Le père Nicolaieff n’a pas le moyen de donner de bons pourboires à la concierge, au facteur, aux livreurs ; alors, on ne l’a pas à la bonne, comme on dit... Sa fille gagne relativement peu et est obligée de s’habiller. Le père coûte cher en remèdes. Il est très malade. Tu vas aller l’interviewer.

– Moi ?... fis-je effaré. Et pour lui demander quoi ?

– Je vais te le dire. Tu porteras ensuite à l’Écho matinal ton article qui sera comme un coup de tonnerre et te sera bien payé... Et tu exciteras la générosité des gens très riches en faveur du père Nicolaieff. Tu vois : d’une pierre deux coups ! Ce vieux Russe vit comme un hibou, dans son trou, sans rien demander, par fierté. Le père Nicolaieff est un grand seigneur russe, doublé d’un grand chef militaire et d’un héros. C’est le vainqueur de Stanislav. Il a été comme englouti sous les ruines de sa patrie, y a laissé son tzar, sa femme, sa grande fortune, presque tous ses parents et amis, sa belle maison de Pétrograd ; il a voulu y laisser aussi son nom, il a fui avec sa fille et il est arrivé ici, misérable, inconnu, comme honteux de la déchéance de sa patrie. On avait annoncé sa mort dans les journaux. On le donnait comme fusillé. En réalité, il avait gagné Paris avec un nouveau nom sous lequel il a loué chez toi deux pauvres pièces à l’étage des chambres de bonnes... Voilà ! tu es au courant. Tu n’aurais qu’à lui dire ceci : « Vous n’êtes pas Monsieur Nicolaieff, vous êtes le général Ivane Semionytch Ivanov, le héros de Stanislav. Je viens vous demander de me raconter vos aventures pour les lecteurs de l’Écho matinal, puis comment vous avez échappé à la révolution russe, les étapes de votre fuite tragique de Pétrograd à Paris et la vie que vous avez trouvée ici. »

– Il m’enverra promener, puisqu’il veut vivre obscur, inconnu, misérable, et qu’il a honte de la déchéance de sa patrie !

– À toi de débuter comme reporter par un coup de maître ! À toi de le convaincre qu’il est de son devoir de montrer la grandeur et l’héroïsme de la vieille Russie pour ramener autour de son pays la sympathie que lui aliénèrent les Soviets. À toi de lui faire pressentir le retentissement que peut avoir, jusqu’en Russie, la nouvelle que ne sont pas morts tous les Russes capables de relever leur pays en se ralliant un jour autour d’un gouvernement de régénération. À toi de lui faire partager mon opinion que sa vie de retraite trop absolue est un suicide ; qu’on viendra à son secours ; que sa fille pourra trouver un travail moins exténuant, moins dangereux pour une jeune fille, et mieux rémunéré quand la bonne société s’intéressera à elle. Si tu es bon avocat avant d’être bon reporter, le général videra son sac...

– J’essaierai !

– À sa fille, tu diras...

– Comment ? m’écriai-je. Il faudra que je dise quelque chose aussi à sa fille ? Et quoi ?

– J’allais te le dire ! dit froidement le colonel. Tu as peur de parler à cette jeune fille ?

– Parce que je ne la connais pas ! Je la rencontre, certes, dans l’escalier. Je ne lui ai jamais parlé. Je la trouve, d’ailleurs, fort distinguée...

– Et jolie !... Ne nie pas !... Je le vois dans tes yeux !... Tu lui diras donc que chez Nachel, dans la maison de couture où elle est employée, et qui affecte la générosité en employant comme vendeuses beaucoup de jeunes femmes et de jeunes filles de l’aristocratie russe émigrées et ruinées, on parle beaucoup trop. Le Russe et surtout la Russe sont un peu bavards. Le sang d’Orient ! Toutes ces émigrées se confient beaucoup de nouvelles à haute voix ! On les écoute...

– Qui ?

– Les sœurs Nachel, qui sont en relations très amicales avec les bolchéviks de Paris et l’ambassade soviétique de la rue de Grenelle. Il y a des espions et des espionnes dans la maison... Ces émigrées s’épanchent entre elles, peuvent laisser échapper des renseignements. Des bruits courent dans leurs milieux, que les bolchéviks peuvent avoir intérêt à connaître. Elles peuvent être cause que des parents, à certaines d’entre elles, restés en Russie, seront fusillés. Elles risquent de mettre la Tchéka sur la piste de complots ou de simili-complots... Tu lui diras cela, à cette jeune fille, et elle le répétera aux autres dames et demoiselles russes employées chez Nachel. Voilà !

– En effet !... C’est là un motif suffisant pour lui parler.

– Tu peux même commencer par là pour obtenir d’elle qu’elle te ménage un rendez-vous avec son père... Eh bien ! C’est tout, mon ami. Essaye de faire ce reportage dans l’ex-grand monde russe. Tu réussiras si tu veux. Et après, je t’enverrai laver la vaisselle, un jour de grand gala, chez les bolchéviks. Tu verras l’ambassade soviétique... Moi, à ta place, mon ami, et à ton âge, je trouverais ce double métier extrêmement amusant.

– J’en juge ainsi, mon colonel ! dis-je, joyeusement. C’est romantique et plein d’imprévu. C’est de l’aventure !

– Et du danger !... ajouta le colonel. Un soldat qui n’aimerait pas l’aventure ni le danger ne serait pas un vrai soldat.

II se leva.

– C’est tout pour aujourd’hui ! conclut-il.

Je m’étais levé aussi. Il m’embrassa sur le front disant :

– En toi, j’embrasse ton père, mon ami !

Sa voix était émue. Elle redevint très vite gaie quand il ajouta :

– Tu présenteras mes hommages à ta bonne mère. À bientôt. Après ton reportage, je te procurerai les moyens de travailler sous les ordres du chef cuisinier de ces messieurs... J’ai à faire. Tu peux disposer... Je te flanque dehors !

Deux minutes après, je descendais l’escalier du ministère, absolument ahuri, transformé, si loin du réel que j’avais la sensation physique de poser mes pieds sur des marches de ouate.

Dehors, je me ressaisis. Je bondis sur l’autobus U. J’y allumai une cigarette... Vingt-cinq minutes après, j’étais rue Guersant et je tournais ma clef dans la serrure de l’appartement que j’occupais avec ma mère.

 

 

 

 

II

 

 

UN GÉNÉRAL RUSSE ET SA FILLE

 

 

Je trouvai maman dans notre salon, sous le portrait de mon père peint par un artiste de grand talent, ami de ma famille, et mort avant d’avoir pu se faire un nom. Un crêpe voile le coin droit du portrait et jette une ombre funèbre sur la dorure du cadre. Ma mère travaillait à une tapisserie... Elle faisait les fonds noirs d’un bouquet. Travail facile, mais un peu long, qui lui est payé vingt francs. Elle dit qu’aujourd’hui tout le monde doit travailler. Maman est jeune et je la trouve belle. Les quelques cheveux argentés qui courent dans sa chevelure noire ne font qu’adoucir ses traits sans la vieillir ; ils donnent seulement à son visage pâle et régulier, aux yeux très calmes, un peu plus de gravité. Elle a toujours été une mélancolique. Elle riait rarement. Depuis la mort de mon père, je ne l’ai plus jamais vue rire.

Dès qu’elle m’aperçut, et après que je l’eus embrassée, elle me dit :

– Louis, tu as l’air tout heureux.

– Je le suis, répliquai-je.

Je me mis à danser comme quand j’avais douze ans.

– Mon Dieu ! me dit-elle avec un sourire, il y a bien longtemps que je ne t’ai vu ainsi !... L’entrevue avec le colonel Prévoteau a-t-elle donc été si féconde en résultats ?

– Plus que féconde ! m’écriai-je en allant m’agenouiller devant elle et en lui embrassant les mains...

Et je lui contai tous les détails de cette entrevue, sans omettre un geste du colonel ni une de ses paroles, de mes réponses, de mes questions. Je ne lui fis même pas grâce des intonations.

– Mon petit, me dit-elle quand ma narration fut terminée, ce n’est pas sans appréhension que je te vois entrer dans l’espionnage militaire. J’appelle les choses par leur nom. Il ne faut pas avoir peur des mots. Je puis rester de longs jours sans nouvelles de toi. Et quelle inquiétude !

– Si j’étais soldat, ne serait-ce pas la même chose ?

– En temps de guerre ! Mais dans le métier que tu veux faire, c’est toujours la guerre. Il n’y a point de répit, point de périodes de paix. Et puis, ce n’est pas tout à fait un métier de soldat.

– Aujourd’hui, si, ma mère ! Nous ne sommes plus au temps de la guerre loyale et en pleine clarté... Le Moyen Âge est loin ! Et aussi la période de la guerre en dentelles. Un travail d’espions, aujourd’hui, prépare la victoire ou la défaite. Des généraux, dans la dernière guerre, ont dû leurs succès à ce travail préparatoire et sourd, accompli par d’humbles agents. Ils l’ont avoué... Est-ce que le colonel Prévoteau n’a pas fait ce métier ?

– Il a accompli des missions secrètes et périlleuses, c’est vrai !

Elle poussa un soupir et conclut tristement :

– Enfin !...

Je changeai le sujet de la conversation qui lui était pénible :

– Et tu ne me dis rien de notre voisin du cinquième ?

– J’allais t’en parler. Je suis contente de savoir que tout ce qu’on a raconté, dans le quartier, sur ce vieillard malheureux et sur sa fille, est entièrement faux. Il ne fait pas bon être un vaincu doublé d’un être ruiné et malade, en pays étranger. Les émigrés français, en 1793, connurent les mêmes souffrances et les mêmes calomnies. Nous en avons eu dans notre famille. Maman était une demoiselle de Raizeux. Ceux qui rencontrèrent des âmes compatissantes eurent comme un rayon de soleil dans la nuit de –leur détresse. Nous pouvons illuminer d’un rayon de joie la pauvre mansarde nue du général Ivanov. Mais j’ai une meilleure idée que celle du colonel pour parvenir jusqu’à lui. J’écrirai à la jeune fille une lettre que tu déposeras chez la concierge. Celle-ci la lui remettra quand Mlle Nicolaieff, ou Ivanov, rentrera ce soir...

– J’aime autant cela, maman.

– Et maintenant, allons déjeuner. Tu dois être mort de faim !

– La joie creuse ! C’est vrai ! Je vais enfin pouvoir gagner de l’argent d’une façon régulière.

Maman et moi, nous déjeunions à la cuisine. Nous n’avions pas de bonne. Je faisais les commissions le matin. Maman cuisinait avec le fourneau à gaz ; elle mettait nos deux couverts sur la table de bois blanc de la cuisine recouverte d’une nappe. Et nous nous trouvions très heureux. Fini, le temps où nous recevions les camarades de papa et leurs familles. De temps en temps, maman donnait un thé à des veuves comme elle et à des femmes d’officiers. Les maris lui faisaient une visite en venant chercher leurs femmes. Ces clames donnaient à leur tour un thé. Finis, les dîners d’avant-guerre ! Il y a encore des officiers riches, mais qui n’offrent pas de dîners que leurs camarades ne pourraient pas rendre, puisque certains d’entre eux, un ministre de la guerre l’a avoué à la tribune, sont obligés, pour nourrir leur famille, de se livrer la nuit à des travaux d’appoint ! Le travail d’appoint, c’est des comptabilités à tenir pour des commerçants, c’est de se mettre en habit pour aller faire le contrôleur de théâtre, c’est aussi de conduire un taxi de nuit, d’attendre le client aux gares ou aux portes des théâtres, exactement comme si, au lieu d’être un officier français pauvre, on était un ancien officier russe dont la tête a été mise à prix par les bolchéviks et qui fait le salarié à l’étranger.

Notre côtelette aux pommes, suivie d’un fruit et arrosée d’un peu de vin, fut vite expédiée. La confection du café m’incombait. Réussir le café est un talent de poilu. J’aurais fait un si bon poilu !

Je portai une tasse à ma mère dans le salon. Elle rédigeait déjà la lettre pour Mlle Fénia. Cette lettre fut courte. Je la lus :

 

            Mademoiselle,

 

La veuve du capitaine Ricardet, mort à Verdun, sollicite de Mademoiselle Fénia Nicolaieff un court entretien. La veuve d’un frère d’armes de Monsieur Nicolaieff, – n’ont-ils pas combattu pour la même cause et en alliés ? – croit pouvoir être utile à Monsieur Nicolaieff et à sa fille...

Veuillez recevoir, Mademoiselle, l’assurance de ma vive sympathie.

Germaine RICARDET.      

 

– Tu vois, me dit ma mère, en cachetant la lettre, rien ne peut inquiéter cette jeune fille ni son père. Je n’écris pas leur vrai nom. Je montre seulement que j’ai appris ce qu’ils sont. Ma qualité de veuve d’officier français doit les rassurer et les empêcher de redouter un piège. Ils se savent certainement surveillés par la police de l’ambassade soviétique qui, si j’en juge par ses intelligences dans la maison Nachel, laquelle est un de leurs postes d’écoute, doit connaître l’identité de tous les réfugiés russes qui vivent retirés. Descends cette lettre chez la concierge et ne t’occupe plus de rien.

J’obéis, je fis quelques courses et m’arrangeai pour passer devant un immeuble où la destinée allait m’appeler à jouer un rôle. Enfantillage ou besoin instinctif de jeter un coup d’œil anticipé sur l’ennemi avec lequel il va falloir se mesurer ? Je voulus voir la façade de l’ambassade soviétique.

Pourquoi, d’autre part, m’arrangeai-je pour être à la maison vers sept heures moins le quart, c’est-à-dire peu de temps avant le moment où je savais que Mlle Fénia rentrait toujours ? J’étais curieux, sans doute, de savoir quel effet produirait sur elle la lettre de maman. Peut-être un autre mobile me guidait-il. Mon cœur battait plus vite qu’il n’aurait dû. Je me suis étonné de ce détail, par la suite. Se connaît-on jamais soi-même ? Cette jeune fille, soudain, m’intéressait beaucoup, si tant est qu’elle ne m’eût point déjà intéressé depuis longtemps, sans que je m’en rendisse bien compte.

À sept heures dix, on sonna.

J’allai ouvrir. Mlle Fénia Ivanov était devant moi, avec son visage pâle, régulier, aux grands yeux bleus que des cils très longs rendaient étranges et caressants. Les ailes du nez droit et petit étaient comme nacrées. Sous la calotte bleu foncé, sans ornement, qui enserrait sa tête, et qu’on appelait déjà un chapeau de femme en 1924, deux mèches de cheveux lissées et ramenées devant les oreilles ornées de pendeloques, apparaissaient d’un blond pâle. Elle me fit l’effet d’un pastel délicat. Sa toilette sombre était de bon goût. Je n’avais jamais entendu le son de sa voix. Elle prononça avec une intonation claire, cristalline, mais aussi avec cet accent russe qui est si rude sur les R, si doux et chantant sur certaines voyelles :

– Madame Ricardet ?

– C’est ici, mademoiselle.

Et je m’effaçai pour la laisser entrer. Je l’introduisis dans le salon où tout de suite elle aperçut le portrait de mon père orné d’un crêpe.

Maman, sans se lever, lui fit signe de s’asseoir en disant :

– Mademoiselle Fénia Nicolaieff ?

– Oui, madame !

– Vous avez lu ma lettre, mademoiselle ?

– En montant l’escalier, oui, madame ! J’ai sonné en passant devant votre porte, sans avoir pris avis de mon père. Je suis très intriguée, réellement.

– Vous avez confiance en moi, j’imagine ?

– En une veuve d’officier français, j’ai confiance, oui, moi, fille de général russe. Car j’ai bien vu que vous saviez... Alors, pourquoi feindre ? Vous savez notre nom... bien certainement. Mais qui vous l’a dit ?

– Un colonel, mademoiselle ! dis-je alors. Un colonel français ami de mon père. Un colonel qui sait tout des réfugiés russes à Paris, de ceux de la vieille Russie... et des autres...

Je répétai très nettement à la jeune fille les paroles du colonel Prévoteau, en insistant sur l’utilité qu’il y aurait pour tous les Russes réfugiés à savoir l’existence et à connaître l’adresse de ceux d’entre eux sur lesquels on pourrait compter, en cas d’une tentative de restauration. Je cachai prudemment le point de vue de l’intérêt particulier qu’auraient le général et sa fille à se faire connaître de Français de la haute société capables de les aider. Il fallait ménager la fierté de Mlle Fénia.

Je plaidai chaudement. Ma mère approuvait. La jeune Russe déclara, après réflexion :

– Je parlerai à mon père. Il est malade, déprimé. Mais s’il y a, en effet, intérêt pour notre pays, pour notre cause, à ce qu’il quitte son isolement, je tâcherai de le persuader. Je crois, réellement, que je le persuaderai... Et même, cela peut le redresser moralement, lui faire du bien et l’aider à dominer sa maladie, n’est-ce pas ? Je vous remercie, madame.

Mlle Fénia avait parlé avec un feu qui animait ses grands yeux et les rendait plus beaux. Quand elle se tut, son exaltation tomba, et son visage exprima la confusion.

– Je vous demande pardon, dit-elle. Je suis une bavarde... Mon père parle si peu... Toujours sombre. Entendre parler l’irrite et le fatigue... Avec lui, c’est toujours le silence...

– Pardon, mademoiselle, dis-je, ne vous dédommagez-vous point avec vos compagnes, dans la maison où vous travaillez ?

– Qu’entendez-vous par là, monsieur ? répondit-elle, surprise.

– Tout bonnement ceci, mademoiselle, que le colonel français qui m’a parlé de monsieur votre père a su que chez Nachel vos conversations pourraient bien être épiées...

– Épiées ?... interrogea-t-elle, en ayant l’air de demander le sens de ce mot peu familier à ses oreilles d’étrangère.

– Ceci veut dire, mademoiselle, expliquai-je, que vos conversations sont écoutées par des gens qui sont vos ennemis ou capables de les transmettre à vos ennemis.

Elle réfléchit un instant, puis me regardant avec un sourire adorable, ou tout au moins que je trouvai adorable, elle exprima :

– Cela se pourrait bien, réellement !... Il vient des nouveaux riches de Russie dans cette maison toujours pleine de clientes étrangères. Une comtesse russe qui est employée dans la maison comme vendeuse, a dû servir la femme d’un bolchévik en voyage de luxe à Paris. Et c’est moi qui ai présenté les robes comme mannequin...

– Comme cela a dû vous être pénible ! dit ma mère.

– Moins que vous ne croyez, madame, dit-elle de sa voix claire qui avait les gracieuses modulations d’un oiseau chanteur. La situation est tellement curieuse ! Cette dame bolchévik avait au doigt une bague avec un saphir énorme entouré de diamants. Mon amie la dame vendeuse a fait exprès de s’extasier sur ce splendide bijou. Et la dame bolchévik se rengorgeait comme un paon.

Là-dessus, Mlle Fénia, dont toute la confusion avait disparu, se mit à éclater de rire d’un si bon cœur que ma mère sourit et je fis écho à la gaieté de la jeune fille.

Mais, tout à coup, Mlle Fénia prit une voix tragique, tandis que son visage devenait dur. Elle racontait :

– Oui, mais la dame bolchévik ne fit plus du tout le paon, sitôt que mon amie la comtesse vendeuse lui eut dit cette propre phrase : « Ma sœur torturée et assassinée à Moscou avait la même bague. Les bourreaux lui ont coupé les doigts pour avoir toutes ses bagues. Vous n’avez pas conservé le doigt, madame ? »

– Épouvantable ! murmura ma mère.

– Mais bien envoyé ! dis-je.

– N’est-ce pas ? apprécia Mlle Fénia en me jetant un regard reconnaissant, qui me bouleversa. Ce fut terrible, réellement ! La dame bolchévik avait l’air d’être abattue par un coup de massue. Pensez !... Une chose telle, dite en public devant des vendeuses, mannequins, essayeuses, clientes accompagnées de maris et de frères ! Elle est partie sans rien commander. Et vite, pour qu’elle eût le temps d’entendre avant de partir, l’une des sœurs Nachel avait mis à la porte la comtesse employée.

– Pauvre femme ! fit ma mère. A-t-elle retrouvé une place ?

– Pas besoin ! Nachel l’a reprise le lendemain. Il fallait contenter la dame bolchévik sur le moment, comprenez-vous ?

– Cela prouve aussi, mademoiselle, fis-je observer, que la maison de grande couture Nachel sœurs a besoin de conserver un groupement de dames de l’aristocratie pour faire écouter leurs conversations...

– Cela est possible ! dit-elle.

Elle s’était levée. Elle était grande, svelte, souple et fine, plus vive, me semblait-il, que lorsqu’elle était entrée. Sa destinée lui semblait-elle moins lourde depuis qu’elle avait franchi notre seuil ?

– Je ne voudrais pas abuser, déclara-t-elle. Il me tarde de parler à mon père. On est heureux, en exil, de rencontrer des cœurs comme les vôtres.

Ma mère lui tendit sa main qu’elle serra et secoua à diverses reprises, avec une sorte de ferveur exaltée. Elle prit ensuite la mienne que je lui tendais et la serra avec une force qui m’émut et que j’attribuai à la reconnaissance. Je n’osai y répondre avec la même intensité.

Elle disparut. Je l’entendis monter l’escalier avec précipitation.

– Elle n’est plus la même que lorsqu’elle est entrée, constata ma mère. Je crois qu’elle va persuader son père.

– Attendons ! dis-je.

– Comment ? fit ma mère. Attendons ? Te figures-tu que tu pourras voir son père dès ce soir ? Ce vieux général de cosaques doit avoir la tête dure et ne pas se laisser convaincre en cinq minutes.

Peut-être, si le père avait la tête dure, la fille avait-elle sur lui une puissance de persuasion que ma mère ne pouvait soupçonner, car c’est moi qui eus raison. Une heure après, comme nous finissions notre modeste dîner, la sonnerie électrique de l’entrée retentit. J’allais ouvrir. C’était Mlle Fénia, en robe d’intérieur et nu-tête, ses cheveux courts très plaqués sur son crâne lui donnant l’aspect d’un garçonnet qui aurait eu des pendeloques aux oreilles : elle ressemblait à un jeune seigneur de la cour d’Henri III.

– Papa est persuadé ! s’écria-t-elle avec une joie d’enfant. Ah ! Monsieur ! Son contentement, en apprenant qu’il avait des amis dans cette maison ! La veuve et le fils d’un frère d’armes français ! Oui, monsieur, il vous donnera tous les renseignements que vous voudrez sur lui, sur son commandement pendant la guerre, sur les commencements de la révolution, sur notre fuite de la Russie... Oh ! madame ! cette épouvante ! Cet embarquement à Odessa sous la mitraille des soldats rouges !... Deux fois, mon père mit son revolver sur mon front...

– Sur votre front ? interrogea ma mère étonnée.

– Pour me tuer, oui, madame !

– Vous tuer ? m’écriai-je.

– Il ne m’aurait pas laissée tomber vivante aux mains des Bolchéviks... Deux fois, j’ai fait ma prière... Après, il serait advenu de lui ce que Dieu aurait voulu... Et puis, nous avons pu enfin nous embarquer. Les quais, le port étaient pleins de morts et de mourants.

– Ma pauvre enfant ! fit ma mère en prenant dans ses mains celles de Mlle Fénia.

Puis, se tournant vers moi :

– Monte, Louis, chez le général, puisqu’il t’attend.

– Vous voulez bien, madame, que je vous embrasse ? dit la jeune fille, avec des yeux pleins de larmes.

– De tout cœur, mon enfant ! fit ma mère.

Puis :

– Il y a longtemps que vous n’avez plus votre mère, mademoiselle ?

– Elle est morte dans notre maison de Pétrograd, madame, d’une maladie de cœur, aussitôt après la chute du ministère Kerenski, et à l’arrivée, au gouvernement, de Lénine et de Trotsky...

Et secouant lentement sa tête, Mlle Fénia ajouta :

– Elle est morte à temps, réellement...

Écrasant une dernière larme sur sa joue, elle se ressaisit avec une mobilité qui était un de ses charmes et elle me dit presque timidement :

– Si vous voulez bien me suivre, monsieur... Mais vous excuserez le pauvre logis d’un vieux Russe qui a tout perdu dans la Révolution...

J’avais la gorge si serrée que je ne pus rien répondre. Je montai derrière elle jusqu’au sixième étage. Le long couloir des chambres de bonnes se présenta à nous. Les chambres 3 et 4 étaient les leurs. Elles communiquaient, formant ainsi un petit logement avec un minuscule réduit contenant un fourneau à gaz. Mlle Fénia introduisit une clef dans la porte de la chambre n° 3, la poussa, entra la première en s’excusant et prononça quelques mots en russe. Puis se tournant vers moi :

– Entrez, monsieur.

J’aperçus un petit lit de fer, avec une table de nuit en bois blanc, supportant une lampe à pétrole et son abat-jour de carton vert. Au milieu de la pièce, une table ronde en acajou, et derrière, dans un fauteuil de reps rouge au haut dossier, visiblement acheté chez le brocanteur du coin, un vieillard aux yeux creux et enfiévrés, ombragés de sourcils blancs et broussailleux. Il était coiffé du bonnet d’astrakan des Cosaques et vêtu d’une vieille houppelande grise boutonnée jusqu’au col ; c’était là peut-être le dernier vêtement d’uniforme du général. Le nez, chez lui, était un peu épaté. De fortes moustaches blanches se reliaient à la barbe, épaisse sur les joues, mais taillée de manière à former une pointe sous le menton.

Le jour ne venait que par une fenêtre à tabatière. Mais on était en été et la lumière éclairait tous les recoins de cette pauvre mansarde. Une icône au fond doré était appendue dans un angle, près d’une porte fermée pli devait faire communiquer la chambre du général avec celle de sa fille. Une veilleuse brillait devant l’icône, comme en Russie.

– Je vous en supplie, mon général, ne vous levez pas ! dis-je au vieillard que je vis faire un effort pour se mettre debout.

Il obéit, me tendit la main, demandant avec un accent rude :

– Monsieur ?

– Louis Ricardet, fils du capitaine tué à Verdun.

– Je sais ! Ma fille m’a dit. Je suis très ému qu’on songe à moi. Je n’ai rien fait pour me rappeler au souvenir de personne. Hôte de la France, je n’ai jamais rien demandé. La France ne nous doit rien. Elle nous a accueillis en bonne mère. C’est moi qui lui suis redevable... Qu’elle pardonne à mon pays ! Il y a l’affreuse chose de 1917... La trahison de Brest-Litovsk.

– Cela ne vous est pas imputable, mon général. La Russie fut la première victime. Trotsky n’est pas Russe. Lénine non plus, du reste : il s’était fait naturaliser Juif. On parle yiddish chez lui, sa femme est juive. Ses enfants sont élevés à la juive et l’on chôme le sabbat dans sa maison. Chez Krassine, c’est la même chose...

– C’est exact ! dit le général. Vous êtes renseigné, monsieur !

Je parlais de Lénine au présent. Il n’était pas mort quand se sont passés les évènements que je raconte.

– Êtes-vous donc journaliste ? demanda le général.

– Non ! Mais un colonel ami de mon père m’encourage à l’être. Et c’est de vous, mon général, que dépendent mes débuts... On ne parle dans la presse que des héros sinistres du Paradis rouge. Croyez-vous qu’il n’y aurait pas intérêt, pour la Russie, à ce qu’on parlât, dans nos journaux, des héros russes qui furent nos alliés pendant la grande guerre ? Quelle fierté pour tous vos compatriotes, émigrés comme vous, mon général, de lire l’éloge de l’un d’entre eux ! Quels espoirs feraient battre leurs cœurs quand ils apprendraient que de vrais Russes comme le héros de Stanislav, qu’ils croyaient fusillé par les bolchéviks, est encore vivant ! Et combien d’autres que lui, terrés inutilement en des coins d’Europe, croyant tout perdu, pourraient s’unir un jour pour reformer le noyau d’une Russie nouvelle et revenue à ses traditions d’alliée de la France !

– J’ai dit tout cela à papa ! s’écria Mlle Fénia, électrisée par mon éloquence.

– Je ne puis rien refuser, en tout cas, au fils du capitaine Ricardet, et de sa sainte et digne mère qui a, tout à l’heure, appelé ma fille sa pauvre enfant... Je vous permets donc, monsieur, d’annoncer que le général Ivane Semionytch Ivanov, lieutenant général de l’armée impériale russe, ataman honoraire des Cosaques de l’Oural, à qui l’on doit la victoire de Stanislav sur les Empires centraux, est vivant. Bien que malade, il est tout prêt à donner son concours à la première tentative de résurrection de la vieille Russie martyrisée par une tyrannie de criminels qu’a vomis l’étranger. Voilà !... Je n’ai jamais conté à personne mes souffrances de commandant en chef au moment où la Révolution a commencé. Cela vaut la peine d’être dit, ne serait-ce que pour garder un pays comme la France de tomber dans de semblables erreurs et de laisser se commettre chez elle, par les communistes, le crime qui a été perpétré contre la Russie en 1917.

« Février 1917 ! Je n’oublierai jamais cette date, monsieur Ricardet. J’étais isolé avec ma division au-devant de Stanislav conquise, en Galicie. Mes régiments fortifiaient leurs positions. On était au dégel et je redoutais la crue imminente de la rivière Bystritza qui pouvait m’ôter la liberté de mes mouvements. Il s’agissait de m’assurer des passages toujours sûrs à travers cette rivière.

« Mes régiments travaillaient dur. Pas de journaux ! Un seul problème pour ma division : finirions-nous nos travaux protecteurs avant la crue de la Bystritza ? Nos ponts résisteraient-ils à la poussée des eaux qui allaient se précipiter du haut des Carpates ? Au début de mars, nous entendions des hourras, dans les tranchées autrichiennes placées à deux cents mètres en face de nous. Oui ! C’est par l’ennemi que nous apprenions les premiers malheurs de la patrie russe. Je n’avais pas entendu de hourras chez l’ennemi depuis l’automne de 1915, lorsque les Allemands avaient occupé Belgrade.

« Le lendemain, à l’aube, j’étais réveillé par un officier de mon état-major, le lieutenant Dimitri : « Excellence, me dit-il, un téléphonogramme ! Un nouveau ministère ! À sa tête, un certain prince Lwow ! Au ministère de la guerre : Goutchkow... À la Justice, Kerenski !... »

« Dimitri, monsieur, proféra ce nom avec un tremblement. Et moi, je levai les bras au ciel. Nous nous battions contre les Allemands, et un ministère formé par un franc-maçon comme le prince Lwow choisissait parmi ses membres le fils d’une juive prussienne comme Kerenski ! Entre nous, monsieur, nous pouvons appeler les hommes et les choses par leur nom. Dans le journal, vous serez probablement obligé de gazer...

« Le téléphonogramme contenait, outre la liste de ces inquiétants ministres, l’annonce d’un manifeste de l’Empereur Nicolas II qui serait communiqué ultérieurement à l’armée.

« Dans la nuit qui suivit, l’ordre téléphonique me parvenait de me rendre à l’état-major du corps d’armée, à Tysrnénitza, à huit kilomètres de là. J’y trouvais notre général de corps d’armée, le comte Kaznazov, deux autres généraux de division. Nous attendions là un officier d’état-major de la VIIe armée. Il arrivait à minuit en automobile, nous annonçait la révolte de Petrograd appuyée par la Douma, l’abdication de l’Empereur en faveur de son frère et l’établissement de ce gouvernement provisoire qui devait servir tout bonnement de passerelle à la horde bolcheviste amenée de Suisse en train spécial aux frais de l’état-major prussien.

« Je ne suis pas un homme de cour, mais un soldat habitué à la vie des camps. Je tirai mon sabre et criai au général Kaznazov : « Je vous le rends. L’empereur est trahi. Je n’accepte pas de servir un gouvernement de traîtres. Arrêtez-moi ! »

« Le général Kaznazov me calma. Il me dit que je rendrais mieux service à la Patrie et à mon Empereur en restant à la tête de ma division qu’en abandonnant mon commandement. Je m’inclinai. Mais je lui fis promettre de me laisser partir, le jour où je jugerais utile d’aller rejoindre mon Souverain et de lui faire un rempart de mon corps si sa vie était en péril.

« La lecture du manifeste de l’Empereur, ensuite, nous remua tous par son ton douloureux et touchant...

« J’ai conservé l’ordre du jour que je fis lire à ma division, daté du 4 mars 1917. Je le terminais ainsi : « Frères ! Nous ne devons pas être les esclaves des Allemands. Des centaines de milliers de nos proches sont déjà tombés pour libérer la Russie des Allemands. Exécutons donc la volonté de notre cher Souverain et battons les Allemands odieux plus vigoureusement, plus impitoyablement que jusqu’ici. – Lire cet ordre du jour dans toutes les compagnies, batteries, sotnias, sections et institutions et m’informer de l’exécution. – Signé : le général de division : Ivane Semionytch Ivanov. »

 

 

Les yeux du vieux soldat lançaient des éclairs et il ponctua d’un coup de poing sur la table ronde son : Signé : général Ivanov. L’encrier, les papiers et les livres en sautèrent.

– Père ! fit doucement Fénia. Voici le thé, repose-toi.

Elle posa le plateau, m’offrit sur une assiette des petits fours secs qu’elle était certainement allée acheter pour la circonstance.

Le général citronna fortement son thé odorant, goba un petit beurre, puis alluma une cigarette après en avoir offert une à sa fille qui planta la sienne dans un long fume-cigarette et l’alluma à celle de son père. J’avais tiré de mon côté mon étui. Nous bûmes et mangeâmes au milieu d’un nuage de fumée. La nuit tombait. Fénia alluma la lampe à pétrole.

Le vieil officier reprit son récit, d’une voix plus basse et plus calme :

« C’est un calvaire que j’ai monté lentement. Mes officiers mis au courant des évènements étaient indignés. À mon tour, je dus les calmer. Mais tout me rappelait la révolution. Comment maintenir la discipline ?

« La confusion s’augmenta du refus du grand duc héritier de devenir tzar sans être élu par le peuple, puis d’un télégramme officiel supprimant dans l’armée les marques extérieures de respect, et établissant l’égalité absolue entre tous les militaires, hors du service.

« La continuation de la guerre était devenue impossible. Une offensive sur tout le front aurait distrait le soldat de la politique qui commençait à s’emparer de lui ! Toute l’armée savait que la révolution triomphait à Pétrograd. Les désertions commençaient, encouragées par le gouvernement provisoire qui prépara bien, vous le voyez, le crime du traité de Brest-Litovsk. Les avions allemands inondaient nos tranchées de proclamations annonçant la paix entre l’Allemagne et la Russie.

« Deux jours après, un télégramme de Broussilov me relevait de mes fonctions. Je regagnai Pétrograd. Je vis la chute de Kerenski et l’arrivée de la horde rouge. Ma femme mourut d’épouvante aux premiers massacres. Je quittai Moscou. On pouvait croire encore à une contre-révolution. Mais la trahison était partout. C’est à Odessa que nous vîmes le pire : les rouges forçant sur la ville pleine de réfugiés de la vieille Russie et ceux-ci, dont nous étions, chassés par le canon et la mitraille, cherchant à s’embarquer sur les navires de toutes nationalités. Il aurait fallu dix fois plus de navires pour nous recueillir tous. Derrière nous, c’était la mort, les tortures sans nom, l’esclavage et l’infamie pour les femmes. Par deux fois, j’ai songé à tuer ma fille pour l’empêcher de tomber vivante entre les mains des abominables bourreaux que sont les gardes rouges.

« Je me savais spécialement visé par les Bolchéviks, parce que, j’ai oublié de vous le dire, en juillet 1917, j’avais aidé le général Polovtsoff à mater la première tentative insurrectionnelle à Pétrograd. Oui ! Nous avions défendu contre les Bolchéviks ce gouvernement de Kerenski qui ne demandait d’ailleurs qu’à se laisser abattre. La preuve en est que Kerenski nous empêcha d’arrêter Trotsky et de l’accrocher à un réverbère.

« Mon compte était donc bon, vous le voyez !... Et celui de ma fille aussi, surtout avec les 4.000 Chinois que Lénine venait d’engager en Mandchourie pour garder Moscou, les Russes n’étant pas sûrs. Ces 4.000 Chinois, qualifiés de « régiment d’élite », étaient naturellement une élite de bourreaux savants et sadiques aux bons soins desquels on nous aurait confiés ! »

Et le général eut un gros rire, tandis que moi, prenant des notes, je frémissais intérieurement à la pensée des dangers affreux auxquels Mlle Fénia avait été exposée.

– Repose-toi, papa, répéta-t-elle, en lui versant une seconde tasse de thé au-dessus duquel elle pressa une tranche de citron.

Elle avait des doigts fuselés aux ongles roses. Aucune bague ne les ornait. Je devinai que les bijoux de famille étaient allés au Crédit municipal ou chez le bijoutier.

Et comme elle répétait : « Repose-toi », il répondit : « J’ai fini ! »

À ce moment, la sonnette électrique de l’entrée retentit. Mlle Fénia alla ouvrir. Entrèrent l’un derrière l’autre un chauffeur de taxi en livrée kaki à parements noirs et à écussons rouges, uniforme d’une catégorie d’autos de place Citroën. Puis un homme âgé un peu voûté, à barbe grise, très ridé, habillé d’un complet râpé et fané, et portant sous ses bras une serviette usagée et très lourde.

Le général me présenta avec son terrible accent :

– Monsieur Ricardet, fils du capitaine tué à Verdun ! Colonel Routchenko ! Lieutenant Routchenko, son fils !

Nous nous serrâmes les mains. Le colonel était placier pour une librairie d’art. Il promenait des spécimens de couvertures de livres de luxe. Le lieutenant pilotait un taxi. Fénia, en russe, offrit du thé et remit de l’eau à bouillir. Et tout aussitôt, le général s’écria :

– Justement, monsieur Ricardet, voici le lieutenant Routchenko. Je suis content qu’il arrive à l’instant où j’allais vous raconter que sans lui nous serions morts à Odessa, poussés dans le port à coups de baïonnettes par les gardes rouges qui arrivaient au pas de course, ou bien mitraillés à bout portant, ou faits prisonniers et découpés vivants par ces cannibales. Dans la foule affolée qui poussait des hurlements de détresse, il nous aperçut, sauta du quai dans une barque et me cria : « Jetez-moi votre fille ! » Et je jetai Fénia, mon cher monsieur ! La tuer comme cela ou autrement, qu’importait ? Et il y avait une chance sur dix de la sauver. Le lieutenant la reçut. Je descendis, moi, par une échelle de fer du quai. La barque me recueillit. Nous allâmes vers la mer en ramant, suppliant des navires de nous prendre. Cinq refusèrent. Ils étaient chargés de fugitifs à en couler. Enfin, un capitaine consentit : il commandait un vapeur français. Nous logeâmes sur le pont. On tira sur nous des quais. Il y eut des tués. Dix jours après, nous étions à Marseille. Et nous voilà à Paris, monsieur, sous la surveillance occulte de l’ambassade de la rue de Grenelle, mais protégés par la générosité française.

Mlle Fénia versa le thé à MM. Routchenko et je remerciai le général du récit qu’il avait bien voulu me faire.

– Vous avez guéri mon père ! me dit Mlle Fénia à voix presque basse. Je ne l’ai jamais vu si animé ni si gai depuis que nous sommes en France.

La joie de la jeune fille m’alla au cœur. Le général parlait maintenant en russe avec ses deux amis. Fénia m’expliqua :

– Il dit qu’il est heureux de jeter ce nom de Nicolaieff comme une vieille défroque et de pouvoir reparaître, grâce à vous, sous le nom d’Ivanov. Il fallait qu’il se présentât quelqu’un qui rappellerait dans un grand journal français que Lénine et Trotsky n’étaient pas la Russie et qu’il y a eu, avant eux, des Ivanov !

Je pensai intérieurement que le colonel Prévoteau avait vraiment vu juste. Mais je redoutais à présent que l’Écho matinal n’insérât pas mon article. Car j’aurais fait luire aux yeux de ce pauvre homme et de sa fille un espoir sans lendemain.

Monsieur, me dit le général, vous excuserez la modestie de cette réception. Mais dès que j’irai mieux et que j’aurai un peu d’argent, je vous convierai, ainsi que madame votre mère, si elle daigne accepter, à un repas russe dans un petit restaurant de l’avenue de Wagram où vous ferez connaissance avec notre cuisine moscovite...

Le lieutenant Routchenko ajouta, avec une voix de tête qui insistait cruellement sur les R :

– Brillante compagnie, monsieur : grands ducs devenus artistes de cinéma et officiers de la garde impériale devenus ouvriers d’usine. Mais on y danse parfois le tango au dessert, après avoir savouré le borept !... Nous avons besoin de détente. Il nous faut un peu de musique et de danse pour oublier...

– Le borept ? questionnai-je.

– Soupe aux choux-fleurs ! me dit Mlle Fénia.

– Ce doit être exquis !

J’ai toujours eu horreur du chou-fleur ! Pourquoi me sentais-je sincère en disant qu’une soupe au chou-fleur serait exquise, du moment que j’aurais Mlle Fénia pour voisine de table ?

Le général poursuivait :

– Et la côtelette Pojarski ? Et la Skobienska ?

Le colonel, qui était placier pour une librairie d’art, ne plaçait pas, en tout cas, une seule parole. Il se contentait d’acquiescer d’un signe de tête à chaque évocation de la cuisine russe par le général. Il avalait des tasses de thé fortement citronnées et gobait des petits fours sans arrêt. Peut-être le malheureux n’avait-il pas dîné. Du moins cette pensée me vint-elle.

– Père ! fit Mlle Fénia, tous ces plats te font mal, tu le sais, pourquoi en parles-tu ?

– Parce qu’il me semble que mon estomac les supporterait, aujourd’hui que je redeviens Ivanov !

Il rit d’un bon rire.

– Monsieur, murmura encore Fénia, presque à mon oreille, mon père me produit l’effet, réellement, d’un homme qui cesserait d’être muré dans le silence du tombeau où il était descendu, croyant tout perdu et sa vie finie. Vous avez soulevé sa pierre tombale, comme le Christ a fait pour Lazare !

– Ah ! si j’avais ce que j’ai caché à Pétrograd ! s’écria tout à coup le général, poursuivant sa conversation, ou plutôt son monologue, et regardant le colonel qui dévorait toujours sans prononcer un seul mot. Ma Fénia ne travaillerait plus, nous boirions du champagne à la résurrection de la Russie !

– Père, je ne te reconnais plus ! dit Fénia. Du champagne !... Pourquoi pas de la vodka ?

– De la vodka aussi ! déclara Ivanov. Ah ! Fénia, je ne vivrai pas assez longtemps pour retrouver ce qui est muré dans les caves de ma maison du Kamenoostrovsky. Mais toi, tu vivras, tu sauras, tu retrouveras !...

– Si les bolchéviks n’ont pas sondé les murs, mon général... fit le lieutenant. Beaucoup d’émigrés ont fait comme vous qui, dès maintenant, savent qu’ils sont dépouillés.

– Comment le savent-ils ? demandai-je étourdiment. Mais pardon, fis-je en m’excusant, je m’immisce dans un secret...

– Ils le savent par les journaux bolchévistes, dit le général. Là-bas, les Soviets poussent des cris de victoire chaque fois qu’on a découvert un trésor caché par une grande famille avant de quitter la Russie. Or, nulle part, je n’ai vu annoncer qu’on ait trouvé une cachette dans les caves de la rue Passadskaïa.

– À votre place ! dit alors le colonel se décidant enfin à parler, j’aurais plutôt caché ces joyaux de famille dans la maison que vous avez à Moscou.

– Les bijoux étaient à Pétrograd, expliqua Fénia. On les a cachés où ils étaient... Réellement !... Vous ne nous voyez pas, nous, suspectés par la Tchéka, transportant de Pétrograd à Moscou une malle remplie de cassettes et d’écrins ?

J’eus comme une vision des mille et une nuits et des trésors d’Aladin. Je les jugeais d’ailleurs imprudents de parler si haut, et en présence d’un étranger comme moi. J’étais un homme sûr, mais ils ne le savaient pas. Et peut-être avaient-ils parlé devant des gens moins discrets.

Comme s’il répondait à mes préoccupations, le colonel demanda au général :

– Êtes-vous sûr de votre dvornik qui vous a aidé à murer ces richesses ?

– Zatplakine ? Je lui ai dit que c’était du vin fin que je cachais et je lui ai donné à boire tant qu’il a voulu. Il était gris et ne se souvenait plus de rien le lendemain. Son intelligence plutôt réduite le portait à croire que ce qu’on peut cacher de plus rare, dans une révolution, c’est du vin. Je lui ai fait murer d’autres cachettes où j’ai fait mettre véritablement du vin, mais très ordinaire, en lui disant que c’était le meilleur de ma cave qui était là. S’il s’amuse à fouiller, il n’aura donc pas idée de chercher là où sont les pierreries. Et puis, où est Zatplakine à l’heure actuelle ? Et qui habite la maison du Kamenoostrovsky ? Des nuées de misérables locataires qui n’ont rien à mettre dans les caves, ni rien à y faire...

– Quelqu’un, demanda le lieutenant, ne se douterait-il point que vous avez quelque part une fortune en pierres précieuses ?

– Vous voulez parler de l’abominable Kouzovkine ?

– Père !... dit Mlle Fénia avec une intonation où l’on discernait de l’effroi et de la répulsion, ne prononce pas ce nom ! Il salit tes lèvres et mes oreilles !

– Mon petit bijou, déclara le général, il faut bien en parler et l’appeler par son nom !

– Son nom est trahison !... dit violemment la jeune fille.

– D’accord ! accepta le général.

– Monsieur, me dit alors le lieutenant Routchenko, de sa voix de tête, nous pardonnerions aux assassins de la Russie si, au lieu d’être des gens qui n’ont vu dans la Révolution que jouissances et argent à acquérir, ils avaient été féroces, mais de bonne foi, croyant agir pour une cause juste. Car des erreurs peuvent se pardonner. Mais jamais nous ne pardonnerons à ceux de notre monde militaire qui ont trahi pour trahir. Ce Kouzovkine, lieutenant dans la garde, aujourd’hui colonel dans l’armée rouge, perdu de dettes, ivrogne, nous a reniés pour faire peau neuve, et sans l’excuse d’avoir une femme ou des enfants à préserver de la cruauté bolchéviste...

– Un misérable ! fis-je.

– Nous aurions pu, grâce à lui, m’expliqua le général, rester en Russie, sans rien redouter, sans perdre ni maisons, ni terres, ni argent. Il n’y avait qu’à lui accorder la main de Fénia qu’il me demandait.

– Il flairait nos pierreries de famille ! assura Fénia. Ma main lui était bien indifférente !

– Cela me surprendrait, laissai-je échapper.

Mais que je détestais ce Kouzovkine !

– Oh ! dit alors le colonel au général Ivanov, vous lui écririez pour lui proposer une partie de ces pierreries en échange de l’envoi de l’autre partie du magot à Paris, qu’il trahirait bien les Soviets à leur tour. Il vous enverrait ça par la valise diplomatique de la rue de Grenelle.

– Allez donc vous fier à un bandit pareil ! dit le général. Bien d’autres que lui, là-bas, accepteraient un contrat pareil. Mais quel gage de leur loyauté ? Aucun ! Il faudrait quelqu’un de joliment sûr !... Et ce serait si simple à rapporter, pourtant ! Le plus précieux tient sous un si petit volume.

Puis, brusquement :

– Vous n’allez pas raconter cela dans votre journal, au moins ?

Il y eut un éclat de rire général auquel je participai. Les douze coups de minuit sonnèrent.

Le lieutenant fit entendre une exclamation en langue russe et ajouta :

– Mon taxi qui est devant la porte ! J’ai de la chance si je n’ai pas une contravention.

– La rue Guersant est si calme et si déserte, dis-je, que les agents n’y circulent guère.

– Je vais reconduire mon père ! dit le lieutenant. Puis je gagnerai une gare d’où j’espère conduire un voyageur et ses bagages à quelque hôtel du centre. Ce sera ma dernière course de la journée.

Il baisa la main de Fénia que je baisai à mon tour fort respectueusement.

– Cette soirée a passé comme l’éclair, dis-je à la jeune fille.

– Alors, il faut revenir ! me répondit-elle.

– Avec madame votre mère ! ajouta le général. Du reste, je lui ferai visite si je puis.

Dans l’escalier, en descendant, je demandai au lieutenant :

– De quoi souffre le général, au juste ?

– Tout, chez lui, est malade, me dit-il. Les reins sont pris, le foie aussi. Ajoutez des rhumatismes. Les pieds gelés dans la campagne de Mandchourie... Puis le moral !... Ce soir, le moral allait bien. Mais trop d’organes, chez lui, sont atteints. Je crains qu’il ne soit perdu.

Arrivé à mon étage, je pris congé des deux hommes. Je rentrai sur la pointe des pieds. Ma mère dormait. Je ne la réveillai point. Je m’isolai dans la salle à manger et je jetai sur le papier toute ma conversation avec le général. Je n’aurais pu faire autrement, tellement j’étais surexcité. Je ne me couchai qu’à trois heures du matin. Et le lendemain, j’étais sur pied à huit heures. Je relisais ce que j’avais écrit dans la nuit, je retouchais, je polissais, j’étais fort content de mon début, que voici :

 

« Des bords de la Bystritzka, où il fut l’artisan de la victoire de Stanislav, le général Ivane Semionytch Ivanov, qu’on croyait avoir été fusillé par les Bolchéviks, est venu, chargé de gloire et de misère, accablé par la maladie, échouer sur les bords de la Seine, nouvel Œdipe que la plus touchante des Antigone, sa fille Fénia, soutient et console dans son dur exil. Entre ces deux fleuves, tient toute la vie du héros, plus d’un demi-siècle de servitude et de grandeur militaires.

« C’est rue Guersant, dans une décente maison bourgeoise, mais au sixième étage, dans deux chambres de bonnes, que cet ancien ataman des cosaques de l’Oural a cru devoir cacher, sous le nom de Nicolaieff, la honte qu’il éprouvait du traité de Brest-Litovsk... »

 

Je lus triomphalement l’article à ma mère ahurie. La femme de ménage, que nous prenions deux heures le matin, crut que j’étais devenu fou, quand j’allai lui ouvrir la porte, mon chapeau sur la tête, et qu’au lieu de m’effacer pour la laisser entrer, je la bousculai pour sortir.

À onze heures, j’étais reçu à l’Écho matinal par un directeur à profil assyrien auquel j’avais fait passer ma carte en invoquant le nom de mon père.

– Monsieur, dis-je, je vous apporte une interview qui fera, je crois, un certain bruit dans le monde militaire de France, d’Allemagne et même de Russie. Le général Ivanov n’a pas été fusillé. Il est à Paris ! J’ai découvert sa retraite. Seulement, n’étant pas journaliste...

– Tant mieux ! me répondit ce Monsieur froid et un peu distant qui me scrutait avec insistance. Tant mieux ! Les journaux d’aujourd’hui se font sans journalistes. Le journaliste de carrière est même suspect à nos journaux de grande information. Nous ne tenons pas au journaliste, mais au papier sensationnel apporté par n’importe qui sur n’importe qui, et qui peut concourir à la vente...

Il lut, relut, réfléchit sur certains passages, fronça parfois les sourcils, sourit souvent avec satisfaction, puis déclara :

– Parfait ! Je vais vous faire remettre un bon de caisse de 500 francs. Cela va-t-il ?

– Je crois bien, dis-je, suffoqué.

– Et apportez-m’en d’autres du même genre. Voilà ce qu’il nous faut.

Le lendemain, l’article paraissait avec un portrait du général que le service photographique de l’Écho matinal s’était procuré je me demandais où. Je courus d’abord chez le colonel Prévoteau, avant d’aller chez le général Ivanov.

– Bravo ! fit le colonel. Un coup de maître, mon garçon ! Que te disais-je ? Il s’agit maintenant de savoir si tu seras aussi heureux comme laveur de vaisselle que comme journaliste.

 

 

 

 

III

 

 

COMMENT L’IDÉE ME VINT D’UN VOYAGE AU « PARADIS ROUGE »

 

 

Le lendemain de ce triomphe, à dix heures du matin, après avoir reçu les compliments du général Ivanov et les expressions de la plus vive reconnaissance de sa charmante fille, je gagnais une maison sise rue Blomet, dans le fond du quartier de Vaugirard, et dont le colonel Prévoteau m’avait donné l’adresse.

Je trouvais, à un cinquième étage, dans un modeste logement, le garçon de bureau aux cheveux gris en brosse, aux moustaches courtes, aux regards de détective, qui, au deuxième bureau, veillait d’ordinaire à la porte du colonel Prévoteau.

– Bon ! fit-il, je vous attendais, monsieur le débutant. Ce n’est pas très dur, ce que vous allez avoir à faire. Gustave est là pour un coup. Il a la confiance de ses maîtres et le droit de choisir certains de ses aides.

– Gustave ?

– Le chef cuisinier de... là-bas... Il faudra l’appeler camarade Gustave et prendre un parler un peu traînant et faubourien. Vous êtes tout rasé, ça va ! Vous n’êtes pas connu, vous êtes neuf ! Pas besoin de postiches, sauf pour la chevelure, rapport à la vraisemblance !

– Mes cheveux ne sont pas bien ? demandai-je.

– Vous n’êtes pas assez touffu. Il faut une perruque un peu crépue, très épaisse. Le communiste a le système pileux très développé. C’est une espèce à longs poils crâniens. Vous, vous avez les cheveux bourgeois, discrets, bien peignés, avec une raie. Vous seriez repéré.

– Cependant, objectai-je, le communiste chauve doit exister ?

– Il n’y a pas de communiste chauve ! m’affirma ce spécialiste du deuxième bureau. La mode communiste vient de Russie nécessairement. Alors, suivez-moi bien ! un communiste chauve serait un communiste d’âge mûr. Mais un communiste russe parvient rarement à l’âge mur. Il est toujours fusillé à la fleur de l’âge par un clan plus communiste et plus jeune que le sien. Le communisme, c’est un panier de crabes. Mettez des crabes dans un panier, au lieu de fraterniser et de s’unir, ils se dévorent entre eux. Ils fondent à vue d’œil...

– Mettez-moi la perruque ! dis-je, convaincu par ce raisonnement.

Le spécialiste me coiffa d’une toison qui me fit l’effet, quand je me regardai dans une glace, d’un bonnet d’ourson.

– Comment pourrai-je mettre là-dessus un chapeau ou une casquette ? demandai-je.

– Vous irez là-bas nu-tête, sans col et sans cravate. Oh ! surtout sans cravate ! Le prolétaire communiste voit dans la cravate un des vestiges les plus surannés de l’odieux passé. Vous allez m’endosser tout de suite ce bourgeron de cuisine. Là-bas, Gustave vous donnera un calot blanc, –l’uniforme de tous ceux qui résident dans une cuisine d’ambassade, même soviétique !

– Et il me faudra traverser tout Paris ainsi ?

– Naturellement ! Et avec un vieux mégot au bec, tout mâchonné.

– Ça, c’est ennuyeux !... Surtout si je rencontre du monde de connaissance !

Ma terreur était de me trouver nez à nez, dans ce négligé, avec Mlle Fénia, élégante unité du bataillon des mannequins d’une grande maison de couture. Hypothèse bien gratuite, car, à l’heure où je gagnerais la rue de Grenelle, ne serait-elle pas à son travail ?

– Au moins, demandai-je, n’y aurait-il pas moyen de me changer tout à fait la physionomie, de manière à me rendre moins reconnaissable ?

– Cela est possible !

Il avait une boîte à fards et à maquillage comme en ont les acteurs. Il charbonna mes sourcils qui sont châtains, les noircit, les épaissit. Des traits au charbon sur mes tempes et sous mes yeux me vieillirent. Il me fallut quitter mes habits et ma chemise, endosser une chemise de flanelle sans col ni cravate, un complet usagé couleur cachou et qui, au toucher, semblait être de l’étoupe. Le bourgeron de cuisine avec taches de graisse me fut ensuite octroyé, mais je le gardai sous mon bras.

– Voilà ! fit alors le garçon de bureau du colonel Prévoteau. Vous êtes maintenant un monsieur qualifié pour aller demander une place de plongeur. Gustave vous attend. C’est un vieux farceur très gai, je vous préviens. Et sa gaieté n’est pas toujours de la distinction qui caractérise les salons de Paris.

– Oh ! les salons de Paris ont bien dégringolé depuis la guerre.

– Possible ! Gustave, donc, a roulé sa bosse un peu partout. Il a travaillé à Berlin, en pleine guerre ; il a risqué d’être fusillé six fois. C’est un as. Comme professeur, vous n’aurez pas mieux. Suivez ses conseils ! Soyez un peu arsouille et tenez des propos atroces.

– Merci du tuyau.

Je partis d’un air déterminé, ma cigarette au coin des lèvres, trouvant l’aventure assez joyeuse, en somme, et me promettant de bien m’amuser, comme dans un bal travesti, où l’on met un masque pour intriguer ses amis.

L’autobus de Vaugirard me conduisit à deux pas de l’ambassade soviétique. J’allai même un peu trop loin. Je descendis la rue du Bac, je revins sur mes pas. Je lus les numéros. Mais je fus, un moment, assez troublé. J’entrai sous une voûte et je me trouvai dans l’école paroissiale de Sainte-Clotilde.

– Vous demandez ? cria la concierge.

– Gustave !

– Qui ça, Gustave ?

– Le cuisinier de l’ambassade soviétique !

– À côté !

– Mille pardons !

– La concierge me suivit jusqu’à la porte de la rue pour être bien sûre que je ne restais pas dans l’école. J’avais évidemment une tête peu rassurante.

Me voici maintenant devant l’immeuble à côté. Une large plaque de cuivre, sur le mur, exhibe une inscription en russe. Au-dessous, je lis en français :

 

AMBASSADE DES RÉPUBLIQUES SOVIÉTIQUES ET SOCIALISTES RUSSES

 

Je sonne à la porte. Elle s’ouvre automatiquement. Quand j’entre, deux colosses en blouse bleue serrée à la taille échangent quelques phrases en russe, à moins que ce ne soit en yiddish, puis l’un d’eux me demande avec un accent de marchand de cacahuètes :

– Que veux-tu, camarade ?

– Voir Gustave ! Il a besoin de moi pour la cuisine. Il veut quelqu’un de sûr. Il a raison !

Mes deux Bolchéviks ouvrent la bouche pour sourire. L’un d’eux ressemble à un Mongol. L’autre possède un nez busqué et une figure longue comme une tête de cheval avec une barbe frisottante et des cheveux crépus qui débordent de sa casquette comme une couronne en astrakan. Il a l’air d’un remisier de la Bourse. Je vais peut-être rencontrer des Russes authentiques, par-ci par-là, mais ils m’ont l’air rares, car voici un valet en livrée qui traverse la cour de l’ambassade ; et celui-là est nègre. Il a des gants de fil blanc, lesquels ne servent qu’à faire ressortir le noir de sa figure : une vraie réclame pour marque de cirage.

Encadré de mes deux gardiens, je ne traverse pas la cour pavée qui vit stationner tant de beaux équipages, jadis, au temps des somptueuses réceptions, sous Morenheim et Isvolsky, et sur laquelle a perpétuellement l’œil, du dehors, un petit peloton d’agents de la Secrète en bourgeois, mal dissimulés par l’angle de la rue Saint-Simon. Au fronton grec du corps de bâtiment intérieur, les armes impériales de Russie ont fait place à des motifs dorés sur fond blanc : le marteau et la faucille entrecroisés sous l’étoile maçonnique et au-dessus d’un soleil puéril aux rayons symboliques. Aucun des gens qui habitent là n’a jamais manié le marteau ni la faucille. Ils ont plutôt des têtes à avoir spéculé sur les grains.

On me fait traverser le corps du bâtiment principal par un couloir de service. Je débouche sur de beaux jardins, puis un escalier de pierre me conduit au sous-sol et j’entre dans une vaste cuisine où mijotent divers fricots dans des casseroles.

Avec un sens déjà très averti de la situation, je clame d’une voix que je rends un peu graillonneuse :

– Le camarade Gustave !

– C’est moi ! dit quelqu’un.

Et le « Chef » de l’ambassade s’avance, une cuiller à pot à la main, la toque sur l’oreille, en veste blanche boutonnée et en pantalon de toile à carreaux bleus et blancs.

« Gustave » était tout rasé, avec une large face de pleine lune et un gros ventre sur de petites jambes. Les yeux tout ronds étaient bordés de rouge et avaient des poches ; le nez était rond aussi, et d’une teinte dénonçant le goût vif de son propriétaire pour le vin rouge. La bouche par contre, aux lèvres minces, dénonçait une finesse méfiante.

– Bonjour, camarade ! fit-il d’une grosse voix.

Il empoigna ma main dans sa main grasse et velue, la secoua et me dit tout bas :

– Parfait, le maquillage ! Il faut des sacrifices ! Moi, mon chagrin a été de raser mes moustaches blanches d’ancien flic et d’ancien gardien de pénitencier militaire...

Tout haut, il ajoutait d’une voix de stentor :

– Et mort aux bourgeois ! Toujours !

– Toujours ! affirmai-je.

Je commençais à trouver ça drôle.

– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? demandai-je.

– Rien pour l’instant, le déjeuner est sur le feu. Mais après le déjeuner : la vaisselle.

– Ah ! Oui ! C’est vrai !

– Ce n’est pas un grand boulot ! m’expliqua-t-il ; six à table seulement : le patron, la patronne, un secrétaire, une secrétaire et deux invités.

Tout bas, il ajoutait :

– Un ouvrier de l’arsenal de Brest, qui a apporté un document chipé à l’arsenal. Je l’ai signalé, il sera coffré demain. Et comme deuxième invité, un organisateur de grèves de la région de Tours. Repéré aussi, ce frère-là, tu parles, je l’ai à l’œil...

– Très drôle ! fis-je.

– Très drôle, oui, à condition de ne pas se faire pincer. On joue sa peau !

– Le colonel Prévoteau me l’a dit !

– Pas de noms propres ici... On surveille, mais on est également surveillé. Si on est pincé, on ne sera pas emprisonné comme à Moscou, pour être exécuté d’une balle dans la nuque, au petit jour, pendant que ronfle un moteur de camion chargé d’étouffer le bruit de la détonation. Mais on peut être piqué dans le dos avec une aiguille empoisonnée ou avaler un verre de vin qui contient de quoi vous expédier dans l’autre monde sans laisser de traces...

– Vous êtes allé à Moscou ?

– Oui ! Et le plus fort, c’est que j’en suis revenu ! Je suis allé aussi à Berlin pendant la guerre...

– Le colonel Pr...

– Pas de nom !

– Excusez ! Oui ! Le colonel Chose me l’a dit. Vous êtes un as !

– L’agitateur de Tours qui boulotte aujourd’hui avec l’ambassadeur et sa femme doit aller à Moscou pour un congrès... Je veux savoir ce qu’il emporte. C’est un nommé Gobillot...

– Joli nom !

– Commun ! Il y a des braves gens qui le portent, un peu partout. Mais celui qui le porte ici, c’est une fripouille...

Le nègre en livrée et en gants blancs parut.

Gustave lui dit :

– Ils sont à table ?

– Ils s’y mettent, yes !

– Le caviar est prêt et les crevettes roses, et aussi le salami...

Il lui montrait sur un plateau des hors-d’œuvre tout préparés. Le nègre prit le plateau et disparut.

– Ils aiment le caviar, dis-je. Il y en a au moins une livre...

Je m’effarais de cette quantité de caviar que j’avais aperçue emplissant un large ravier.

– Pour ce que ça leur coûte ! m’expliqua Gustave. Il en est arrivé ce matin quatre-vingts kilos par la valise diplomatique. Faut bien que la valise diplomatique leur serve à quelque chose !

– Mâtin ! fis-je. Il a l’air beau ! Et le caviar est cher ! Je n’en ai pas mangé depuis l’avant-guerre. Mais mon père l’aimait beaucoup et nous en achetions...

– C’est du caviar de première ! me répondit Gustave. On le vendrait à Paris quatre cent cinquante francs le kilo. Il faut tout savoir, dans notre partie !

Notre partie ! C’est vrai ! J’étais maintenant dans la partie de M. Gustave !

– Ils ne se refusent rien, dis-je.

– C’est nous qui sont les grands ducs, au jour d’aujourd’hui ! plaisanta Gustave en retirant d’une casserole de cuivre toute brillante un poulet entouré de truffes et de girolles.

– Ça embaume ! dis-je.

– Ils ont le bec fin, ces révolutionnaires ! me confia Gustave.

Il dressait le poulet sur un plat, l’entourait des truffes et des girolles alternées avec harmonie. Puis, d’un faitout, il sortait des pommes au beurre rissolées et il en formait une nouvelle guirlande autour du poulet. Il dit alors :

– Il faut que ça ait de l’œil. Ils sont exigeants. Ça aime à être servi comme il faut ! Ils n’ont fait la révolution russe que pour ça !

– Et il n’y a pas un Russe là-dedans !

– Quelques-uns si, mais c’est l’exception. J’ai vu ici Tchitchérine, une tête de rigolard qui aime les bons morceaux. Krassine, le patron, est Russe aussi, mais sa femme est Juive. Elle mange cachir. Ce poulet a été tué selon les rites par un sacrificateur juif, avec des versets de la Thora chantonnés en branlant la tête comme font les Aïssaouas, dans le bled où j’ai été gardien de pénitencier...

– Un fichu métier ! dis-je.

– Aussi embêtant pour les gardiens que pour les bagnards ! m’affirma Gustave. Mais c’est utile ici, je retrouve quelques-uns de ces anciens bagnards militaires redevenus civils qui sont des assidus de l’ambassade. J’en ai vu qui déjeunaient ici l’autre jour avec Darnace.

– Darnace, l’écrivain qui vient de publier un Christ à la mode communiste ?

– Je sais qu’il écrit, mais je ne sais pas quoi. Je n’ai pas ton instruction. Je sais qu’il vient ici pour s’entonner du caviar jusqu’aux oreilles...

– Pendant qu’on crève de faim en Russie ! m’écriai-je.

– Pas si haut, nom d’une pipe ! Par le fait qu’on mange ici à tire-larigot, on donne l’impression aux invités de l’ambassade soviétique que la Russie a le ventre plein. La Pologne était ivre quand son roi avait bu. C’est kif-kif, sauf que la Russie a maintenant une centaine de tsars qui sablent le champagne et gobent de la truffe à en éclater.

Le nègre arrivait :

– Motus ! me fit Gustave.

Il posa le plat au poulet sur les gants blancs du moricaud et lui dit :

– Voici, camarade Boule-de-Neige ! Et ne te flanque pas par terre, comme l’autre jour, en prenant le monte-charge.

Le nègre partit. M. Gustave me dit :

– C’est un moricaud communiste qui a participé au meeting des nègres de Madison Square à New-York, il y a quelques années. Il y avait là des délégués noirs des trois Amériques. Le nègre Garvey présidait, en manteau de satin noir et rouge et assisté du prince Denigi, un moricaud arrivé d’Afrique en soie blanche et bleue. Ils étaient 12.000 nègres. Il s’agissait de protester contre la présence des blancs en Afrique. Le moricaud que tu as vu tout à l’heure... ici il faut se tutoyer...

– Ça va de soi ! dis-je.

M. Gustave continua :

– Le moricaud, dis-je, a prononcé un discours dans lequel il déclarait : « Nous ne demanderons pas à l’Angleterre, à la France, à l’Italie ou à la Belgique : « Pourquoi  êtes-vous en Afrique ? » Nous leur ordonnerons simplement : « Sortez-en ! » La plus sanglante de toutes les guerres éclatera lorsque l’Asie sera prête à se mesurer contre l’Europe ; ce jour-là sera l’occasion pour le Noir de tirer l’épée et de libérer l’Afrique...

– Le Jaune et le Noir contre le Blanc, quoi !

– Exactement ! fit Gustave. Et le Bolchévik menant la danse. Ce sont des choses que nos journaux ne racontent pas ! Là-dessus, le meeting de Madison Square qui a scellé l’alliance des Jaunes et des Noirs contre les Blancs pour la mise de l’Europe en esclavage s’est clôturé par l’hymne des Noirs : Éthiopie, terre de nos pères ! Il faut entendre ce moricaud en gants blancs chanter en anglais Éthiopie, terre de nos pères ! Surtout quand il a un peu bu. Ce soir, je le lui ferai chanter. Il aura bu... Il y aura du monde ici, ce soir... Des députés ! l’illustre Chagrinet et cet insupportable gosse de Bafouillant-Tartuffier... Du chenu, comme tu vois !

– Et ce moricaud qui veut l’émancipation de l’Afrique, demandai-je, accepte une livrée et des gants blancs pour servir à table chez des révolutionnaires où tout le monde devrait être camarade ?

– C’est comme ça ! Du moment qu’on l’appelle camarade, ça ne le choque plus ! Il accepte tout, même des coups de pied quelque part, que le secrétaire du patron lui décerne avec une libéralité sans limites. C’est comme ça ! Et je le dis parce que je l’ai vu ! Motus ! Le revoilà.

Le nègre reparaissait.

– Poulet trop couit ! fit-il, en son bref charabia.

– Ils ne sont jamais contents ! déclara Gustave.

Et se tournant vers moi :

– Ah ! ils ont le bec fin !

Puis, regardant les débris que le moricaud rapportait, Gustave émit cette réflexion :

– Ils n’en ont tout de même pas laissé beaucoup !

Il dressait sur un plat le mets qui devait suivre : un rosbif plantureux, rissolé et onctueux sur les angles duquel perlaient de petites gouttes de sang.

– Saignant, le rosbif ! J’en réponds ! fit M. Gustave.

All right ! fit le moricaud, qui disparut.

– Commençons à manger, nous ! proposa le chef qui m’amusait prodigieusement. Tapons sur le caviar.

Je tapai sur le caviar avec appétit, je l’avoue. Il y avait si longtemps que je n’en avais dégusté !

Citronné et étalé sur des carrés de mie copieusement beurrés, je le trouvai exquis. Je dis à Gustave :

– Mais ils devraient en vendre ! Ça aiderait leur budget soviétique, qui est flasque.

– Ils n’en ont pas de trop pour eux, me répondit M. Gustave. Ils en envoient de Moscou à toutes leurs ambassades pour qu’elles en distribuent aux amis politiques, aux journaux qui chantent les louanges du Paradis rouge. Les premiers temps, on me faisait faire des paquets de caviar d’un kilo. Je les emportais dans une auto de l’ambassade et je faisais une tournée dans Paris avec une liste. Je déposais chacun des paquets à une adresse indiquée : des directeurs de journaux, des députés, des littérateurs, tous d’une opinion avancée et dont les écrits étaient même faisandés. Je m’amusais à lire leurs journaux au lendemain de mes visites. Ils étaient dans l’émerveillement du Paradis rouge. J’ai pu faire d’excellents rapports à mes chefs. Voilà à quoi sert ce caviar de fonds secrets. Et puis, il remplit la valise diplomatique, qui repart avec des documents volés au ministère de la guerre, à celui de la marine, à l’aéronautique et aux arsenaux. C’est un bon endroit ici pour savoir tout. Motus ! Voici « Éthiopie, terre de nos pères ».

Le nègre rapportait ce qui restait du rosbif.

– Eh bien ? lui demanda Gustave.

– Trop saignant ! fit le nègre.

– Ah zut !... déclara Gustave. Ils ont le bec trop fin. Voici des asperges !

Il les avait dressées d’avance. Il en prit une et la fourra, toute brûlante, dans la bouche entr’ouverte de l’Éthiopien communiste qui poussa un cri de douleur.

– Dépêche-toi ! lui dit M. Gustave. Ou sans ça, ils diront qu’elles sont froides. Tu pourras témoigner. Va !

Et il l’activa d’un grand coup de pied dans l’arrière-train, puis il me dit :

– Entre camarades communistes, ça n’a pas d’importance ! Ici, je suis coté comme un extrémiste à toute extrémité ! Il vient de toucher à l’extrémité de ma pointure et peut témoigner de la vigueur de mes principes !

Gustave me passionnait. Mais la vaisselle sale commençait à arriver. Je retroussai mes manches de chemise et débutai avec zèle dans mon métier de plongeur.

Ce n’est pas très difficile. C’est sale, mais quand on est armé d’une bonne lavette trempée dans l’eau chaude, on débarbouille une assiette rapidement, tout en pensant à autre chose et en prenant même des airs de peintre qui brosserait une fresque. Et puis, M. Gustave me recommanda soudain de chanter l’Internationale, ce chant national des Soviets, tout en essuyant ma vaisselle.

– Ça cache mieux notre identité ! me dit-il tout bas.

– C’est que, fis-je, je ne la sais pas !

– L’Internationale ?

– Mais non !

– Bigre !... C’est un tort ! Il faut l’apprendre, et au trot ! Tu peux en avoir besoin !

Il entonna d’une voix formidable :

« Debout les damnés de la terre ! »

Il s’interrompit pour me dire tout bas :

– Ici, on est tous des damnés de la terre, même quand on bouffe du poulet aux truffes...

– Mais le dessert ? demandai-je. On ne le leur a pas servi ! Est-ce qu’ils n’en mangent pas, par humilité prolétarienne ?

– Penses-tu ! me répondit M. Gustave, en haussant les épaules, On le leur sert là-haut. Un laquais spécial. Pas un nègre, cette fois, mais un jaune, un Chinois communiste. Le prolétariat du monde entier est représenté dans la valetaille. Il y a des fruits magnifiques, et puis une bombe glacée qui vient directement d’un glacier de la rue du Bac.

Il reprit son chant et hurla :

« Debout les damnés de la terre ! »

– Mais saperlotte, fis-je, nous sommes ici en plein cœur du faubourg Saint-Germain, les propriétaires des hôtels voisins doivent être affolés par ces vociférations révolutionnaires !

– Sans aucun doute !... Mais au fond, ça ne fait pas de mal à nos bons Français, si portés à croire que les choses s’arrangeront toujours, d’entendre les vociférations du communisme et de se rendre compte de l’existence de cette horde. Sans ça, ils s’endormiraient ! Ils ne savent pas que, si les choses s’arrangent toujours, c’est parce que nous sommes là quelques-uns qui les arrangeons en nous battant dans l’ombre et en jouant notre peau. Mais il y a des gens beaucoup plus ennuyés qu’eux d’entendre chanter ici l’Internationale ; c’est les patrons. Ils voudraient du décorum et ressembler aux autres ambassadeurs, afin d’être pris pour des gens posés et sérieux, admis dans la bonne société. Il n’y a personne qui désire autant s’embourgeoiser qu’un ancien révolutionnaire qui a encore quelques éclaboussures de sang sur la figure. Mais impossible ! Il faut que notre Krassine reçoive ici les démagogues les plus débraillés de Paris, sans quoi, il perdrait tout appui. Ce qui l’empoisonne, c’est que je vais, sans façon, le soir, après les discours de gala, serrer la main de ses invités en les appelant camarades, ma toque sur la tête et de la graisse sur ma veste de travailleur culinaire. Eux trouvent ça normal ! Mais pas lui... C’est pas tout, ça ! Faut apprendre l’Internationale ! Sans ça, tu te feras repérer par les purs ! Allons-y du refrain. C’est plus facile à retenir.

Et il se mit à rugir :

 

            Groupons-nous ! Dès demain

            L’internationa-a-a-a-le sera le genre humain.

 

Je beuglai avec lui, tout en achevant les débris du poulet aux girolles. Nous buvions ferme. Le vin était excellent. Je m’amusais follement. Et puis, il y avait si longtemps que je n’avais mangé de poulet. Ah ! Quand je raconterais cela à maman ! Et je pensais aussi au galetas du général Ivanov et de sa fille Fénia aux beaux yeux d’Orientale, et à ce colonel russe placier en librairie, que j’avais vu dîner de quelques petits fours et de deux tasses de thé. J’avais honte de si bien dévorer. Et pour un peu, j’aurais caché un pilon du poulet soviétique pour l’apporter à maman.

Les casseroles accrochées aux murs résonnaient sous la force de nos accents révolutionnaires. Nous étions déchaînés.

Nous attaquions entre deux couplets une tranche de bœuf rôti quand, du dehors, quelqu’un se mit à crier :

– Bravo ! Bravo ! Camarades !

En même temps, une paire de mains nous applaudissait. Cela venait du jardin... Comme les cuisines sont au sous-sol, séparées du jardin par un petit saut-de-loup, nous ne voyions que le bas des jambes de l’individu, jusqu’à ses genoux. Mais il descendit jusqu’à nous, par un petit escalier. J’aperçus alors une sorte de chevalier de la triste figure, un prolétaire endimanché, tout en noir, avec un pantalon trop large, un veston trop étroit et trop court, des souliers grands comme des barques, ébouriffé, avec une figure tout en longueur, deux yeux tout petits de cochon de lait, une moustache formidable et retombante sur les coins des lèvres, un col mou et sale trop large sur une cravate de travers et un chapeau melon crasseux et verdâtre.

Il s’avança la main tendue, vers M. Gustave :

– Salut ! Camarade Gustave ! lui dit-il.

– Salut ! Camarade Pistou ! Je te présente le camarade Laduvette !

Et il m’indiqua au phénomène communiste nommé Pistou, qui était habillé comme un comique de film américain. Je frémis, car je connaissais de vue cet individu. Mais j’étais tellement bien maquillé, qu’il ne me reconnut certainement pas. Il me dit d’une voix triste, car tout était lugubre en lui :

– Salut et fraternité, camarade ! Je ne me rappelle pas t’avoir vu jamais dans une de nos cellules, ni au Secours rouge, ni aux Jeunesses communistes de la rue Lafayette !

– J’étais d’une cellule d’Épernon, lui affirmai-je avec un toupet qui me surprit moi-même. J’étais ouvrier carrier.

– C’est donc ça !

J’avais les mains grasses, les manches de chemises relevées jusqu’aux coudes, un calot fourni par Gustave posé en arrière sur ma fausse tignasse en désordre, je réalisais trop bien le type du trimardeur aux cent métiers qui n’en sont pas et aux convictions révolutionnaires adéquates à sa tenue débraillée, pour que le sieur Pistou soupçonnât la moindre supercherie.

– Et comme ça, lui demanda M. Gustave, quoi t’est-ce qui t’amène à cette heure ? camarade Pistou ?

– Je suis t’invité à dîner par le camarade Krassine.

– T’es pas en retard ! Ils n’ont pas fini de déjeuner.

– Il y aura une conférence du parti, tantôt, chez le camarade Krassine. Je viens tôt. Je vais m’inviter à prendre le café.

– Bonne idée... approuva M. Gustave. Et sur quoi, c’te conférence ? demanda-t-il d’un ton détaché.

– Un congrès à Moscou et un autre à Pétrograd, pardon ! Léningrad ! J’veux pas rater ça ! Je vais demander à être délégué... Je veux voir de près un pays enfin libéré de la racaille bourgeoise. Et probable que je resterai là-bas. C’est un peu à mon tour de connaître la vie large ! J’ai eu que de la poisse depuis que je suis sur cette terre capitaliste... J’ai rendu assez de services au parti !

– Lesquels ? demandait Gustave, toujours d’un ton indifférent, en suçant quelques asperges.

– Des tas ! En dernier lieu, j’étais préposé à la surveillance d’un vieux ratichon dans un coin de banlieue pas rigolo à habiter, au Kremlin-Bicêtre... Parce que voilà que les curés se mettent à vouloir pénétrer la banlieue pour découdre la ceinture rouge de Paris qui étranglera un jour les sales bourgeois de la capitale ! On leur flanque des pierres d’abord, aux ratichons, mais ils tiennent, les bougres, et puis ils finissent par s’incruster en pleine zone communiste, et par recruter une clientèle, s’il vous plaît, dans les enfants, dans les femmes et même dans les camarades ! Ils font des églises en planches avec toits de tôle ondulée et clocheton en ciment armé, avec une vraie cloche ! Ils disent des messes, arrivent à organiser des baptêmes, des premières communions, tout le tremblement ! C’est un danger ! L’ambassade soviétique s’en occupe. Ça peut retarder le coup de chien du grand soir. J’ai travaillé un an contre le ratichon des terrains vagues du Kremlin-Bicêtre. Ça vaut une récompense ! Je demande ma place au Paradis rouge, à Moscou ou Léningrad, un grade dans les soviets, un appartement de style, un poste bien payé et du caviar d’État...

– Ah ! Il y a du caviar d’État ? demandai-je.

– Tu en as mangé tout à l’heure ! me dit M. Gustave.

– J’en ai assez de la mistoufle ! concluait Pistou. Je veux ma place au soleil !

– Et que t’as bien raison... approuva M. Gustave. Mais si tu veux prendre le café avec le camarade ambassadeur, ajouta-t-il, monte à la salle à manger. On doit le servir maintenant, le cafiot !

– J’y cours !... fit l’olibrius vêtu en gugusse communiste. À tantôt, camarades !

Il fila.

– C’est que je le connais, dis-je à Gustave.

– Et d’où ça ?

– Du Kremlin-Bicêtre !... J’y vais souvent, figurez-vous, figure-toi ! voir un vieux prêtre qui a, en effet, organisé dans cette population de trimardeurs, d’ouvriers, de chômeurs, de sans-logis, qui habitent des baraques de bois et des roulottes sans roues, une mission qui commence à vivre... C’est l’abbé Marconyx, héritier d’un petit roi balkanique, s’il vous plaît, dont le royaume a disparu dans le découpage européen d’après-guerre.

– Au fait ! J’ai entendu parler de ça. Les journaux en ont touché deux mots.

– Je lui ai porté, à ce vieux prêtre de sang royal devenu pauvre comme Job, des dons que j’allais recueillir chez des personnes généreuses. Je suis allé plus de vingt fois au Kremlin-Bicêtre. Le prêtre-apôtre occupe une maison de bois contenant une chapelle, un dispensaire et une petite chambre où il couche. Chaque fois, j’ai vu dans un terrain voisin séparé de celui de la chapelle par un grillage de fer, ce Pistou cultivant ou faisant semblant de cultiver quelques radis, carottes et choux en fumant sa pipe. Il habite une bicoque en tôle qu’on dirait une vaste boîte à sardines, avec toit en carton bitumé...

– Eh bien ! C’est un espion de l’ambassade. Tu es fixé !... Ces prêtres se trouvent être une future protection de Paris contre le communisme de la banlieue. Les bourgeois de Paris ne s’en doutent pas, du reste. Alors, l’ambassade soviétique les fait surveiller, elle les contrecarre par une propagande dirigée contre eux. Pistou est un agent.

Je paraissais suffoqué.

– Faut pas que ça t’étonne, me dit M. Gustave. Tous les feignants et les propre-à-rien de la création sont comme des mouches autour de cette ambassade du Paradis rouge qui leur promet à tous la bonne vie sans rien faire, après le massacre et le pillage des sales bourgeois de Paris. À un procès de communistes qui avaient volé des documents militaires à l’arsenal de Cherbourg, on a vu que tous les témoins cités pour défendre les accusés venaient de l’ambassade et y revenaient, leurs dépositions terminées. Les Pistou sont par centaines à la solde de Moscou... La vraie accusée, dans le procès, c’était l’ambassade de la rue de Grenelle.

– Ah !

– C’est que fallait voir ça quand Krassine est arrivé ! Tout le parti voulait des places à l’ambassade. T’as pas idée de la lutte qu’il y a eu pour obtenir le poste de concierge. C’est un « pur » de Boulogne-sur-Seine qui a décroché la timbale. Il fallait des garçons de bureau, des électriciens, des plombiers, une trentaine de places en tout. Krassine, à son entrée ici, a trouvé plus de cent candidats rangés dans la grande cour et qui ont beuglé l’Internationale en son honneur, à épouvanter tout le quartier. Ils étaient chez eux. Ils ont flanqué les journalistes à la porte pour qu’on ne les aperçoive pas en train de se prendre aux cheveux dans la lutte pour les trente places disponibles. Ceux qui ont gagné ces trente places sont incrustés maintenant dans l’ambassade. Ils font partie du matériel. Ils font un zèle féroce. Krassine peut leur demander n’importe quoi. Alors, ceux qui, comme Pistou, sont arrivés trop tard, se contentent des miettes, d’une place de temps en temps à la table de l’ambassadeur, et de la promesse d’un petit voyage à Pétrograd et Moscou, aux frais des U.R.S.S. Ces imbéciles espèrent tous un poste avantageux là-bas. Ils servent le communisme selon leurs petites facultés, dans l’espoir d’être récompensés et de vivre un jour sans rien faire.

– Comment as-tu pu devenir cuisinier ici ? Surtout n’étant pas cuisinier de métier ?

– Pardon ! Retour des pénitenciers coloniaux, j’ai suivi des cours de cuisine ! Et c’est un député communiste qui m’a proposé à Krassine.

– Blague ?

– Des députés communistes, il y en a de bêtes. Mais il y en a aussi de malins que la police achète. N’en demande pas plus long... Pour l’instant, je voudrais bien trouver quelqu’un de sûr à envoyer à ces congrès de Moscou et de Pétrograd où Pistou me dit qu’il doit aller.

Quelle puissance intérieure et mystérieuse me poussa à dire à M. Gustave :

– Mais j’irais bien, moi !

Il en demeura pantois. Puis, il me prit la main et murmura, quittant son ton gouailleur et s’efforçant à un accent presque affectueux :

– Mon petit garçon, c’est pas parce que tu as bu, avec ton caviar et ta tranche de rosbif, deux bons verres de vieux Bourgogne, qu’il faut dire des bêtises.

Je ne répondis rien. Évidemment, j’avais proféré une bêtise.

Le nègre apportait à Gustave un papier qu’il parcourut. Il déclara, quand le nègre se fut éloigné :

– Eh bien ! les « Damnés de la terre » ne vont pas s’embêter ce soir ! Voici le programme du gala qu’ils vont offrir aux futurs congressistes dont Pistou espère bien être. C’est la Juive qui a fait la liste.

Il lut :

« Potage bisque d’écrevisses, Caviar en barquettes, Homard à la Newburg, Ris d’agneau au madère, Poularde de Bresse truffée, Petits pois à la française, Bombe glacée pralinée. »

Il cessa de lire et me dit :

Ils ont mis du homard à cause de Bafouillant-Tartuffier. Il l’adore. Je l’ai entendu dire : « Moi, de l’homard, j’en mangerais sur la tête d’un teigneux. » Comment veux-tu que ces congressistes, qui ont été quelquefois des crève-la-faim, ne croient pas à l’existence du Paradis rouge ? Pistou se figure que toute la Russie se régale comme ici... Il ne sait pas que, là-bas, on essaye de se nourrir avec une soupe soviétique à la tête de hareng. Au fait, tu aimes le caviar, je vais nous réserver quelques barquettes. Mais pas trop de conversations, à présent ; il va m’arriver des aides pour la cuisson de ce dîner de congressistes, et ceux-là, ce n’est pas le deuxième bureau qui me les fournit. Je ne peux pas tout faire venir du deuxième bureau, ça finirait par se voir.

Ma vaisselle terminée, je n’eus plus rien à faire. Je me promenai sans façon dans les jardins de l’ambassade qui ont tant vu de fêtes franco-russes, depuis la visite des marins de l’amiral Avellane jusqu’à la réception du dernier tsar.

Je m’amusai à contempler les phénomènes communistes les plus notables comme les plus obscurs qui déambulaient dans ces jardins.

L’heure de la conférence où l’on devait choisir les délégués français à envoyer aux congrès de Pétrograd et de Moscou approchait. On arrivait en masse. Je vis le député joufflu Bafouillant-Tartuffier qui pérorait de sa voix aigre de petit chien de carton qu’on fait aboyer, et qu’approuvait l’autre député Chagrinet, au front bas, aux moustaches incultes, aux traits anguleux et à l’aspect général de cuistre. Je revis Pistou. Il s’était assis sur un banc de pierre, avait posé son melon verdâtre aux ailes molles à côté de lui. Il rêvait, à quoi ? Au Paradis rouge, sans doute, où il espérait devenir un haut fonctionnaire soviétique. Ce banc où il digérait le café et le petit verre offerts par Krassine se trouvait au centre d’un bosquet charmant où chantait un oiseau. Un des invités vint s’asseoir à côté de Pistou. Et voilà qu’ils lièrent connaissance.

Ils se mirent d’abord à échanger des propos que j’entendais très nettement, placé que j’étais derrière le bosquet. En quittant cette place, le bruit de mes pas sur le gravier de l’allée eût attiré leur attention et aurait pu leur faire croire que je venais pour les espionner. Je crus prudent de ne pas exciter leurs soupçons, dans cette maison soupçonneuse entre toutes. Je préférai ne pas dénoncer ma présence, et j’entendis tout un colloque susceptible d’enrichir les dossiers du deuxième bureau.

Mais, par la suite, comme on le verra, la conversation de ces deux obscurs communistes devait avoir un contrecoup étrange sur ma destinée.

– Tu permets, camarade ? avait dit le nouvel arrivant à Pistou, en s’asseyant près de lui.

– Je te crois que je permets ! avait répondu Pistou. Ici, je me sens isolé. On ne me regarde pas. Je ne connais personne ! On a l’air de me dédaigner. Pourtant, j’ai rendu des services au Parti !

– Mais moi aussi !

Ce nouvel arrivant, avant qu’il se fût assis, m’avait paru ressembler assez à un bilboquet, en ce sens qu’il avait une grosse tête ronde de bébé encéphalique mais blafard, avec des yeux bleu pâle et en boule de loto. Cette grosse tête était posée sur un corps maigre et long, emmailloté dans un complet à reflets lilas acheté à la confection dans un magasin de la banlieue et qui semblait avoir passé deux saisons dans un cerisier, sur un mannequin-épouvantail. Un col mou, fripé, serré par une cravate tortillée comme un cordage complétait cette élégance. Sur sa grosse tête, ce nouveau phénomène arborait une petite casquette à la russe à visière vernie. Il avait cru devoir se mettre en uniforme bolchévik.

– Comment que tu t’appelles, camarade ? lui avait demandé Pistou. Moi, je m’appelle Stanislas Pistou.

– Et moi, Tiburce Laveine, avait répondu le bilboquet. Et c’est un nom qui ne me l’a pas portée, la veine, vu que comme poisse dans l’existence, qu’est-ce que j’ai eu !

– C’est comme moi, avait répondu Pistou.

– Faut dire que, de mon naturel, je ne suis pas travailleur !

– Moi non plus ! avait encore répondu Pistou.

– Je suis né fatigué ! avait déclaré Laveine.

– Moi aussi !

– Mais c’est-il une raison ? Il y a des gens qui naissent riches. Pourquoi pas moi ? Voilà la grande injustice sociale. C’est ce qui m’a poussé à la révolte.

– Mais je me dis la même chose tous les jours de ma vie, avait assuré Pistou. C’est aussi ce qui m’a amené au communisme !

– Moi aussi ! avait affirmé Laveine, avec un enthousiasme croissant.

– C’est une chance de nous être rencontrés, tu sais !

– Je le crois ! Nous nous ressemblons tellement ! Pour lors, mon vieux Pistou, je m’ai comme ça rendu compte que même dans le communisme, faut se faire valoir. Les bonnes places vous passent sous le nez, raide comme balle, si on ne se débrouille pas.

– Je l’ai remarqué aussi. C’est vrai ! Le parti vous demande des services, et puis après, on ne vous connaît plus.

– C’est tout à fait ça ! déclara Laveine. J’ai été trop isolé !

– Mais moi aussi. Quelle chance que je t’aie rencontré. On va être deux, à présent, si tu veux.

– Je te crois, que je veux ! assura Pistou.

– Moi, n’est-ce pas, on m’a affecté à la surveillance d’un curé qui a fondé une mission, qu’ils appellent ça, dans Billancourt.

– Mais moi aussi !

– À Billancourt aussi ?

– Non ! Au Kremlin-Bicêtre !

– Je veux bien admettre, poursuivait Laveine, dont la grosse tête côtoyait à présent celle de Pistou au point de la heurter, qu’à force de surveiller le curé, il avait fini par m’endoctriner, comme qui dirait.

– Blague ?

– Ah ! C’est que je vais te dire : c’est pas un mauvais bougre, il sait y faire. Il croit dur comme fer ce qu’il enseigne !

– C’est pas une raison ! déclara Pistou en haussant les épaules.

– Enfin, c’est bien simple ! Je finissais par aller à la messe dans sa petite église en tôle ondulée.

– Si c’était pour mieux lui donner le change, pour savoir ses projets et faire un rapport au Parti sur le plan formé par la cléricaille contre le communisme, il n’y avait pas de mal.

– À toi, je dis tout ! Et j’avoue qu’il commençait à m’ensorceler...

– C’est malheureux, d’être nouille comme ça ! déclara Pistou.

– Oh ! Mais je me suis ressaisi, se hâta de déclarer le bilboquet. Ou, si tu aimes mieux, le parti m’a ressaisi ! Mais, s’il veut continuer à me tenir, le parti, je veux une situation. Il n’y a plus rien à faire à l’ambassade. Mais chez les Soviets, à Léningrad ou à Moscou, il y a des postes à prendre. Je veux aller, comme délégué, aux Congrès prochains de Léningrad et de Moscou et y dégotter un bon fromage comme on a bien su en trouver pour Sadoul, pour Marty et bien d’autres !

– Moi aussi ! redit encore une fois l’homme habillé en gugusse. Eh bien ! Camarade Laveine, unissons-nous pour nos revendications. Nous voilà deux pour parler haut et ferme tout à l’heure, à la conférence. À deux, on a plus de poids. C’est que v’la des années qu’on me dit que, dès que le communisme aura fait la révolution en France, j’aurai un poste de préfet et un immeuble dans l’avenue du Bois-de-Boulogne. Mais la vie est courte. Je peux mourir avant que le communisme soit installé en France. Alors, faudrait continuer à trimarder dans une succession de métiers qui n’en sont pas ? Parce qu’enfin, moi, j’ai été tondeur de chiens sur les bords de la Seine !

– Moi, repêcheur de bouchons à l’écluse de Suresnes !

– Puis, ramasseur de mégots dans les quartiers de rupins, après avoir essayé d’être livreur de viande. Mais c’était trop dur.

– Moi laveur de devantures !

– Nettoyeur de caniveaux de tramways !

– Chercheur de taxis aux gares !

– Bonisseur dans une baraque de lutteurs ! J’en ai assez !

– Moi aussi !

Et Pistou clôtura cette litanie qui constituait une double biographie assez pittoresque, on en conviendra, en déclarant :

– Le communisme n’est pas encore au pouvoir, en France. Mais puisqu’il est au pouvoir en Russie, qu’on me nomme quelque chose en Russie !

– Moi aussi

– Ils m’ont appris ici à aimer le caviar... Je ne peux plus m’en passer !

– Moi, le caviar, déclara loyalement Laveine, je ne le trouve pas tellement au-dessus du hareng saur, je préfère le poulet... Je veux un poste où je puisse manger du poulet tous les jours, comme Trotsky... Voilà ma revendication !

– Bravo ! Je crois que la conférence préparatoire au Congrès va commencer. Allons-y, et parlons ferme, mon vieux Laveine. Et partons tous deux à ce Congrès. Ah ! se savoir enfin dans la vie un copain qui pense comme vous !

Ils quittèrent leur banc et s’éloignèrent bras dessus dessous. Je pus alors quitter le bosquet et regagner les cuisines sans avoir été remarqué. Des aides étaient arrivés. M. Gustave me dit d’un ton sec :

– Tout de suite ! Passe les casseroles au tripoli ! Et au trot !

– Médiatement ! Camarade Gustave ! fis-je en outrant l’accent faubourien que j’affichais quand il y avait du monde.

Mais, me rapprochant de lui, je lui dis tout bas :

– Mais pas avant que je t’aie raconté une conversation bien amusante que je viens d’entendre dans un bosquet entre le célèbre Pistou et un autre phénomène dont il a fait connaissance sous mes yeux. Cela m’a fait songer à la rencontre de Bouvard et de Pécuchet...

– Connais pas ! me fit-il.

Gustave n’était pas ferré sur la littérature contemporaine ni même sur l’ancienne ; j’aurais pu m’en douter. Je dus lui expliquer que Bouvard et Pécuchet étaient deux imbéciles dont le romancier Gustave Flaubert a fait les héros d’un livre qui n’est d’ailleurs pas à mettre dans toutes les mains, tant s’en faut, car il contient des grossièretés inutiles et des crudités de langage excessives, mais qui constitue une critique acerbe et bienvenue de l’ignorant sans tradition, de l’autodidacte prétentieux, du paresseux verbeux qui veut réformer la société à l’aide de lectures mal digérées, et qui se précipite sur le premier sophisme qu’on lui tend, comme un goujon sur un hameçon appâté. Bouvard et Pécuchet, pourtant, ambitionnaient moins cyniquement de se confiner dans le rôle de parasites sociaux.

– Toutefois, ajoutai-je, ce Laveine qu’a rencontré Pistou pourrait être ramené à des conceptions sensées si on l’arrachait au milieu communiste.

– Laissons-le à ce milieu pour l’instant ! me répondit Gustave. Nous ne sommes pas une œuvre pour les communistes repentis ou à ramener au bien. Nous avons une besogne plus urgente ! Ce congrès qu’ils préparent là-bas doit agiter des questions graves... pour nous. Un Bolchévik des plus dangereux est arrivé aujourd’hui de Moscou et doit repartir avec les délégués au Congrès. C’est un nommé Kouzovkine.

Je ne pus m’empêcher, dans mon émoi, de pousser un grand cri en répétant ce nom.

– Pas si haut !

– C’est que je n’ai pu me maîtriser !

– Tu connais ce Kouzovkine ?

– Non ! Mais j’en ai entendu parler. C’est un officier de la garde, couvert de dettes, qui a renié son tzar assassiné et qui est passé au service de ses assassins.

– Exact ! Et de plus, un espion bolchevik de l’ambassade dont chaque visite à Paris correspond à une disparition de documents au ministère de la guerre. Ça ne peut pas durer.

– Je le pense bien !

– Je n’ajoutai pas que j’avais une dent personnelle contre ce misérable qui avait tenté d’obtenir la main de Mlle Fénia et de s’emparer de la fortune du général au moyen d’un chantage odieux.

Je récurais mes casseroles avec fureur et je les rendais, une à une, à M. Gustave, brillantes comme de l’or. Je voyais bien qu’il m’observait tout en réfléchissant. Bientôt, le dîner était sur le feu. M. Gustave activait ses aides, les envoyait au charbon, aux épices, en commission dans le quartier. Puis, vers six heures, nous reçûmes la visite de Pistou. Il était radieux :

– Ça y est ! dit-il. Je pars comme congressiste ! Je suis délégué !

– Veinard ! dit M. Gustave, avec une ironie que le gugusse communiste était certainement trop sot pour remarquer.

– C’est la première fois que j’ai un peu de veine. Oui ! Je pars, et avec un copain que j’ai rencontré. On s’est appuyé l’un sur l’autre pour réclamer d’être envoyés là-bas aux frais de la princesse. À deux, on est plus fort !

Négligemment, M. Gustave lui demanda :

– Est-ce que le camarade Kouzovkine repart avec vous ?

– Oui, dit Pistou. J’ai entendu prononcer son nom. Il a beaucoup parlé ! Le camarade Krassine le tient pour un as ! Il est colonel ou commandant en chef de l’armée rouge !

– Général ? demandai-je.

– Il n’y a pas de généraux là-bas ! fit Pistou. C’est un mot qui n’a plus cours. C’est un mot bon pour les régimes capitalistes et arriérés.

– Je voudrais bien le voir ! dis-je.

– Pistou mit cette curiosité sur le compte d’une admiration sans bornes pour un camarade occupant un haut commandement dans l’armée rouge. Il me dit :

– C’est facile, camarade ! Le commandant Kouzovkine se promène dans le jardin avec le camarade Krassine... Viens donc !

Je le suivis jusque sur l’escalier qui montait du sous-sol aux parterres. Je vis, en effet, se promenant au milieu d’un cercle de prolétaires endimanchés ou débraillés qui témoignaient un respect visible aux deux sommités soviétiques, le fameux Krassine. Il se pavanait dans un complet clair admirablement coupé, avec pli impeccable au pantalon, guêtres blanches et souliers vernis. Je lui trouvai une tête de bandit trop bien nourri et fort congestionné. À ses côtés marchait un homme jeune, svelte, souple, au visage tourmenté et blafard comme celui d’un joueur qui a passé sa nuit à perdre, et aux yeux d’un bleu faïence. Il était nu-tête, avec des cheveux blonds rejetés en arrière, bien lissés, huilés, plaqués. Une toute petite moustache en brosse sous son nez un peu écrasé et ses pommettes saillantes lui donnaient un aspect d’officier prussien, qu’outrait encore son air dur et rogue. L’officier bolchévik ne se rattache d’ailleurs pas à l’officier prussien que par son aspect extérieur, mais encore par sa haine de la France. Kouzovkine était vêtu d’un complet à reflets réséda également fort bien coupé. Il avait sans doute, à Paris, le même tailleur que l’ambassadeur soviétique.

– Quand pars-tu, camarade ? demandai-je à Pistou.

– Après-demain ! me répondit ce dernier. Demain soir, j’aurai mon passeport, ma carte d’identité avec photo. Je retrouverai au guichet international de la gare du Nord mon copain Laveine. Ah ! ça, c’est une affaire !

Il vit justement passer Tiburce Laveine qui lui cria :

– Paraît qu’on prend l’apéro ! Tu viens ?

– Je te crois !

Pistou courut après son inséparable. Je redescendis aux cuisines et je contai à M. Gustave :

– J’ai vu l’oiseau.

– Il est bon que tu l’aies vu.

– Pourquoi ? demandai-je.

– Quand il sera parti, aura disparu avec lui un document concernant les masques pour les gaz... On a su ça. Document faux, du reste, placé par nous à la place du document authentique, et qu’un complice volera au ministère et lui remettra. Si on pouvait le pincer avec ça sur lui.

– Avant qu’il ne reparte, alors ?

– Ou là-bas, pour qu’on l’arrête quand il reviendra en France. Le document repris sur lui serait une preuve. On n’a pas de preuve...

– Mais comment le faire pincer à Moscou ?

– Il faudrait un agent du deuxième bureau qui le piste jusque-là.

Monsieur Gustave me regarda très fixement, puis continua, à voix basse :

– Un agent, je suppose, qui se mettrait dans la peau et dans les moustaches de ce crétin de Pistou...

– Je ne comprends pas, dis-je.

De fait, non, je ne comprenais pas.

– Je vais mettre les points sur les i, déclara le chef des cuisines de l’ambassade. Pistou n’ira pas à Léningrad ni à Moscou.

– Mais si ! Il vient de me le dire.

– Mais non. Je le fais arrêter deux heures avant son départ pour la gare, quand je suis certain qu’il a sur lui son passeport, ses cartes d’identité fournies par Krassine. Et on lui prend ces précieux papiers, à son entrée au Dépôt.

– Pour en faire quoi ?

– Pour les mettre dans la poche d’un agent qui se sera fait la tête de ce Pistou ; c’est facile, surtout avec la photographie de la carte d’identité de cet imbécile qui, justement, est tout en moustaches et habillé comme Gugusse du cirque. Il faut un rien pour l’imiter, surtout quand on l’a vu et qu’on a causé avec lui...

Et M. Gustave me regardait toujours fixement. Il poursuivit :

– L’agent, ainsi grimé et fagoté, file droit sur la gare du Nord où il retrouve le copain de Pistou.

– Au guichet international ? fis-je.

– Ah ! C’est au guichet international qu’ils doivent se rejoindre ? Je ne savais pas ! C’est au mieux. Pistou et l’autre se connaissent depuis si peu de temps qu’il sera facile à notre agent de se faire passer pour Pistou auprès du bilboquet... Il ressemble bien à un bilboquet, m’as-tu dit ?

– Mais oui !

– Seulement voilà ! conclut M. Gustave, reste à trouver l’agent qui jouerait cette belle partie-là et assisterait ainsi aux Congrès de Léningrad et de Moscou pour savoir ce qui va s’y mijoter !

Visiblement, M. Gustave m’interrogeait du regard.

– Il y a moi ! dis-je, la gorge un peu serrée.

– Peuh ! Est-ce bien sûr ! On semble un peu hésiter !

– Pardon ! On m’a accusé de dire des bêtises quand je parlais d’aller là-bas !

– À ce moment-là, je ne savais pas que le célèbre Kouzovkine serait du voyage. C’est un gibier précieux à pister et à démasquer !

– Je le ferai ! dis-je, les dents serrées et d’un ton déterminé.

M. Gustave me serra la main silencieusement. Cette approbation me remplit de fierté. Nous ne parlâmes plus pendant les apprêts du dîner, ni au cours de ce dîner lui-même qui fut si plantureux que le jardin de l’ambassade, vers dix heures du soir, semblait être devenu le cadre d’un conciliabule d’ivrognes syndiqués.

– Il faudra faire vite, me dit tout bas M. Gustave. Demain matin, l’ordre sera donné d’arrêter Pistou au Kremlin-Bicêtre, deux heures avant son départ pour la gare.

Je quittai la rue de Grenelle à 10 h. 30. Tout étourdi, je gagnai la rue Blomet où m’attendait le garçon de bureau du colonel Prévoteau qui me démaquilla et me restitua mon aspect premier. J’étais chez maman à minuit. Je lui contai les incidents de ma journée ! La pauvre femme se laissa aller à rire, ce qui ne lui arrivait plus guère, comme on sait. Mais elle cessa de rire quand je lui annonçai mon prochain départ pour le Paradis rouge !

– Mon Dieu ! fit-elle. Il me semble que tu pars pour la guerre, comme ton père... Mais ne peux-tu te dispenser de cette expédition ?

– Je suis soldat, ma mère ! Service commandé !

Alors, elle ne dit rien, mais elle pleura. Et j’avais un remords. Pourquoi ? Je ne lisais pas bien en moi.

Le lendemain soir, ma mère et moi montions chez le général. Il nous avait conviés à un petit dîner où sa fille avait préparé un plat russe. Ce fut une charmante dînette. Jamais je n’avais vu Mlle Fénia aussi gaie.

Le général me déclarait alors :

– .Pourquoi vous le cacher, après tout ? Votre article m’a valu des envois de fonds dont je rougis. J’ai tort de rougir, n’est-ce pas ? Je suis un pauvre, un misérable. On m’envoie l’aumône ! Je n’ai qu’à remercier, mais l’aumône est si ample et accompagnée d’excuses, figurez-vous ! Les Français ont toutes les délicatesses. J’ai renvoyé certains dons, en m’excusant moi-même de le faire, mais en expliquant que les premières sommes reçues me mettaient à l’abri du besoin. Aux expéditeurs de ces premières sommes, j’ai écrit que je n’acceptais que comme prêt, et que je rendrais sitôt que des rentrées se produiraient ! Hélas ! Quand ?

– Peut-être bientôt, mon général ! dis-je.

– Ne raillez pas, monsieur ! fit Mlle Fénia avec un sourire.

– Je ne raille pas ! mademoiselle.

– Et puis, reprenait le général, figurez-vous que j’ai eu une lettre inattendue ! On me redemande la main de Fénia !

– Père ! supplia-t-elle. Tu ne devrais pas parler plaisamment de cette chose.

J’avais eu un soubresaut qui n’avait pas échappé à Mlle Fénia ni à ma mère.

– De Kouzovkine, ajoutait le général. Il propose, en échange, mon retour en Russie avec le rétablissement dans mon grade et la levée du séquestre de tous mes biens ! Il est à Paris, ce misérable !

– Je le sais, dis-je froidement. Je l’ai vu hier. Il repart demain pour Pétrograd et Moscou. Et moi, je pars aussi pour le « Paradis rouge ». Service commandé !

Le général demeura muet de stupeur. Mlle Fénia me regarda avec une sorte d’admiration qui me pénétra de fierté. J’ajoutai :

– Même, mon général, puisque je vais là-bas, pourquoi ne tenterais-je pas de savoir si votre trésor est toujours à l’abri, ou même de vous en apporter une partie, la plus précieuse et la moins encombrante ?

– Sang du Christ ! s’écria le père de Mlle éberlué par cette proposition. Je ne vous l’aurais pas demandé. Mais du moment que vous allez là-bas, oui je serais au moins content d’avoir des nouvelles de la maison où il est caché. Il faut de longues explications et que je vous fasse un plan... Voulez-vous qu’on se voie demain matin ?

– Entendu !

Ma mère et Fénia parlaient ensemble à voix basse. Elles se turent subitement, comme si elles étaient gênées.

Le lendemain matin, comme je montais, juste à l’heure où Mlle Fénia descendait pour aller chez Nachel, la jeune fille m’aborda résolument, me prit la main et me dit :

– Jurez que ce n’est pas surtout pour tâcher de me refaire riche et pour me défendre contre Kouzovkine que vous partez, en réalité ?

– Mais, fis-je, confus, qu’est-ce qui peut bien vous faire supposer ?

– Jurez !

Elle avait lu en moi ! Elle !... Je n’y avais pas lu moi-même ! Elle ajoutait :

– Votre mère croit aussi ! Alors ! Jurez !

Ma mère, aussi, avait lu en moi !... Pauvre maman !

– Hier, j’aurais juré ! dis-je. À présent, je ne pourrais pas sans mentir.

Deux larmes coulèrent de ses grands yeux. Elle murmura :

– C’est trop beau ! Mais renoncez ! Je ne veux pas que vous partiez ! Je ne veux pas ! Si vous périssiez, c’est un voile de deuil que je porterais toute ma vie ! Comme une veuve !

Elle disparut. Mes jambes se dérobèrent sous moi. Renoncer ? Je ne pouvais pas ! Je me serais moi-même traité de lâche

« Comme une veuve ! » C’est-à-dire comme si elle avait été mariée avec moi !... Et Kouzovkine voulait me la prendre ?

À nous deux, Kouzovkine !

 

 

 

 

IV

 

 

DÉPART POUR LE « PARADIS ROUGE »

 

 

Pistou avait été arrêté à l’heure dite. Il n’y avait eu qu’à choisir entre les délits dont ce niais et ses pareils se rendent journellement coupables en transportant des tracs communistes payés par l’ambassade, et en allant jeter dans les casernes des papiers qui excitent les réservistes à se révolter aux mâles accents de l’Internationale.

Conduit au Dépôt, tout ahuri, il avait été fouillé ; c’est une formalité que doivent subir, au greffe de chaque prison, les individus qu’on y amène. Il avait été poussé dans une cellule.

Aucune mention de son arrestation n’avait été faite. La presse n’en avait pas parlé ; aucune communication ne lui avait été fournie relativement à cette opération. Au surplus, aurait-elle même cité le nom d’un comparse communiste aussi mince, aussi inconnu et n’intéressant nullement le grand public ?

Pistou, infime agent préposé aux menues besognes consistant à espionner « l’action cléricale » en banlieue, était ignoré des ténors du parti. Il allait partir pour Pétrograd et Moscou comme bouche-trou, pour faire nombre. Il devait corser le nombre des congressistes enthousiasmés d’aller en pèlerinage au Paradis rouge, et qui déploient un fanatisme assez analogue à celui que manifestent les Arabes pour le pieux voyage de La Mecque.

Nul de ses compagnons de voyage n’aurait eu le temps, avant de partir, d’apprendre l’arrestation de l’homme du Kremlin-Bicêtre. Et celui qui l’aurait apprise n’y aurait pas cru puisque que Pistou était, le lendemain, à l’heure prescrite à la gare du Nord.

Seulement, c’était moi qui étais dans la peau de Pistou, ou plutôt dans son costume de Gugusse au veston trop étroit, au pantalon trop large, à la cravate en corde, aux souliers-péniches, aux épaisses moustaches encadrant une figure maigre. On m’avait remis tous les papiers d’identité avec le passeport et les convocations de l’ambassade trouvées dans les poches du véritable Pistou. Rien ne me manquait.

Je n’étais pas rentré chez ma mère, une fois fagoté et grimé de cette façon ridicule. Comme lors de mon premier déguisement, la crainte d’être rencontré par Mlle Fénia était un peu cause que je privais ainsi ma pauvre mère d’un dernier baiser. Me sentir dépoétisé aux yeux de la jeune Russe, surtout après la scène dans laquelle elle avait paru m’admirer si fort et me promettre de porter un voile de veuve si je périssais, était au-dessus de mes forces.

Mais en arrivant à la gare du Nord, mon cœur sautait dans ma poitrine.

Je ne savais pas au juste où la bande des congressistes devait se réunir. J’allai au guichet des billets internationaux. J’y trouvai des figures à petites moustaches, à cols non empesés, à vestons égalitaires, à chapeaux mous, tous semblables, à cravates rouges et à boutonnières ornées d’églantines.

Il n’y avait pas de doute. C’était bien là mes compagnons de route. Je redoutais le premier contact avec Laveine, le si mal nommé. N’allait-il point éventer la supercherie ? Ce fut avec un petit frémissement que je le vis entrer par une porte, sa grosse tête posée sur son corps maigre, mais la figure rayonnante. Il portait, en bandoulière, une musette qui paraissait bondée. À la main, il avait la valise classique des conscrits d’il y a trente ans, une relique de famille, probablement : une boîte en bois recouverte de toile et cerclée de lamelles de fer blanc, peintes d’une couleur bois. Cette valise était tellement pleine qu’elle bâillait ; sa serrure était cassée. De fortes ficelles la maintenaient.

Il m’aperçut, se porta vers moi avec une petite hésitation. Je le laissai venir. Il me tendit la main. Je la pris et je m’écriai le premier :

– Comment va ?... Mais tu as quelque chose de changé ?

– Mais toi aussi, Pistou !... me dit-il.

– J’ai mal dormi ! fis-je.

– Moi aussi. Et puis, ta voix n’est pas tout à fait la même, mon vieux Pistou.

– Un peu de rhume ! assurai-je. Ça change toujours la voix.

– C’est donc ça !

J’étais rassuré. Il m’acceptait pour son ami Pistou. L’affaire était dans le sac. Il poursuivit :

– Moi, j’ai mal dormi, rapport à l’idée de faire un pareil voyage !... Pense donc, camarade Pistou, que le plus fort voyage que je me sois appuyé, c’est d’Orléans à Paris, avec p’pa et m’man ! Et j’avais cinq ans !

– Moi, affirmai-je, j’ai jamais quitté Paris que pour aller une fois à Asnières. Puis je m’ai fixé au Kremlin-Bicêtre. Mais je voyageais tout de même, dans les temps, rapport à ce que j’ai-t-été livreur de viande.

– Oui, tu me l’as dit !

Je continuai à narrer la vie de Pistou comme si c’était la mienne :

– Je portais du veau, du bœuf, du mouton, depuis les abattoirs jusqu’au quartier de l’Étoile, où j’approvisionnais les bouchers. Un quartier de rupins, tu sais, Laveine !... Difficiles sur la qualité de la barbaque !... Des bourgeois !... Ah ! Quand c’est qu’on pourra communiser tout ça ?

J’étais content de moi. J’avais dit les mots qu’il fallait, avec les fautes de français qui convenaient à ma situation. Trois ou quatre camarades, séduits par mon éloquence, avaient peu à peu fait cercle autour de moi et m’approuvaient. L’un d’eux, surtout, me trouva à son goût. Il me tendit une main forte et épaisse comme une épaule de mouton, velue, mais sans ces callosités qui marquent le travailleur manuel. Je le sentis bien à sa poignée de main. Tout le monde a serré plus ou moins de mains de vrais ouvriers. Les cals vous griffent. Tout en me secouant l’avant-bras, ce camarade se présentait lui-même, avec un accent de Marseille ou de Toulouse, je n’ai jamais pu bien distinguer.

– Camarade Bassignac (Estève). Je te complimente de si bien traduire ce que je pense ! Ton nom ?

– C’est le camarade Pistou ! se hâta de déclarer Laveine, glorieux de mon propre triomphe. C’est mon vieil ami Pistou. Moi, j’suis le camarade Laveine.

Bassignac (Estève) sembla ne pas le remarquer. Mais en me fixant de ses yeux noirs, qui flambaient littéralement dans une figure rougeaude et ronde, barrée d’une moustache noire coupée en brosse, et qu’allongeait une touffe non moins noire et pointue, une vraie barbe méphistophélique juxtaposée au menton de Tartarin :

– J’approuve tes paroles, dit-il, et je bois tes théories ! Tu jaspines, parole, presque aussi bien que le camarade Bafouillant-Tartuffier, quand il en sort des vertes et des pas mûres à la ménagerie du bout du pont de la Concorde. Ah ! Oui !... le grand soir ! Et vite ! Qu’on soye une bonne fois logés dans leurs salons, qu’on couche dans leurs plumards, et qu’on goûte à leurs caves... C’est t’honteux que les bourgeois jouisseurs aient le vin fin et, les purs, seulement le pinard de résidu. Je l’ai dit à la mairie de Marseille où je fus gratte-papier ! Je l’ai dit à Toulouse où je fus garçon d’accessoires au théâtre du Capitole. Là, j’ai quitté d’être anarchiste. J’en avais marre ! Des nouilles, les anarchistes !... Pas de sang sous la peau !... À Moscou et à Pétrograd, on les zigouille comme les bourgeois. On fait bien ! Pas de faux frères. Faut qu’on ait Paris ! Faut !...

– Peuh !... déclara Laveine ! Si qu’on va à Pétrograd et à Moscou, et qu’on y trouve tout de suite ce qu’on n’aura à Paname que dans vingt ans, je me fiche de Paname !...

– Moi ! Je veux Paris ! déclara Bassignac (Estève).

Il le disait en roulant ses yeux de feu, comme s’il se sentait l’appétit suffisant pour avaler Paris, à lui tout seul, comme un verre de vin.

Me montrant Laveine d’un air de pitié, il ajouta :

– Ce pétit n’a pas d’estomaque. Il faut le rééduquer.

– Je m’y applique ! dis-je.

Le départ s’organisait. Raide comme un sergent prussien, un employé de l’ambassade soviétique, précédemment garçon blanchisseur à Billancourt, faisait l’appel des congressistes, une liste à la main. Les camarades appelés répondaient « présent » et s’alignaient comme pour une mobilisation. Il n’y a vraiment de discipline militaire que chez les antimilitaristes soviétiques. Ou plutôt, ils ne sont antimilitaristes que lorsqu’on les convoque pour le service de la France. Au service de Moscou, ils sont militaristes à en effrayer Hindenburg et Von Secht eux-mêmes.

L’ancien blanchisseur, d’un ton sec, appela enfin Pistou. Je n’eus pas le temps de répondre présent. Laveine et Bassignac (Estève) m’avaient poussé vers l’homme de confiance de l’ambassade et avaient crié :

– Voici Pistou !.....

– Et je demannde à voyager avé lui, dans le même compartimeint. C’est un pur ! un chaud ! déclarait l’ex-accessoiriste du Capitole.

– Mais moi aussi ! suppliait Laveine, d’un ton d’enfant à qui l’on prend sa tartine. J’ai le droit !... Je suis plus vieil ami avec le camarade Pistou que le camarade Bassignac qui ne le connaît que depuis cinq minutes !

– Suffit ! déclara le préposé de l’ambassade d’un ton rogue. Les camarades se placeront à leur guise dans les compartiments ! V’là ton billet, camarade Pistou !

J’allai m’aligner après avoir reçu un billet de première classe. C’était le peuple russe qui payait. Avec son argent, ses maîtres faisaient bien les choses. Il ne fallait pas que leurs congressistes parussent inférieurs aux congressistes bourgeois d’Angleterre, de France ou d’Italie qui vont pérorer à Genève ou à Stockholm, ou bien aut’ part, comme dit la chanson.

Dix autres noms furent appelés. On s’achemina vers le train. C’est tout juste si je ne m’attendais pas à ce que l’ancien blanchisseur commandât : « Attention !... Numérotez-vous ! À droite, alignement ! Et par file à gauche, marche !

Mais au moment où je faisais poinçonner mon billet, un monsieur à barbe blanche, à chapeau noir, ganté, canne à la main, élégant, me croisa et murmura à mon oreille :

– Bien manœuvré, petit !... Bon départ ! Mais méfiance ! Il y aura des trous dans toutes les portes et des yeux derrière !

Je reconnus la voix de M. Gustave. Il m’avait suivi, couvé ; il avait admiré ma stratégie. Je fus très fier.

Nous fûmes répartis entre des compartiments de première classe. J’eus un coin. À mes côtés s’installa d’autorité Laveine. En face de moi, se plaça Bassignac (Estève). Les filets s’emplirent de paquets étranges ; habits de rechange serrés dans des journaux avec des ficelles ; valises préhistoriques de conscrits ou de chemineaux ; simples boîtes en bois cerclées de courroies et tout étonnées de voisiner avec des sacs de cuir flambant neufs, élégants, dignes du train bleu et du Côte d’Azur où ils avaient déjà circulé, bien certainement. Cet ensemble disparate de bagages à main soulignait le mensonge égalitaire de l’équipe communiste composée d’exploiteurs et de dupes, tout comme une simple société « bourgeoise ».

J’avais acheté un sac de nuit d’occasion pour mettre mon linge. J’étais dans une bonne moyenne, ni luxueux, ni minable. J’estimai que je donnais même, avec mes bagages, une note trop bourgeoise. Je représentais Pistou, du Kremlin-Bicêtre, déchet social ayant exercé douze métiers et subi treize misères, par bêtise ou paresse, ou les deux réunis. J’aurais dû avoir comme bagage un havresac de trimardeur, de chômeur professionnel. Heureusement, mes compagnons paraissaient manquer de psychologie. Et puis, la joie de ce voyage au « Paradis rouge » absorbait toutes leurs facultés. Je pensais bien que dans cette équipe de congressistes, des espions étaient déjà disséminés par ordre de l’ambassade, pour nous surveiller tous – car le soviétisme est dominé par sa propre police, la Tchéka. Le communisme n’est qu’une institution de mouchardage mutuel et tout communiste, qu’il soit de Chine ou de Montrouge, d’Odessa ou de Montereau, n’est qu’un policier pour ses frères communistes qu’il espionne au profit des tzars nouveaux de Pétrograd et de Moscou.

M. Gustave m’avait prévenu qu’il y aurait des trous dans toutes les portes et des yeux derrière. Je me tins sur mes gardes. J’attendis que les sept autres cc camarades » du compartiment de première où je me trouvais eussent pris place, pour les étudier. Pour l’instant, ils étaient presque tous dans le couloir, faisant leurs adieux aux camarades qui ne partaient pas.

Le train s’ébranla. Un immense cri de « Vivent les Soviets ! » fit retentir les échos du grand hall de la gare du Nord, puis, le chant de l’Internationale s’éleva, chanté faux par les communistes français, mais relevé de basses magnifiques par les communistes russes et allemands de Paris, et les orientaux du Marais. Je poussai, avec une vigueur que je désirais qu’on remarquât, le : Debout, les damnés de la terre ! en regardant les valises neuves et magnifiques de quelques-uns de ces damnés. Puis, le train lancé, je me tapis dans mon coin, m’étirai, bâillai, et fis semblant de dormir. Par mes paupières entr’ouvertes je me réservai d’observer ceux dont je serais le compagnon de voyage.

En attendant qu’ils fussent tous installés, je fis travailler ma mémoire au sujet des indications que m’avait fournies le général Ivanov sur la situation de sa maison à Pétrograd et le plan de ses caves que j’avais dans une poche intérieure de mon gilet, avec des signes conventionnels marquant l’emplacement des cachettes et de leur contenu.

Je me rendais compte, à présent, que j’avais un peu, beaucoup, entrepris ce voyage pour conquérir une fortune à Mlle Fénia et me donner, à moi, une auréole capable d’impressionner cette jeune fille en ma faveur.

Ma dernière entrevue avec elle, si émouvante et si inattendue, n’avait fait que fortifier mon désir de m’exposer pour elle. La défense de partir qu’elle m’avait signifiée avec tant d’émotion m’avait électrisé.

Bien entendu, cela n’empêchait pas les autres objectifs : savoir les décisions qui seraient arrêtées dans les Congrès de Petrograd et de Moscou ; reprendre dans les bagages de Kouzovkine le ou les documents volés, qui étaient d’ailleurs faux, mais qui constitueraient une preuve que le misérable était receleur et voleur de renseignements militaires au profit d’une puissance étrangère. Oui, tout cela constituait bien le principal objet de ma mission. Je sentais la gravité et le péril de ma tâche. Je n’étais pas peu fier d’avoir été jugé digne d’affronter la terrible Tcheka. Mais l’affaire du trésor des Ivanov satisfaisait mon goût du romanesque. La douce figure de Fénia planait sur moi comme celle d’une fée protectrice tandis que je faisais semblant de dormir.

L’excellent Laveine expliquait alors à un voisin qui venait de quitter le couloir et de s’asseoir à côté de lui, sous les beaux bagages de cuir neuf :

– Le camarade Pistou est fatigué. Il a mal dormi cette nuit. Alors, il pique un petit chien. J’en ferais bien autant !

Bon Laveine !... Il protégeait mon faux sommeil. Je me remémorais donc les explications du général et je me représentais le plan de sa maison et des caves, pour bien me graver le tout dans la tête et me familiariser d’avance avec la topographie des lieux.

Le quartier de Petrograd s’appelait le Kamenoostrovsky, du nom d’une avenue. Je me répétais mentalement cette succession de syllabes. La maison donnait aussi sur la rue Passadskaia. Elle était reconnaissable à ce qu’elle était une des plus grandes avec un perron monumental de huit marches dans la cour et une marquise de fer forgé rappelant par son style celle de l’hôtel Troubetskoï à Paris, avenue Friedland, que je connaissais fort bien. Peut-être cette maison était-elle maintenant affectée à un service public. Je verrais.

Au sous-sol, les cuisines. Un couloir entre les cuisines et un grand office. Dans un coin de l’office, une vaste trappe avec un anneau. La trappe soulevée, un escalier tournant, en pierre. Des caveaux numérotés, pour les vins fins. Une croix à deux branches transversales comme celles qui surmontent les églises russes, haute de huit centimètres, au-dessus de la serrure du caveau, pour indiquer où était le trésor, en cas que le numéro fût effacé. Le caveau ouvert, aller droit au mur du fond, faire trois grands pas à droite, des pas de soixante-quinze centimètres, s’arrêter face au mur. Une lettre russe est gravée sur un des moellons. Je ne connais pas le russe, mais je connais le grec. La lettre est un gamma, un F sans la petite barre du milieu. Desceller le moellon.

Derrière le moellon sont des bouteilles couchées sur trois rangs. Une des bouteilles pèse plus que les autres. Dans cette lourde bouteille, des pierreries et des diamants. Ils ont été dessertis de leurs montures d’or et de platine. Si l’on est pincé pendant le travail, aucune importance : ces pierres et diamants sont faux. Et l’on peut se tirer d’affaire en livrant à la Tchéka le secret de cette cachette contenant les montures en or et en platine, ainsi que les fausses pierres cachées à côté. Ces montures de bracelets, de diadèmes, de sautoirs, sont d’ailleurs trop volumineuses pour être transportées. Leur éclat et leur poids pourraient trahir. Elles sont donc sacrifiées d’avance. Le plus clair du trésor n’est pas là. Il est au caveau numéro deux. Là, un cercle est gravé au couteau au-dessus de la serrure. Quand on est entré dans le caveau, on trouve les trois parois du fond, de gauche et de droite, cachées par des casiers supportant des bouteilles de vin couchées par rangées superposées depuis le sol jusqu’aux voûtes du caveau. Elles étaient pleines au moment du départ du général. Il est à supposer que, depuis, les casiers ont été vidés de ces bouteilles et que la majeure partie d’entre elles ont été brisées sur place, une fois bues, ou emportées pleines. La consommation rapide du vin des caves bourgeoises fut naturellement un des premiers articles du programme soviétique destiné à la réalisation immédiate des aspirations populaires. La garde rouge s’employa, en premier lieu, avec un zèle tout révolutionnaire, à la visite des caves. Ce n’est pas de sa faute, si, cherchant des conspirateurs, elle trouva des bouteilles. Ceci pour expliquer que le casier tapissant le mur du fond et le casier tapissant le mur de droite doivent maintenant se trouver très légers et pourront être soulevés sans fatigue.

En attirant au centre de la cave le bout droit du casier du fond et le bout gauche du casier placé contre le mur de droite, on atteint sans difficulté l’encoignure droite du fond de la cave. Là, à hauteur d’un mètre, un des moellons porte un signe gravé : un I majuscule. Desceller ce moellon. Plonger la main dans le trou qu’il occupait. Une cachette assez vaste est ménagée. La main rencontrera des bouteilles poudreuses. Il y en a dix-huit. Deux d’entre elles contiennent, au lieu de vin vieux d’une couleur dorée, tous les vrais diamants, perles et pierreries dessertis des montures de bijoux murées dans le caveau numéro 4. Parvenir à sauver une seule de ces deux bouteilles, c’est sauver une partie de la fortune des Ivanov, assurer la dot de Fénia.

Ainsi ma mémoire n’avait rien perdu des indications du général. Le nouvel exercice que je venais de lui imposer (et que j’étais décidé à lui imposer souvent) me rendait tout à fait familier avec cette maison des Ivanov et les deux caveaux contenant les pierreries. Quant aux moyens de les récupérer avec le minimum de risques possible, c’est leur place que je les imaginerais. Mais il semblait qu’une fois dans la cave, j’accomplirais le travail les yeux fermés. Pour le reste, repasser la frontière avec deux ou au moins une bouteille dans les poches d’un pardessus ne devait point être impossible. Qui de nous n’emporterait pas de quoi se désaltérer pendant le voyage de retour ? Dans le communisme, on s’abreuve avec abondance. L’Internationale gagne, en puissance populaire, à être vociférée par des voix avinées dont les propriétaires titubent un peu. Les soirs de meeting à Saint-Denis, à Billancourt ou à la réunion annuelle de juillet dans les bois de Garches, prouveraient cette vérité, si quelque contemporain en doutait.

Au bout d’une heure d’un sommeil simulé, je jugeai prudent de rouvrir à demi les yeux. J’inspectai rapidement mon compartiment, qui était au complet.

Laveine était à ma gauche, comme je l’ai dit. En face de moi, le Tartarin à barbiche qui avait nom Bassignac (Estève) bavardait avec son voisin, l’homme aux belles valises de cuir, doué d’une mâchoire de boule dogue, d’un nez large aux narines ouvertes comme celles d’un chacal flairant son cadavre à dévorer. Sur la toison épaisse qui lui servait de chevelure, une belle casquette neuve de drap à carreaux était posée. L’homme était bien mis et parlait avec assurance et autorité. Ses petits yeux vous regardaient avec fixité comme pour vous vriller le cerveau et inventorier vos pensées secrètes. Il me fit l’effet du professionnel de meeting, par la façon dont il arrondissait ses phrases en appuyant sur les dernières syllabes. Les tournures et les expressions qu’il employait sans effort étaient puisées dans le riche arsenal constitué par les articles de l’Humanité pour les batailles oratoires du communisme.

Je bâillai, en étirant mes bras.

– Ah ! fit Laveine. Bon somme, camarade ?

– J’te crois ! dis-je. Ça va mieux !

– Je te présente, camarade, me dit alors Bassignae (Estève), notre camarade Martial Gobillotte... Ung pur des purs !... À vous deuss, vous ferez une paire de purs !

Il avait prononcé Gobillotte, parce qu’il avait l’accent. Mais j’avais compris qu’il s’agissait de ce Gobillot dont m’avait parlé M. Gustave et qui, lui aussi, détournait des documents. C’était l’agitateur de Tours qui déjeunait à l’ambassade, le premier jour où j’y lavais la vaisselle.

– Enchanté ! fit Gobillot en me tendant une main large comme une assiette et épaisse comme une galette de flan... J’y posai la mienne en tapant dedans. Je ne perçus aucune callosité non plus chez ce gréviculteur bien nourri, bien mis, certainement bien renté, et qui exploitait les cheminots français se cotisant pour l’entretenir, lui et d’autres farceurs, spécialisés dans la lutte contre les patrons exploiteurs.

– Camarade comment ? me demanda-t-il d’une voix de basse taille qui devait dominer sans effort les plus puissants tumultes des meetings communistes.

– Camarade Pistou ! se hâta de lui révéler mon bon ami Laveine.

– Connais pas ! déclara Gobillot. Mais ça ne fait rien. On se connaîtra. Première fois qu’on va à Pétrograd et Moscou ?

– Première fois ! répondis-je.

– Moi, troisième fois ! fit Martial Gobillot. J’aime ça ! Jusqu’ici, on a été bien reçu, on a gueuletonné. Paraît qu’il y a du ralentissement sur ce point-là. Mais on y va pour d’autres buts ! Pour se faire une petite situation !

– Voilà ! dis-je. Moi, je voudrais bien rester là-bas, faire mon trou, comme mon vieux pote Laveine.

– Peuh ! assura Gobillot. On fait son trou partout quand on sait y faire. As-tu parlé dans les meetingues ?

– Jamais ! dis-je. J’aimerais ça !

– Faut avoir le don, savoir jaspiner et en mettre plein les yeux à son public. Alors, on se fait sa matérielle. Tu essaieras. Si ça colle, je te prendrai avec moi. Je ne suffis pas au boulot. On voyage, on est bien reçu partout. Ça vaut le coup. Et on fait sa pelote.

– C’est tentant ! dis-je.

– Où travailles-tu à Paname ?

– À l’ambassade !...

Gobillot ne me demanda pas quel haut emploi j’y exerçais. Il déclara :

– Bonne référence, ça !...

Bassignac (Estève) assura à Gobillot en me désignant :

– Le camarade Pistou a sûrement des dispositions pour le jaspinage... Je l’ai entendu raisonner, avant le départ... C’est un régal que de l’enteindre !

– Alors, nous en ferons quelque chose ! assura Gobillot en tirant de sa poche un étui à cigarettes fort élégant.

Il l’ouvrit, et nous offrit à tous trois des cigarettes à bouts dorés.

J’en pris une avec hésitation. Leveine et Bassignac m’imitèrent :

– Des cigarettes de rupin ! crut devoir dire Laveine.

– Ça serait contraire au communisme que les bourgeois en aient le monopole ! assura Gobillot en grattant une allumette qu’il sortit d’une jolie petite boîte de métal.

Il alluma les quatre cigarettes et dit :

– Si on ne s’habitue pas à consommer ce que l’infâme bourgeois consomme, on aura toujours une hésitation stupide à le dépouiller, ce qui est le but du communisme.

– Parbleu ! dis-je.

Les quatre autres camarades occupant le compartiment étaient visiblement des étrangers ; ils parlaient une langue inconnue. Ils ne parlaient pas l’allemand, en tous cas. S’ils échangeaient leurs pensées en russe, ce n’était pas avec l’accent que j’avais observé chez Mlle Fénia, chez son père et les deux Routchenko, lorsqu’ils tenaient entre eux quelque aparté. Était-ce du yiddish ?

Les compartiments où s’entassaient les congressistes avaient été certainement panachés, par l’ambassade, de manière à faire espionner l’élément français par l’élément cosmopolite ou bolchévik.

Gobillot m’avait tout de suite pris en confiance. Deux heures après le départ, il me déclarait :

– Tu comprends bien, camarade Pistou, que ces deux congrès internationaux de Pétrograd et de Moscou pour agréger à l’Internationale syndicale rouge la minorité des syndicats français, – vu que le communisme est encore en minorité dans les syndicats français, – c’est de la façade, du battage, c’est pour donner l’impression qu’on se remue, qu’on construit, qu’on avance, et puis, pour nous familiariser avec le mouvement de là-bas, et que nous en parlions à notre retour, dans le but de faire des prosélytes.

– Je m’en suis toujours douté ! affirmai-je, joyeux d’apprendre ainsi le vrai but du voyage et l’ordre du jour du Congrès qui ne semblait pas aussi grave que le redoutait M. Gustave.

– C’est un voyage d’agrément, ajoutait Gobillot. Mais ça peut devenir fructueux si on n’est pas des nouilles. J’ai au-dessus de ma tête des papelards qui peuvent amener du fric !

Et se penchant à mon oreille, – mon Dieu, fallait-il que je lui inspirasse confiance ! – il m’assura tout bas :

– Je suis le bras droit du camarade communiste Kouzovkine !

– Connais pas ! fis-je avec une indifférence affectée, tandis que mon cœur sautait dans ma poitrine.

Et cet imbécile poursuivait :

– Du fric en tas, je te dis !... Les fonds sont un peu en baisse, là-bas. Alors, le gouvernement soviétique a eu l’idée de sonder les murs.

– Les murs ?

– Les murs des maisons des bourgeois, de ceux qui ont filé à l’étranger et de ceux qu’on a exécutés. Et souvent, ça rend. Kouzovkine a des soupçons sur une maison. J’aurais ma part... Tu me plais... Si tu travailles avec moi, tu pourras vivre sur la Côte d’Azur... Mais faut donner de sa personne, se faire valoir...

– Sûr, ce Kouzovkine ? Il tient ses promesses ? demandai-je d’un ton bref.

– Un as ! murmura Gobillot, de façon à n’être entendu que de moi. Un ancien officier de la garde passé au peuple. Il est à côté. Il jaspine avec Bafouillant-Tartuffier.

– Intéressant, tout ça ! dis-je.

– Très ! me fit ce trop confiant mais positif énergumène.

J’aurais voulu me lever pour aller considérer le compartiment d’à côté et réfléchir à ce que venait de me révéler ce Gobillot. Je frémissais en pensant au soupçon que pouvait avoir Kouzovkine sur certaine maison aux murs recélant un trésor. Le général Ivanov ne m’avait-il pas dit que ce misérable avait dans l’idée qu’une fortune avait dû être laissée dans la maison du Kamenoostrovsky ? Kouzovkine était-il sur cette piste ? D’autre part, Gobillot, au-dessus de sa tête, c’est-à-dire dans une de ses belles valises, avait des « papelards » pouvant amener du fric, c’est-à-dire, en argot soviétique qui est le même que celui des repris de justice et des échappés de bagne, des papiers pouvant rapporter de l’argent. En d’autres termes, les documents volés en France étaient-ils dans une des valises de Gobillot, bras droit de Kouzovkine ?

Nerveusement, je tâtais dans ma poche un trousseau de petites clefs d’acier, mignonnes comme des bijoux, dont m’avait fait don le garçon de bureau du colonel Prévoteau.

Mais je restai à ma place, écoutant ce que ce bavard de Gobillot racontait maintenant à Bassignac (Estève).

– Oui, mon pote, les ceusses qui ont une bonne estomaque vont pouvoir s’en fourrer plein le gésier. Je parle pas du wagon-restaurant, où l’on est nourri aux frais de Moscou. Mais de Berlin où l’on restera deux ou trois jours. On va être reçu par le parti. Les camarades de Berlin ont organisé, en notre honneur, un Schweinschlachten mit Tafelmusik...

– Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna Laveine, les yeux agrandis par l’étonnement.

– Une réunion avec bière et saucisses ? demanda Bassignac.

– Non ! répondit Gobillot, d’un air de supériorité. Ce sont des mots allemands qui veulent dire : « un repas de porc frais en musique ».

– Bigre ! fis-je.

Et je me levai pour aller considérer le compartiment où trônait Kouzovkine flanqué du joufflu et bavard Bafouillant-Tartuffier. Je les vis tous les deux, en effet, accaparant l’attention de tout le compartiment où se trouvaient deux Russes authentiques, bien mis, extrêmement bagués, avec des perles dans leur cravate. Les autres occupants ouvraient des yeux et des bouches admiratives comme l’auraient fait Pistou, Laveine ou Bassignac. Ils étaient, comme ces derniers, d’humbles déchets d’une brillante phalange où des Gobillot ascensionnaient et s’enrichissaient. Un peu plus, et j’allais dire : s’embourgeoisaient. Je ne m’attardai pas à les contempler, redoutant d’avoir l’air d’espionner et ne voulant pas me laisser dévisager par Kouzovkine, qui n’aurait peut-être déjà que trop d’occasions de me remarquer et de me soupçonner. Mais je me mis de nouveau dans l’œil son facies hautain et dur et ses yeux bleus d’acier. J’avais déjà formé un plan assez audacieux et assez dangereux. Je songeai à le mettre à exécution à bref délai.

 

 

 

 

 

V

 

 

EXPLORATION D’UNE BELLE VALISE

 

 

Le bruit d’une sonnette, d’abord lointain, et qui se rapprochait rapidement, m’indiqua que l’heure de tenter l’exécution de ce plan était venue. L’employé du wagon-restaurant, en frac bleu à galons d’or, parcourait les couloirs de chaque voiture successivement, agitant sa sonnette et criant, pour dominer le fracas du train :

– À table pour le premier service !

Kouzovkine se leva, donnant le signal. Bafouillant-Tartuffier le suivit. Je me précipitai dans le compartiment où était ma place et je criai élégamment :

– Chaud ! Chaud ! À la bouftance !

Et je m’élançai vers la nourriture. Bassignac, Gobillot et Tiburce Laveine se ruèrent sur mes talons. Mais ils me perdirent de vue dans la profondeur du couloir déjà bondé de congressistes affamés, J’avais donné l’impression que j’arriverais un des premiers au wagon-restaurant. C’est ce que je voulais. Mais je m’arrêtai à un lavabo et je m’y dissimulai. Puis, quand tout le monde fut passé, je revins par les couloirs désencombrés vers le compartiment où Gobillot avait chargé le filet de ses belles valises neuves. Il était maintenant vide. Je montai sur les coussins et, de mes petites clefs, je fourrageai successivement dans les serrures de deux valises et d’un sac. Ma main ne tremblait pas. Le danger d’être surpris me donnait, chose curieuse, un sang-froid qui m’étonnait moi-même. Un contrôleur passa. Je continuai froidement ma besogne. Il me regarda à peine, convaincu que j’ouvrais mes propres bagages. Une minute d’hésitation ou d’émoi visible, et j’excitais certainement le soupçon de cet homme. Une des petites clefs ouvrit le sac. Il ne contenait que des objets de toilette tout battants neufs, avec des savons coûteux, des eaux de Cologne, des instruments à ongles témoignant de l’effort fourni par ce Gobillot pour passer en toute hâte de la sphère du prolétariat intégral dans celle des nouveaux riches qui se parfument avec un déplorable excès.

Je refermai le sac et j’ouvris la valise après avoir essayé deux clefs seulement. Des chemises de soie, s’il vous plaît, s’empilaient, nouées par des faveurs de nuances tendres portant imprimé le nom d’un chemisier célèbre chez lequel on ne devait guère acquitter ses factures qu’en dollars. Je soulevai avec précaution ces lingeries fines, mais d’une main à la fois sûre et légère, sans trembler. Rien ne donne plus d’assurance, peut-être, que de s’être dit : il faut réussir ou sombrer dans une catastrophe... Je ne me dissimulais pas que, pincé pendant mon travail de cambrioleur patriotique, on ne me dirait rien jusqu’à mon entrée en Russie d’où je ne sortirais jamais et où je serais exécuté entre quatre murs, en sourdine. Je me rappelais le sort de ces deux révolutionnaires français qui avaient vu trop de choses à Moscou et qui, essayant de regagner la France par mer, avaient été les victimes d’une noyade que les Soviets déclarèrent accidentelle, mais qui avait été artistement machinée.

Tout en me faisant ces réflexions peu riantes, je fouillais sans relâche. Au fond de la belle valise en peau de truie qui sentait bon le cuir neuf, je sentis soudain deux enveloppes, l’une très volumineuse et bien bourrée, l’autre plus mince, mais de même format. Je les tirai à moi toutes les deux. L’une portait comme en-tête : Ministère de la Guerre, Services de l’aviation. L’autre, ornée de cinq gros cachets rouges aux empreintes du marteau et de la faucille, portait une adresse manuscrite en russe. Je sentis que je tenais quelque chose de grave. Fallait-il m’emparer des deux plis ? Mon parti fut vite pris. Les documents militaires étaient faux, je le savais ; M. Gustave m’avait averti que le deuxième bureau avait, dans une armoire où l’on avait volé plusieurs fois des documents militaires secrets, placé des pièces contenant des renseignements faux sur de nouvelles inventions. L’ambassade avait donc cru faire un nouveau coup et s’était blousée. Mais j’avais la preuve que c’était bien l’ambassade qui faisait commettre les vols, puisque je retrouvais une enveloppe du ministère de la Guerre dans la valise d’un Martial Gobillot se disant le bras droit du fameux Kouzovkine. Cette preuve était désormais acquise. L’enveloppe contenant des documents faux pouvait filer sur la Russie soviétique sans inconvénient. J’en jugeai ainsi. À quoi bon exciter les soupçons de Gobillot qui pouvait s’apercevoir de la disparition de cette enveloppe ? La subtilisation du pli aux cachets soviétiques était déjà suffisamment dangereuse, car ce pli, je le jugeai intéressant à garder et à expédier à Paris. Là, on traduirait l’adresse et la lettre qui était dedans et qui était certainement en russe. Je glissai l’objet dans la poche intérieure de mon veston, replaçai la grosse enveloppe sous les lingeries fines du communiste sybarite, refermai la valise, la calai dans le filet telle que Gobillot l’avait placée au départ, et sautai sur le tapis recouvrant le plancher du wagon.

Je me précipitai alors vers le wagon-restaurant, en cherchant dans ma tête un motif pour expliquer mon retard. Car enfin, mes compagnons de route s’étonneraient certainement de m’avoir vu partir le premier en courant et de me voir entrer le dernier. Quel alibi trouver ? La Providence vint à mon secours. En traversant le soufflet reliant deux voitures, un choc du train me précipita contre l’angle d’une porte. Mon nez porta en plein sur l’obstacle avec une telle violence que le sang jaillit. J’entrai aussitôt dans le premier lavabo qui se présenta et m’occupai d’arrêter l’hémorragie. Mes fausses moustaches se trouvèrent imbibées en un clin d’œil. Je les décollai, les lavai tout en bassinant avec mon mouchoir mon nez tuméfié. Et quand l’hémorragie fut arrêtée, je me dirigeai vers le dining-car, mon mouchoir ensanglanté à la main. Une glace, comme je passais, refléta mon visage. Je frémis. J’avais oublié de recoller mes moustaches L’apprenti détective que j’étais, allait, un peu plus, se dénoncer grâce à la plus sotte des étourderies. Je retournai précipitamment vers le lavabo. Mes moustaches y séchaient, suspendues à cheval sur le robinet. Je respirai. Je redoutais que quelqu’un fût entré et s’en fût emparé. Quelles terribles pièces à conviction elles eussent constitué contre moi ! De mon gousset, je sortis une petite boîte contenant de quoi recoller mes postiches. De Louis Ricardet, inspecteur militaire au deuxième bureau, je redevins en deux minutes le camarade Pistou, congressiste communiste, et je fis irruption dans le wagon-restaurant, mon mouchoir taché de sang à la main.

À une table pour quatre personnes, il y avait un couvert vide. Les trois autres places étaient occupées par Bassignac (Estève), Tiburce Laveine et le camarade Martial Gobillot. Avec leurs bras, tenant couteau et fourchette, ils firent, pour m’appeler, des mouvements de télégraphie optique. Laveine avait sa serviette nouée autour du cou. Bassignac, la bouche pleine, ne pouvait proférer une parole. Mais Gobillot, s’essayant à des manières d’homme du monde, hurlait à en interrompre les discours que Bafouillant-Tartuffier clarinettait derrière son dos à l’adresse de Kouzovkine :

– Eh ben ! Quoi !... Camarade Pistou ! On te croyait déjà en carafe sur le ballast, kif-kif Deschanel !

– Ah ! mon vieux ! fis-je, en donnant à ma voix des intonations prolétariennes, quel ramponneau !... Mon blair en plein sur le coupant d’une porte ! Un choc du train ! J’ai cru que ma cervelle sautait !

Je brandissais mon mouchoir ensanglanté. Laveine paraissait très ému de mon accident.

– Camarade Pistou ! dit-il, je t’ai gardé une place. Garçon ! Rapportez les z’hors-d’œuvre pour le camarade !

Électrisé par les allures de Gobillot, qui tenait à montrer que la vie de confort n’avait pas de secrets pour lui, Laveine s’essayait à son tour à commander. Ils en étaient déjà aux filets de sole Morny quand je mangeai les hors-d’œuvre. Je les eus vite rattrapés, car Bassignac et Laveine avaient redemandé deux fois de la sole. Ils tenaient visiblement à s’en fourrer jusqu’aux oreilles aux frais de Moscou. Deux assiettées de veau jardinière furent ensuite nettoyées avec le même zèle de la part des trois camarades. Je me crus obligé de manger beaucoup pour me montrer à leur niveau.

Je n’avais pourtant guère faim. La satanée lettre cachetée, extraite de la valise de Gobillot et qui était dans la poche intérieure de mon veston, pesait sur ma destinée comme sur mon estomac. Le gréviculteur aux chemises de soie avait dans son dos le dos de Bafouillant-Tartuffier, comme je vous l’ai dit. À côté du député communiste, se tenait, hautain et dédaigneux, monocle à l’œil, le commandant rouge Kouzovkine qui buvait sec, mais mangeait avec des manières d’homme du monde. Il se retourna soudain, se pencha en arrière et demanda à Gobillot :

– Ta valise est bien fermée à clef, camarade ?

– Je comprends ! fit ce dernier. Rien à craindre. Et j’ai la clef sur moi.

J’éprouvai une sensation de froid, Kouzovkine avait-il des soupçons ? Avait-on noté mon retard ?... Y avait-il eu un trou dans la porte du lavabo et des yeux derrière ?

Je sentais une atmosphère d’espionnage dans ce wagon de dévorants. J’avais tout au moins tendance à la supposer, car lorsqu’on n’a pas la conscience tranquille, n’est-ce pas ?...

Les bouteilles succédaient aux bouteilles. Les serveurs n’étaient occupés qu’à déboucher. Quand l’un d’eux se présenta avec le classique plateau de marbre supportant les fromages habituels des wagons-restaurants : demi-sels et pont-l’évêque, Bassignac lui prit le couteau des mains et lui dit :

– Te donne pas la peine, camarade, je me servirai bien moi-même.

Et il s’octroya un demi-sel entier et une tranche copieuse de pont-l’évêque, en ajoutant :

– Tu rapporteras du pinard et du pain. Moi, avec le fromage, je recommence à déjeuner.

Le plateau partit vide de notre table. Le serveur regarda le maître d’hôtel, qui hocha la tête devant une pareille gabegie et retourna à l’office pour garnir de nouveau son plateau et satisfaire aux appétits communistes des autres tables.

Les corbeilles de pommes, d’oranges et de bananes furent littéralement pillées. On eût dit le sac de Petrograd en 1917. Le café et le petit verre pris, les cigares allumés, les employés du restaurant ayant touché la note payée par Kouzovkine et empoché leurs pourboires, songèrent naturellement aux pourboires des séries suivantes et aux voyageurs marqués pour ces séries et qui attendaient.

– Messieurs !... S’il vous plaît !... demandaient-ils, avec quelque supplication dans la voix.

– La ferme ! leur déclara Bafouillant-Tartuffier. Les bourgeois peuvent attendre. Nous sommes bien ici, nous y restons !

– Ils ont une façon de nous dire : caltez ! protesta Gobillot.

Mais Kouzovkine, au bout de cinq minutes, crut devoir donner le signal du départ. Il se leva. Les camarades l’imitèrent. Il y eut encore une petite formalité avant qu’ils daignassent quitter le dining-car. Je n’avais pas assisté au bénédicité de ces agapes laïques. Les hors-d’œuvre avaient été précédés du premier couplet de l’Internationale vociféré en chœur. Cela avait même amusé les serveurs en livrée dont quelques-uns étaient peut-être communistes. Les grâces les amusèrent moins, en ce qu’elles retardèrent la mise en train de la deuxième série. Elles se composèrent du couplet : Debout, les damnés de la terre !

Quand les dernières vociférations de cette suave cantate eurent pris fin, les « damnés de la terre », pleins comme des outres, rouges comme des pivoines, chacun un havane bagué et armorié au bec, quittèrent le dining-car pour réintégrer leurs compartiments. Le train ralentissait. Il entra bientôt sous le hall vitré de la gare de Bruxelles.

Une délégation du « parti » belge vint saluer les camarades congressistes. Il y eut des discours échangés entre Bafouillant-Tartuffier et le camarade Mathias Kalingaert, qui s’écria :

– Salut à vous, les camarades du prolétariat ouverrier et pésan ! Alleye ! Alleye ! à Pétrograd et à Moscou étudier les moyens les meilleurs de profiteye sur le borgeois. Alleye ! Alleye ! dans le Paradis rouge, sais-tu, pour l’étendre à tout le reste de l’Europe capitalisse ! Alleye ! Alleye !

Je n’en entendis pas davantage. Je descendis du train et me dirigeai vers la bibliothèque de la gare. J’y achetai ostensiblement l’Humanité et un organe communiste belge. Puis, moins ostensiblement, je fis emplette d’une large enveloppe. Je glissai dans cette dernière le pli cacheté que j’avais tiré de la superbe valise du camarade Gobillot, et je collai mon enveloppe. Avec mon stylo, j’écrivis l’adresse du garçon de bureau du colonel Prévoteau, rue Blomet, à Paris. Il ne me restait plus qu’à acheter des timbres, à faire peser et à jeter mon lourd pli à la boîte de la gare belge pour me sentir déchargé de cet objet compromettant et n’être plus tenaillé par la crainte d’être convaincu, preuve en mains, d’avoir détroussé Gobillot. Soudain, un frisson me secoua des pieds à la tête. Une grosse voix venait de murmurer derrière moi :

– Donne ça, petit. Ton pli est arrivé à destination !

Je cachai l’objet instinctivement, me retournai, et aperçus un gros homme ganté, en chapeau mou, à barbe blanche, jonc à la main, élégant dans son ensemble, et qui me disait :

– Eh ben !... Quoi ! Ce n’est pas pour ta mère, une lettre si grosse que ça ! Aboule ! camarade Laduvette !

Il tendit sa main en souriant. J’avais reconnu en lui l’homme qui m’avait abordé une minute, à la gare du Nord, tandis que je faisais poinçonner mon billet. Et j’avais reconnu aussi la voix de M. Gustave.

– Je lui tendis rapidement le pli, qui disparut dans une poche intérieure de son veston avec une célérité que des voleurs à la tire auraient pu envier quand ils subtilisent un portefeuille. Boutonnant ensuite soigneusement son veston, le cuisinier du camarade Krassine me posait à mi-voix quelques questions brèves auxquelles je répondais du même ton et dans le même langage petit nègre :

– Quoi là-dedans ?

– Pli extrait de la valise du camarade Gobillot.

– Gobillot ? Bon !... Agent de Kouzovkine. Sont-ce les documents volés ?

– Non ! Je les ai vus, mais laissés, puisqu’ils sont faux !

– Judicieusement travaillé, Laduvette !

Tel était le nom dont il m’avait affublé, on s’en souvient, pour désigner aux gens de l’ambassade soviétique le laveur de vaisselle improvisé que j’étais devenu, de par la volonté du deuxième bureau.

M. Gustave ajoutait :

– Tu es sûr de les avoir vus, les documents ? Ils y sont bien ?

– J’ai vu de grosses enveloppes avec : Ministère de la guerre ; Services de l’aviation.

– Parfait !... C’est donc bien Kouzovkine qui fait passer là-bas les documents volés. Et il les confie à la valise de Gobillot, quand c’est Gobillot qui va à Pétrograd avec lui. Mais ce pli, alors ?

– Enveloppe volumineuse ! Cinq cachets rouges à l’empreinte du marteau et de la faucille ; adresse en langue russe.

– Curieux ! Pourquoi Krassine ou Kouzovkine n’ont-ils pas confié ça à la valise diplomatique ?

– Pour plus de rapidité, peut-être, fis-je.

– Ou pour cacher ce pli à certains dirigeants de Pétrograd. Petits complots intérieurs, comme partout. On se bouffe le nez. Intéressant ! Je repique sur Paname pour faire déchiffrer ce rébus. Je ne peux pas rester plus de vingt-quatre heures absent de la rue de Grenelle. Ma permission expire demain matin.

– En voiture ! criaient les employés.

– Rate pas le train, petit ! me fit Gustave. Ça débute bien. Et surtout, fais l’andouille quand Gobillot, découvrant que le pli n’est plus dans la valise, poussera des hurlements de putois et accusera ses compagnons de route...

Le train repartit. Le doux Laveine, engourdi par la nourriture, dormait à poings fermés. Les yeux de Gobillot papillotaient. Il tirait sur son cigare avec indolence, puis s’endormit aussi. Bassignac (Estève), lui, pérorait. Et je l’écoutais distraitement. Je surveillais le réveil de Gobillot pour empêcher qu’il ne songeât à ouvrir sa valise. Il importait que cette ouverture eût lieu le plus tard possible et que mon histoire de saignement de nez fût lointaine et plus oubliée. Les contrôleurs du train avaient changé. J’en étais fort aise. Celui qui, avant qu’on arrivât à la frontière belge, m’avait vu debout sur la banquette et fourrageant dans les magnifiques peaux de truie du camarade Gobillot, n’était plus là. L’unique témoin de mon acte audacieux était loin.

Bassignac, donc, me racontait :

– Et où diable as-tu pêché ce nom de Pistou, camarade ?

– Je l’ai pris comme mes père et mère me l’ont donné.

– Ils étaient du Midi ?

– Ça se pourrait bien, fis-je prudemment. Mais ils ne me l’ont jamais dit.

– Tu aurais pu t’en apercevoir à leur accent, et puis à la cuisine que faisait ta mère. Ça devait sentir l’ail.

– En effet ! dis-je.

– Parbleu !... s’écria Bassignac (Estève). Je savais bien ! On appelle pistou, à Marseille, une soupe avé des légumes de toutes les espèces, bien écrasés avec ung pilon dédans une passoire. Et puis, tu fourres là-dedans de l’ail écrasé avé du basilic et de l’huile. Ça emporte un peu le bec, mais c’est d’un savoureux !

– Pas possible !

– La soupe au pistou, c’est le meilleur souvenir de mon enfance... quand jé té lé dis !

Cette conversation culinaire nous mena jusqu’au sortir de la Belgique. Bientôt, le train roulait sur le territoire du Reich. Gobillot se réveilla, s’étira et jeta un coup d’œil au plafond. J’eus la crainte qu’il n’inventoriât ses superbes colis. Alors, je proposai une belotte. Nous étions quatre et j’avais vu Bassignac, fouillant dans ses poches pour y prendre son briquet, en tirer un jeu de cartes assez crasseuses. Mon offre fut acceptée avec enthousiasme. Une couverture de voyage jetée sur nos genoux servit de tapis. Bassignac se mit à battre son jeu et la partie s’engagea. Elle nous conduisit jusqu’au dîner. Cette fois, je gagnai le dining-car sans me séparer de mes compagnons. Si Gobillot s’apercevait, dans la soirée, de l’absence du pli cacheté, il y aurait déjà dans son esprit une probabilité pour que le vol eût été commis pendant le dîner, et en territoire allemand. Je me sentis l’esprit plus libre. Après le dîner auquel les camarades firent encore honneur, on réintégra les compartiments, on fuma et l’on se disposa à dormir. Gobillot enfonça jusqu’à ses yeux sa casquette de voyage et se mit à ronfler. J’étais tranquille jusqu’à l’arrivée à Berlin. Elle eut lieu en pleine nuit.

À demi endormis, sous le hall immense de la gare, nous descendîmes au milieu de gens qui poussaient des hoch ! frénétiques, et que contenaient les schupos coiffés de shakos sans pompon et sanglés dans des uniformes où la couleur verte dominait désagréablement. L’Internationale retentissait. Le « parti » berlinois venait nous recevoir. Nous défilâmes entre deux rangs de schupos, puis au dehors, sous la pluie battante, entre deux haies de policiers montés, ensevelis sous leurs pèlerines à capuchons caoutchoutés.

Des autos-cars nous attendaient, sur l’Albasnischer Platz. Rapidement, ils nous conduisirent à travers une ville aux rues spacieuses transformées en torrent, mais brillamment éclairées par des lampadaires électriques. De longues avenues aux maisons neuves ornées de balcons fleuris succédèrent. Je soupçonnai que j’étais dans ces nouveaux quartiers ouvriers dont Berlin s’enorgueillit, et avec raison, d’ailleurs. Puis, une espèce de salle de fêtes se présenta à nos yeux étonnés, avec une façade brillamment illuminée. Une salle immense, moitié brasserie, moitié cinéma, nous reçut. Assis sur des chaises, devant des tables sans nappes, nous fûmes soumis à des discours que prononçaient successivement, sur une estrade, un communiste russe, ressemblant à un Mongol, un communiste allemand, ressemblant à un chimpanzé de grande taille avec son collier de barbe hérissée, un communiste suédois tout en cheveux d’un roux éclatant et notre Bafouillant-Tartuffier, représentant le communisme français.

Chaque discours était applaudi, même par ceux qui ne comprenaient pas la langue de l’orateur. Au surplus, on n’était pas forcé d’écouter. De vigoureuses servantes à cocarde et à corsage rouge-sang, aux bras nus et musclés comme ceux de nos forts de la halle, passaient chargées de moos de bière d’un litre, qu’elles déposaient à profusion devant les camarades. D’autres serveuses suivaient, présentant sur des plats, en guise de petits fours, des saucisses de différents calibres, toutes chaudes et qu’on cueillait délicatement avec ses doigts. Des bretzels très salés, des pains à l’anis et au cumin accompagnaient ces delicatessen. Les communistes berlinois mêlés à nous faisaient office d’entraîneurs pour la mangeaille et pour les applaudissements. La capacité alimentaire de la race allemande est infiniment supérieure à celle de la race française. L’Allemand a cinquante centimètres d’intestin de plus que nous. On me l’avait dit, mais je n’aurais jamais cru que cinquante centimètres d’intestin en plus permissent une telle puissance d’ingurgitation. Les saucisses se succédaient avec une rapidité vertigineuse. Les wagons d’un rapide englouti par un tunnel disparaissent à peine plus vite. Et les mous d’un litre poussaient cette nourriture comme un torrent débordé qui charrie des troncs d’arbre et des maisons. Les camarades français voulurent tenir tête. L’Internationale communiste exige l’égalité la plus rigoureuse et ne veut pas tenir compte des différences de race : « L’internationale sera le genre humain. » C’est un refrain et c’est aussi un dogme. Les cinquante centimètres d’intestin en moins ne devant constituer aucune circonstance atténuante, et les viragos rouges qui servaient n’admettant aucune limite à nos appétits, beaucoup de mes compagnons de route s’affaissèrent sous la table avec le dernier discours. Ils y rencontrèrent mes saucisses dont j’avais jeté la majeure partie après avoir fait semblant de m’empiffrer comme les autres.

Je ne sais si les malheureux les mangèrent. Ce que je sais bien, c’est qu’on nous conduisit ensuite au dortoir du Foyer communiste, et que, fraternellement, comme il se doit, les communistes berlinois, nullement incommodés par leur excès de charcuterie et de bière, portaient sur des civières, en marchant au pas, Laveine, Bassignac et un certain nombre d’autres « damnés de la terre » gavés comme ces volailles suralimentées à la mécanique, en série, qu’on destine aux étalages des grands marchands de comestibles.

Gobillot, lui, avait la force de marcher, mais en s’arc-boutant sur moi et en me disant des choses tendres, par exemple celle-ci : que j’étais le seul camarade de la caravane dont il fût sûr, et pour lequel il se sentait une sympathie sans réserves.

Le lendemain, à sept heures, réveillés au son du tambour, habillés en une demi-heure (on se serait cru dans un camp), nous remontions dans les autos-cars, ornés de drapeaux soviétiques et toujours sous une pluie battante. Nous parcourions alors Berlin en long, en large et en cercle, passant plusieurs fois la triste et sombre Sprée, contemplant rapidement et pêle-mêle, sous des torrents d’eau, les statues colossales, les verdures d’Unter den Linden, le palais de l’ex-kaiser, le Kriegsministerium, le Kaiserhof et son portier impressionnant. Après que, ramenés au « Foyer communiste », une fanfare non moins communiste nous eut régalés de l’Internationale, nous fûmes conviés à nous attabler pour le sensationnel Sweinschlachten mit Tafelmusik.

Pour des estomacs encore encombrés, ce fut un menu effroyable :

Une salade de tête de porc à la vinaigrette, accompagnée de la Petite marche militaire de Schubert, était destinée à nous ouvrir l’appétit. Du boudin suivit, avec accompagnement musical de Siegfried-Idyll. Le filet de porc rôti qui succéda fut poussé dans les estomacs aux accents de la Rapsodie hongroise de Liszt. Pour contrebalancer la lourdeur des côtelettes de porc au rutabaga et aux choux, qui furent alors présentées par les viragos vêtues de rouge et aux bras nus de forts de la halle, la fanfare se fit suave et tendre avec un lied de Schumann. Il y eut encore de petites saucisses avec de la gelée de groseilles autour, délicat entremets qui fut ingurgité à la cadence molle et langoureuse de la valse de la Veuve joyeuse. Enfin, le munster au cumin, puis les tartes aux quetsches achevèrent la déroute des estomacs en même temps que les trombones tonitruèrent la lourde Chevauchée des Walkyries.

Café et kirsch terminèrent cette fête gastronomique. Les communistes allemands préféraient le café blanc, les communistes français préféraient le café noir. Le café blanc est le café où l’on met beaucoup de lait. L’égalité communiste n’est qu’un vain mot si chaque race conserve ses goûts disparates !

L’Internationale, une fois de plus rugie par tous ces hommes de progrès qui venaient de fraterniser dans l’absorption du même porc frais, fut accompagnée par la fanfare communiste. Ensuite, il y eut comme des commandements de feldwebel qui rappelaient la guerre. L’heure du train approchait. Nous partîmes à pied, quatre par quatre, les autos portant nos bagages. C’était un défilé-manifestation qui nous valut quelques trognons de choux quand nous passâmes devant un cercle d’officiers. Les communistes allemands ripostèrent en montrant le poing et en vociférant des injures antimilitaristes. J’estimai les deux partis aussi illogiques l’un que l’autre. Sans leurs alliés bolcheviks dont le train blindé de Zurich fut payé par l’état-major allemand pour aller assassiner le tsar et empêcher la Russie de continuer la guerre, ces officiers allemands auraient été vaincus un an et demi plus tôt. Sans ces officiers qui leur fournirent les moyens d’aller assassiner les grands ducs pour voler leurs fortunes, leurs palais, leurs autos et leurs bijoux, les bolchéviks seraient toujours des bandits de grand chemin comme l’était Lénine, des marchands de casquettes à la foire aux puces comme l’était le Juif Bronstein dit Trotsky, des repris de justice comme l’étaient les Zinoviev, les Radek, les Krassine et les Rakovski. Officiers boches et bolcheviks auraient donc dû s’embrasser en alliés au nom de la patrie allemande.

Ce fut enfin la gare où je crus un moment qu’Hindenburg allait nous passer en revue, tellement notre défilé était martial et discipliné. Une fois de plus, je me rendais compte qu’il n’y a rien de militariste comme les antimilitaristes communistes.

Nous montâmes dans le train. Il était temps. Nos ventres distendus pesaient sur nos jambes fatiguées. Nous somnolâmes tout de suite. Gobillot ne semblait pas s’être aperçu encore de la disparition du pli cacheté dont il avait la garde. J’étais sauvé !

L’étais-je vraiment ?

 

 

 

 

VI

 

 

L’ARRIVÉE AU « PARADIS ROUGE »

 

 

Troupeau trop gavé, nous n’étions plus que des colis ignorant leur destination. On nous fit descendre du train à Stettin, port situé sur une mer sombre et houleuse, en dépit du beau temps qui était revenu. Un petit vapeur allemand nous était réservé. Les Soviets l’avaient loué, ce qui prouve que leur propre marine est aussi pitoyable que leur armée, en dépit de leurs rodomontades d’Asiatiques verbeux et de leurs boniments menaçants de marchands de lorgnettes boycottés par la clientèle européenne.

Nous eûmes chacun une cabine confortable. Nous étions chez nous sur cc bateau. L’équipage allemand était à la solde du gouvernement soviétique, y compris le commandant et ses lieutenants, choisis parmi des communistes ou des gens qui pouvaient sembler l’être. En tout cas, ils avaient orné la salle à manger du vapeur des portraits de Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Lénine, de Trotsky, de Radek, de Krassine, de Rakovski, de Zinoviev, de Wolkow, de Jacob Schiff, le grand banquier américain qui envoya à Trotsky douze millions de dollars en 1917 pour faire la révolution russe.

La traversée fut magnifique. Pendant les trois jours et demi qu’elle dura, la mer, quoique moutonneuse par places, ne donna, à diverses reprises, au bateau qu’un léger balancement sans danger, même pour des estomacs aussi encombrés. Le porc frais ne se montra pas vindicatif. Laveine seul eut le mal de mer.

Le troisième jour, comme j’étais assis à l’arrière du bâtiment avec Laveine, à qui j’avais conseillé de ne boire que de l’eau de Vittel ou de Vichy pendant une bonne huitaine, et tandis que Bassignac vitupérait cette mer sombre et déclarait regretter sa Méditerranée, pourtant si éloignée du Paradis rouge, je vis apparaître un Gobillot affaissé, les traits tirés, avec une physionomie décomposée.

Il me dit :

– Tu veux que je te cause ?

Je me sentis mal à l’aise. J’abandonnai Laveine à Bassignac (Estève) qui avait toujours besoin d’un auditoire pour pérorer en liberté, et je suivis Gobillot qui m’entraîna loin de tout groupe, s’accouda sur le bordage et me dit :

– Il m’en arrive une de sévère, camarade !

– Quoi donc ? fis-je, me tenant sur la défensive.

– On m’a barboté un pli confidentiel dans ma valise.

– Qui ?

– Ah ! Si je le savais !... Mais je m’en doute ! Et c’est pire que tout !

– Il faut prendre à la gorge celui que tu soupçonnes, et...

– Difficile ! Pour moi, c’est un coup de la Tchéka !...

– À Berlin ?... Allons donc !

J’insinuais tout de suite que le coup me paraissait avoir été fait à Berlin. Je fortifiais mon alibi. J’eus la joie d’entendre le gréviculteur aux chemises de soie me répondre :

– Mais à Berlin, camarade Pistou, la Tchéka opère tout comme à Pétrograd ! Elle opère même à Paris en liberté ! Elle y barbotte et elle y zigouille à son aise les contre-révolutionnaires.

– On me l’avait dit, mais...

– Mais faut y croire ! Le coup a-t-il été fait à Berlin ou ailleurs, ou autre part, j’en ignore ! Il a été fait, voilà ce qu’il y a de sûr... Et ça me fiche dans un satané pétrin !

– C’est si grave que ça, ce qu’il y avait dans ce pli ?...

– Il y a des chances !... Je ne sais pas ce qu’il y avait. J’en avais la garde, tout bonnement ! C’est ce qu’il y a de grave. C’est moi qu’on va accuser de l’avoir barboté ou vendu... Pour un peu, je me barrerais !... Mais impossible ! Je suis dans la nasse... Le bateau est aux Soviets. Il est sous l’œil de la Tchéka !... Et dans quelques heures, nous serons à Pétrograd. On va me redemander le pli.

– Qui, on ?

– Le camarade commandant Kouzovkine.

– Il a confiance en toi, voyons ! C’est peut-être lui qui l’a repris, le pli, parce qu’il en avait besoin.

– Il m’aurait prévenu. Ce qu’il y a de grave, pas vrai, camarade, c’est que cette Tchéka, la police des Soviets, est peut-être plus forte que les Soviets eux-mêmes, et qu’elle les surveille à leur tour. Elle a succédé à l’Okhrana, l’ancienne police du tsar, et il est même resté des policiers du tsar dedans...

– Des policiers qui ont tourné à la cause du prolétariat, je suppose ?

– Ou qui ont fait semblant ! Sait-on jamais ! me dit Gobillot. Alors, le pli aurait été volé au profit de la contre-révolution. Et si on me soupçonne, je suis frit !

– Faut pas pousser les choses au pire, camarade Gobillot.

– Ça serait aussi pire que le pli ait été volé par un clan soviétique opposé à celui de Kouzovkine. Est-ce qu’on sait ce qu’ils ont tous dans le ventre ?... Je m’ai laissé conter comme ça que Kouzovkine avait de l’ambition et voulait dégommer Trotsky pour avoir sa place de commissaire du peuple à la guerre. Tu parles si ça faisait mon Mot. Si ça réussissait, je devenais ici un zigoteau dans le genre de Marty ou de Sadoul ; je devenais du coup général ou proprio ! Krassine était dans la combine. Le pli ne passait pas par la valise diplomatique ; il était alors soustrait à la curiosité de Lénine et de Trotsky. Il allait droit aux ceusses qui veulent les déboulonner et qui marchent avec Kouzovkine. Tu parles d’un micmac si la Tchéka l’a volé pour le compte de Lénine et de Trotsky ! À notre arrivée, le Kouzovkine est arc-pincé, révolvérisé dans une cave et moi avec, puisque c’est dans ma valise qu’on a trouvé le pli organisant le complot... Ah ! Je ne me vois pas blanc !...

Gobillot était sérieusement angoissé. Mais, pour moi, quel soulagement de le savoir si loin de la vérité ! Et comme M. Gustave avait vu clairement les choses en émettant, parmi plusieurs hypothèses, celle du complot intérieur d’un clan soviétique contre le clan au pouvoir. Le deuxième bureau saurait la vérité, s’il ne la savait déjà. Il pourrait en jouer. J’étais très content de moi. J’avais maintenant l’esprit libre pour surveiller le congrès qui n’avait pas l’air, au surplus, d’être bien menaçant pour la sûreté intérieure de mon pays, et pour aviser aux moyens de récupérer le trésor du général Ivanov.

Au loin, dans la brume, apparut une agglomération blanchâtre. Un mouvement s’esquissait sur le pont du bateau ; quelques camarades surgissaient des escaliers conduisant aux cabines et tenaient à la main leurs bagages.

On discernait maintenant les maisons de Reval où nous devions débarquer.

Le ciel se chargea de nuages et le temps redevint brumeux.

Bassignac (Estève) déclara de nouveau qu’il aimait mieux le panorama du château d’If et qu’il était regrettable que le Paradis rouge se soit logé si haut, té !

À Reval, nous n’étions pas encore dans le vrai Paradis rouge, mais dans son antichambre, en Estonie. Quand nous défilâmes, nos bagages hétéroclites à la main, sur la passerelle reliant le petit vapeur au quai, nous aperçûmes, rangés sur ce quai boueux, les hommes de la République fédérative des Soviets que des automobiles à drapeau rouge avaient amenés. L’entente entre les gouvernements estonien et soviétique est parfaite, grâce à des concessions réciproques. Nous couchâmes à la maison des Soviets, après un repas composé d’une soupe au poisson que Bassignac (Estève) déclara ne pas valoir la bouillabaisse et contenir trop d’oignon, et d’une Koulebiaka, gâteau aux choux que je ne recommande pas aux estomacs susceptibles. Le lendemain, visite de la ville, très triste et très vieille, mais aux remparts massifs et impressionnants, élevés jadis par les barons baltes pour protéger la capitale de leur fief.

Après le dîner, nous gagnâmes la gare. Un train spécial nous y attendait. Dix minutes après, nous roulions vers Pétrograd. Un long arrêt de plusieurs heures à Narva, gare frontière russo-estonienne, parut solennel à mes compagnons de route. Le « Paradis rouge » était à deux pas, de l’autre côté d’une barrière placée sur la voie ferrée et qui s’ouvrit au petit jour devant la locomotive soviétique, d’ailleurs poussive, qui nous entraînait dans un monde nouveau. Pour moi, ce paradis pouvait être l’enfer du Dante au seuil duquel je ferais bien de laisser toute espérance.

Nouvel arrêt de l’autre côté de la barrière. Cette fois, le sort en est jeté. D’un côté, immobile, l’arme au bras, se tient un soldat estonien en kaki et dont l’uniforme pourrait se confondre avec celui d’un soldat anglais. De l’autre côté se dresse un être hirsute, en haillons, coiffé du bonnet de l’armée rouge et qui a bien plutôt les allures d’un bandit prêt à détrousser les voyageurs que d’un militaire destiné à les protéger.

L’émotion de Bafouillant-Tartuffier est à son comble. Il salue le garde rouge en agitant sa casquette de voyage et il entonne l’Internationale que nous rugissons une fois de plus.

Combien de fois l’aurons-nous chantée ?... Ah ! Je la sais à présent ! La lacune de mon éducation première est comblée.

Le chant terminé, d’un groupe d’ouvriers de la voie, armés de pioches et de pelles, sort un vieillard à la barbe blanche qui lui tombe jusqu’à la ceinture. Ce doit être le doyen des cheminots communistes des Républiques soviétiques. Il est bien maigre, il est blafard, avec des yeux de fièvre au fond de ses orbites qu’ombragent des sourcils broussailleux. Le pauvre vieux a l’air de ne pas manger tous les jours. S’il était libre de dire la vérité, il clamerait certainement que sous le tsar, il mangeait plus de pain et que ce pain était plus blanc.

Il nous allocutionne en russe, avec de grands gestes. un tonnerre d’applaudissements accueille son laïus. Il paraît qu’il nous a souhaité la bienvenue au « Paradis rouge ».

Nous remontons dans le train dont les wagons, j’ai oublié de vous le dire, ont l’aspect qu’avaient nos wagons français pendant la guerre, avec leurs vitres brisées, leurs coussins lacérés, leurs lanières absentes et leurs marchepieds brisés. Le beau matériel que possède ce pays d’avant-garde de la civilisation et des lumières !

La locomotive poussive nous traîne à travers des forêts. Elle est chauffée au bois. Elle nous arrête à Yambourg, gros village de 5.000 habitants. Le Soviet local est à la gare. Ses membres ont des têtes de bandits. Youdenitch, lors de son raid qui tendait à sauver la Russie, fit fusiller plusieurs de ces gredins. Il en est resté. Nous descendons. On nous fait visiter l’école soviétique où des soldats de la garnison apprennent à lire en compagnie d’écoliers maigres et hâves qui auraient surtout besoin de manger. Les habitants de Yambourg sont des squelettes. Ils errent, craintifs et désœuvrés, semblables à des naufragés cherchant leur nourriture dans une île déserte ; ils n’osent nous aborder. La Tchéka les surveille et les terrorise. Ils nous tendraient la main en mendiants sans cela et nous désabuseraient sur la prospérité du Paradis rouge où, seuls, les gouvernants s’empiffrent.

Le train récupère notre caravane fatiguée. Laveine, encore suralimenté, ne sait plus que bâiller et dormir. Bassignac (Estève), dans ce pays de sombres forêts où le soleil luit pourtant et donne une chaleur lourde, mais sans créer de la gaîté comme dans le Midi français, Bassignac semble atteint par la neurasthénie. Gobillot est tout à fait funèbre, hanté par la menace vague qui pèse sur lui depuis la disparition du pli secret. Et moi, je me sens envahi par de sourdes inquiétudes. Que maman et Mlle Fénia sont lointaines ! Elles doivent être dévorées par l’angoisse. Aurais-je eu tort de partir ? Je puis périr dans cette entreprise insensée. Et j’aurai causé deux deuils sans profit.

Dans la nuit, un arrêt. Qu’y a-t-il encore ? Gobillot tressaute. Moi aussi. Ce n’est rien : la vieille locomotive n’a plus de bois pour chauffer son eau. Un chef communiste, qui est monté dans le train avec nous à Hambourg et qui s’entretient avec Kouzovkine et Bafouillant-Tartuffier, est descendu ; il tient un colloque avec le mécanicien. Il s’excuse, demande aux camarades congressistes de vouloir bien aider à la corvée de bois pour approvisionner le tender. Il n’y a qu’à abattre quelques arbres morts de la forêt. Ce sont des pins. Puis on les sciera. Il tombe une pluie fine. Charmante occupation pour des voyageurs, la nuit !... Ah ! ces pays qui sont à l’avant-garde du progrès ?

On nous munit de scies, de cognées, de serpes, et nous bûcheronnons pendant deux heures, en pataugeant dans l’humus et dans les fougères mouillées dont les feuilles nous montent jusqu’aux cuisses. Le chef communiste, qui travaille aussi, continue à s’excuser :

– Ça n’arrive jamais ! assure-t-il. Il faut que, pour une fois, ça tombe sur nous !

– T’en fais pas, camarade ! lui répond Bafouillant-Tartuffier, en se frottant une épaule sur laquelle il a reçu une forte branche d’arbre. T’en fais pas ?... Le principal, c’est d’avoir le capitalisme ! Et on l’aura !

Ce farceur veut surtout avoir des capitaux. En attendant, si on le soumettait à une corvée pareille en France, et qu’il lui fallût quitter, pour abattre des arbres ou faire du charbon, le confortable compartiment de première dans lequel il circule gratuitement pour aller prêcher la révolution aux quatre coins du pays, quelles furibondes dépêches n’expédierait-il pas à l’Humanité ?

Trempés comme des barbets, nous réintégrâmes nos compartiments. Bourrée de bois résineux, la locomotive laissait échapper par sa cheminée une longue flamme dont les étincelles, volant en l’air, parmi des torrents de fumée noire, éclairaient tout ce coin de forêt. Quelques broussailles prirent feu, malgré la petite pluie fine. Nous partîmes, laissant derrière nous une impression sinistre d’incendie et de dévastation.

Un peu avant midi, et sans avoir déjeuné, nous stoppions enfin en gare de Pétrograd. Cette ville portait encore son vrai nom. Elle porte aujourd’hui le nom d’un gorille sanglant Léningrad. Une fanfare, des délégations d’ouvriers avec drapeau rouge, l’Internationale chantée à plusieurs voix, avec la majesté un peu mystique d’un chœur d’église russe, nous fit vivre tout à coup dans une atmosphère nouvelle de gravité mêlée de douleur. La misère désenchantée de ce peuple, mobilisé par ordre, pour nous recevoir, éclatait dans ses accents en dépit de la Tchéka. Une discipline de fer ne crée pas l’enthousiasme.

Nous sommes nous-mêmes fort abrutis et dépaysés. Nous nous laissons organiser en détachements comme un troupeau de moutons qu’on répartit entre les sections d’un abattoir. Nous ne logerons pas tous au même endroit, paraît-il. J’en suis fort aise cela me permettra de circuler un peu à la recherche de l’ancienne maison des Ivanov. Gobillot, Bassignac (Estève) et le doux Laveine sont déprimés et anéantis par ce long et fatigant voyage, et cette suralimentation au moyen de cuisines variées.

En marche quatre par quatre, nos bagages à la main, nous allons tête baissée, trouvant cette ville triste et déserte. Les alentours de la gare n’ont rien de pittoresque. Nous y voyons beaucoup de cheminées d’usines, et ces usines ont l’air d’être abandonnées, ainsi que les rues. Ce n’est pas étonnant. Pétrograd avait deux millions d’habitants aux temps abhorrés du tsarisme. Elle n’en a plus que six cent mille et qui n’ont pas l’air bien portants. Nous débouchâmes sur une place. Gobillot qui était déjà venu au Paradis rouge sembla se reconnaître et murmura :

– La place Znamenskaia ! Le tram y passe. On pouvait bien nous le faire prendre, au lieu de nous faire faire une marche militaire...

D’autres groupes de notre caravane de congressistes, – et ces groupes ressemblaient, comme le nôtre, à des détachements de soldats de corvée marchant au pas, – furent dirigés sur des rues différentes. Nous, au bout de quelques minutes, nous étions, au dire de Gobillot, sur la fameuse perspective Nevski, dont j’avais entendu vanter la beauté, jadis, dans des journaux et dans des livres. Elle me parut désertique.

Et puis, détail curieux que j’avais remarqué déjà à propos de la place Znamenskaia, la chaussée était dans l’état où l’on voit certaines rues de Paris, quand les terrassiers ont enlevé les vieux pavés de bois pour refaire le béton qui doit en supporter de neufs. Je devais apprendre un peu plus tard, que le peuple russe émancipé, libre de la tyrannie, et jouissant des bienfaits de toute espèce dont l’ont comblé les Bolchéviks, au dire de L’Humanité, n’avait trouvé, depuis l’achèvement de ces paillasses sanguinaires, qu’un moyen de ne pas périr de froid pendant les terribles hivers de son pays : dépaver les rues pour brûler les pavés de bois dans les poêles, et démolir aussi les maisons de bois pour parvenir à se chauffer. De fait, le nombre des maisons à demi-détruites, et surtout privées de leurs fenêtres et des poutres de leurs toitures paraissait incommensurable. On aurait dit une cité éprouvée par un tremblement de terre. La voirie, dans cette capitale du Paradis Rouge, était, d’autre part, rudimentaire, pour ne pas dire inexistante.

– Bon sang ! répétait volontiers le bon Laveine, recouvrant la parole, qu’il avait perdue à la suite de ses excès de nourriture berlinois et de son petit mal de mer dans le golfe de Finlande, bon sang ! Qu’est-ce qui empoisonne comme ça ?

– Mais c’est plein de chats et de chiens crevés ! s’était écrié tout à coup Bassignac (Estève) avec une sorte d’épouvante.

De fait, la voie publique n’était qu’immondices et charognes. Bassignac poursuivait :

– Et dire qu’on a répété que ce qu’il y avait de plus sale au monde, c’étaient les quartiers de Marseille qui touchent à l’Hôtel de Ville et au vieux port... Pétard de sort ! Je demannde qu’on les amène ici, à Pétrograd, les ceusses qui répanndent ces calomnies...

Au fur et à mesure que nous avancions, je découvrais un Pétrograd élégant, ou qui l’avait été, un Pétrograd un peu français avec, çà et là, une note locale. Des rues longeaient ou coupaient des canaux concentriques, comme à Amsterdam. J’évoquai l’effort des tzars triomphant de la barbarie asiatique, forgeant de toutes pièces un cadre occidental, au milieu duquel leur peuple ignorant devait se pénétrer peu à peu de l’atmosphère de notre civilisation et de notre art. Et tout cela, en quelques années, était retombé au cloaque et à la férocité asiatiques, avec l’esclavage pour les petits et les faibles, la famine pour le peuple, tandis que les nouveaux tzars rouges, entourés de leurs bourreaux chinois, se gavaient de jouissances, ivres de sang et de vin.

Oui, malgré la forme spéciale des voitures et l’aspect barbu et inculte des cochers, malgré les robes ballonnées des femmes coiffées de mouchoirs blancs, malgré les blouses et les bottes des passants hirsutes coiffés de bonnets de peau de mouton, je me sentais dans un cadre latin alourdi d’art byzantin, mais déshonoré, souillé, abandonné. Les passants étaient tristes et comme préoccupés. Des nuées de moutards des deux sexes, en haillons, pieds nus, au teint cireux, décharnés, affamés, grattant sans relâche leurs tignasses broussailleuses, pleines de poux, s’étaient mis à nous suivre, quémandant du pain ou des sous sur un ton de mélopée qui finissait par ressembler à un chœur mezzo voce de misère et de désespérance. Nous jetâmes quelques pièces. Ils se précipitèrent dessus, se battant sauvagement, tels des chiens se disputant un os. Quelques-uns portèrent nos bagages ; ils semblaient ressentir quelque fierté d’être les portefaix de l’étranger, moyennant un pourboire.

Des queues de malheureux à demi-nus stationnaient devant les boulangeries, comme à Paris pendant le siège de 1871. Il y avait des hommes vêtus de camisoles de femmes, et des femmes en vieilles redingotes.

Le pain, à Saint-Pétersbourg, était presque pour rien, sous les tzars. À présent, la boule de résidus farineux mêlés de paille coûtait des milliers de roubles-papier !

Mais je gardais mes réflexions pour moi. C’était le moment, moins que jamais, de m’afficher comme anticommuniste, aux veux des autres camarades congressistes. Leur silence me faisait plaisir. La désillusion commençait bien certainement à les envahir. Mais l’œil de la Tchéka était sur eux, depuis Berlin. Ils le sentaient bien. Chacun de nos détachements était mêlé de communistes allemands et de ces mêmes étrangers qui avaient été répartis entre tous les compartiments du train en partant de Paris. Ils étaient là pour écouter et pour espionner.

Je fondais peu à peu un espoir de complicité sur Gobillot qui, lui, ne venait en Russie que pour y faire sa pelote, – il l’avait assez clairement laissé entendre. Laveine et Bassignac (Estève), et bien d’autres, nourrissaient aussi des pensées de lucre, mais je les jugeais stupides, bien que canailles. Et puis, Gobillot était – ennuyé avec l’affaire du pli disparu. Il sentait la vengeance de Kouzovkine sur sa tête et chercherait une solution. Je pourrais, d’autre part, me servir de lui, peut-être, en lui promettant une petite ristourne sur les richesses des Ivanov.

– Où sont donc Kouzovkine, Bafouillant-Tartuffier et les grosses légumes du Congrès ? demandai-je tout à coup innocemment.

– Oh ! fit Bassignac (Estève), avec un peu d’aigreur, ils sont montés en voiture en sortant de la gare, eusses !

– Ça ne devrait pas être ! insinua Laveine, le plus fatigué de nous quatre. On est égaux, on est camarades. Pourquoi pas tous à pied, ou alors, tous en guimbarde ?

Je me gardai bien de faire écho à ce blâme. Mais Bassignac (Estève) acquiesça :

– Bien sûr ! Il a raison... Ou alorsse, qu’est-ce qui distingue le communisme de l’infâme société bourgeoise ?

Nous côtoyâmes la Néva aux eaux rapides. Des tramways nous dépassaient.

– Où nous mène-t-on ? questionnai-je.

– Je me le demande ! répondit Gobillot. Nous voici au pont Trotsky. C’est les chouettes quartiers. Et puis là-bas, le pont de Kamenny qui mène aux Îles. Joli, les Îles, camarade Pistou. Tout au bout, c’est un centre ouvrier, la Viborskaia Storona.

– J’ai entendu parler, dis-je négligemment, d’un quartier très bien, qui s’appelle Kamenoostrovsky.

– C’est comme qui dirait une avenue, répondit Gobillot. On en est à deux pas, mon vieux ! Je te montrerai ça quand nous serons installés et qu’on pourra faire des ballades.

Un élégant hôtel sur une allée qui avait dû être gazonnée sur ses bords et qui offrait un peu l’aspect du commencement des Champs-Élysées, s’offrit à nos regards.

– Tiens, me dit Gobillot, tu vois cet immeuble de rupins ? Eh bien ! C’est l’ancien hôtel particulier d’une danseuse de l’Opéra d’ici, la Kchessinskaia, épousée par un Grand-Duc et devenue princesse Krasinski. Au début de la Révolution, on y a installé les bureaux de la Pravda. C’est un journal. La Pravda, ça veut dire la Vérité. C’est L’Humanité d’ici. Pige le balcon en fer forgé. C’est de là que Lénine a harangué le populo, le jour de la victoire du prolétariat. Je crois bien qu’après, on y a installé le détachement des autos blindées, les tanks soviétiques, comme qui dirait, qui avaient procuré la victoire.

Le gréviculteur aux chemises de soie faisait parade de son savoir. Les autres l’écoutaient bouche bée. Tout à coup, Laveine s’écria :

– Tiens ! Mais ! La tête de notre colonne se dirige vers l’entrée de la bâtisse de la Kshe... chose, la danseuse, quoi !

– Oh ! Mais alors ! on nous soigne, déclara Bassignac (Estève), déjà retourné. On nous loge dans une bâtisse de luxe, reprise sur le capitalisme, ça va, ça va !

Une porte cochère s’ouvrant sur un jardin nous recevait. Ce n’était pas l’entrée principale, mais celle des communs. On ne devait pourtant pas nous faire coucher dans l’ancien garage des autos où il y avait, du reste, encore, quelques-uns des tanks qui assurèrent à coups de mitrailleuses le succès définitif des bolcheviks. On nous dirigea vers l’ancien jardin d’hiver de la célèbre danseuse. J’ai su, depuis, qu’il avait contenu d’admirables plantes exotiques, des fougères tropicales, des essences rares, parmi lesquelles voltigeaient des colombes blanches. Mathilde Kchessinskaia, l’hiver, y offrait le café à ses invités, dans une température de serre chaude. On apercevait alors l’autre jardin sous la neige, avec ses arbres noirs et dénudés. Du bosquet odorant d’un tiède jardin d’Orient, on contemplait la Sibérie à travers une vitre ! Raffinement russe ! Nostalgie de la tristesse et de l’exil au sein d’une atmosphère douillette et capitonnée ! La révolution avait brisé la vitre, balayé les plantes rares, tué et mangé les colombes. Au milieu, subsistaient quelques fragments d’albâtre rappelant la vasque dans laquelle retombaient avec un gazouillis, les perles d’un jet d’eau.

De l’ex-jardin d’hiver, nous passâmes, tenant à la main nos bagages, que nous avions repris aux malheureux moutards affamés, dans les pièces voisines : salon, boudoir et salle à manger où l’on retrouvait, sur les murs, quelques traces de luxe, des lambeaux de tentures de soie, des morceaux de cheminées de marbre rose brisées à coups de crosse. Dans un coin, il y avait encore un piano à moitié démoli, sur le clavier duquel Laveine, éreinté, s’assit sans songer à mal et se releva, épouvanté, en entendant le bruit cacophonique de l’instrument d’ailleurs désaccordé et qui exhala comme un hurlement de détresse.

Dans ces pièces : des lits alignés, comme à la caserne : le Gouvernement des Républiques Soviétiques nous logeait dans une chambrée !

L’égalité spartiate que professent ces dirigeants, pourtant amateurs de pierreries volées et de caviar à deux cents francs le kilo (trente millions de roubles soviétiques) et qui laissent, en mourant, des fortunes de 450 millions, exige que leurs invités, congressistes, politiques, savants ou naïfs industriels venant chercher des commandes, soient logés selon la doctrine marxiste, comme les internes d’un lycée, les soldats casernés ou même les forçats de l’île de Ré qui attendent leur transfert au bagne.

Des mutilés de guerre, des invalides étaient préposés à notre service ou à notre surveillance, – ou aux deux, – et chargés aussi de notre cuisine qui s’effectuait en plein air, vu le beau temps, sur les pelouses pelées de l’hôtel pillé et semblable à un navire naufragé.

L’un de ces invalides nous joua un petit air d’harmonica. Ce fut d’une tristesse infinie.

Nous choisîmes nos lits. Laveine et Gobillot se collèrent à moi. Bassignac s’empara d’autorité d’un quatrième lit en face du mien. Nous restions groupés. Un lavabo, installé dans l’ancien office, nous offrait six cuvettes et six robinets pour dix-huit que nous étions. Mais l’électricité était partout. Tramway et électricité n’ont jamais fait défaut à ce peuple émancipé qui ne manque que de pain, – une bagatelle ! Tour à tour, nous nous ablutionnons, tels des soldats revenant d’une marche-manœuvre.

Puis, sur une invitation qui ressemble à un ordre, nous montons au premier étage de l’hôtel par un escalier dont la rampe a dû être belle, mais qui est brisée par places. Dans une vaste salle, formée de plusieurs chambres dont les cloisons ont été abattues à coups de hache, et qui servait de salle de rédaction de la Pravda, il y avait déjà du monde, des gens à casquette et qu’on n’aurait pas aimé rencontrer au coin d’un bois. Quels effroyables museaux sémitiques ! Gobillot me nomma Joffe, face de brute à demi nègre, Bronstein, qui se fait appeler Trotsky, ex-fabricant de casquettes, avec sa tête de louche revendeur dans les marchés aux puces, avec ses yeux inquiets, avec son rictus de repris de justice traqué par les gendarmes. Il y avait aussi Zinoviev, qui s’appelle Apfelbaum, et tout un lot d’illustres gredins entrés déjà dans l’Histoire tout court, après avoir appartenu à l’histoire judiciaire. Ne furent-ils pas tous condamnés, au temps du tzar, pour vols qualifiés, campagnes antimilitaristes, attaques à main armée contre des banques et des trains ou pour fabrication clandestine de bombes ?

Les grands dirigeants de la nouvelle Russie étaient devant nous. Il y avait aussi des femmes à lunettes, à cheveux courts et au long nez crochu, doctoresses, étudiantes, espionnes de l’Allemagne pendant la guerre, appointées comme commissaires du peuple et agentes de la Tchéka. Mais le phénomène le plus stupéfiant de cette pègre communiste était une espèce de Chinois à casquette au rictus d’hyène et que Kouzovkine entretenait avec une déférence marquée.

– Quel beau pogrom à effectuer ! pensais-je. Mais pourquoi ce Chinois ?

C’était Lénine ! le plus féroce de tous, le forban qui se spécialisait, avant la guerre, dans l’attaque à main armée des trains postaux, transportant des fonds de la Banque d’État.

Un silence s’était établi. Kouzovkine présentait le monstre asiatique à notre admiration. Ce fut un tonnerre d’applaudissements, des acclamations en toutes les langues, des hoch ! hoch ! des hourrah ! des Vive Lénine !

Puis, il nous harangua, en russe ou en yiddish, j’aurais été bien incapable de le dire. Bafouillant-Tartuffier nous traduisit que Lénine adressait le salut du prolétariat ouvrier et paysan russe aux congressistes, et qu’il attendait de nous l’effort utile pour établir la dictature du prolétariat dans chacune des nations d’Occident gémissant sous la tyrannie capitaliste. Kouzovkine ajouta quelques mots à la gloire de Lénine, qu’il méditait, peut-être, l’hypocrite, de renverser et de remplacer.

Puis, tous, à la queue leu leu, nous défilâmes devant le dictateur sanglant et lui serrâmes la main ! Ce fut long ! Oui ! J’ai serré la main du bandit auquel j’aurais préféré serrer la gorge.

Tous ceux qui avaient reçu le sacro-saint serrement de main du pontife quittaient alors la salle de réception par un bout opposé à celui par lequel ils étaient entrés. Je montai ensuite, derrière les autres, un escalier conduisant à un belvédère qui était un des ornements coquets de l’hôtel Kchessinskaia et dont la révolution de 1917 avait fait un emplacement historique.

Vitré, ce gracieux belvédère avait servi d’observatoire à Lénine dirigeant les progrès de l’insurrection. Kouzovkine était là, jouant pour nous le rôle du gardien de musée qui explique. J’eus le temps d’admirer du haut de cette tour de verre, un panorama, ma foi, fort pittoresque. On y a une vue splendide sur la Néva et ses palais somptueux de l’autre rive.

En face, de sombres et antiques murailles, descendant à pic dans le courant du fleuve, soutenaient un dôme terminé par une flèche dorée. Juste à cet instant, Kouzovkine montrait ce monument et débitait de son accent aux r un peu rudes qui me rappelait l’accent de Fénia, ma princesse lointaine :

« Ici, camarades, la fameuse forteresse Pierre-et-Paul où les tyrans détenaient prisonniers les défenseurs du peuple, les martyrs de la liberté. Aujourd’hui, ses geôles contiennent les ennemis du peuple et les traîtres au prolétariat. Dans l’enceinte se trouve la cathédrale où l’on inhumait les tyrans et leurs familles depuis Pierre le Grand. Nous dominons d’ici trois quartiers. Le camarade Lénine assista d’ici même à la bataille des rues qui donna le pouvoir au gouvernement prolétarien ! »

Je me sentis mal à l’aise en contemplant la vieille et formidable prison, d’autant que Kouzovkine me regarda en parlant des traîtres au prolétariat. Était-ce un pressentiment ? Je quittai l’observatoire historique avec un peu de hâte, je l’avoue, laissant ma place aux visiteurs qui me suivaient. Derrière moi, Gobillot était retenu un instant par l’officier renégat qui lui disait :

– J’ai besoin de ce que je t’ai confié, camarade Gobillot. Va me chercher ces plis et apporte-les moi ici dans un quart d’heure.

De retour dans notre dortoir, je m’assis sur mon lit, un peu soucieux. Mais Gobillot l’était plus que moi.

– Tu as entendu ? me dit-il. Il veut ses papiers. Il va voir que le pli cacheté manque !

Ce disant, il tirait de sa belle valise les documents faux que je lui avais laissés, les enveloppait dans un papier de journal, les ficelait et disait :

– Je cours lui porter ce paquet. Si j’ai la veine qu’il ne l’ouvre pas tout de suite, ça bichera. Je lui soutiendrai mordicus qu’il y avait tout dans le paquet et qu’on lui a pris le pli après que je lui ai eu remis le tout !

– Bonne idée !

Il partit. Je l’attendis avec une curiosité mêlée d’une petite angoisse. Je me trouvais mêlé à l’incident sans que Gobillot le sût. Et puis, je voulais qu’il m’emmenât en promenade du côté du Kamenoostrovsky, on sait pourquoi.

Tandis que j’attendais, Laveine et Bassignac échangeaient des pensées amères. L’enthousiasme que leur avait causé la joie de voir, d’entendre le grand Lénine et de lui serrer la main, était tombé. Laveine, qui escomptait un métier de rentier au « Paradis Rouge » sentait un abîme aussi profond entre lui et les grands chefs des Soviets que celui qui le séparait des ministres, des hauts fonctionnaires, des grands bourgeois de cette France capitaliste. Alors, quelle différence ?

– C’est vrai ! convenait Bassignac (Estève). Et puis enfin, le camarade Bafouillant-Tartuffier et d’autres grosses légumes ne couchent pas à la chambrée, comme nous autres ; ils ont sûrement des chambres ! C’est contraire au principe communiste !

– M’est avis que oui ! approuvait Laveine. Le camarade Kouzovkine, encore, il est officier de l’armée rouge, il est d’ici, ça se comprend qu’il ait un logement. Mais Tartuffiant-Bafouilleur, je veux dire Bafouillant-Tar... enfin t’as saisi, il est représentant du peuple, à la mode bourgeoise, et en vertu des lois capitalistes dont il bénéficie pour quarante-cinq mille balles par an, moins la retenue pour le parti, il n’est pas plus que nous. Il nous représente !... Eh bien ! un représentant de commerce est moins que le commerçant qu’il représente, donc...

– Et il ne bouffera pas avec nous ! reprenait Bassignac. Il va se coller du poulet rôti ou de bonnes légumes au beurre avec Lénine. Et nous, tu sens ce qui nous attend, ça empoisonne le chou dans toute la bâtisse. Et pourtant les mutilés cuistots font notre cuisine dans la cour. Le chou, à ce degré-là, mon vieux, on en a mangé, avant de se mettre à table !

– C’est vrai, que ça sent fort le chou ! dis-je. Mais, d’une autre côté, ça empêche de sentir les chiens crevés qui parsèment les avenues. Quand le vent vous amène ça, c’est à avoir le choléra !...

– On l’a ! fit une voix, à deux pas de nous.

Laveine, Bassignac et moi, nous tournâmes la tête dans la direction de cette voix. Un grand seccot qui n’avait qu’un bras et qu’un œil, maigre, pâle, avec une longue barbe inculte, une chevelure littéralement forestière, sur laquelle était juchée la casquette crasseuse du bolchevik intégral, s’était avancé vers nous, souriant hideusement et répétant :

– On l’a, le choléra ! On l’a même tout près, camarades français !... À l’hôpital des cholériques !...

Il avait un accent terriblement rauque et dur, mais il parlait facilement le français. Il nous dit s’appeler Serge Chingareff et avoir habité la France longtemps, après avoir fui la Russie, au temps du tzar, pour ne pas être envoyé en Sibérie. Il avait été compromis dans une affaire de bombes avec d’autres nihilistes. En France, il avait exercé divers métiers : débardeur, garçon livreur, aide-maçon. La guerre l’avait surpris, il s’était engagé dans la légion, s’était battu au Chemin-des-Dames, y avait perdu un bras et un œil, avait été réformé, était passé en Suisse et était rentré en Russie dans le fameux train payé par l’état-major allemand. Chez cet homme, il y avait eu, en somme, du bon et du mauvais. Mais il n’était que Russe. Il n’était pas Juif. Il n’y avait d’avenir pour lui, dans le bolchevisme, que dans des emplois tout à fait inférieurs. La preuve en était qu’il était un de nos cuisiniers provisoires. Peut-être est-il aujourd’hui un de ces mécontents qui poussent le cri précurseur d’un mouvement thermidorien, de Vivent les Soviets ! À bas les Juifs !

Nous fûmes tous trois fort contents de connaître un Russe sachant parler français. Laveine s’informa tout de suite du menu du dîner. Les repas de l’ambassade de la rue de Grenelle l’avaient rendu gourmet. Et la suralimentation dont son estomac avait pâti en séjournant à Berlin ne l’avait point corrigé.

– Alors, quoi, camarade ! fit-il. Du chou, pour ce soir ? Rien que du chou ?

– Avec des saucisses, camarades. Pour vous, les Soviets font bien les choses !

Laveine parut suffoqué :

– À l’ambassade soviétique, à Paris, on se nourrit mieux ! J’y ai bouffé, camarade Serge Chinga... chose ! dit-il. Ah ! Gobillot disait bien qu’il y avait ici du ralentissement pour la bouftance !

– Mais des choux, ici, c’est recherché ! protesta Serge. Tout le monde n’en a pas ! Pour vous, camarades, on s’est mis en frais ! On a organisé une expédition à la campagne, contre les Koulaks qui veulent s’enrichir et garder leurs nourritures pour les vendre cher aux villes. Il a fallu réquisitionner avec des fusils. On s’est battu. Il y a eu des morts des deux côtés, mais on a eu les choux !

Et le Russe mutilé faisait valoir cet effort méritoire du prolétariat ouvrier allant conquérir des choux au péril de sa vie pour régaler des camarades congressistes.

Et j’admirais en moi-même ce régime soviétique, organisateur de la paix universelle, qui était obligé de livrer bataille aux paysans pour avoir de quoi donner à déjeuner à ses invités.

Bassignac (Estève) et Laveine n’osaient plus rien dire devant cet héroïsme prolétarien des ouvriers des villes. Ils découvraient visiblement les beautés du communisme au pouvoir. Moi, pendant ce temps, je fixais un bourrelet détaché d’une porte et qui se balançait au souffle de l’air. Il avait bien deux mètres de long et servait à protéger de la bise d’hiver le corps frileux de la Kchessinskaia. Je l’arrachai et me mis négligemment à le débourrer de la ouate qui le gonflait. Une idée folle avait germé en mon cerveau. Mais comme tout, dans mon existence, depuis mon départ de Paris, était quelque peu fou, cette idée me paraissait très normale et elle se trouva féconde en résultats, comme on le verra.

Au cours de mon travail, qui avait l’air d’être un passe-temps machinal de désœuvré, Gobillot reparut. J’interrogeai son visage. Il était radieux.

– Je crois que le truc a réussi ! dit-il. Je lui ai remis le paquet. Il ne l’a pas déficelé devant moi. Donc, je suis à couvert. Je jurerai que tout était dans le paquet. Comment me prouverait-il le contraire ?

– Savoir ! dis-je. Enfin ! Espérons pour toi que... À propos, si nous faisions une ballade... J’ai trouvé un guide. Ce manchot qui a habité Paname et qui parle français.

Je lui montrai Serge.

– Pas besoin ! répliqua Gobillot offusqué. Je connais Pétrograd comme ma poche.

Mais moi, j’avais mon idée. Justement, Serge Chingaref s’entretenait avec Laveine et Bassignac (Estève) qui lui offrait des cigarettes. Il leur expliquait :

– Du perlot français, bonne affaire !... Ici, sale tabac à fumer !

– Et le pinard ? demandait Boussignac.

– Pas de pinard !... répondit Serge. On a vidé toutes les caves des bourjouis, il y a longtemps, on n’en trouve plus !

Là-bas, le mot bourgeois prononcé bourjouis a été introduit dans la langue russe par le mouvement soviétique.

J’allai à lui, le poussant du coude et lui dit :

– J’en connais, moi !

– Où donc, fit-il.

– Dans les caves d’une maison... mais muré !...

– Serge fit entendre un sifflement admiratif.

Il cligna son unique œil et murmura :

– Pas dire aux autres, pas dire aux autres !

– Pas de danger, fis-je.

Je tenais un premier complice. J’allais m’en faire un second de Gobillot. Je m’arrangerais pour exploiter les vices des deux gaillards. Le premier était un ivrogne. Le second était venu pour faire sa pelote. J’avais de quoi les satisfaire tous deux.

Mais soudain, Gobillot me remplit d’inquiétude. Il me contait :

– Le camarade commandant Kouzovkine m’a parlé de toi.

– De moi ?... À quel sujet ?

– Il m’a demandé quel était ce camarade avec lequel j’avais l’air en si bons termes. Je lui ai dit que c’était le camarade Pistou, un as, un camarade sûr, un communiste de première, et qui saurait jaspiner dans les méetingues. Il m’a répondu d’un drôle d’air : « T’es sûr que c’est bien Pistou qu’il s’appelle ? »– « Dame, que j’ai fait, il a bien dû montrer ses papiers puisqu’il a été désigné pour le Congrès ! » Voilà ! Je te signale ça. T’es bien Pistou, au moins ?

– Tu parles ! fis-je la gorge un peu sèche.

Mais j’avais senti un petit frisson me passer dans le dos et dans les cheveux. D’où provenait ce soupçon de Kouzovkine ? Étais-je repéré ? La police de la Tchéka avait-elle percé mon subterfuge ? Y avait-il eu quelque part un trou dans un mur et un œil derrière ?

C’était bien pis que tout cela ! Je ne pouvais pas deviner que Pistou s’était évadé du Dépôt, ayant trouvé moyen d’écrire à des camarades qui l’avaient fait mettre en liberté à l’aide du classique coup de téléphone qui prend toujours. Et l’ambassade de la rue de Grenelle avait envoyé à Kouzovkine une dépêche chiffrée, lui demandant d’éclaircir le mystère d’un Pistou signalé à deux endroits à la fois.

Heureusement que je ne savais rien à ce moment-là. Cela m’aurait coupé bras et jambes. Je me serais sauvé sur-le-champ et je me serais fait pincer et massacrer au fond d’une prison. Au lieu que, croyant que je n’étais que l’objet d’un soupçon vague, je résolus de brusquer l’exécution de mon projet relativement à la fortune des Ivanov.

Les évènements allaient se précipiter.

 

 

 

 

VII

 

 

UNE FORTUNE DANS DEUX BOUTEILLES

 

 

C’est sur une table dressée en plein air, couverte de nappes de papier, et dans des assiettes ébréchées qui avaient fait partie d’un des magnifiques services de table de la Kchessinskaia, que nous mangeâmes notre chou aux saucisses.

Mais il y avait des poissons fumés à discrétion, puis du nougat turc aux pistaches pour dessert, et, pour nous faire oublier l’absence du vin, de la vodka servie dans des tasses. Mais Cabillot déclara qu’elle était moins bonne que celle qui était servie à l’ambassade de la rue de Grenelle.

Une demi-ivresse avait ainsi été prévue par nos hôtes pour nous illusionner nous-mêmes sur la qualité du festin.

– Une petite excursion nous ferait du bien, proposai-je à Gobillot.

– Ah ! Oui ! C’est vrai ! fit-il. Tu veux voir le Kamenoostrovsky ? C’est à deux pas. Viens !

Il passa son bras sous le mien et m’entraîna vers la rue. Au bout de cinq minutes de marche, nous nous trouvâmes sur une longue avenue bordée de maisons élégantes, avec des portes à perron solennelles, mais montrant les stigmates de la révolution. Brisées par places, ces portes avaient été rafistolées avec des planches. Elles étaient souillées de boue sèche. Beaucoup de vitres de leurs fenêtres étant remplacées, soit par des journaux découpés en carrés et collés sur les montants, soit par des cloisons de bois blanc. Les briques des murs, fendillées par la gelée et le dégel, laissaient voir des façades lépreuses, rouges comme des corps de suppliciés. Le manque d’entretien de tous ces immeubles en faisait des cadavres d’habitations. Leur ensemble, le long de la rue malpropre, défoncée, semée de charognes et de détritus de légumes, donnait l’impression d’une longue usine mal entretenue. Les prolétaires et les derniers intellectuels râpés et minables, qui y étaient logés pêle-mêle, ajoutaient à cette vision de misère. De ces portes aristocratiques déchues, blessées, souillées, sortaient des femmes allant aux provisions, des enfants en haillons et pieds nus, des chiens galeux et squelettiques, des bohêmes vêtus de défroques sans nom et qui étaient sans doute d’anciens professeurs, d’anciens avocats, d’anciens juges. Je m’imaginais, par avance, l’aspect de l’avenue du Bois et de celle des Champs-Élysées, le jour où la ville de Paris serait soviétisée, où quelque Bafouillant-Tartuffier serait son Lénine et ferait loger dans leurs immeubles les romanichels des anciens fortifs.

Gobillot me dit soudain :

– Eh bien ! t’y v’là, dans ton Kamenoostrovsky !

– Ainsi, c’est ça !... m’écriai-je.

Laquelle de ces maisons avaient pu habiter Fénia et son père ? Je pris une décision rapide.

– Camarade Gobillot, lui dis-je, parlons peu, mais parlons bien. Un Russe émigré, un général, a habité quelque part dans cette rue. Il a fait murer, avant de partir, une fortune en pierres précieuses dans les caves de sa maison.

L’effet sur le gréviculteur aux chemises de soie fut foudroyant.

– Comment sais-tu ça ? me demanda-t-il, les yeux hors des orbites.

– Une conversation surprise dans un restaurant russe de l’avenue de Wagram, entre des Russes émigrés, lui contai-je. Tu parles si j’ai noté ces tuyaux.

– C’est pour ça que tu t’es procuré les moyens de venir à Pétrograd ?

– Pour ça !

– J’ai tout de suite vu, Pistou, dès notre départ de Paris, que tu n’étais pas une andouille. Tu comprends le communisme !

– Comme il faut le comprendre !

– Pistou, tu es quelqu’un ! Part à deux, hein ?

– Ça va de soi ! dis-je.

Je tenais mon second complice.

Mais, à ce moment, une voix proférait derrière nous :

– On oublie Serge Chingareff pour le pinard ? Pas gentil !

Gobillot parut contrarié.

– Qu’est-ce qu’il vient faire, celui-là ?

– T’en fais pas ! lui répondis-je tout bas. Je l’ai allumé sur l’affaire en lui disant qu’il s’agissait de bouteilles de vin. Il y en a ! À lui le pinard ! À nous les cailloux du militarisme rétrograde ! Il nous aidera !

– Pistou, t’es un as !

– Camarades ! interrogeait Serge, faudrait d’abord reconnaître la maison.

Nous passions devant une rue d’un aspect triste et désolé. Serge expliqua, en la désignant :

– Voici la Passadskaia et l’hôpital des cholériques. Rien à faire par là, bien sûr !

J’avais tressauté en entendant le nom de la Passadskaia.

– Au contraire ! m’écriai-je. C’est justement ce nom de Passadskaia que j’ai entendu prononcer par les Russes émigrés !

– Sang du Christ ! fit le manchot, qui, quoique bolchévik, avait conservé l’habitude des apostrophes de la vieille Russie. Sang du Christ ! Serait-ce l’ancienne maison des Ivanov ?

– Juste ! fis-je.

– L’hôpital des cholériques est installé dedans !... Le voici ! La maison est adossée à cette grande bâtisse que vous voyez, le dépôt de Lidval. Derrière ses jardins, il y a un terrain vague. On leur descendait déjà des bombes par leurs cheminées, en 1906, après la première insurrection qui a été réprimée. Le bourgeois Ivanov n’était pas rassuré !... Sa femme et sa fille non plus !

Nous entrâmes dans une cour-jardin qui avait dû être ornée jadis de massifs et qui n’était plus qu’une fondrière semée de détritus. Je reconnus, à la description que le général Ivanov m’en avait faite, le perron monumental de huit marches. Ces marches étaient engluées de boue séchée, la rampe était tordue. La marquise, dans le style de l’hôtel Troubetskoï, n’avait plus une vitre. Son armature de fer forgé était brisée par places. Des tiges de cette armature pendaient. La sauvagerie et la saleté communistes avaient marqué leur empreinte de conquête asiatique sur cette maison où était née Fénia. Et c’était ça, un hôpital soviétique ! Dans ce refuge de cholériques, on risquait d’attraper le choléra quand on ne l’avait pas. Mais Serge pensait sans doute que quelques bouteilles de vin valaient ce risque. Et Gobillot, de son côté, serait allé pêcher une fortune dans n’importe quel cloaque. Je les tenais.

Des malades maigres et jaunâtres regardaient par les fenêtres sans vitres. Personne ne nous barra le passage. Entrait qui voulait dans ce bouge-hôpital, sous les yeux indifférents d’infirmiers hirsutes, aux tabliers crasseux, et de doctoresses aux nez saloniciens, aux chevelures courtes de jouvenceaux à lunettes.

Laveine et Bassignac (Estève) nous rejoignirent soudain, à notre grande surprise. Ils nous avaient suivis de loin et avaient pénétré à leur tour dans cette cour ouverte à tous. Bassignac disait :

– Vous vous promenez sans nous ? C’est pas chic. Mais quel est ce monument ?

– Un hôpital plein de cholériques ! lui répondit Gobillot un peu brutalement, espérant le faire filer. Laveine, seul, tressauta :

– Mais, ça s’attrape !

– Plus vite que cent mille francs de rentes ! déclara Gobillot.

Il n’y a pas des choses plus intéresseintes à visiter ? demanda Bassignac. Camarades, vous avez de drolles d’excursions !

En attendant, tous deux nous avaient suivis jusqu’à un escalier descendant au sous-sol. Serge nous disait :

– Par ici !

L’ancien office que m’avait indiqué le général était transformé en pharmacie poussiéreuse sentant le phénol et l’éther. La trappe, qui, de l’office, ouvrait l’escalier descendant aux caves, n’existait plus. Serge nous expliqua qu’on l’avait démolie pour faire du feu. Elle ne servait à rien qu’à gêner les patrouilles des soldats rouges cherchant des conspirateurs dans les caves des bourjouis et y trouvant seulement des bouteilles réconfortantes.

Tous, nous descendîmes l’escalier tournant dont m’avait parlé Ivanov. Le cœur me battait. Lampes électriques de poche en main, nous explorâmes l’immense cave que je savais composée d’un couloir central sur lequel s’ouvraient, des deux côtés, des caveaux aux portes numérotées. Il s’agissait pour moi, je l’ai expliqué, de repérer le caveau numéro 4, contenant, murées, les montures d’or des bijoux et la bouteille de pierres fausses ; puis, surtout, le caveau numéro 2 contenant le vrai trésor : la fortune des Ivanov en pierreries et perles contenues dans deux des dix-huit bouteilles poudreuses également murées.

Une déconvenue m’attendait : plus de portes de caveaux, plus de cloisons ! Tout avait été brillé au cours des hivers précédents. Les casiers à bouteilles étaient renversés et les bouteilles étaient brisées. Comment m’y reconnaître ? Les murs nus s’étendaient à perte de vue sous les lueurs de nos joujoux électriques. Puis je me pris à réfléchir que la destruction des cloisons séparant les divers caveaux pouvait simplifier singulièrement ma besogne. Un gamma, une F sans petite barre, devait exister sur un moellon de l’ancien caveau numéro 4 contenant les montures d’or et les pierreries fausses, tandis qu’un I majuscule gravé également sur un moellon à hauteur d’un mètre, à l’endroit où se trouvait anciennement le caveau numéro 2, devait m’indiquer la cachette des dix-huit bouteilles poudreuses dont deux contenaient les perles, les diamants et les pierres authentiques. Je parcourus lentement toute la cave, dardant sur le mur du fond le faisceau de ma lumière. J’aperçus alors, très nettement, le gamma, puis, plus loin, l’I majuscule.

– Eh bien ? demandait Serge, me voyant faire.

De mon regard je lui indiquai le gamma en lui faisant un signe d’intelligence. Mais je gardai pour moi le secret indiqué par l’I majuscule, à cinq ou six mètres de là.

Des gens de l’hôpital, infirmiers ou convalescents, étaient entrés, se demandant avec curiosité ce que nous cherchions dans ces souterrains dévastés. Ils riaient, apostrophaient Serge en langue russe. L’ex-garde rouge ripostait en haussant les épaules d’un air furieux. Il me dit :

– Ils se sont doutés que nous cherchions du vin et ils me plaisantent en répétant que nous arrivons trop tard, que tout est bu depuis plus d’un an. Je le sais bien !

Tout bas, il ajoutait :

– Il faut revenir une nuit, quand tout l’hôpital sera endormi, avec des outils... Tu es sûr qu’il y en a de muré, du pinard, camarade ?

– Sûr ! dis-je.

Nous remontâmes. J’étais radieux. La besogne était loin d’être accomplie. Mais je la jugeais bien préparée. Il était trop tard pour prolonger la promenade. Nous regagnâmes notre dortoir. Laveine et Bassignac estimaient que nous leur avions fait faire une drôle de promenade de digestion. Quant à Gobillot, il me demanda :

– Qu’est-ce que tu avais donc l’air de regarder sur ce mur, camarade Pistou ?

– La cachette du trésor des Ivanov !

– C’est donc sérieux ?

– J’ai vu le signe dont parlaient les deux Russes, à ce restaurant de l’avenue de Wagram.

Gobillot était très allumé.

– Dis donc, camarade Pistou, me confia-t-il, tu ne crois pas que, des fois, ce serait un de ces trésors-là sur lequel Kouzovkine aurait des vues ?

Il ne croyait pas si bien dire. Je lui répliquai :

– Quand ce serait ! Au lieu d’une petite ristourne que tu obtiendrais de lui, tu auras la moitié avec moi ! Part à deux, as-tu demandé. Et je t’ai dit : convenu !

– Ce serait marrant de lui couper l’herbe sous le pied ! avoua-t-il.

Cinq minutes après, nous étions couchés. Surexcité, énervé comme je l’étais, j’eus un sommeil fiévreux, comme doivent en avoir les somnambules extra-lucides. Ma nuit fut une succession de cauchemars. Je rêvai que Kouzovkine venait rôder autour de mon lit, m’arrachait mes fausses moustaches, me faisait arrêter et conduire à la forteresse Pierre-et-Paul, où un peloton de gardes rouges, fusil au pied, m’attendait pour m’exécuter.

Je me réveillai affolé, tout en sueur. Le petit jour pointait, dans le jardin dévasté de la Kchessinskaia. Au petit porte-manteau fixé au mur, à la tête de mon lit, mes habits pendaient, mes beaux habits de gugusse de cirque copiés sur ceux du vrai Pistou. J’eus l’idée de profiler du sommeil de mes camarades congressistes, et aussi de la solitude et du silence ambiants pour examiner les plans indicatifs que m’avait remis le général Ivanov, et peur confronter ces indications avec les constatations que j’avais faites la veille dans les caves de l’hôpital. Stupéfaction ! La poche intérieure du gilet où se trouvaient ces papiers était vide. Bien mieux : vides aussi étaient les poches de mon veston, des diverses cartes d’identité au nom de Pistou qui m’avaient été remises au départ de Paris, par le deuxième bureau, après qu’elles eurent été saisies sur le vrai Pistou, au greffe du dépôt.

Un coup de massue sur le crâne ne m’aurait pas anéanti davantage... Kouzovkine était-il venu rôder auteur de mon lit autrement que dans mon rêve ? Et n’étais-je que dans un demi-sommeil quand il était venu ? Étais-je dans les mains de la Tchéka ? Y avait-il eu depuis Berlin, ou même auparavant, des trous dans tous les murs et dans toutes les cloisons avec des yeux derrière ? Je savais la puissance de dissimulation de la Tchéka, la lente patience de son espionnage silencieux. En me levant, je n’étais plus qu’un automate. Des ablutions d’eau froide, au lavabo de pénitencier qui nous était départi, me réveillèrent un peu et me firent prendre d’énergiques résolutions. À Paris, M. Gustave, en possession du pli mystérieux soustrait à Gobillot, avait peut-être barre sur Kouzovkine. C’était mon seul atout ! Je refusai de croire que je n’étais plus qu’un moucheron dans une épaisse toile d’araignée. Je me fis une contenance quand les camarades se levèrent à leur tour et s’habillèrent. Je ne sais plus ce que je mangeai. Je sais seulement que le thé citronné, ou plutôt vinaigré, additionné de lait concentré, souleva des protestations.

Laveine exprima l’avis aigre-doux que Bafouillant-Tartuffier devait avoir un petit déjeuner beaucoup plus à la le auteur, et que si le communisme avait ses aristos, ce n’était plus le communisme.

Mais il se tut quand arriva justement Bafouillant-Tartuffier, frais comme bien nippé et qui nous dit d’un ton dégagé :

– Salut, camarades ! Bien dormi ? Moi aussi ! Aujourd’hui, repos et distractions ! On va vous balader en autocars. D’abord, visite d’une usine prise au hasard. Il importe que vous puissiez, en rentrant à Paris, répondre aux calomnies capitalistes qui présentent la Russie nouvelle tantôt comme un pays de chômage et de misère perpétuelle, tantôt comme un enfer où les camarades ouvriers crevant de faim et mal payés travaillent dix et quatorze heures sous la menace des mitrailleuses...

Son bagout excita l’enthousiasme. On hurla : « Vive Lénine ! Vive Bafouillant-Tartuffier ! » Puis, l’Internationale fut rugie une fois de plus. Je rugis avec les autres, pour donner le change. Ah ! je la savais, maintenant l’Internationale ! Et le couplet « Debout, les damnés de la terre ! » me plaisait presque, tant il me paraissait drôle.

Un quart d’heure après, nous roulions en autocar sur les bosses et les détritus nauséabonds du Kamenoostrovsky, vers le centre ouvrier de la Viborskaia Storona.

Rien de désagréable pour moi ne se manifestant, je me ressaisissais. Nous descendîmes, au bout d’un quart d’heure, le long d’une usine métallurgique entourée de petites maisons ouvrières fort proprettes, bien alignées et entourées de jardinets aux fleurs et aux légumes florissants. Un beau décor de prospérité.

Cette usine, qui était en sommeil comme toutes les autres, avait été, en réalité, rendue à un semblant d’activité pour les visites des délégués étrangers. C’était un truquage à l’usage des poires que nous étions.

Après réception aux bureaux, allocution du camarade directeur vêtu en moujik et absorption d’une coupe de champagne allemand qui sentait le cidre, nous fûmes conduits aux ateliers.

Des ouvriers gros et gras, figurants visiblement suralimentés pour donner l’impression aux visiteurs du bien-être auquel était parvenu le prolétaire russe depuis 1917, travaillaient avec le sourire. Je considérai l’un de ces heureux du Paradis rouge. Il limait avec ferveur un morceau de fer. Je ne suis pas métallurgiste. Mais on me fera difficilement admettre qu’on peut limer des blocs de métal sans produire une poussière, une limaille couvrant l’étau, l’établi et le parquet. Or, le sol, l’étau, l’établi étaient absolument nets. L’homme travaillait évidemment depuis un quart d’heure à peine, et tous ses camarades aussi, qu’ils manœuvrassent le marteau, la scie à métaux ou le tour.

Le tour, ils nous le jouaient.

Bassignac murmura quelques réflexions qui correspondaient à celles que je gardais pour moi. La mise en scène était même enfantine. Bafouillant-Tartuffier le sentit peut-être, car il jeta des expressions admiratives pour réchauffer notre enthousiasme et il conclut :

– Et quelle propreté ! Quelle hygiène ! Quel respect du travail Quelle différence avec les bagnes capitalistes de là-bas !

Là-dessus, il brusqua le départ. L’autocar nous conduisit au Vasili Ostrow, autre centre ouvrier où l’on réparait de vieilles locomotives. Là, on spéculait sur le bruit des marteaux-pilons et le mouvement des grues soulevant et promenant des carcasses de machines et des chaudières tubulaires percées.

Nous rentrâmes alors à Pétrograd, où nous parcourûmes avec une rapidité folle les rues bordées d’immeubles en ruines et à demi-calcinés. Mais ce fut avec une majestueuse lenteur que nous longeâmes les voies contenant les palais restés debout.

Le Palais d’Hiver défila devant nous, encore noble malgré ses fenêtres brisées, ses colonnes fendillées, ses statues mutilées, puis la cathédrale Isaac au dôme doré, aux portes de bronze protégées des pillards de métaux par des barrières de bois solides.

Bafouillant-Tartuffier faisait office de cicérone. Dans un porte-voix, il nomma Notre-Dame de Kazan, avec sa double colonnade inspirée de la place Saint-Pierre, à Rome ; il nous montra l’endroit où le tzar Alexandre II avait été abattu par un nihiliste, près du jardin Michel, qui n’était plus un jardin, mais un terrain vague. Il réclama une minute de silence en mémoire du courageux assassin.

Il y eut un déjeuner dans l’ancien hôpital français « nationalisé ». On nous servit du caviar si menu qu’il me sembla bien manger des œufs de hareng saur. Puis il y eut des tchi : plat aux choux.

– Toujours des choux ! murmura Laveine.

L’après-midi, on nous conduisit aux Îles et à Tsarkoié Selo, où Bafouillant-Tartuffier dénonça les orgies qui s’étaient déroulées dans cet antre tzariste, le Versailles du régime impérial déchu.

À l’hôtel de la danseuse, où l’on nous réintégra, éreintés, à la nuit, je redoutais quelque chose de désagréable pour moi. Rien, pourtant, ne se produisit. Je dormis bien, après que le manchot fut venu me confier :

– C’est pour l’autre nuit. J’aurai des ciseaux à froid et des maillets qu’on entourera d’étoupe, pour le bruit. Laissons-les oublier notre première visite aux caves...

Autour de ma chemise, sous mon gilet, j’avait noué le bourrelet tout à fait débourré de sa ouate.

Le lendemain matin, Gobillot fut mandé par Kouzovkine. Il parut inquiet. Je l’étais autant que lui. Je redoutais que Kouzovkine ne l’édifiât sur mon compte. Il n’en fut rien. Gobillot revint plutôt irrité qu’anéanti.

– Il commence à me courir sur l’haricot, le Kouzovkine ! me confia-t-il. Il me réclame le pli ! Je lui ai dit qu’il était dans le paquet que je lui ai remis. Il a répondu que ce n’était pas vrai. Je le sais bien, que ce n’est pas vrai, puisqu’on me l’a volé ! Mais je n’allais pas le lui dire. Et je l’ai envoyé paître. Non ! mais parce qu’il a un grade, des fois, cet offismar !

– Tu as peut-être été un peu vif, camarade, lui ai-je dit.

– Il l’a été plus que moi ! Je ne suis pas son larbin ! Et ce n’est pas parce qu’il m’a fait miroiter des avantages en tous genres... Mais j’ai servi le parti plus que lui ! J’ai payé de ma personne. J’étais déjà communiste, qu’il était encore officier dans l’armée capitaliste ! Il va s’arranger pour me flanquer un peu la paix, avec son pli !

Il était très monté. Il était tout à fait à point pour m’aider dans l’expédition de la nuit suivante. Il en souhaitait le succès autant que moi ; il m’avait demandé de quoi je pensais que se composait le trésor. Moi, je parlais des montures de bijoux et de leurs pierres desserties rassemblées dans une bouteille. Je ne lui révélais pas que ces pierres-là étaient fausses. On laisserait Serge s’enivrer. Gobillot s’occuperait alors de briser les montures de bijoux pour en faire un tout petit volume. On partagerait l’or brisé et les perles, diamants et pierres de la bouteille. Je prévoyais un bénéfice d’une soixantaine de mille francs chacun, à vue de nez. Je parlais au hasard, bien entendu. Le camarade était terriblement alléché. La suppression de la propriété individuelle, chez les communistes, c’est bon pour les autres, pour les poires. Autrement, soixante mille balles à soi tout seul, c’est plus intéressant de les avoir dans sa poche que de les posséder en commun avec des tas de farceurs. C’est bien ce qu’a pensé Trotsky, qui a fait passer à l’étranger une fortune, dit-on, de quelque 500 millions en pierreries volées et souvent tachées de sang, alors qu’il était petit revendeur de casquettes, il y a vingt ans, dans le ghetto parisien.

La journée se passa sans incidents. Je me rassurais. Le Congrès s’ouvrit au Palais d’Hiver. Nous allâmes y bâiller. On y entrait et on en sortait comme on voulait. J’allai, tout seul, rêver à Fénia autour de la maison qui l’avait vue naître, en examiner les alentours, ruminer les détails du plan qui devait s’exécuter la nuit prochaine.

Je me couchai assez tranquille. Je ne fermai pas l’œil. Vers une heure du matin, une ombre surgit devant mon lit. C’était celle du manchot. Il portait sur son épaule un bissac.

– En route ! dit-il. En route pour le pinard ! J’ai les outils.

Je réveillai Gobillot, qui faisait des rêves de milliardaire. Nous fûmes vite habillés. Sur la pointe du pied, tous trois, nous quittions l’hôtel de la danseuse et gagnions le Kamenoostrovsky. Des grognements de chiens rongeant les charognes de l’avenue nous causaient des peurs bleues. L’hôpital des cholériques avait sur la rue une porte dont la vieille serrure rouillée ne fermait pas. Elle grinça un peu quand nous l’ouvrîmes. Nous attendîmes, haletants, avant de traverser la cour. Mais rien ne parut. Nous avançâmes comme des cambrioleurs que nous étions, en somme. Mais comme nous allions descendre l’escalier qui conduisait au sous-sol, deux ombres parurent derrière nous.

– Pincés ! fit Gobillot.

Deux voix chuchotaient derrière nous :

– C’est pas chic de s’en aller sans nous !...

– Oui, mais on est aussi malins que vous !

Laveine et Bassignac (Estève) étaient de nouveau sur nos talons !

– Y sont collants, ces deux-là ! me souffla Gobillot, contrarié.

– Bah ! lui dis-je. On les grisera en même temps que le manchot. Et on fera notre petite affaire en pépères !

Nous voilà dans la cave. Comme mon cœur saute ! Le vrai but de mon voyage est là. Je montre la pierre sur laquelle est gravé le gamma.

– Ici ! dis-je. Le manchot tiendra la lampe électrique pendant qu’au moyen des ciseaux à froid et des maillets entourés d’étoupe nous désagrégerons le ciment qui scelle cette pierre.

Les outils sont distribués ; le travail commence. Nous frappons à petits coups avec le minimum de bruit. Le ciment se creuse. Il tombe en poussière. Mais que c’est long ! La pierre s’isole. Nous creusons davantage. Ô joie ! Au bout d’une heure, le moellon oscille. Gobillot est en nage, mais il redouble d’efforts. Une demi-heure encore, puis la pierre est descellée. De ses doigts, de ses ongles qui griffent, Gobillot tire à lui. Un coin de la pierre vient en avant. La voici complètement sortie de son alvéole, puis posée doucement sur le sol de la cave. Un trou noir s’offre à nos yeux. Gobillot, repoussant les camarades, projette dans la cachette les rayons de sa lampe de poche. Il plonge ensuite une main. Il tire une bouteille poudreuse, l’élève en l’air, regarde à travers. C’est du vin rouge.

– Pour Serge ! dit-il.

Il la débouche avec le tire-bouchon de son couteau. Le manchot, de son unique main, empoigne le goulot et boit à même. Il sera à point dans dix minutes. Une seconde bouteille est pour Laveine. Une troisième pour Bassignac, qui murmure :

– À nous le vin des capitalistes ! C’est pas trop tôt !

Et il tète le jus.

Alors, nous pouvons respirer, Gobillot et moi. Une à une, nous retirons les bouteilles en les examinant.

– Attention ! lui dis-je. Il paraît que celle qui contient les cailloux est plus lourde !

– La voici, alors ! fait-il triomphalement.

Il brandit la bouteille aux verroteries. Ah ! s’il savait ! Nous débouchons la bouteille, toute semblable aux autres. Il verse avec précaution un peu du contenu dans le creux de sa main, pour être plus sûr. Trois perles, un rubis, deux diamants, un saphir énorme apparaissent. Ces morceaux de verre imitent si bien les pierres précieuses que je crains, un moment, que ce ne soit là une partie du vrai trésor. Gobillot remet les verroteries dans la bouteille, s’essuie le front et dit :

– Nous avons bien gagné de boire un coup à notre tour.

Deux nouvelles bouteilles de vin sont débouchées. Je bois quelques gorgées de l’une. Cela me ragaillardit. J’en avais besoin. Puis je la donne à finir à Serge, pour qu’il s’assomme encore davantage. Laveine, lui, a déjà son compte. Et Bassignac dort comme une brute. Le général Ivanov m’avait dit que, dans la cachette au gamma, il n’y avait que du vin ordinaire. Mais ce vin ordinaire est excellent. Et puis, il a vieilli depuis le départ en exil de son propriétaire. Gobillot a bu la moitié de sa bouteille. Je l’incite à la finir. S’il s’enivrait, à son tour, j’aurais, moi, les mains plus libres pour attaquer le ciment du moellon portant, gravée, l’I majuscule et fermant la cachette des deux bouteilles contenant la fortune des Ivanov.

Mais Gobillot supporte mieux le vin que les trois autres. Il finit bien sa bouteille, mais ne retire de cet excès qu’un surcroît de force pour fouiller dans la cachette où il sait que se trouvent les montures d’or des bijoux. Il poursuit sa chasse avec tant d’ardeur qu’il ne s’occupe pas de ce que je fais à quelques mètres de lui. Je descelle dans l’ombre le moellon de l’I majuscule. Je ne peux m’éclairer. Il ne doit pas surveiller ma besogne. Je travaille dur. Le ciment est-il, là, plus friable, ou bien mes forces sont-elles décuplées ? Au bout d’une demi-heure, un coup de maillet sur mon ciseau l’enfonce tout à coup dans le vide. Je racle autour de la pierre. Elle oscille. De mon ciseau comme d’un levier, je la soulève, je l’amène à moi. Lâchant ciseau et maillet, mes deux mains l’agrippent, la tirent. Elle vient. Je la soulève. Quel poids ! Mes nerfs bandés vont-ils se rompre ? Elle m’échappe. J’ai juste le temps de faire un bond en arrière pour ne pas avoir les pieds écrasés.

Le choc sourd a été entendu de Gobillot.

– Qu’est-ce, camarade ? demanda-t-il.

– Rien ! Je cherche par ci, par là. Sait-on jamais ?

– Moi, j’ai trouvé une boîte, tu sais !

À ce moment, j’entendis un fort bruissement métallique. Je me dis : « Il a trouvé les montures en or des bijoux. »

Il avait dardé les rayons de sa petite lampe de poche sur l’objet qu’il avait trouvé au fond de la cachette. C’était bien une boîte, toute plate, en bois, fermée à clef. Pressé d’en voir le contenu, il s’occupa d’en défoncer le couvercle à coups de talon. Le bois éclata avec bruit. Il retira les fragments avec la main. Des écrins apparurent alors qui, ouverts tour à tour, montrèrent des bracelets anciens, des bagues, des sautoirs, plusieurs diadèmes de parure pour le théâtre, des pendentifs, des boucles d’oreilles, des broches massives, avec de petits ronds qui ressemblaient à des yeux privés de leurs orbites, depuis que les pierres et les diamants en avaient été enlevés. Gobillot fut envahi par une joie sauvage.

– Le tuyau était bon ! dit-il. Et tu sais, part à deux !

Je me sentais nager en plein bolchévisme. Mais c’était pour le bon motif.

Gobillot regarda ses trois frères en communisme étendus au fond de la cave.

– Ils ronflent ! dit-il. Ils n’auront rien vu. Mais comment emporter tout ça ? C’est volumineux !

– Ça ne se vendra qu’au poids de l’or, dis-je. Il faut tout briser en menus morceaux. Ça tiendra alors dans un mouchoir !... Mais avec soin, hein, pour n’en pas perdre ! Prends ton temps !

Je tenais à ce qu’il prît beaucoup de temps.

Il s’absorba dans sa besogne, la lampe d’une main, le maillet de l’autre, tordant ou brisant chaque objet d’or sur la pierre descellée posée à terre. Moi, pendant ce temps, je pus faire mes recherches dans le trou que j’avais mis à découvert. J’avais dix-huit bouteilles à compter, dont deux contenant les pierreries authentiques. Le compte était exact. Lampe électrique en main, j’examinais chaque bouteille. Les deux qui contenaient les cailloux précieux et les perles furent vite repérées. Elles pesaient double. Alors, prenant le bourrelet débourré et dont j’avais laissé l’un des bouts bien cousu, je débouchai la première bouteille et la vidai dans le bourrelet. Le ruissellement doux des perles fines, topazes, rubis, saphirs, dans l’obscurité dont j’étais enveloppé, m’indiquait que l’opération s’effectuait normalement. Un tiers du bourrelet se trouva gonflé. La deuxième bouteille, débouchée avec précaution, eut, à son tour, son goulot ajusté à l’ouverture du bourrelet et déversa dans celui-ci son précieux contenu. Je ne dis pas que quelques perles et quelques diamants ne soient pas tombés à côté, au début de chaque transvasement. Mais je n’en étais pas à quelques mille francs près dans une opération aussi hasardeuse. Et tout ce qui était sauvé était pour Ivanov et sa fille une récupération inespérée.

Le bourrelet ayant reçu ainsi la fortune des Ivanov, je le pris par les deux bouts, faisant tomber les précieux cailloux et les perles au milieu de sa courbe. Je fermai par un nœud celui des bouts qui n’était pas cousu. Puis, déboutonnant mon gilet et ma chemise, je glissai cet inestimable serpent autour de mon corps nu, comme une double ceinture que je nouai solidement. Une fois ma chemise rabattue sur le trésor et mon gilet reboutonné, je fus un autre homme. Je me figurai que j’avais gagné la partie. Gobillot tapotait toujours ses bijoux, les réduisant en petits lingots informes. Je pris deux des bouteilles sur les seize qui restaient, pleines de vin fin, et j’allai les lui porter en disant :

– Tiens, camarade ! Je n’ai pas fait chou blanc ! Je crois que c’est du chenu ! Ça vaut de l’or aussi, dans son genre !

Il en déboucha une, but au goulot trois longues gorgées, fit claquer sa langue et déclara :

– Ça, c’est pour les connaisseurs ! Un arôme ! Un petit goût de framboise ! C’est du vieux Bourgueil !

Ce prolétaire était fait pour la grande vie.

– Veux-tu que je t’en laisse, camarade ? me dit-il. Mais bah ! Tu as une autre bouteille !

– Il y en a encore quatorze après ces deux-là !

– Oh ! alors, on en emportera.

Il s’administra une seconde lampée, puis sembla s’interroger :

– Est-ce bien du Bourgueil ?... C’est plutôt de l’Anjou !... Ça n’a pas le fumet spécial du Bourgogne ! Ça n’a pas la légèreté chaude du Bordeaux ! C’est du vin rouge, et il a quelque chose de pétillant ! Ah ! quand on a fusillé le proprio de cet immeuble, c’est sûrement à sa cave qu’il a dû adresser sa dernière pensée. Moi, en tout cas, à sa place, c’est ce que j’aurais fait. Mais cette cave est pleine de surprises ! On y trouve de tout. Pour le fin tuyau, tu as eu le fin tuyau, camarade Pistou ! Faudra y revenir la nuit prochaine !

Sur ce, nouvelle rasade. Et moi, heureux d’avoir terminé ma tâche, je commençais aussi à lamper ma bouteille. Frais, réconfortant, capiteux, ce vin semblait faire couler dans mes veines un sang nouveau. Je me sentais léger, heureux. Je voyais maman en rêve, et Fénia. Et toutes deux me souriaient. Étais-je ivre à mon tour ? Pas encore, mais bien près de l’être.

J’allais être dégrisé.

Tout d’abord, Laveine se réveilla. Sortant de sa torpeur, et apercevant, à la lueur de ma petite lampe de poche, Gobillot qui finissait sa bouteille, il balbutia d’une voix pâteuse :

– C’est que j’ai encore soif, moi !

Et voilà qu’empoignant une bouteille placée debout près de lui, il la pencha vers sa bouche toute grande ouverte. Il poussa un rugissement de fou et hurla tout à coup :

– Mais qu’est-ce que je viens d’avaler ? De la poison ?... Mille noms d’un nom !

Il venait tout bonnement de mettre la main sur la bouteille de verroteries que Gobillot avait posée là et il s’était jeté goulûment dans le fond du gosier quelques cailloux du Rhin et quelques opales en verre coloré.

– Ballot ! clama Gobillot en lui arrachant la bouteille des mains. Il gobe mes pilules !... On t’en fichera, des pilules de ce prix-là.

Des pas précipités se firent entendre au même moment sur les marches de l’escalier de pierre. Puis, une lueur intense envahit le souterrain. Avant que nous eussions compris quoi que ce fût à ce phénomène, douze gardes rouges en loques, une casquette sordide et crasseuse sur leur tignasse, se ruaient vers nous, nous couchant en joue avec leurs fusils, tandis que trois autres, sans armes, élevaient en l’air des lanternes à verres grossissants dont ils dardaient sur nous les lueurs violentes. En même temps, Kouzovkine, bien pris dans un uniforme tout neuf de commandant en chef, monocle à l’œil, l’air rogue et insolent d’un lieutenant prussien bombardé chef d’armée, clamait un commandement en russe, puis criait en français :

– Haut les mains !

Comment étaient-ils entrés tous si vite et sans qu’on entendît leurs pas sur le sol de la cour ? Kouzovkine, qui avait des bottes, avait dû marcher sur la pointe du pied. Ses soldats, eux, étaient pieds nus ou chaussés d’espèces d’espadrilles en paille ou en corde.

Gobillot demeurait hébété, devant son petit tas d’or et ses diadèmes non encore martelés. Les bouteilles vides s’amoncelaient autour de nous. Laveine toussait, demandant toujours ce qu’il avait bien pu avaler. Il reprenait la bouteille aux verroteries en l’examinant.

Ce fut à lui que Kouzovkine courut d’abord. Il lui retira la bouteille des mains, examina ce qu’elle contenait, et cria, preuve que c’était bien lui qui m’avait pris les papiers révélant l’existence et l’emplacement du trésor :

– Quoi ! Tu en as avalé ?... Ivrogne ! Je te ferai ouvrir le ventre après que tu auras été fusillé ! Ou même avant !

Kouzovkine se trouvait aiguillé, à son tour, sur les fausses pierres qu’il prenait pour des vraies. Le travail de concasseur d’or auquel s’adonnait Gobillot, à présent complètement ivre, – il avait bu deux bouteilles, – attira ensuite le commandant rouge. Il ramassa tous les débris, qu’il mit dans ses poches, s’empara des diadèmes non encore brisés et qu’il enveloppa dans un numéro de la Pravda. Puis, il hurla un commandement en russe. Ses hommes, cessant de tenir leurs fusils en joue, se ruèrent sur nous et nous mirent la main au collet. Ils firent lever, à coups de pieds, Serge Chingareff, Bassignac (Estève), Laveine et Gobillot, vautrés à terre. Moi, j’étais debout. Bassignac, mal réveillé, clamait :

– Qu’est-ce qu’ils ont ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?... Du pinard ? Mais il y en a encore !

Un soldat rouge lui ferma la bouche de sa main sale. Alors, Bassignac le mordit. Furieux, le militaire l’empoigna par la nuque et le poussa hors de la cave à grands coups de pied.

Ce spectacle indigna Gobillot au plus haut point :

– Camarade commandant ! cria-t-il. Tu laisses un soldat prolétaire taper sur un congressiste comme sur une bourrique ? Je me plaindrai à Tartufiant-Bafouillard. Où est-il ?

– À l’Aquarium, idiot ! lui répondit, Kouzovkine, avec un ricanement où il y avait de la haine.

– Il nage ?

– Il danse le charleston, voleur !

L’Aquarium était un music-hall-dancing pour les nouveaux riches de la Nep, autorisés à faire du commerce privé. Mais Gobillot l’ignorait. Il répliqua :

– Voleur ? Moi ?

– Voleur d’or appartenant aux Républiques soviétiques et soustrait dans un immeuble nationalisé. Ton compte est bon !

– Pardon ! On devait travailler ensemble, camarade Kouzovkine ! Partager des trésors trouvés dans des murs. Tu ne trouvais pas que c’était du vol, quand tu m’en parlais !

Kouzovkine s’approcha de lui et lui dit à mi-voix, les dents serrées :

– Et le vol du pli que tu as vendu aux contre-révolutionnaires ?

– Moi ! Je te l’ai remis, ce pli, avec...

– Menteur ! Et ta complicité avec ce faux Pistou...

– Il y a un faux Pistou ?

– Agent contre-révolutionnaire ! Et tu le sais, espion !

Kouzovkine s’était approché de moi avait saisi mes fausses moustaches, avait tiré dessus et les avait arrachées violemment. J’avais poussé un cri de douleur. Elles étaient, en effet, très fortement collées. Laveine, dans son ivresse, les yeux papillotants, clama, ahuri :

– Comme te v’là rajeuni, mon pote ! Mais au moins, à toi, il ne parle pas de t’ouvrir le ventre !

Kouzovkine prononça un bref commandement qui voulait dire, sans doute : Emmenez ! Car nous fumes tous sortis de la cave avec la dernière brutalité, soit que les prolétariens soviétiques en haillons nous poussassent, soit qu’ils nous tirassent.

Étroitement encadrés, nous parcourûmes quelques rues inconnues du Pétrograd nocturne qu’éclairait une pâle lune. Nous passâmes la Néva sur un pont – je nt, sut jamais lequel – si ce fut le pont Kamenny ou le pont Trotsky. La masse sinistre de la forteresse Pierre-et-Paul se dressait devant nous. Des détonations y crépitaient de temps à autre comme des feux de peloton.

Après chaque décharge, Kouzovkine criait, en français :

– Dix contre-révolutionnaires de moins !

C’était fini ! On nous menait à la boucherie ! Et j’avais sur moi la fortune des Ivanov. Ah ! J’avais perdu royalement la partie. La Tchéka m’avait-elle donc épié minute par minute depuis Berlin ? Tous les murs avaient-ils eu des oreilles ? Tous les murs avaient-ils eu des trous avec des yeux derrière ? Je criai, furieux, à Kouzovkine :

– Alors, c’est l’assassinat sans phrases ? Ton tour viendra bien ! Renégat !

– Ivanov t’a dit comment il aimait à me traiter, camarade ? ricana-t-il.

Plus de doute. Il savait tout ! Il ajouta cette parole sibylline :

– Tu as tort de me traiter d’assassin, Louis Ricardet ! Tu as tort ! C’est Fénia qui doit décider de ton sort ! Tu mourras par elle, ou tu seras sauvé par elle ! Tu auras à l’accuser ou à la bénir !

Nous étions dans la forteresse. J’étais anéanti. Surtout de ce que je venais d’entendre. Mes oreilles bourdonnaient. Le misérable m’avait parlé de Fénia en termes incompréhensibles. Le nom charmant et doux de la jeune Russe me semblait souillé par le seul contact des lèvres qui venaient de le prononcer.

Ce ne fut que quelques jours après que je sus que nous étions internés dans le bastion Troubetskoï. Mais je me rendis compte tout de suite, par le nombre de cours qu’on nous fit traverser, que nous étions emmenés au centre même de la forteresse. Dans l’une de ces cours, il y avait des corps étendus le long d’un mur. Des gens à mine sinistre les fouillaient. Une exécution venait d’avoir lieu. Dans une cour voisine, ronflait le moteur d’un fort camion noir. Des crépitements dominaient de temps à autre le bruit du moteur, faisant croire à des ratés de ce moteur. En réalité, on assassinait d’autres détenus à coups de revolver, et le moteur ne ronflait que pour couvrir le bruit des détonations.

Un peu plus loin, au fond d’un couloir sombre, nous entendîmes des cris atroces de femme. Une victime était livrée aux bourreaux chinois. Quand serait-ce notre tour ? Où et quand serions-nous revolvérisés pendant que ronflerait le moteur du camion qui emporterait ensuite nos cadavres ?

Enfin, nous arrivâmes dans une cour octogonale entourée de bâtiments massifs et peu élevés. L’une des portes s’ouvrit. On nous poussa dans un couloir dallé, puis dans un escalier qui descendait en tournant. Un nouveau couloir mal éclairé se présenta. Nous devions être au-dessous du niveau des eaux de la Néva. Les murs suintaient. Une porte était ouverte, un geôlier hirsute et barbu, en blouse rouge et en bonnet de peau de mouton, s’effaça pour nous laisser entrer. Poussés dans ce cachot qui était un bouge noir et puant, nous glissâmes sur les dalles humides. Je me relevai. La porte se refermait. Mes compagnons, eux, ne se relevèrent point. Et quand je leur parlai, ils ne répondirent que par des ronflements. Ils étaient tellement ivres que la fatigue et le besoin de dormir avaient été plus forts, chez eux, que le sentiment d’épouvante dont j’étais seul à éprouver l’intensité.

Où étions-nous ? Qu’allait-on faire de nous ?

 

 

 

 

VIII

 

 

DANS LES CACHOTS DE LA TCHÉKA

 

 

Nous étions, – je m’en aperçus quand un peu de jour sale entra par une petite fenêtre haute et grillagée, – dans une véritable cave dallée, froide et humide, de quatre mètres carrés, tout au plus. Les murs avaient dû être blanchis autrefois. Ils étaient, par places, couverts de moisissures et de taches qui me parurent être des traces de punaises écrasées. Le long de trois de ces murs, se trouvaient alignées de larges planches posées sur des tréteaux avec des couvertures tachées et effilochées. On appelle ces planches des « narys ». Ce sont les grabats des prisonniers de la Tchéka, dans les prisons qu’on évite soigneusement de montrer aux étrangers venant étudier le régime.

Après m’être longtemps tenu debout, dans ce réduit tout noir et qui sentait la sueur humaine, le rat, le moisi, le poisson avancé et aussi le carbol dont on avait dû arroser les « narys » pour les désinfecter, j’avais fait quelques pas dans l’obscurité, étendu mes mains à droite et à gauche. Mes pieds avaient heurté les corps de mes compagnons vautrés à terre et cuvant leur ivresse en ronflant. Mes mains avaient rencontré d’autres corps étendus sur les « narys et provoqué des grognements qui auraient aussi bien pu être produits par des bêtes que par des hommes. Enfin, j’avais senti une planche qui me paraissait libre et je m’étais assis dessus, harassé. Peut-être avais-je sommeillé pendant quelques minutes sans m’en rendre bien compte. Ce qui m’arrivait tenait plus du cauchemar que de la réalité. J’étais passé, cette nuit-là, d’une joie si vive à une désespérance si prompte que, le vin aidant, je me trouvais tout désemparé, avec une espèce d’ébranlement du cerveau. J’avais sur moi la fortune des Ivanov que j’étais venu chercher et dont je n’espérais pas m’emparer si rapidement. Puis, au moment où mon but était atteint, où je me voyais déjà apportant à Fénia le trésor qui la libérerait de la pauvreté et lui rendrait la situation qu’elle avait en naissant, bref, au moment où je devenais à ses yeux un héros de conte de fées, une trappe s’était ouverte sous mes pas, et je me trouvais dans l’antichambre de la mort, avec la certitude de voir le trésor repris par les bourreaux qui fouilleraient mon cadavre !

Oui, j’avais dû sommeiller malgré mes angoisses, car j’avais eu comme des réveils fiévreux. Quelque chose de froid était passé sur mes mains et ma figure ; des pattes de rat. Cette cave grouillait de vermine. À d’autres moments, un bruissement doux, un murmure d’eau courante était parvenu à mes oreilles, par cette fenêtre à barreaux d’où le jour venait. Un bruit de rames s’entendait, à présent. Et je comprenais que la Néva baignait les murs du cachot placé au-dessous du niveau du fleuve. La crainte d’être noyé si une pierre cédait ne m’effraya point, au contraire ! Cela m’éviterait les angoisses de l’exécution sommaire, – car je ne m’illusionnais pas : mon jeu dangereux était percé à jour ; on savait que j’avais pris le rôle et les papiers de Pistou et que j’étais un agent du contre-espionnage français. D’autre part, ces misérables n’auraient pas la fortune des Ivanov qui serait engloutie avec moi dans les eaux de la Néva. Ce serait une petite vengeance... Mais je n’aurais pas cette chance ! Il y avait des années, des siècles, que ces cachots sous l’eau existaient sans que la Neva les eût inondés.

Mes yeux s’habituant au jour blafard du réduit, je distinguai les « narys » et leurs habitants. Il y avait douze grabats. Quatre étaient occupés par des individus en haillons et à demi-nus, si barbus et si chevelus qu’on ne distinguait guère que leurs yeux de fièvre ou de folie. Deux dormaient. Deux me regardaient.

L’un de ces deux-là me parla, mais en russe. Je ne pus que lui dire :

– Comprends pas ! Moi Français !

Franzouski ! s’écria cet homme qui semblait sortir d’une forêt.

Il avait compris. Il donna une grande tape sur l’épaule d’un des deux compagnons inconnus de moi qui dormaient. L’autre se dressa surpris. C’était un blond, non moins hirsute et barbu, qui se réveilla avec un mouvement d’effroi. Mais son compagnon lui disait, en me montrant :

Franzouski !

Le blondin chevelu et barbu avait des yeux bleus d’une infinie douceur. Il me demanda :

– Vous êtes Français ?

– Oui ! dis-je.

– Aviateur aussi ?

– Non ! fis-je, surpris. Pourquoi, aviateur ?

– Parce que moi, je le suis ! J’ai eu la bêtise d’entrer au service des Soviets. Depuis six mois, je marine ici ! Pour quelqu’un qui est habitué à voler dans l’espace libre, c’est réussi, hein ?

Il se mit à rire.

– Vous êtes gai ! dis-je.

– Parce que je rencontre un Français, et que je vais pouvoir enfin converser avec quelqu’un ! Vous avez eu une bonne idée de venir !

– L’idée n’est pas de moi ! fis-je.

– Je le pense bien ! C’est une façon de parler.

Cet aviateur dont l’aspect était devenu celui d’un homme des cavernes préhistoriques, alors qu’en France, il devait être rasé intégralement, avec les joues passées à la pierre ponce, était habillé de guenilles. Ses habits usés, déchirés, effilochés, salis, lui laissaient la poitrine, la cuisse gauche et l’épaule droite à peu près à nu.

Il me prit la main, la secoua et cria :

– Bien content tout de même ! Je suis Marré, l’aviateur Marré !

– Mais par quelle suite d’aventures pouvez-vous bien être ici ?

– J’avais besoin d’argent et ils m’ont attiré ici, à leur service, en me promettant des monceaux d’or. J’ai été refait comme un simple porteur de fonds russes ! Voici : nous sommes en 1925, n’est-ce pas ? Eh bien ! Il y a huit ans, en pleine guerre, j’étais élève aviateur. Je voulais descendre des Boches, comme Guynemer, Nungesser et Fonck. C’était une fureur chez les jeunes. Entre-temps, on la menait joyeuse. L’aviateur n’était alors qu’un condamné à mort avec sursis. Il réclamait le petit verre et la cigarette avant de partir. Ce petit verre se multipliait par des grands dans lesquels il y avait du champagne, et les cigarettes s’allongeaient en cigares bagués. Et c’était la ribouldingue à Montmartre, puis à Montparnasse. Là, il y a deux brasseries qu’on dit fréquentées par des peintres, et où se coudoie surtout une racaille vomie par le monde entier.

– Je connais, dis-je ! La Rotonde et le Dôme !

– C’est ça ! Je fréquentais la Rotonde. Trotsky, en 1916, y trônait avec toute la pègre anarchiste et tous les espions de l’Allemagne dont ce misérable était un des chefs.

– Ne parlez pas si haut ! dis-je à cet aviateur chevelu, dont le ton irrité s’enflait. Il paraît qu’il y a ici des trous dans les murs avec des yeux derrière !

– Et aussi des oreilles ! Je le sais bien ! clama-t-il, d’un ton aigu. C’est un avantage pour les prisonniers. On peut crier ce qu’on pense. Ça leur est fidèlement rapporté. Trotsky est le dernier des saligauds. Et il saura comme ça ce que je continue à penser de lui !

– Mais Lénine ? demandai-je.

– L’avant-dernier ! déclara Marré. Un journaliste un peu parti eut l’idée d’interviewer un jour Trotsky à la Rotonde sur la vie que menaient les révolutionnaires, internationaux à Paris pendant la guerre. J’étais l’ami de collège de ce journaliste. Nous prîmes tous trois de la vodka, Trotsky, moi et mon ami. Trotsky était alors râpé et miteux. Il n’avait pas encore des centaines de millions déposés dans des banques de Londres où le gouvernement anglais devrait bien les saisir pour payer les coupons des petits porteurs de fonds russes ! Ce Juif prussien qui s’appelle en réalité Bronstein et qui était un espion prussien, ardemment francophobe, affectait d’être une douce victime du tsarisme désireuse de vivre tranquille à Paris sans s’occuper de politique. Il déclarait faire des vœux pour la victoire de l’armée française. La canaille ! Peu de temps après, il gagnait la Suisse pour y retrouver Oulianov dit Lénine. Il partait avec lui, dans ce train blindé payé par l’état-major prussien, pour la Russie où il faisait la révolution qui a tant servi l’Allemagne. Cette Révolution a empêché la Russie de continuer la guerre et a permis au Kaiser de nous jeter sur le dos tous les corps d’armée boches que ne retenait plus le front russe. Trotsky est cause de la mort de 500.000 soldats français.

« Bon ! La guerre terminée, la paix universelle rétablie (tu parles), je pensais parfois à ce marchand de casquettes devenu un des tzars rouges de Pétrograd et de Moscou, mais je ne supposais pas qu’il pensât jamais à moi ! II y pensait ! Voilà que des relations diplomatiques s’établissent entre Paris et Pétrograd.

« Krassine, le premier ambassadeur soviétique de la rue de Grenelle, m’écrit un beau matin pour me demander d’aller en Russie instruire des aviateurs russes. C’était à la demande de Trotsky qu’il faisait cette démarche. Moi, d’abord ahuri, j’eus l’impression que les Soviets, pour se reposer de leurs sacrifices humains à la Béhanzin, faisaient d’immenses farces à des gens de toute espèce, par l’entremise de leurs ambassadeurs qui sont des individus que les autres nations mettraient au bagne et non dans des domiciles inviolables. Puis, le chef de cabinet d’un ministre radical, que je connaissais un peu, me conseilla d’accepter. Il m’affirma que j’y gagnerais beaucoup d’argent, que je rendrais même service à mon pays en francisant l’aviation soviétique et en évinçant les instructeurs allemands. Comme je lui faisais observer que ces révolutionnaires étaient des bandits, il me répondit qu’ils s’assagissaient déjà, que tout ça se tasserait.

« Enfin, quoi, je suis parti, et en avion, s’il vous plaît ! à mes risques et périls ; et j’ai atterri impeccablement près de Moscou. Je m’attendais à une réception avec beaucoup de fleurs et un peu de champagne, comme cela se fait dans les pays civilisés, et le tout panaché de discours et de chœurs russes. Va te promener ! À ma descente d’avion, mon casque à peine enlevé, j’étais entouré par une douzaine de voyous loqueteux et barbus qui avaient des trous à leurs culottes et dont les bottes éculées laissaient passer leurs doigts de pied. C’était un détachement de la splendide garde rouge qui est l’orgueil de la Russie nouvelle. Ces gredins me conduisirent à la Butyrka, une prison tout aussi pouilleuse que celle-ci et où je restai une semaine dans une cave, nourri d’une soupe à la tête de hareng dont vous verrez un spécimen avant longtemps, si toutefois on ne vous assassine pas tout de suite.

– Charmante perspective ! dis-je. Mais pourquoi vous demander comme instructeur et vous fourrer en prison au lieu de vous confier des élèves ?

– Ils n’avaient pas besoin d’instructeurs ! expliqua Marré, vu qu’ils n’ont pas d’avions. Ils ont des carcasses qui ont l’air d’être des avions et qu’ils montrent... de loin, aux visiteurs. Tout ici n’est qu’un trompe-l’œil universel.

Ils avaient besoin de moi pour autre chose. Après m’avoir laissé mariner huit jours dans l’ordure de leur Butyrka, ils m’ont fait interroger par un Tchékiste à tête de Mongol qui a trempé dans le massacre de la famille impériale. Il avait appris à parler un peu français à Berlin. Il m’a révélé que j’étais un espion et que j’allais être exécuté comme espion.

– Mais les preuves ?

– Aucune, naturellement ! J’aurais donc fait de l’espionnage du haut de mon avion, depuis la frontière russe jusqu’à Moscou ? Il n’y a pas besoin de preuves, ici, pour tuer un homme ou une femme. Ils tuent pour s’amuser, ils torturent par plaisir, pour voir les contorsions des victimes. Le camarade m’a dit alors qu’il se chargeait de me sauver. Je n’avais qu’à signer un papier qu’il plaça sous mes yeux. Je m’engageais, par ce papier, à être un agent de la Tchéka, en France, sous les dehors officiels d’un instructeur français dans le corps d’aviation russe. Voilà comment ils recrutent des mouchards ! Supposez que j’aie signé, dans l’état d’affaiblissement et de demi-folie où ils m’avaient systématiquement amené, et ces misérables me tenaient. Ils m’obligeaient à moucharder mon pays, peut-être au prou t de l’Allemagne dont ils sont les obligés et les espions naturels, et si je regimbais, ils faisaient parvenir à la police française l’engagement de servir la Tchéka que j’avais signé et qui m’étiquetait, aux yeux du gouvernement français et de mes compatriotes comme un espion au service de l’Étranger !... J’étais perdu !

– Mais ce chef de cabinet d’un ministre français qui vous avait conseillé d’aller former des aviateurs russes, dis-je, il vous aurait défendu ! Vous lui auriez exposé ce qui s’était passé, et comment vos intentions et les siennes avaient été trahies par les coquins de Moscou ?

– Erreur ! me répondit Marré. Ce chef de cabinet ne m’aurait pas défendu du tout ! Je me rends très bien compte que ce mauvais Français est lui-même un agent de la Tchéka glissé habilement dans le haut personnel politique d’un ministère français. Il est fiancé à la fille d’un ambassadeur soviétique. Soyez tranquille ! Il n’est pas le seul franc-maçon qui, plus ou moins consciemment, trahisse la France ! Beaucoup sont au service de la révolution universelle, internationale, dont l’organisme central est à Moscou et dont les succursales sont les ambassades soviétiques installées dans les capitales de l’Europe. Chaque cabinet ministériel français possède au moins un noyau d’agents de la Tchéka. Les Soviets tiennent, en outre, sous leur coupe, un certain tant pour cent des fonctionnaires français, ceux-là justement qu’on devrait supprimer, ne fût-ce que par économie et par prudence. Douze mille instituteurs français, de leur côté, s’affichent comme communistes. Un bon nombre d’agents des postes et des ouvriers de chemins de fer ressortent aussi de la Tchéka. Tout cela est soudé, au surplus, par la franc-maçonnerie qui réalise à Moscou et à Pétrograd son programme intégral et séculaire : destruction de la religion et de la famille, dislocation de la chrétienté, asservissement de cette chrétienté par les princes d’Israël et retour du monde entier à l’esclavage antique au profit d’un impérialat soviétique, asiatique, occupant un palais entouré d’un quintuple rang de potences.

« Mais nous voici loin de mes aventures ! J’ai refusé la combinaison édifiante que me proposait le Tchékiste à tête de Mongol qui m’interrogeait. On m’a replongé dans mon cachot de la Butyrka avec régime de soupe au poisson pourri et on m’a écroué en compagnie d’un dément, ou d’un bourreau qui faisait le dément et qui m’a décoché un coup de hache, pendant que je dormais. Être assassiné par un fou, dans une prison, cela s’appelle un accident. Moscou aurait exprimé ses regrets à l’ambassade française qui n’aurait même pas daigné s’étonner qu’on ose interner un détenu en compagnie d’un fou, et qu’on laisse une hache à la disposition de ce fou. Il faisait noir. Le bourreau avait mal brandi son arme. Je fus emporté, l’épaule ouverte, à l’hôpital de la prison Butyrka où on me pansa, mais où, huit jours après, on essaya très nettement de m’empoisonner avec une potion. J’échappai à ce nouvel « accident ». J’attends le troisième, qui sera sans doute le définitif.

– Vous semblez en prendre votre parti bien facilement.

– Une idée à laquelle on s’est habitué depuis longtemps finit par paraître naturelle et normale. Elle n’inspire plus la même horreur que lorsqu’elle est toute nouvelle. Le jour où on m’appellera, vous prierez pour moi, et vous réciterez le « De Profundis », quand vous entendrez ronfler le moteur du « Tschorny Woron », du corbeau noir, dans la cour à côté.

– Du corbeau ? demandai-je.

– Le corbeau des morts, oui. Nous donnons ce nom au camion qui ronfle pour étouffer les détonations des « Colts » et qui emmène ensuite les cadavres à la Morgue, située hors de la ville, dans la banlieue Kfortow, où on les dissèque avant de les enterrer. Ces Canaques se donnent des grands airs scientifiques. Mais j’injurie les Canaques en les comparant aux Lénine et aux Trotsky. Les Canaques mangent les cadavres de leurs prisonniers. Ils ont une excuse alimentaire. Mais au fait, je vous ai demandé de prier pour moi. Êtes-vous croyant ?

– Oui !... Je pourrai prier pour moi aussi par la même occasion, car, si l’on nous convoque ensemble, pour ce même voyage, – le dernier, par corbeau spécial...

Je plaisantais. Je n’en avais guère envie. Mais Marré me paraissait si désinvolte en envisageant son heure dernière que, par fanfaronnade, je ne voulais pas paraître plus peureux que lui.

– Bast ! ajouta-t-il. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. L’ennui, c’est que ceux que nous avons laissés derrière nous, en France, ne sauront même pas ce que nous sommes devenus.

Je pensai à maman, à Fénia et je sentis en moi une envie de pleurer que je réfrénai.

– Ici, continuait l’aviateur, qu’est-ce que la vie de deux hommes de plus ou de moins ?... Songez ! Ils ont tué toute la famille impériale, trente et un évêques, mille cinq cents prêtres, trente-cinq mille instituteurs, magistrats, médecins, seize mille professeurs et étudiants, quatre-vingt mille fonctionnaires, soixante-dix mille nobles des deux sexes, soixante mille officiers, cent quatre-vingt-seize mille ouvriers, deux cent soixante-dix mille soldats et matelots, plus d’un million de paysans, sans compter les vingt ou trente millions de Russes, sinon davantage, qui, grâce à eux, sont morts de la famine. Quelle petite et infime rajouture que les morts d’un aviateur français et d’un... au fait, je ne sais rien de vous.

– D’un journaliste obscur ! dis-je.

– Ah ! Vous êtes journaliste ?

– Venu ici pour faire une enquête en me glissant, grâce à un faux nom, dans une caravane de congressistes commandée par Bafouillant-Tartuffier.

Je n’avais pas tenu à lui en dire davantage.

Il réfléchit, puis :

– Votre cas est grave ! me confia-t-il. Ils vont vous accuser d’espionnage et vous proposer la vie sauve en échange d’un engagement de servir comme espion tchékiste en France. C’est leur marotte.

– Et si j’acceptais pour les rouler ensuite ? dis-je.

– Vous seriez un beau soir assassiné mystérieusement en plein Paris ! me répondit-il. Ils ont des agents partout et qui se surveillent les uns les autres.

J’étais fixé. J’avais maintenant des aperçus sur ce formidable espionnage soviétique terrorisant le monde entier. Pour lutter contre cette pieuvre, quelques Prévoteau, quelques Gustave risquaient silencieusement leur peau, à peine soutenus par leur gouvernement dont certains éléments sont eux-mêmes intoxiqués par le poison de Moscou.

Un grand silence suivit cette biographie et ces révélations de Marré. Mes compagnons ronflaient toujours à poings fermés sur les dalles de l’ignominieuse cave :

– Et ceux-ci ? me demanda l’aviateur.

– Des communistes français de la petite espèce, et surtout de l’espèce des poires, répondis-je. Ils sont incarcérés pour m’avoir fréquenté pendant le voyage.

– On les croit complices de votre supercherie ?

– Exactement !

– Ils s’en tireront difficilement.

– Ils espèrent en Bafouillant-Tartuffier.

– Ils peuvent compter là-dessus et boire de l’eau.

– En attendant, ils ont bu beaucoup de vin. Ils ont même été pincés en train d’en boire dans une cave où nous avons su qu’il y avait des bouteilles de vin de murées.

– Oh ! grave ! fort grave !... déclara l’aviateur. La Tchéka est très hypnotisée sur les secrets des caves de Moscou et de Pétrograd. Elle y suppose des trésors cachés murés par les bourjouis avant de quitter la Russie. On va les torturer pour qu’ils révèlent d’autres cachettes !... La boutique au barbier chinois va avoir des pratiques !

Je pensai, à part moi, que le même sort me serait dévolu. Et j’avais un de ces trésors sur moi !

– Avez-vous entendu parler du camarade Kouzovkine ? demandai-je.

– Je crois bien ! Un officier de l’ancienne armée passé aux bandits. Il est suspect, comme tous les anciens officiers du tzar. Mais on a besoin de ceux-ci pour former les cadres de l’armée rouge.

– Et quels sont vos codétenus ? demandai-je.

– Deux Mencheviks qui n’ont pas les mêmes idées que Lénine sur la façon dont on doit faire une révolution. Et un Polonais qui était déjà en prison sous le tzar comme révolutionnaire et qui y reste sous la révolution parce qu’il appartient aussi à une autre doctrine révolutionnaire que celle qui est enseignée par Lénine. Il est devenu, du reste, à moitié fou et ressemble à Robinson Crusoé.

Sur ce, Laveine se réveilla et se dressa sur son séant :

– Où qu’on est ? demanda-t-il. Bon sang ! que j’ai bien dormi !

Il secoua Gobillot qui grogna, se détira, à peine dégrisé et déclara d’une voix pâteuse :

– J’ai fait un drôle de rêve !... Je trouvais de l’or dans un vieux mur, je buvais du bon vin, et un camarade militaire arrivait, avec son escouade de camarades gardes-rouges. Et alors, il dégradait le camarade Pistou en lui arrachant ses moustaches ! Et je pensais que l’infâme militarisme est bien le même partout ! Est-il possible de faire des rêves aussi bêtes que çà ?...

Il avait sa main posée sur les dalles. Il la retira précipitamment, criant :

– Mais il y a des rats, ici !

Un rat énorme et velu, en effet, venait de passer sur Bassignac (Estève) endormi et lui flairait une joue.

– Nom de nom ! Quel toupet ! mâchonna entre ses dents le camarade Gobillot, en levant le poing avec d’infinies précautions pour assommer le rat.

Le poing s’abattit, foudroyant. Le rat fila comme une flèche, et le poing retomba sur le crâne de Bassignac avec la force précise d’un marteau-pilon. Un hurlement répondit à cette attaque. Bassignac avait bondi, s’était dressé sur ses pieds et vociférait, réveillé en sursaut :

– Non ! Mais des fois ? Qu’est-ce que je reçois sur la citrouille !... Si je connaissais l’enfant de sagouin qui s’est permis de...

– C’est moi ! fit Gobillot. T’en fais pas !... Je visais le rat !

– Le rat ?

– Oui ! Pour te rendre service, ballot !... Il se promenait sur ton individu.....

Bassignac (Estève) frottait avec sa main son front douloureux. Il émit :

– S’il faut encore que je te remercie, camarade Gobillot, tu vas fort !

Puis, regardant autour de lui avec stupéfaction :

– Mais où qu’on est ?

– C’est ce que je demande aussi ! répéta le doux Laveine.

Bassignac inspecta la geôle. La vision du Polonais réveillé, qui ressemblait à Robinson Crusoé et qui lui souriait, le petit lever des deux mencheviks en haillons qui se grattaient avec une frénésie communicative, mon attitude consternée, celle de l’aviateur blond et chevelu qui riait encore de l’incident causé par le rat, tout cela le déroutait visiblement :

– Ah ! ça, dit-il, Camarades, serions-nous, des fois, dans un asile de nuit ?... Je commence à trouver que, pour des congressistes, nous ne sommes pas traités d’une façon suffisamment respectable... En partant, ça allait !... Le wagon-restaurant, la bouftance berlinoise en musique, avec cochon frais à discrétion, le couchage dans des draps, c’était des égards !... Mais ça baisse tous les jours !... Hier, une chambrée, aujourd’hui, un asile de nuit ! Avec des rats d’égout ! Ça ne va plus !

– Faut écrire à Bafouillant-Tartuffier !... conseilla Laveine.

– Où est la sonnette ? demandait Gobillot..... Il faut appeler le garçon d’étage.

Ce prolétaire aux chemises de soie avait l’habitude des palaces.

Mais Bassignac (Estève) se déchaînait :

– Il n’y a pas de doute à avoir, coquinasse !... On se fiche de nous !... Je suis bien sûr que pendant ce temps-là Bafouillant-Tartuffier, il se prélasse dans un lit du tzar ou de la tzarine, au Palais d’Été, et dans des pyjamas de Grand Duc ! Et nous, dans un sous-sol à rats !... Et pourtant, on est camarades... Non, ça ne va plus !...

– Si c’est ça le paradis rouge, ajoutait Laveine, je l’ai assez vu ! Et je demande à être rapatrié à Pantruche !

Mais voilà que tout à coup Gobillot, – me considérant sous la lueur pâle et sale qui venait de la fenêtre grillée, – s’écriait ahuri :

– Mais je n’ai donc pas rêvé, camarade Pistou ? On t’a bien ôté tes moustaches ! Elles n’étaient donc pas à toi ?

– Si, répondis-je, résolu de jouer le tout pour le tout, et à lui révéler ce que Kouzovkine et la Tchéka n’ignoraient plus. Si ! elles étaient à moi ! Mais elles s’enlevaient et se remettaient à volonté.

– Mais pourquoi ces postiches ? me demanda-t-il.

Puis, soudain, se rappelant les réflexions que le camarade Kouzovkine lui avait faites à mon sujet :

– J’y suis ! Tu n’es pas Pistou !

– Comment, il n’est pas Pistou ? protesta Laveine, me prenant sous sa protection. Allons donc ! Tu divagues dans les bégonias, camarade Gobillot. Je l’ai connu à l’ambassade, Pistou, et avant toi. Et c’est bien lui ! Il s’est fait raser, voilà tout. Il n’y a pas deux Pistou, tout de même !

Ce bon Laveine ne serait jamais un aigle, c’est entendu ; mais son besoin de croire en moi me touchait infiniment.

– Probable que si ! déclarait Gobillot, songeur. Je vois l’histoire !

Je m’attendais à ce que Gobillot me vitupérât comme traître ou espion coupable d’avoir voulu pénétrer les secrets de la sainte cause communiste. Mais il ne se rappela qu’une chose : c’est que j’avais eu connaissance d’un trésor caché dans une maison du Kamenoostrovsky et que je lui en avais offert la moitié. L’affaire avait mal tourné, mais il ne me rendait pas responsable de cet échec dont il me supposait victime également, et dont il ne prévoyait pas, il faut le dire aussi, les épouvantables conséquences. Était-il, au surplus, complètement dégrisé ? Il ne vit en moi, en tout cas, qu’un malin qui avait surpris une conversation à Paris, et qui s’était embrigadé par surprise, avec de faux papiers et des postiches dans un troupeau de congressistes communistes pour se faire véhiculer gratuitement jusqu’au pays où il pourrait recueillir le fruit de la conversation surprise. Sans doute admettait-il, d’ailleurs, qu’on est le communiste-type, le bolchévik modèle, dès lors que, sachant où des « bourgeois » ont caché leur magot, on a su s’arranger pour le déterrer avec le minimum de risques et de frais généraux.

Finalement, il me dit :

– Toi, tu es un as ! Je l’avais vu du premier coup. Mais le vrai Pistou a dû en faire une, de ces têtes !

Gobillot ne savait même pas que le vrai Pistou avait été expédié au Dépôt pour que je pusse partir à sa place. Quel n’eût pas été, alors, son surcroît d’admiration pour mon ingéniosité ?

Un glouglou bizarre attira notre attention vers un coin de la cave particulièrement obscur. Constatation faite, il s’agissait du manchot, de ce Serge Chingareff, mutilé rouge, que nous avions totalement oublié. Se réveillant après tout le monde, il buvait au goulot d’une bouteille qu’il avait eu, la veille au soir, la précaution de glisser dans sa poche, avant de quitter la cave des Ivanov entre deux haies de soldats soviétiques.

Comme Serge était du pays et qu’il savait parler à peu près français, Gobillot lui demanda :

– Est-ce que tu sais où l’on est, toi ?

Serge cessa de sucer son goulot, fit signe de la tête que oui, et rajusta le goulot à ses lèvres. On eût dit un enfant dont l’immense joie est de ne faire qu’un avec son biberon. À ce moment, Bassignac (Estève), étant monté sur un des « narys », se hissait jusqu’au vasistas grillé, laissait échapper un cri de stupéfaction et répondait à la question de Gobillot en disant :

– Où l’on est ?... Dessus un navire ! Je vois, par un hublot, que l’on remonte le courant d’un fleuve.

– Non ! mais des fois ! répliqua Gobillot. Un bateau en pierres de taille ? pas dingo ?... C’est effarant, ce que le vin leur a porté à la tête !

Laveine avait retiré, lui aussi, une bouteille de sa poche. Tous avaient trouvé moyen de se ravitailler, avant de quitter la fameuse cave. Bassignac lui dit :

– Tu ne boiras pas tout, hein ?

Serge Chingareff avait fini sa bouteille. Il était comme hébété. Il déclarait d’une voix graillonneuse :

– Laisse-les boire, camarade. C’est les dernières bouteilles qu’ils boiront avant d’aller à la maison des morts !

– Qu’est-ce qu’il dit, le manchot ? fit Gobillot. Il n’a pas l’ivresse gaie.

L’ambiance sinistre de la cave finissait par les impressionner tous fâcheusement.

– Il dit vrai ! répliqua Marré. Nous sommes tous ici condamnés à mort. Et si vous avez volé du vin dans une maison appartenant au gouvernement, votre cas est aussi grave que si vous aviez espionné.

– Dzerjinski nous aura tous ! proféra Serge. La tcherewytschaika, c’est lui...

– La tché... quoi ? demanda Bassignac livide.

– La Tchéka ! fit Marré. On dit la Tchéka par abréviation.

– Et pour quelques bouteilles de pinard, s’écria Gobillot, tout ce que nous avons fait pour le parti, on ne nous en tiendra pas compte ? Allons donc !

Il tira, lui aussi, une bouteille de sa poche et déclara :

– Que tous ceusses qui ont encore une bouteille sur eux la boivent vite et qu’on jette les verres dans la Néva. C’est pas la peine de se faire prendre sur le tas.

Mais ils tremblaient, leur gorge était serrée. Marré, le Polonais et les mencheviks les aidèrent à vider leur cargaison. Il y avait longtemps que ceux-ci n’avaient lampé du vin, surtout du vin aussi vieux. Ce fut le premier rayon de joie de leur vie depuis qu’ils étaient dans ce cachot.

Les bouteilles vides furent jetées dans la Néva par la fenêtre aux barreaux rouillés. Mais Gobillot n’arrivait pas à s’adapter à la situation. Non ! Du vin d’émigré bu, même en fraude, par de bons communistes comme lui et ses camarades, cela ne pouvait constituer un motif suffisant pour qu’un gouvernement communiste les condamnât à mort après une incarcération dans une puante cave à rats.

Il pensait bien à l’or, mais il évitait d’en parler.

– Il a dû se passer cette nuit, réfléchit-il, un évènement formidable pour que nous, congressistes communistes, nous soyons traités comme des criminels ! Ce qui a dû se passer, je le devine !

Tous l’écoutèrent, anxieux :

– Pour moi, expliqua-t-il, le gouvernement des camarades soviétiques a été renversé par un complot de gardes blancs ! Et il y a un tzar de rétabli !...

– Des fois ?... émit Bassignac (Estève), fort inquiet.

– Ça serait embêtant ! bégaya Laveine, devenu tout à fait vaseux.

– La férocité tzariste à l’égard de libérateurs du prolétariat comme nous se manifeste visiblement par cet emprisonnement sans motif dans une geôle écœurante, expliqua Gobillot. On voit tout de suite que c’est le féroce Moyen Âge qui revient avec la dictature capitaliste de l’Okhrana ! Finis, les principes humanitaires des Soviets libérateurs !

Bassignac le tira par sa manche.

– Quoi ? demanda brutalement Gobillot, qui méditait une nouvelle tirade de meeting bien tassée.

– Camarade, l’Okhrana écoute peut-être aux portes. Ce que tu dis est d’une imprudeince impardonnable, et qui risque de nous mettre tous dans les choux !...

Gobillot répondit tout bas :

– Nom d’un tonnerre ! Tu as raison ! Mais t’en fais pas, camarade, t’en fais pas ! Je vais rattraper ce que j’ai dit ! J’ai mon idée :

Très haut, il pérora, détachant ses syllabes avec sonorité :

– Je vous répète, tout simplement, ce que, moi, j’ai entendu dire mot pour mot dans les meetings, à ces farceurs de communistes ! Je le répète pour montrer leur sauvagerie et leur bêtise ! – Car enfin, je me suis donné pour communiste, moi, mais vous savez bien que ce n’est pas vrai ! J’ai fait le communiste pour la rigolade, pour me faire payer mon voyage par ce tas d’idiots, parce que j’avais affaire ici... Je suis venu en Russie pour faire des affaires, comme mon copain ici présent qui s’est fait passer pour Pistou. Un as, celui-là ! Pas vrai ? Vous autres, je ne sais pas si vous êtes des communistes vrais, mais moi...

– Mais moi non plus ! clama Bassignac (Estève) avec une voix tremblante de peur.

– Moi non plus ! répéta en écho le doux Laveine. Communiste, moi ? Mais vous ne m’avez pas arregardé !

– En tout cas, moi, poursuivait Gobillot, je ne demande qu’à m’expliquer avec un chef de l’Okhrana !... Et s’il a besoin de renseignements sur le communisme et sur Krassine, à sa disposition ! Communiste ! Moi ? Ah ! la ! la !... J’ai peut-être fait semblant, oui !

– Bien ! approuva tout bas Bassignac (Estève). Ça c’est très bien !

– Ils sont amusants ! me confia Marré...

– Si ce qu’ils se figurent pouvait être vrai ! lui répondis-je.

– Le malheur est qu’ils rêvent !

– Dites-moi, lui confiai-je alors à mon tour, savez-vous quelle idée folle m’avait poussé dans la tête quand vous m’avez dit que vous étiez aviateur ? Votre avion doit bien être resté quelque part ?

– Oui ! Ils le conservent dans une remise du Palais d’Hiver. Ils le font copier pour faire croire qu’ils ont une aviation, mais je sais qu’ils l’entretiennent.

– Je nous voyais nous évadant d’ici, puis gagnant votre avion et filant avec lui vers la France.

– Vous faites comme ceux-là ! Vous rêvez ! me répondit-il, mélancolique.

Les trois camarades congressistes poursuivaient toujours leur colloque, tantôt à mi-voix, tantôt très haut, selon qu’ils voulaient être entendus ou non des espions de l’Okhrana, cette mère de la Tchéka. Sous les tzars déjà, ces agents de l’Okhrana plaçaient des yeux et des oreilles derrière les trous de tous les murs.

– Il faudrait donc supposer, expliquait Gobillot, suggestionné par sa propre imagination, que, la contre-révolution terminée, Kouzovkine, cette nuit, se serait rallié au tzar revenu et nous aurait fait arrêter comme communistes, pour prouver son zèle tzariste ! Alors, ce coco-là aurait le droit d’opérer son revirement, et pas nous ? Il aurait le bénéfice de sa trahison au communisme en nous faisant tous zigouiller ? Ah ! Mais pas de ça, Lisette ! Un revirement en masse, ou pas de revirement pour personne ! Je ne connais que ça !

– Bafouillant-Tartuffier est peut-être arrêté, lui aussi, supposa Bassignac (Estève).

– Je le connais ! Il aura reviré avant ! affirma Gobillot. Un député, ça finit toujours par être du côté du manche. D’abord, il serait ici avec nous. Je sais bien qu’il y a d’autres caves, mais...

– Ce qui m’embête, moi, dit tout à coup le bon Laveine, à notre stupéfaction à tous, c’est mes souliers !

– À cause ? demanda Bassignac.

– Je les ai pris à une devanture du boulevard Sébastopol, il n’y a pas bien longtemps, pendant une manifestation libertaire...

– Tu les as libérés, quoi ! dit Bassignac.

– Si tu veux ! Mais il y a la marque... Et si c’est des anti-communistes qui ont le gouvernement maintenant, en Russie, ça peut me faire signaler à la police française... Bon sang, que c’est embêtant de ne pas savoir sur quel pied danser !

– Surtout avec des croquenots neufs ! dit Bassignac, plaisantant. Es-tu sûr, au moins, mon vieux Gobillot (il n’osait déjà plus l’appeler camarade), qu’il y a eu ici la contre-révolution ?

– Je ne suis sûr de rien du tout ! répondit avec franchise Gobillot. Je considère les évènements avec ma logique naturelle, et je tire des conclusions, voilà tout ! Ce qu’il y a de plus clair, c’est que notre situation est des plus troubles. J’ai plutôt regret d’être venu au Paradis rouge.

La porte de la cave s’ouvrit violemment. Un geôlier immonde, chevelu, barbu, crasseux, en blouse maculée, en culotte trouée avec ses jambes nues dans des bottes éculées, parut et baragouina un appel en russe. Personne ne répondit. Le gardien de prison soviétique répéta son baragouin, ajoutant : bourjouis franzouski !

Je frémis. Bourgeois français ? C’était peut-être moi. La qualification de bourgeois est là-bas une condamnation à mort anticipée. Un bourgeois, chez les communistes, est un criminel, même quand il gagne moins qu’un ouvrier.

L’homme crasseux tendit un papier à Marré qui connaissait un peu le russe. Et Marré lut sur un papier à en-tête les mots russes qui signifiaient : Conseil de la G.P.U. Et c’était suivi du nom de Tiburce Laveine, en caractères français.

– C’est un certain Tiburce Laveine qu’on demande, fit-il.

– Quoi qu’on me veut ? demanda le doux imbécile, blanc comme un linge.

Il murmura :

– Pourvu que ce ne soit pas rapport à mes croquenots !

Le geôlier comprit que ce communiste à grosse tête joufflue et à corps maigre qui avait l’aspect d’un bilboquet était le détenu qu’il cherchait. Il l’appréhenda par la nuque, le poussa hors de la cave, activa la sortie du camarade au moyen d’un vigoureux coup de botte quelque part, sortit lui-même et referma la porte à double tour. Son trousseau de clefs faisait un bruit de ferraille terrifiant. Les échos du couloir en résonnaient. Et on l’entendait crier : « Slivo ! Slivo ! » (Vite ! Vite !)

Bassignac déclara à mi-voix :

– Quelle brutalité ! Mais n’y a pas de flic, à Paname, qui se conduirait de cette façon !

– C’est bien l’Okhrana considéra Gobillot d’un air entendu. Les Soviets sont bien trop respectueux de la dignité humaine, qui est une des bases de leur programme de régénération de la Russie libérée, pour traiter un être libre, conscient et organisé, surtout un communiste, avec des manières pareilles ! Parole, on a plus d’égards, même dans les pays encore asservis au capitalisme rétrograde, pour un veau qu’on conduit à la boucherie ! La Russie a reculé en une seule nuit jusque dans les temps les plus lointains du moyen âge. Le servage est rétabli ! La contre-révolution a bien eu lieu. S’agit de ne pas faire le malin avec elle !

Derechef, la porte de l’effroyable et puant cachot s’ouvrit. Les mencheviks et le Polonais donnèrent des signes d’agitation assez analogues à ceux qui se produisent dans une ménagerie, à l’heure du repas des animaux.

– La soupe aux yeux gris ! annonça Marré aux camarades. Ah ! Je vous préviens qu’il faut avoir faim.

– La soupe aux yeux gris ? demanda Gobillot.

– En russe : Karije Glaski ! traduisit l’aviateur. C’est également le nom d’une chanson tzigane très triste et qu’on chante beaucoup dans le peuple russe depuis 1917.

Un geôlier au crâne tondu jusqu’à l’os comme celui d’un bourreau chinois apportait un seau qui ressemblait plus à un seau hygiénique qu’à un récipient à soupe. Il le déposa au milieu de la cave aux dalles gluantes et boueuses. Un de ses collègues vêtu d’un vieil uniforme de Cosaque de l’Ukraine, – il l’avait vraisemblablement volé sur le cadavre d’un Cosaque assassiné par décision de la Tchéka, – apportait dans ses mains sales huit boules noires. Chaque houle prétendait représenter une demi-livre de pain, – de pain fait avec quels succédanés avariés !

Le seau contenait un liquide d’aspect écœurant et d’une odeur de hareng en décomposition. Les deux mencheviks et le Polonais étaient déjà accroupis au bord du seau. Ils arrachaient, avec leurs ongles, des morceaux de leur boule de pain dont la mie couleur de jus de tabac s’étirait comme du caoutchouc. Ils trempaient chaque morceau dans l’infect liquide et engloutissaient le mélange sans aucune répugnance.

– Un peu de potage aux yeux gris ? me proposa Marré.

– Pourquoi aux yeux gris ? demandai-je.

– Penchez-vous sur l’infusion, vous verrez !

J’aperçus, en effet, un grand nombre d’yeux de poissons gris-blancs qui nageaient sur ce bouillon infâme. La présence de ces yeux que la cuisson avait détachés des têtes de hareng pourri, constituant la base de ce consommé riche en toxines, prouvait ainsi qu’il s’agissait d’une soupe au poisson.

– Belle bouillabaisse ! dis-je. Soupe aussi triste que la chanson dont elle porte le nom. Je préfère jeûner ! Mais comment vivez-vous encore, depuis tant de mois que vous êtes ici ?

L’aviateur mangeait son pain noir à la colle. Il expliquait :

– Je ne vous dirai pas que je fais de la suralimentation. Quand j’ai par trop faim, j’en mange tout de même. Ce pain de terre noire – ainsi le nomme-t-on – détrempé dans ce jus ignominieux se dilate dans l’estomac et l’emplit très vite, supprimant pour un temps les affres de la faim. On est rapidement rassasié.

– Moi, fis-je, je le suis déjà. Je remplacerai ce repas par des cigarettes !

– Vous en avez ?

– Du maryland ! À votre disposition !

Et je lui tendis mon paquet de maryland jaune. Il en extirpa une cigarette dont les bouffées lui parurent un parfum lointain de la terre de France et du pavé parisien. Il n’en acheva pas son pain. Le tabac chassait un peu les odeurs de pestilence et de mort de la cave tchékiste.

Les camarades congressistes, eux, ne touchaient pas non plus à la soupe soviétique. Porté sur sa bouche, justement, Gobillot demandait à Marré d’un air piteux et découragé :

– Et qu’est-ce qu’il y a comme second plat ?

– Rien !

– Bigre !

– Tous les huit jours, on a droit à un poisson également avancé et gluant qu’on mange avec ses doigts, vu l’absence de cuiller, de fourchette et de couteau. C’est le jour de gala !

– Misère de sort ! exhala Bassignac (Estève).

Et il s’injuria avec la dernière violence en ces termes :

– Dire qu’en ce moment, triple immbécile, tu pourrais être à Marseille, attablé devant une bouillabaisse pour de vrai, une bouillabaisse avé de la rascasse, avé du rouget de roche, avé des tranches de pain bieng blanc, avé de la bonne huile, avé de l’ail, avé du safran pour le parfum, et que tu es venu, bougre d’idiot, dans un pays d’épouvannte, où l’on te sert du jus de hareng dans un seau de toilette !... Et dans une cave ! Triple bourrique ! Ce seau est-il seulement propre ?

Serge Chingareff, lui, mangeait, plein d’indifférence, avec les mencheviks et le Polonais. Il répondit :

– C’est des seaux de l’hôpital. S’il fallait faire attention !... Et puis, nous autres, on a connu la grande famine ! J’ai vu, à Odessa, des gosses dont les père et mère avaient été fusillés, errer par les rues et mordre à pleines dents dans un cheval crevé. Ils se battaient avec les chiens. Quand on a vu ça, on mange n’importe quoi, peur d’avoir un jour à manger encore pire...

– Je songeais à demander qu’on gardât la portion de Laveine, fit alors Caillot. Mais je lui cède la mienne.

– Moi aussi ! fit Bassignac (Estève).

Tous deux allumèrent une cigarette. Et tout à coup, la porte s’ouvrit et Laveine parut, les traits bouleversés.

– Gobillot ! dit-il sans attendre même que le geôlier eût tiré la porte à lui, Gobillot, faut que je te dise tout de suite que, comme ballot, tu es ce qui se fait de mieux !

Tous étaient anxieux de savoir ce qui était arrivé à ce doux crétin, et moi tout d’abord. Pourquoi l’avait-on fait comparaître le premier de nous tous, devant les agents de la Tchéka, lui qui était venu au « Paradis rouge » pour en savourer quelques joies sans la moindre de ces arrière-pensées qu’on pouvait reprocher à Gobillot et surtout à moi ?

Laveine conta :

– J’ai suivi cette espèce de voyou qui est venu me chercher et qui m’a introduit, après une enfilade de couloirs, chez un mossieu costumé en bleu !

– En bleu ? demanda Bassignac (Estève), qui buvait littéralement ce début de l’aventure de Laveine.

– En bleu avec du rouge. Une vraie casquette de portier de music-hall. Je les connais assez, les portiers de music-hall, quand c’est que j’ouvrais les portières en concurrence avec eux, devant les Fol-Berges et l’Empire de l’avenue de Wagram. Malheur ! J’aurais bien dû continuer !... Enfin ! Ce mossieu me regarde avec de vrais yeux d’hibou pendant dix bonnes minutes, comme s’il voulait m’endormir. Puis il me demande ce que je suis venu faire en Russie. Je vois le coup. Je lui réponds comme ça : « Monseigneur !... »

– Monseigneur ? s’écria Gobillot. Tu l’as appelé Monseigneur ?

– Dame fit Laveine. Puisque tu m’as dit que le tzar était revenu ! J’pouvais pas l’appeler camarade sans me dénoncer du coup comme communiste. C’était pas à faire ! Je lui dis donc : « Monseigneur Je suis venu en Russie voir toutes les saloperies du communisme pour les dénoncer au monde civilisé. » Et je continue sur ce ton ! Et je te trépigne le bolchevisme, et je t’enguirlande Lénine et Trotsky, et je te déculotte jusqu’aux oreilles le Bafouillant-Tartuffier !

« Le mossieu à la casquette bleue et rouge qui en était déjà comme deux ronds de flanc, quand je l’appelais monseigneur, ouvrait maintenant une bouche à y fourrer un pain de six livres, et des yeux comme des phares d’auto. Et il me dit comme ça : « Tiburce Laveine, je suis content de ta franchise. J’avais peur déjà d’avoir à faire appel aux bourreaux chinois pour vous extirper à tous des aveux en vous faisant découper la peau du dos en petits morceaux. Mais voilà de la besogne toute faite...

– Pardon ! interrogea Bassignac (Estève). Il a dit à tous ? Mais ce à tous, ça veut dire à nous aussi !

– Naturellement ! répondit Laveine. Et le mossieu a continué : « Nous savions bien que vous étiez une bande de contre-révolutionnaires qui s’étaient glissés parmi les congressistes pour venir à Pétrograd chercher des valeurs laissées dans certaines maisons par des bourgeois russes avant leur départ. Vous êtes de mèche avec ces bourgeois ! Vous opérez pour leur compte ! Mais ces valeurs appartiennent au Prolétariat ouvrier et paysan ! Vous êtes des voleurs passibles de la peine de mort ! » Tel que ça qu’il m’a parlé, mes enfants ! Pensez si j’étais dans mes petits souliers !...

– Mais alors, dit Gobillot, horriblement angoissé, la contre-révolution n’est pas faite ! C’est toujours les Soviets ! Et t’as débiné le communisme ! Ça, c’est du travail !

– J’ai suivi la consigne ! objecta Laveine. C’est de ta faute !...

– Quelqu’un qui aurait eu du flair y serait allé plus en douceur, en tâtant le terrain ! fulmina Gobillot. Toi, tout de suite, les pieds dans le plat ! Ah ! Qu’est-ce qui nous arrive encore !...

Gobillot était atterré. Il y avait de quoi. Je songeais que les gens de la Tchéka, bien renseignés, avaient su ce qu’ils faisaient, en interrogeant d’abord Laveine. Celui-ci poursuivait :

– Tout n’est pas perdu. Le camarade interrogateur est devenu, tout d’un coup, plus gentil. Il a fait apporter du thé, du lait, du pain blanc et il m’a dit : « Le tout est de nous arranger en famille. Le seul moyen de vous tirer tous d’affaire, c’est de me donner bien exactement la liste des maisons où vous avez été chargés de retrouver des valeurs pour le compte des bourgeois russes réfugiés à Paris. » Moi, pas vrai, j’ai dit que c’était la première fois que j’entendais parler d’une histoire pareille ! Et mes camarades aussi. On a trouvé du vin dans un vieux mur, lui ai-je dit, mais pas autre chose.

– Ça, c’est bien ! approuva Bassignac (Estève). Et de plus, c’est vrai !

Mais Gobillot ne s’associa pas à cette approbation.

– Alors, poursuivait Laveine, il m’a appelé farceur. Il m’a dit que j’avais avalé des perles, que je le savais bien, que j’en avais pour deux cent ou trois cent mille roubles dans le bide, qu’on allait me faire radiographier et qu’on m’ouvrirait le ventre. Ça, c’est pas drôle !

– T’aurais pu lui dire, fit Bassignac, qu’une forte purge te ferait restituer ces perles que ton abédomen s’est adjugées. Mais ça, c’est ton affaire !

Il y eut un silence. Personne ne songeait à rire. Et moi, je ne bronchais pas, je me gardais bien d’attirer l’attention en proférant une seule syllabe si C’était moi qui les avais plongés dans ce pétrin, en somme. J’avais sur moi une véritable fortune en pierres précieuses et en perles. Personne ne s’en doutait ; pas même, je l’espérais, l’épouvantable Kouzovkine qui, muni des plans qu’il m’avait volés, devait continuer à faire faire des fouilles dans la cave des Ivanov, et supposer que moi et mes complices ou considérés comme tels nous connaissions d’autres emplacements de trésors. Oh ! Mon tour d’interrogatoire viendrait et je serais mieux cuisiné que Laveine. J’étais heureux, en tout cas, de savoir que les verroteries fausses contenues dans la bouteille au goulot de laquelle Laveine ivre-mort avait bu, étaient considérées par Kouzovkine comme des pierres précieuses authentiques. Cet ancien lieutenant de la garde, traître à son souverain et à ses camarades de l’armée tzariste, n’était pas lapidaire. Il avait dû bien se garder de faire expertiser ces verroteries par quelque joaillier qui aurait pu bavarder et mettre les hauts tchékistes sur la piste de cette fortune. Il aurait fallu alors que Kouzovkine la partageât avec eux. Or, dans ce gouvernement soviétique qui ressemble à une jungle, chaque bête féroce ayant abattu une proie la défendait contre les crocs du voisin. Kouzovkine avait dû seulement mettre dans son jeu le tchékiste chargé d’instruire noire affaire et s’en faire un complice. Ce qui me fit voir clair dans ce jeu de l’officier félon, c’est que Laveine dit tout à coup :

– Il y a encore autre chose : mon juge m’a accusé d’avoir pris un pli cacheté dans les bagages du camarade Gobillot. Je lui ai demandé : « Quel pli ? » Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?

Gobillot me regarda et dit :

– Encore ce pli ! Il m’embête, avec son pli ! Je lui ai dit que je le lui avais rendu ! Ça va comme ça !

Et Laveine contait encore :

– Sur ce, mon animal à casquette bleue et rouge a dit qu’on tirerait ça au clair, que surtout, je ne parle à personne de ce pli si je voulais que l’affaire en reste là, après que nous lui aurions livré les emplacements de trésors que nous connaissions sûrement. Et voilà !

J’étais édifié. Kouzovkine craignait de plus en plus que ce pli n’eût été volé par la Tchéka elle-même. Ce pli était compromettant pour lui. M. Gustave l’avait bien deviné.

– Il y a encore autre chose !... déclara Laveine. Après mon interrogatoire, mon juge m’a fait visiter des appartements !

Cela nous stupéfia :

– Des appartements ? s’écria Bassignac (Estève). Il est propriétaire ?

– Alors ? questionna Gobillot, c’est donc que la contre-révolution aurait tout de même eu lieu. On a rétabli les proprios ?

– Si les appartements que le camarade Laveine a visités sont aussi bien que celui que nous habitons... dis-je.

– Vaut encore mieux être où nous sommes ! assura Laveine.

– Bigre ! murmurai-je.

– Oui ! fit le doux imbécile, il m’a montré une chambre toute tapissée en liège.

– La prokba ! fit Marré. Ça veut dire bouchon, en français. C’est bas de plafond, n’est-ce pas ?

– Juste ! acquiesça Laveine. On ne peut pas s’y tenir debout, mais courbé, ou alors, marcher à quatre pattes. On y devient idiot en douze jours. Mais il y en a une autre encore plus basse avec des pointes de clous sur le plancher, au plafond et le long des murs. Le mossieu m’a dit comme ça que nous passerions dix jours dans le liège, puis dix autres dans les pointes de clous, mais qu’il était bien sûr que nous dirions avant la fin de ces deux stages – il appelle ça des stages – où étaient les emplacements des trésors !

– Nom de nom ! fit Gobillot. C’est gai.

– Mange ta soupe ! conseilla Bassignac (Estève) à Laveine. Assez de choses tristes comme ça !

Laveine flaira l’infection culinaire inventée par les tortionnaires qui s’affirment à l’avant-garde du progrès. Il déclara :

– Très peu pour moi !... J’ai bu du thé et mangé du bon pain avec du beurre. Car, à part ça, le mossieu à la casquette bleue et blanche a été assez gentil ; il reçoit très bien et il m’a offert des cigarettes. Seulement, je ne sais pas pourquoi, dans une pièce à côté, donnant sur le couloir, il y avait une femme qui poussait des cris aussi horribles.

– Les bourreaux chinois s’exerçaient ! fit Marré. Ici, ils peuvent s’offrir des séances de vivisection sur femmes de qualité.

Sa remarque nous fit froid dans le dos.

 

 

 

 

IX

 

 

L’ATROCE MACHINATION DE KOUZOVKINE

 

 

Je m’attendais à ce que, le lendemain, Bassignac ou Gobillot fussent appelés à leur tour chez le tchékiste chargé d’instruire notre cas de chercheurs d’or au « Paradis rouge ». Mon tour viendrait évidemment ensuite. On me gardait pour la bonne bouche. Point ! On ne nous donna pas signe de vie le lendemain, ni le surlendemain. Ne pouvant me résoudre à manger l’horrible soupe aux yeux gris servie dans un seau d’hôpital, je ne vécus que de ma demi-livre de pain noir et caoutchouteux. Marré, lui, se mettait à la soupe de temps à autre, quand ses crampes d’estomac devenaient par trop intolérables. Nos cigarettes étaient épuisées. La privation de tabac nous était peut-être plus dure que la privation de nourriture. Fumer trompe la faim et distrait. Et l’odeur du tabac diminuait la puanteur atroce de la prison soviétique. Nous ne dormions pas non plus. Nous étions tourmentés sans trêve par des bataillons de punaises et inquiétés par les galopades des escadrons de rats féroces qui s’attaquaient parfois à nos mains et à nos joues. Nous sombrions dans une sorte de coma. Nous prenions, comme les mencheviks, le Polonais et l’aviateur, l’aspect d’hommes des forêts préhistoriques.

Le moteur du « corbeau noir » tournait parfois dans une cour voisine pour étouffer le bruit des « colts » exécutant les condamnés à mort. Ce moteur ne nous causait presque plus d’émotion. Nous demeurions dans l’indifférence, et subissions sans révolte l’affaiblissement physique que donne la faim passée à l’état endémique.

Au bout de quinze jours, peut-être, je dis à Marré qui, lui, grâce à la soupe soviétique, se soutenait tout en s’intoxiquant :

– On veut nous faire mourir lentement ? Encore vivants, nous sommes au sépulcre !

– Non ! me dit-il. On veut seulement nous ramollir pour l’interrogatoire.

Il disait vrai, car une heure après, la porte s’ouvrait. Le geôlier qui était venu chercher Laveine criait :

– Bourjouis Ricardi ?

Je reconnus, estropié, mon nom de Ricardet. Et ce détail aurait suffi à m’indiquer que l’enquête sur moi avait été complète, que l’ambassade de la rue de Grenelle avait élucidé le cas du faux Pistou. On me mit dans les mains la fiche portant les initiales du G.P.U.

– Qu’est-ce que ces lettres ? demandai-je à Marré.

– Cela veut dire, m’expliquait-il, Gossoudarstvennoié Polititcheskoié Oupravienia, en français : Administration politique de l’État. C’est le nouveau nom de la Tchéka. Mais c’est toujours la Tchéka. On prononce : Guépéou. Et les condamnés russes, profitant de ce que ces initiales sont aussi celles d’un cantique funèbre, chantent, en allant à la mort, ce cantique qui commence par Gospodi, Pomiani Oussopchikh (Seigneur, souvenez-vous des trépassés).

– Je crois que je puis le chanter aussi, dis-je.

– Sait-on jamais ?

Il me serra la main. Gobillot me la serra aussi. Je quittai l’horrible cave suintante et empestée et je suivis mon guide qui clamait, pour m’activer :

– Slivo ! Slivo !...

Affaibli, je traînais mes pieds comme un vieillard. Il fallut m’armer de courage pour relever la tête, rejeter mes épaules en arrière, plastronner, en un mot. Je ne voulais pas laisser voir ma faiblesse et ma détresse au Tchékiste qui allait m’interroger. Nous gravîmes un escalier en rond, longeâmes un couloir, aboutîmes à la cour octogonale du bastion Troubetskoï fortifié par ses sept murs. Un nouveau couloir dallé et voûté nous engloutit. Sur les portes longeant ce couloir étaient accrochées des pancartes avec des inscriptions en russe. Était-ce là le couloir des juges d’instruction de la G.P.U. ? Chacune de ces portes avait un numéro. Au 27, il y eut un arrêt ; le geôlier frappa. Un garde rouge à tête d’assassin ouvrit, regarda ma fiche, congédia le geôlier et me fit entrer.

Dans une vaste pièce nue, froide, rébarbative, aux meubles délabrés, il y avait un bureau de bois noirci. Assis à ce bureau, un homme à casquette bleue et rouge, un binocle sur le nez, lisait la Pravda. C’était bien certainement celui qui avait interrogé le doux Laveine. Le garçon de bureau à tête d’assassin et revêtu des haillons réglementaires de la garde rouge s’en alla. Le tchékiste abaissa alors son journal, me regarda à travers les verres de son binocle avec des yeux de myope. Puis il me sourit ! Ahuri, je l’observai. J’avais devant moi un Juif encore jeune, au nez busqué, lippu, à la barbe rare et frisottante. Sa casquette enfoncée un peu en arrière refoulait sur ses oreilles larges et qui revenaient en avant, l’épaisse toison crépue qui lui servait de chevelure.

Tout à coup, il repoussa son fauteuil, se leva et vint à moi, la main tendue. J’aperçus son costume militaire vraiment extraordinaire : une veste de cuir doublée de peau de mouton, un pantalon bleu de cosaque, de hautes bottes de cavalerie. Il avait l’air d’un petit coulissier déguisé en officier de cosaques pour un bal masqué à l’Élysée-Montmartre. Il saisit ma main de sa main droite, posa sa main gauche sur mon épaule et s’écria, avec une tendresse ardente, comme s’il retrouvait un ami d’enfance au bout de longues années :

– Et comment va, depuis nos bonnes parties de manilles de la Rotonde, entre deux apéros ?

– Était-il fou ? Était-ce un piège ?

– Je ne vous connais pas ! dis-je faiblement.

– Blague ? fit-il. La Rotonde ! Voyons !... Ah ! C’était peut-être la brasserie du Dôme, à Montparno... Près du Boul’Mich...

Il parlait un parigot très pur.

– Je suis allé trois ou quatre fois dans ces établissements, lui fis-je observer. Et je n’y connais aucun habitué ; je ne vous ai jamais vu, et vous deviez les fréquenter avant que j’y sois allé. En outre, même si vous m’y aviez vu, vous ne me reconnaîtriez pas aujourd’hui, dans l’état d’abomination et de misère où votre prison m’a réduit...

– Je confonds donc ! fit-il, en me tendant un vieux fauteuil de cuir crevé, dont la bourre sortait en touffes épaisses. Mais asseyez-vous donc !

J’obéis. Il alla se rasseoir devant son bureau et me dit :

– Qu’importe ! Vous arrivez de Paris, vous êtes un ami ! Je ne suis pas ici pour vous causer des ennuis, mais pour vous tirer d’affaire !

– Bien obligé ! fis-je, ironique.

– Ah !... Paris !... clama-t-il alors avec extase. Ah ! Paris ! Quand on y a vécu, on s’habitue difficilement autre part, allez, camarade !

Puis, il fut pris soudain d’un fou rire inextinguible.

– C’est un dément ! pensai-je. Tout à l’heure, il sera pris de frénésie, il m’assassinera, et ce sera un accident. Je disparaîtrai dans un fait divers qu’on télégraphiera à l’Havas.

Alors, il expliqua son accès d’hilarité :

– Je ris en pensant à votre truc pour venir ici. C’est intense !... Ce faux nom de Pistou, ces moustaches postiches, cette combine pour retrouver la fortune des Ivanov ! Quand le dossier m’a passé sous les yeux, j’ai ri aux larmes... « Ah ! celui-là est bien de Paris ! » me suis-je alors écrié.

Puis, devenant sérieux :

– Mais vous prendrez bien une tasse de thé avec moi ?

– Pourquoi pas ? dis-je.

La faim parlait en moi. L’extraordinaire tchékiste proposa :

– Pain et beurre ? Ou toasts ?

– Mais...

– Les deux... Hein ?

Il frappa dans ses mains. La tête d’assassin parut. Le petit Juif lui donna des ordres en russe. L’autre disparut en faisant le salut militaire.

– Au fait, camarade Ricardet, je me présente ! Camarade Vorousoff ! À Paris, je m’appelais Israël Lévysohn. J’ai fait du cinéma. J’ai été artiste peintre, cubiste, bien entendu ! J’ai fait jouer une pièce au Grand-Guignol et j’ai créé, comme comédien, une pièce d’avant-garde chez Lugné-Poe ! Une carrière, comme vous voyez ! J’ai eu le choix entre la fonction d’attaché de cabinet à l’Intérieur, à Paris, et un poste ici. Ici, je suis commissaire du peuple. J’ai opté pour ici... On m’y réclamait. À la Rotonde, en 1916, je faisais la partie de Trotsky...

Une sonnette de téléphone l’interrompit. Il se précipita sur le récepteur et clama en russe diverses apostrophes où je distinguai le mot Dzerjinski, le nom du bourreau tchékiste bien connu.

Il posa le récepteur et me dit :

– C’est Dzerjinski ! Il me demande si vous êtes encore en vie. Ne vous en faites pas ! Il ne vous aura pas. Surtout si vous êtes raisonnable.

Je compris que le chantage annoncé par l’aviateur commençait. Au même instant entrait la tête d’assassin apportant un plateau contenant une théière, deux tasses, du sucre, du lait, du beurre, un citron, des tranches de pain blanc, des toasts dorés. Je n’eus de regard que pour ce festin. Un thé n’est pas mieux servi dans un établissement anglais de Paris. Sauf toutefois que le plateau y est apporté par une miss blonde, avenante, au petit tablier et à la collerette d’un blanc immaculé, à la place d’un gredin en uniforme râpé et plein de taches, plus qualifié pour servir à des prisonnier un seau de soupe aux yeux gris.

Le camarade Vorousoff fit le service. Je beurrais déjà un toast et je l’engloutissais. La faim supprime la dignité chez l’homme. Le thé sucré, fumant, mêlé de lait et parfumé au citron, en passant dans mon estomac, y produisit l’effet d’un baume merveilleux apaisant instantanément la cuisson d’une plaie à vif. Il me semblait toujours qu’un peu de soupe soviétique y stagnait, rongeant les tissus. Le thé balaya ce poison que j’avais essayé deux fois de m’assimiler.

Vorousoff, lui, buvait sa tasse à pleines gorgées. Il me dit :

– Je vois avec plaisir que vous jouissez d’un excellent appétit !

Je reprenais des forces. Je lui aurais bien envoyé à travers la figure le contenu brûlant de ma tasse que je venais de remplir pour la seconde fois, mais je préférai l’envoyer dans mon estomac. La faim rend lâche.

Je demandai :

– Qu’entendez-vous par être raisonnable ?

– Plusieurs choses ! Nous allons commencer par la plus difficile. D’abord, signez cela.

Il me tendit un papier rédigé en deux langues et tapé à la machine à écrire. Le texte français, qui traduisait évidemment le texte russe placé en regard contenait cet engagement :

 

« Je soussigné, déclare par la présente n’avoir rien entrepris d’hostile envers l’ordre soviétique existant en Russie et avoir des intentions tout à fait loyales à l’égard du Gouvernement soviétique. Je m’engage, pour prouver cette loyauté, à signaler à la division politique gouvernementale (G.P.U.) tous les desseins dont j’aurai connaissance, dirigés contre le pouvoir soviétique par les milieux contre-révolutionnaires, et à exécuter tous les ordres qu’elle me donnera. »

 

Marré m’avait prévenu. C’était l’engagement de servir la Tchéka. Pour lui, aviateur, signer cet engagement constituait un danger. Pour moi, agent du deuxième bureau, aucun danger n’existait. Peut-être le colonel Prévoteau eût-il été le premier à me dire de signer afin d’avoir un pied dans la Tchéka, d’y surprendre des secrets, de savoir ce qui intéressait chez nous les Soviets, d’accepter d’espionner pour leur compte et leur fournir des renseignements faux. La compénétration des diverses polices par leurs agents est un principe politique séculaire et classique.

Je me donnai le luxe d’hésiter.

– Que risquez-vous ? me demandait Vorousoff. Et vous risquez bien davantage en ne signant pas !

Il appela la tête d’assassin, mais c’était pour lui redemander du thé, ce qui me causa un sensible plaisir. J’achevai de me sustenter. Je renaissais à la vie. Et je dis enfin au tchékiste :

– Qui m’assure que je serai tiré d’affaire quand j’aurai signé ? Qui me dit qu’une fois compromis et peut-être déshonoré par cette signature, vous ne me supprimerez pas ?

– On ne supprime pas un nouvel agent sur lequel on compte ! D’autre part, Kouzovkine et moi voulons pouvoir aller à Paris quand l’idée nous en prend. Nous pourrons nous targuer d’avoir sauvé la vie à un Français. Vous en témoigneriez !

– Évidemment ! dis-je en feignant d’admettre cette énormité, qu’on pouvait croire à la parole d’un tchékiste.

J’ajoutai :

– Et puis, il y a d’autres exigences à accepter pour que je puisse être considéré comme raisonnable. Je signerai quand je les connaîtrai !

– Un enfantillage ! fit Vorousoff. Il s’agit pour vous de me signaler les autres maisons dont vous aviez l’intention d’explorer les caves.

– Le camarade Kouzovkine m’a soustrait tous les papiers relatifs à cette affaire ! dis-je hardiment. Il en sait autant que moi là-dessus !

– Non ! répondit sèchement le tchékiste, car les papiers, les plans – parlons clairement –, n’indiquent qu’une seule maison.

– Qui vous fait supposer qu’il y en ait d’autres ?

– Ivanov en avait une autre à Moscou...

– Le camarade Kouzovkine doit la connaître mieux que moi.

– Et d’autres Russes émigrés ne vous ont-ils pas demandé le même service qu’Ivanov ?

Je me rendais compte que les deux coquins avaient bien partie liée, à l’insu des autres tchékistes. Si j’avais eu des doutes à ce sujet, ils se seraient dissipés devant cette interrogation de mon extraordinaire Sémite déguisé en Cosaque :

– Sur les papiers que vous possédiez, il y a un plan de la cave avec ces notifications : « ici les montures en or ». Puis, un peu plus loin : « ici les deux bouteilles ».

Je respirai. Le plan ne parlait point de la bouteille de fausses pierreries qui était avec les montures d’or. Vorousoff ajoutait :

– On a trouvé les montures, mais une seule bouteille ! Celle qu’un de vos camarades ivres avait commencé à boire. Où donc est l’autre bouteille ?

– Je ne l’ai point trouvée. Elle doit être encore dans le mur. Si elle n’y est plus, c’est que quelqu’un d’autre s’en est emparé. Considérez que j’ai été interrompu dans mon travail par le camarade Kouzovkine lui-même.

– Ne pouvant contrôler vos dires, je suis bien obligé de les admettre ! Au surplus, nous avons quelqu’un qui nous donnera d’utiles indications... Une femme !

– Une femme ?

– Oui ! Vous allez tout savoir. Dans une heure, vous serez libre ! Je ne suppose pas que vous teniez à rejoindre à Moscou les congressistes auxquels vous vous êtes si habilement mêlé...

– Je n’ai rien à faire à Moscou !

– Je le pense bien ! Vous préférez gagner la frontière ?

– Le plus rapidement possible ! Si toutefois vous n’êtes pas en train de vous jouer de moi...

– Je vous dis que vous allez être libre... On vous a échangé...

– Échangé ? Contre qui ?

– Vous allez le savoir aussi ! Avez-vous de l’argent pour le voyage ?

– J’avais changé des francs en marks à Berlin et des marks en roubles-papier à Stettin. On m’a tout pris avant de me mettre dans la cave du Troubetskoï.

– Voici votre portefeuille ! Vous avez de quoi gagner Stettin. Maintenant, signez ! Vous l’avez promis !

Il ouvrit un tiroir de son bureau, en tira mon portefeuille. Je vérifiai s’il contenait les roubles-papier, mais sans me donner la peine de compter...

Je signai l’engagement. Je m’attendais à un traquenard, une fois ma signature donnée. Ce traquenard n’aurait pas aggravé ma situation. Il n’aurait fait qu’étouffer un espoir auquel un homme dans mon cas s’abandonnera toujours.

Or, il était parfaitement exact que j’allais être libre. Mais à quel prix ! La machination de Kouzovkine, préparée depuis longtemps, était infernale.

Vorousoff se leva, me dit de le suivre. Il me fit entrer dans une grande salle délabrée et sans meubles, attenante à son bureau. Il m’y laissa seul, en tête à tête avec des sacs de blé alignés contre le mur et qui étaient, sans aucun doute, le salaire des commissaires du peuple. Ils sont payés en nature, comme l’était le chanteur Chaliapine. De cette façon, on est plus sûr de manger qu’avec des roubles-papier qui n’ont qu’un pouvoir d’achat provisoire, intermittent et le plus souvent fallacieux.

Sur ces sacs crevés par places, d’où les grains s’échappaient, couraient de temps à autre de gros rats que ma présence n’intimidait point et qui s’engraissaient tandis que la Russie mourait de faim, et que ses chevaux, ses chiens, tout le bétail utile, tous les animaux domestiques jonchaient les routes de leurs cadavres amaigris. Cette prospérité du rat symbolisait parfaitement le régime soviétique, paradis des monstres, de la vermine et de tous les êtres nuisibles et dispensateurs de peste et de choléra.

La porte par où Vorousoff était sorti se rouvrit. Une femme en grand deuil entra, svelte, élégante et d’allure jeune. Je crus à une erreur. On avait sans doute dirigé une prisonnière de la Tchéka vers la salle où j’étais, au lieu de la conduire au tchékiste chargé de la condamner à la torture. Mais cette femme en noir ne manifestait aucune surprise. Elle s’avança vers moi lentement, s’arrêta à un mètre, releva son épais voile de crêpe et le rejeta derrière son épaule. Et je reconnus, épouvanté, Fénia ! Oui ! Fénia en voiles funèbres, Fénia avec un visage un peu amaigri dans lequel ses yeux paraissaient plus grands. Et les yeux de Fénia étaient humides et gonflés de larmes.

– Vous ! m’écriai-je. Vous ! Ici ! Vous, en leur pouvoir... Vous, dans ce pays de l’épouvante et des tortures... Mais comment ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? Par quelle machination ?

Elle m’écoutait, ne répondait pas. J’en arrivais même à me demander si je ne rêvais point, si je n’étais point victime d’une hallucination ! Puis, j’eus honte de me trouver devant elle si affinée, si gracieuse, si élégante, dans toute l’humiliation de ma misère, de mon débraillé et de ma vermine de gibier de prison soviétique...

– Et en deuil ! m’écriai-je.

– De mon père ! fit-elle.

Ce fut son premier mot. Elle me regarda douloureusement. Elle ajouta :

– Il est mort d’une embolie, trois jours après votre départ. Il était condamné. Grâce à vous, il est mort ayant connu un peu de joie et nourri un peu d’espoir...

– Pauvre Fénia !

Mes yeux s’humectèrent. C’était la première fois que je l’appelais Fénia tout court. Nous étions deux malheureux isolés, en dehors de toute civilisation et de toute convention sociale ; deux naufragés dans une île déserte infestée de serpents. Une même détresse nous faisait frère et sœur.

Elle avala un peu de salive ; on sentait qu’elle avait, dans la gorge, comme une houle qui l’oppressait. Elle dit simplement :

– Je viens vous apporter la liberté. On m’échange contre vous.

– Ah !... L’échange !... m’écriai-je vivement. C’était ça !

Doucement, je repris :

– C’était vous !... Mais vous dites : On m’échange contre vous, quel est cet on ?

– Kouzovkine ! répondit-elle très bas. Il m’a fait écrire par l’ambassade de la rue de Grenelle.

– Il a osé !

– Il m’a fait écrire que votre vie ici dépendait de lui et qu’une seule personne pouvait vous sauver : moi. En venant à Pétrograd... Je suis venue.

– Ah ! Fénia !... Pourquoi êtes-vous venue ? m’écriai-je avec douleur. Il fallait m’abandonner à mon sort.

– Je ne voulais pas que vous périssiez !... me répondit-elle avec un accent d’infinie tendresse.

J’en eus le cœur chaviré.

– Quoi ! dis-je. Supposez-vous que je vais accepter de regagner la France en vous laissant dans l’enfer rouge ?

– Il le faut pourtant, mon pauvre ami !

C’était la première fois, de son côté, qu’elle me qualifiait avec cette familiarité attendrie. La douceur chantante de son intonation accentuait le charme de cette appellation. Son ami ! Et cela au moment où elle voulait que je l’abandonnasse à jamais...

– Pourquoi faut-il cela ? demandai-je. Non ! Non !... Il faut que vous repartiez, Fénia, et que ce soit moi qui reste... Je n’accepte pas l’échange !

– C’est impossible, à présent ! On ne me laisserait pas repartir. Ce voyage m’aurait perdue sans vous avoir sauvé. Laissez-moi le bénéfice de mon sacrifice.

– Ah ! Pourquoi êtes-vous venue ?

– Pour vous sauver, je vous l’ai dit !... Parce que je ne voulais pas que vous périssiez et parce qu’il était de mon devoir d’empêcher votre mort. Et quelle mort !

– Votre devoir, Fénia ? Vous n’aviez aucun devoir envers moi. C’est moi qui m’en suis créé un vis-à-vis de vous parce que cela m’était une joie de me dévouer pour vous... Comprenez-vous bien cela ?

– Je le comprends bien, oui !... Et si facilement, croyez-le, puisque cela a été pour moi une joie aussi, une joie un peu amère, mais une véritable joie de me dévouer, à mon tour, pour vous et pour votre mère. Par vous deux, mon père exilé a joui d’un dernier rayon de soleil avant de quitter cette vie. Rien ne saurait payer un tel bienfait.

Elle avait jeté le nom de ma mère dans la conversation. Je rougis moi-même d’avoir si peu pensé à maman depuis que Fénia était là et qu’elle pouvait m’en donner des nouvelles. Tout mon être n’avait appartenu qu’à Fénia depuis qu’elle m’était apparue. Les mères ont de terribles rivales dans le cœur de leurs fils.

– Ah ! fis-je. Pauvre maman !... Je comprends... Vous avez voulu lui rendre son fils, qu’elle pleurait déjà ?

– Oh ! votre maman ne m’a rien demandé, me répondit Fénia. Elle s’en serait fait scrupule, la pauvre femme ! Mais ses yeux me le demandaient malgré elle. Oui, mon ami, j’ai lu clair dans les yeux de votre mère. Et ces yeux ont ainsi approuvé ce que j’avais décidé tout de suite au reçu de la lettre du camarade Krassine...

Elle essaya de rire. Ce rire se termina par un sanglot. Je l’attirai à moi. Elle pleura sur mon épaule.

– Mon devoir était tracé, ajoutait-elle. J’aurai risqué moins que vous à venir au « Paradis rouge ». Votre vie était menacée. La mienne ne l’est point.

– Qu’en savez-vous ? fis-je brusquement. Ils sont des tortionnaires. Ils aiment le sang pour le sang. Et l’on veut connaître certains secrets sur des trésors enterrés par les émigrés... On vous torturera pour que vous livriez ces secrets.

J’insistais sur le on.

– Je ne serai ni torturée ni mise à mort ! affirma-t-elle avec un pâle sourire.

– Que veut-il donc faire de vous ? demandai-je.

– Sa femme !

– C’est pire !

– Peut-être !

La vérité, c’est que c’était pire pour moi. Je ne me rendis pas compte tout de suite de l’égoïsme de mon exclamation, ni de la vraie signification du peut-être, par lequel elle m’avait répondu.

J’aurais dû interpréter ce peut-être comme l’expression de son regret de ne pouvoir être à moi. Mais une jalousie imbécile m’avait envahi.

– Ah ! fis-je. Vous acceptez cette affreuse union avec un renégat !

Je n’avais tout de même pas poussé l’injustice jusqu’à ajouter qu’elle acceptait de gaieté de cœur. Mais le ton de mon apostrophe le lui laissait entendre. Le mot accepter, seul, n’était-il déjà pas une injure odieuse d’amoureux dépossédé ? La pauvre enfant le sentit. Elle eut comme une révolte.

– Sang du Christ ! fit-elle. Il y a des malheurs qu’on doit accepter. Dieu commande la résignation. Et vous me la reprochez ?

Cette orthodoxe me donnait une leçon chrétienne. Mais mon cœur était à vif. Je souffrais. C’est sur elle que je me vengeais.

– Vous êtes venue pour épouser Kouzovkine ! ajoutai-je avec colère.

– Oh ! fit-elle, comme si je l’avais frappée.

Elle sembla se raidir ; son visage prit une expression dure. Elle plaida :

– Quand l’ambassade m’a écrit pour m’avertir que votre vie était en danger, on savait bien que j’accourrais aussitôt à votre secours. Ces gens-là lisaient en moi mieux que vous. Rien n’échappe à leur espionnage. Je suis arrivée ici cette nuit. Je vous jure, pourtant, que je suis moins pressée de devenir la femme de Kouzovkine que vous ne le supposez. Le pacte que j’ai conclu tout à l’heure avec lui comporte que je ne serai sa femme que lorsque vous serez à l’abri à Paris et que j’en aurai la preuve par une dépêche du lieutenant Routchenko.

– Pardon !... fis-je, les yeux pleins de larmes. Je viens d’être atroce. J’avais le cœur déchiré. Je vous aime, moi ! Je trouve l’audace de vous l’avouer au moment où je vous perds...

Sa figure se détendit et s’illumina de bonheur, du seul bonheur, qu’hélas ! je pouvais désormais lui donner...

– Je le savais, dit-elle, sans que vous me l’ayez jamais dit. Hélas ! Voyez ! Vous n’êtes pas mort, vous vivrez, et je suis tout de même votre veuve...

Je pris sa main que j’embrassai. Je m’approchai d’elle. Sans doute comprit-elle que j’allais lui confier une chose grave, car elle murmura, dans un souffle :

– On nous écoute ! Et l’œil de la Tchéka est sur nous !

Dans un souffle, également, je lui confiai alors :

– Kouzovkine vous croit riche ! Vous l’êtes !...

Elle ouvrit de grands yeux, comprit tout :

– Quoi ! murmura-t-elle, vous auriez réussi ?

– Pleinement !

– Pauvre père ! Qu’il eût été heureux !

– Écoutez, fis-je ardemment. Kouzovkine veut surtout votre fortune, peut-être. Il s’hypnotise sur les pierreries fausses. Voulez-vous que je lui livre les vraies et qu’il vous laisse partir avec moi ? Nous vivrons pauvres, à Paris, travaillant tous deux, mais si heureux...

– Le beau rêve impossible ! gémit-elle. Le danger serait qu’il acceptât cette richesse, puis que, déloyalement, il me gardât quand même. Je suis un otage qui peut lui servir, si les blancs triomphent de la révolution... Partez, mon ami. Jetez cette fortune dans la guerre contre nos bourreaux si vous parvenez à lui faire franchir la frontière avec vous. Advienne que pourra... Ici je ferai la guerre aussi !... Laissez faire ! On va publier triomphalement dans les journaux le ralliement de la famille des Ivanov au communisme ! Ils paieront cher mon déshonneur !

Ainsi, elle jetait encore son honneur en pâture à nos bourreaux pour qu’ils me délivrassent.

Elle était devenue énergique, presque farouche. Sa nature slave, mobile, sensible, outrancière, allait d’un excès à l’autre.

Nous parlions toujours tout bas. La Tchéka n’entendait plus, d’autant que les rats, encouragés par notre demi-silence et notre immobilité, étaient revenus en troupe, grignotaient les grains de blé des sacs des commissaires du peuple avec un bruit de dents qui aurait pu faire croire au tic-tac de plusieurs machines à écrire.

Vorousoff entra, avec un sourire mielleux. Il avait changé sa casquette bleue et rouge contre le bonnet de fourrure bordé d’or de la grande tenue des tchékistes. Il s’était ainsi coiffé en l’honneur d’une dame honorée des attentions du camarade commandant Kouzovkine. Et ce paillasse avait maintenant l’air d’être prêt à jouer l’opérette du Grand Mogol sur une scène de banlieue.

– T’avais-je menti, camarade ? me demanda-t-il, après avoir salué militairement Fénia. La camarade Fénia Ivanov t’a bien confirmé ta libération.

Je comprenais maintenant la prophétie de Kouzovkine quand il s’était adressé à moi, dans la cave des Ivanov. L’inconcevable était qu’on ne m’eût pas fouillé plus sérieusement. Avant que j’entrasse en prison, un geôlier nous avait bien tous palpés et nous avait pris nos portefeuilles et nos porte-monnaie. Il n’avait même pas senti les bouteilles de vin que mes camarades avaient dans leurs poches de pantalon. À plus forte raison, le bourrelet-ceinture faisant deux fois le tour de mon corps sur ma peau même avait-il échappé à son inspection. Il était d’ailleurs ivre de vodka ; il empoisonnait l’alcool et le mauvais tabac.

Deux hommes entraient à cet instant dans la salle où Fénia et moi nous nous voyions pour la dernière fois.

Vêtus comme des moujiks, hirsutes, les yeux fuyants, d’aspect bonasse mais avec de l’abrutissement alcoolique dans l’expression de leur physionomie, ils semblaient venir chercher des consignes que Vorousoff leur donnait en russe. Ils acquiesçaient.

– Excusez ! dit tout à coup le tchékiste à Fénia et à moi. Quelques ordres à donner. C’est fait... L’une de ces brutes est Schukoff, bourreau principal de la forteresse. Il va opérer à Moscou, à la Loubianka ; il laisse sa place à Pankratoff, que vous voyez là. Que voulez-vous ! Il y a des nécessités ! La contre-révolution ne cesse de nous menacer... Schukoff a abattu ici avec son « Colt » plus de deux mille condamnés. C’est un travailleur infatigable et qui aime son travail. C’est lui qui travaillera à Paris quand la France sera soviétisée... Pankratoff travaillera à Lyon. C’est décidé ! Au fait, Pankratoff va entrer en fonctions en exécutant tout à l’heure Dimitri, Kraline et le Polonais Tsarisky. Mais vous les connaissez ! Vous avez vécu avec eux...

Cette révélation faite de façon désinvolte, en badinage familier d’après Bourse, était destinée à donner plus de valeur encore à la liberté qu’on m’accordait et à rendre plus terrifiant le souvenir de la cave où j’avais vécu. Ce triple assassinat, d’autre part, avait pour but de « ramollir » Gobillot, qui, lui, n’était pas comme moi une valeur d’échange, et de terroriser ses camarades. Ceux-ci étaient maintenant catalogués comme contre-révolutionnaires impénitents et d’une dissimulation effroyable, formés à l’école de ce même Gobillot qui était dans le parti depuis deux ans et qui se mettait à soustraire des plis secrets et à fouiller des murs soviétisés !

Le récit du tchékiste me laissa insensible. Le drame dont Fénia était l’héroïne douloureuse absorbait toutes mes facultés. Mes nerfs étaient brisés.

Quant à la pauvre enfant, épouvantée par les paroles de Vorousoff, brebis affolée par l’odeur de sang de cet abattoir, elle pâlit, chancela, serait tombée si l’horrible Pankratoff ne l’avait reçue dans ses bras d’assassin.

Je voulais m’élancer pour la soutenir. Schukoff m’entraîna au dehors.

Je fus jeté littéralement à la porte de la forteresse où le « Corbeau noir » ronflait déjà pour emporter trois cadavres de révolutionnaires dissidents, amis de M. Renaudel... Et j’étais réellement libre !

 

 

 

 

X

 

 

LE TAXI VENGEUR

 

 

N’attendez pas de moi que je vous conte en détail mon voyage de retour. Je regagnai l’Estonie par la même route. Il fallut encore descendre du train la nuit et faire du bois pour chauffer les deux vieilles locomotives soviétiques essoufflées qui traînaient nos wagons. Je montai sur un bateau allant à Stettin. On m’aurait dit qu’il était à soupape et que je périrais comme les deux socialistes révolutionnaires français qui avaient vu trop de choses au « Paradis rouge » et dont la Baltique reçut les corps assassinés, que cela m’aurait été bien égal.

À Berlin, je pensai toutefois à prendre un bain et à me faire raser et couper les cheveux. À Paris, je gagnai d’abord la rue Blomet pour y laisser les habits qui copiaient l’accoutrement de Pistou et me revêtir de ceux que j’y avais laissés. Quand je gravis l’escalier de la maison où j’habitais avec ma mère, escalier dans lequel jamais plus je ne croiserais Fénia, du moins ne ressemblais-je plus à un pitre hirsute et pouilleux qui venait d’être le héros d’une tragédie sanglante.

Je me rappelle vaguement, encore aujourd’hui, que je montais les marches comme un automate sans âme, que j’avais très mal à la tête, que lorsque ma mère m’ouvrit, je tombai dans ses bras en sanglotant, qu’elle me caressa en me disant : « Mon pauvre petit ! Mon pauvre petit ! » et que ce « pauvre petit » s’adressait à tout ce qui constituait mon chagrin secret.

Après, c’est un grand trou dans ma mémoire. Je me souviens de m’être réveillé dans mon lit, un matin. Et c’était cinq semaines après mon retour. J’échappais à une typhoïde de grand style où la soupe aux yeux gris dont j’avais pourtant peu mangé était certainement pour quelque chose, au point de vue physique. Mais le moral était bien plus atteint.

Ma mère entra, me vit les yeux ouverts, poussa un cri de joie et me dit en joignant les mains vers le crucifix accroché à la tête de mon lit :

– Tu es sauvé !... Mon Dieu ! Merci !...

Un homme entrait derrière elle ; c’était un médecin.

– Docteur, lui dit ma mère, je viens de le trouver éveillé, comme vous alliez partir...

– Je vous ai entendue, madame, et je suis revenu.

Il me tâta le pouls, me demanda :

– Lourdeur de tête ?

– Un peu, docteur ! Depuis quand suis-je donc malade ?

– Ne vous occupez pas de ça, ne songez à rien, et tâchez de vous rendormir.

– Mais il a peut-être faim, docteur ! disait ma mère.

– Ne vous occupez pas de cela non plus, madame ; la fièvre nourrit. Quand il aura dormi encore quelques heures, je crois qu’il n’aura plus de fièvre. Alors, s’il demande à manger, un consommé avec quelques pâtes et un doigt de champagne.

Je me rendormis.

Le lendemain, le docteur me déclara en convalescence. Mais la guérison ne venait point. Ma mère avait l’impression, disait-elle, que j’entrais dans une nouvelle maladie, une maladie de langueur. Je ne parlais point. Je ne riais jamais. Je n’avais visiblement point de goût à la vie. Tout m’était indifférent.

Le colonel Prévoteau était venu me voir. Il avait essayé de plaisanter :

– Mon petit Louis, m’avait-il dit, c’est un plaisir que de t’envoyer en mission. Au moins, tu n’en reviens pas bredouille. Sais-tu combien tu as rapporté ? Cinq millions !... Et les joailliers experts ont dû sous-estimer le contenu du bourrelet, comme tu penses, en supposant que nous étions des gens désireux de vendre cette pacotille... C’est égal, tu as une façon de rembourrer les bourrelets !...

Je ne souris même pas. Le colonel venait de me parler de la fortune de Fénia. Pauvre Fénia ! J’avais tenté cette partie pour la rendre libre. J’avais les richesses ! Elle était esclave !

Il essaya d’une autre corde :

– Ton raid était une colossale entreprise, mon petit Louis ! Tu ne pouvais pas atteindre tous les buts et avoir tous les atouts. Sans l’évasion de Pistou, peut-être gagnais-tu toute la partie. Mais il est déjà bien beau que tu aies soustrait cette fortune à ces bandits et que tu aies pu repérer ce pli cacheté qui nous a permis de démasquer le jeu de Kouzovkine.

– C’est lui le vainqueur. Et j’ai tout perdu ! murmurai-je un peu sèchement.

– Nous avions pourtant bien fait tout ce qui était possible pour te tirer d’affaire, tu sais !... Si nous avions pu toucher Kouzovkine avant que cette jeune fille quittât Paris, nous t’aurions libéré sans elle... Demande à Gustave...

Du moment qu’on me parlait de Fénia, je reprenais goût à la vie.

– Comment cela ? demandai-je.

– Gustave ! appela le colonel.

Alors entra dans ma chambre un Arabe en burnous et en turban avec une grosse figure moustachue et une barbe blanche, des rides au front et un nez crochu. Il paraît que c’était Gustave. Je ne l’aurais pas reconnu, tant il était bien grimé. Le nez surtout, postiche remarquable, changeait, du tout au tout, l’ancien cuisinier de l’ambassade soviétique en enfant du désert.

– Oui, c’est moi ! dit-il. Mon pauvre Laduvette !... Pour une première mission, il y a eu de la casse, mais on ne s’en est pas mal tiré. Ah ! c’est cette évasion de Pistou qui a tout démoli ! Et impossible de le rattraper. Les camarades l’avaient bien caché. Et moi je n’ai eu que le temps de tirer mes grègues et de plus reparaître rue de Grenelle ! J’étais brûlé !... Me voici passé agitateur algérien et émissaire du Secours rouge du boulevard de la Villette... Un type dans le genre du nègre qui chantait « Éthiopie, terre de nos pères ! » et qui servait du poulet aux girolles et des salmis aux truffes aux « damnés de la terre ». Mais on a eu le pli cacheté, Laduvette ! On l’a eu ! Papelard de premier ordre, le pli ! On tient le Kouzovkine !

Je haussai faiblement les épaules. Kouzovkine tenait Fénia, lui... C’était mieux !

– On le tient, Laduvette ! La preuve, c’est qu’on lui a fait placer un petit billet sous sa serviette par un bolchévik qu’on a acheté – ils sont tous à vendre ! – et que ce petit billet informait le camarade commandant rouge que, s’il touchait à un seul de tes cheveux, mon petit ami, Trotsky et Lénine auraient copie du pli... Alors, il était cuit, revolvérisé en cinq secs dans une cave... Seulement, il t’avait déjà relâché quand il a trouvé le billet sous sa serviette...

– Fénia vous avait précédés !... dis-je. C’est dommage.

– Oui, dommage ! fit le colonel Prévoteau. Mais si Kouzovkine revient à Paris...

– Et il reviendra !... cria Gustave.

– Il l’amènera avec lui !... fit le colonel.

– Il amènera sa femme ! Oui !... dis-je, accablé.

Le colonel haussa les épaules à son tour.

– Un mariage de là-bas ne compte pas ici ! Surtout un mariage par force !

– Mon Dieu ! fis-je, ébloui par un espoir fou.

– Allons ! dit le faux Arabe communiste du Secours rouge. Allons ! Faut pas se laisser glisser comme ça !... À la revoyure ! Et on travaillera encore ensemble. Il y a du boulot en masse avec cette ambassade à la noix !...

Gustave me serra la main longuement. Il m’aimait bien. Je vis le colonel et ma mère échanger un sourire heureux, comme on en échange au chevet des malades qui se décident à aller un peu mieux. Le médecin griffonnait une ordonnance. Quand il eut terminé, il la fit lire à ma mère, puis déclara :

– Assez pour aujourd’hui. Il ne faut pas le fatiguer.

– Nous nous en allons ! fit le colonel, qui me serra la main à mon tour.

Resté seul avec ma mère, je lui dis :

– Ils m’ont doré la pilule, n’est-ce pas, maman ?

– Mon pauvre petit ! me dit-elle en m’entourant de ses bras et en m’embrassant avec des mots tendres comme si j’avais eu trois ans, nous voudrions tous que tu sois debout.

– Jamais je ne guérirai si je ne la revois pas ! dis-je cruellement.

– Eh bien ! Écoute ! Ils ne te l’ont pas dit, mais ils essayent de faire peur à ce Kouzovkine, là-bas, avec ce pli qui le compromet et qui compromet aussi l’ambassadeur des Soviets. Il s’agirait d’un complot pour le renversement de Lénine et Trotsky et pour la prise du pouvoir par Kouzovkine et Krassine. Saisis-tu ? Le deuxième bureau le fait menacer indirectement par des agents qu’il a achetés là-bas. On veut qu’il prenne peur et qu’il revienne en France. Là, on le surveillera, on l’arrêtera au premier vol de documents commis par des agents de l’ambassade. Or, il ne reviendra pas sans elle ! Ils disent qu’un mariage là-bas c’est un enregistrement sans valeur ici, un enregistrement comme pour un parapluie, à la porte d’un musée...

– Et s’il revient sans elle, maman ?

Elle ne répondit pas à ma question, mais poursuivit :

– Un Russe est venu tous les jours demander de tes nouvelles. Un Russe que nous avons vu chez le général Ivanov. Un Russe qui a été lieutenant de la garde et qui est chauffeur de taxi.

– Ah ! oui ! dis-je, le lieutenant Routchenko. C’est lui qui a été chargé par elle de lui envoyer une dépêche sitôt accomplie ma rentrée à Paris. Ce n’est qu’après cette formalité que le mariage aura lieu. L’a-t-il envoyée, cette dépêche ?

– Tu le lui demanderas. Il viendra demain comme tous les jours. Il te trouvera bien éveillé et convalescent. Vous pourrez vous entretenir quelques minutes, sans que cela te fatigue.

J’attendis le lendemain avec impatience. J’aurais quelqu’un avec qui m’entretenir de Fénia. Mais Routchenko ne vint point. J’eus comme une crise de désespoir, que maman calma avec beaucoup de peine en me disant :

– Écoute, Louis, leur idée est de faire tellement peur à ce Kouzovkine qu’il quitte la Russie sans esprit de retour, s’y croyant menacé et perdu. Alors il ne laisserait pas là-bas sa... enfin.

– Sa femme ! Dis-le, maman !...

Le surlendemain, on sonna à notre porte, à huit heures du matin.

– C’est peut-être Routchenko ! m’écriai-je.

Maman, en peignoir du matin, un peu effarée, me dit :

– Un aviateur est là, qui te demande. Tu connais un aviateur, toi ?

– Moi ? Mais non !... À quoi as-tu vu que c’était un aviateur ?

– À ce qu’il me l’a dit, grosse bête...

Je me frappai le front :

– J’en ai connu un, si !... Dans la prison tchékiste ! Il n’est pas possible que... On l’a exécuté, depuis le temps... Ah ! Tout de même, fais entrer !

Maman hésitait. Elle redoutait des pièges. Une voix, dans l’antichambre, cria :

– Je suis Marré !

– Qu’il entre !... criai-je, éperdu de joie.

Il venait de là-bas ? Comment avait-il échappé ? Peut-être, en tout cas, avait-il des nouvelles de Fénia.

Un beau jeune homme entra, oh ! pâle et maigre, certes, mais soigné, rasé comme à la pierre ponce, peigné, bien pris dans un complet gris tout neuf, ganté et même parfumé.

– Marré, ça ?... criai-je, ne le reconnaissant pas.

– Marré sans ses poux, oui ! fit-il.

À présent, je reconnaissais sa voix. Il vint à moi et m’embrassa comme un frère. De fait, avoir vécu ensemble des jours dans l’enfer rouge en attendant chaque soir le bourreau et son « colt », cela crée une fraternité indestructible.

– Qui vous a dit mon adresse ? demandai-je.

– La camarade Fénia Kouzovkine !

– Hein ?

– Je la quitte à l’instant.

– Elle est à Paris ?...

– Au Claridge !

– J’y vais !...

Je me levais. Maman me força de rester au lit. Elle suppliait Marré :

– Aidez-moi, monsieur, à l’empêcher de faire une imprudence ! Il relève d’une longue maladie.

– Oui ! Oui ! dit Marré. Il faut d’abord qu’il écoute le récit de ma sortie du bastion Troubetskoï. C’est trop drôle !

– Drôle ?... fit ma mère, surprise.

– Madame, dit l’aviateur, quand on est dans la situation où votre fils et moi nous nous sommes trouvés, le moindre incident heureux vous fait trouver la vie bonne et drôle. Votre fils, figurez-vous, avait nourri l’idée impossible de s’évader avec moi et de regagner la France dans l’avion que j’ai piloté de Paris à Moscou et à Pétrograd. La même idée est venue plus tard à Kouzovkine. Mais avec ce haut chef soviétique, elle était réalisable. Quand votre fils nous quitta pour aller à l’interrogatoire d’où il ne revint pas, je le crus exécuté, d’autant que ce jour même trois de nos codétenus furent priés par le bourreau Schukoff de prendre leurs affaires et de le suivre. Je pensais que mon tour viendrait. Et ensuite celui des camarades congressistes prisonniers. Je ne sais pas s’ils sont encore communistes, ceux-là ! Mais ils sont bien « ramollis » et à point pour révéler ce qu’on veut leur faire révéler, s’ils le savent.

« Bref, un jour, le geôlier m’appelle, « avec mes affaires ». C’est signe que je ne réintégrerai pas la cave aux rats. Je fais ma prière tout bas. C’est la liberté, mais c’est peut-être la balle du « Colt » dans la nuque avec symphonie ronflée par le moteur du « Corbeau noir ». Kouzovkine me reçoit dans une sorte de casemate voûtée. Il me dit : « Votre avion est dans une remise au Palais d’Hiver. J’ai fait ranger des bidons d’essence à côté. Pouvez-vous remettre votre appareil en état en quelques heures ?

– Si on ne l’a pas démoli, dis-je, je peux le remettre en état, oui. Il faut que je l’examine. Mais pourquoi votre question ?

« Kouzovkine était pâle et agité. Tout bas, il me confie que des raisons majeures et secrètes l’obligent à être à Paris à bref délai. Je lui réponds qu’il y sera... et moi aussi. J’avais des ailes aux talons. Je lui demande d’abord à manger et à boire, vu qu’il y a six mois que cela ne m’est pas arrivé. Je me cale bien les joues, comme on dit. Je me fortifie le physique ; pour le moral, il était en forme. Il me fait enfermer avec mon avion. J’examine celui-ci de fond en comble ; je le nettoie, je l’époussette avec amour, je mets de l’huile, je mets de l’essence, j’essaye l’hélice. Ça gaze, mais il y a des ratés. Tant pis !... L’important pour moi est d’aller jusqu’à la frontière. Ô joie ! On n’a pas volé la boussole. Elle est intacte. Elle fonctionne. Si l’on tombe après avoir franchi la frontière, je serai libre. Et si on se casse la figure, mieux vaudra mourir ainsi que dans la cour du « Corbeau noir ».

« Dans la nuit même, j’assure que tout est prêt. Kouzovkine me dit que nous serons trois. Diable !... Tant pis... À deux heures du matin, l’avion est tiré de la remise, poussé jusque sur la place du Palais d’Hiver par des gardes rouges que Kouzovkine gorge de roubles-papiers. Une femme emmitouflée des pieds à la tête est avec lui. Tous deux montent dans la carlingue, s’écrasent pour faire moins de volume et me laisser mes libres mouvements. J’indique à l’une des brutes militaristes du communisme la façon de lancer l’hélice. Il s’y prend mal, se fait assommer, tombe en beuglant. Kouzovkine descend à terre, tire son browning et lui loge une balle dans la tête pour le faire taire. Il remonte. Moi aussi. Un autre soldat s’y prend mieux. Ça ronfle. Nous roulons sur les bosses de la place. Quelles secousses ! J’appuie sur le manche. On décolle !... Je suis le cours du fleuve pour éviter d’accrocher des toits. Je saute un pont. On s’élève tout doucement. Bon ! Voilà des ratés. On redescend. Comment n’ai-je pas attrapé une maladie de cœur ? Le moteur se régularise. On remonte. Cette fois, ça gaze. Au matin, on survolait la Pologne. En ce qui me concernait, j’étais sauvé. L’atterrissage ne me faisait plus peur. L’Allemagne nous voit, puis la Belgique. Encore trois heures et nous serons à Paris, avec rien dans le coco. Mais quoi de plus nourrissant que l’air de la liberté ? Et puis, j’étais entraîné à jeûner. Bon ! Une panne ! Mais on est tout près de Saint-Quentin. Je descends en vol plané dans un champ de luzerne. Et je dis à Kouzovkine : – Je ne vais pas plus loin ! Faites ce que vous voudrez. Moi, je prends le train. – Moi aussi ! dit-il.

« Personne aux environs. Trois kilomètres à pied. À la gare de Saint-Quentin, il m’offre un bon repas au buffet et me présente sa femme. Jolie... Avec de grands yeux un peu cernés. Mais autant il semblait fermé et peu loquace, autant elle paraissait gaie. Elle me félicita de lui avoir donné le baptême de l’air. »

Marré interrompit sa narration pour m’observer, car j’avais fait un soubresaut. Ma mère me considérait avec des yeux inquiets.

– Qu’avez-vous ? me demanda l’aviateur.

– Moi ? Rien ! Continuez ! Cela me passionne.

Marré poursuivit :

– Ce bon Kouzovkine m’offrit un billet de première et poussa l’obligeance jusqu’à me demander si j’avais besoin d’argent : « Dame, lui ai-je répondu, on a oublié de me restituer les deux mille francs que j’avais sur moi, en arrivant à Pétrograd, et je n’ai pas la moindre envie de retourner à Pierre-et-Paul pour les redemander. »

« En m’entendant formuler ma réflexion, Mme Kouzovkine a souri. Mais Kouzovkine n’a pas eu l’air de trouver cela drôle. Il a eu dans l’œil comme un tic d’homme embarrassé et il m’a remis deux mille francs. Un remboursement, quoi ! Le train arrivait. Nous montons. En route pour Paname ! Nous y arrivons vers onze heures du soir. Je les quitte à la gare. Je couche dans un hôtel près de la gare du Nord. Et me voilà... J’oubliais de vous dire que tandis que son mari s’occupait de faire chercher un taxi, Mme Kouzovkine me glissait dans l’oreille : « Voulez-vous aller dire à M. Louis Ricardet, rue Guersant, n° 17, que je suis à Paris ?... »

« J’étais ahuri qu’elle vous connût ! Je vous transmets l’ordre qu’elle m’a donné. Je serais venu sans cela, mais... »

Je ne laissai pas Marré continuer. Je lui criai :

– Où est-elle descendue ?

– Au Claridge ! Je vous l’ai déjà dit !

Je bondis de mon lit, demandai mes habits. Ma mère protestait, alléguant ma faiblesse.

– Je suis guéri ! lui criai-je.

Elle sentit que c’était vrai. À cet instant, on sonnait. C’était Routchenko, cette fois. Ma mère lui dit :

– Il est debout... Kouzovkine est revenu !

– Où est-il ? s’écria le Russe, avec sa voix de tête.

– Au Claridge ! criai-je.

– J’y cours, hurla-t-il.

Il descendit l’escalier quatre à quatre. Nous le crûmes fou. Or, voici ce qu’il fit, comme je le sus une heure après.

Son taxi était en bas. Il se mit au volant, roula jusqu’au Claridge, donna cent sous à un groom en lui demandant :

– M. Kouzovkine, arrivé de cette nuit, est-il déjà sorti ?

Le groom alla se renseigner au bureau.

– Non ! revint-il dire.

– Voici encore cent sous, lui dit l’ancien lieutenant de la garde, si tu t’arranges pour qu’il monte dans mon taxi. Il a le pourboire facile. Je peux faire une bonne journée avec lui.

– Tiens-toi tout près ! répondit le groom au chauffeur. Je siffle sitôt qu’il sort. Tu t’aboules et tu le charges. Puis, mes cent sous, hein ?

Routchenko attendit une demi-heure. Son moteur restait en marche, sans que le lieutenant se souciât de la dépense. Il ne quitta pas son volant. Au coup de sifflet du groom, il avança au bord du trottoir du Claridge, son collet relevé jusqu’aux oreilles, pour ne pas être reconnu de son ancien camarade de la garde.

Le groom ouvrit la portière. Kouzovkine était seul, un portefeuille sous le bras. Il commanda sèchement :

– 79, rue de Grenelle.

La portière claqua. Routchenko jeta au groom dix francs au lieu de cinq. Le taxi partit, descendit les Champs-Élysées, traversa la place de la Concorde. Mais là, au lieu de prendre la rue de Bourgogne, Routchenko donna un coup de volant qui lança la voiture sur le quai à droite, à une allure folle.

– Hé ! là !... cria Kouzovkine. À gauche !... À gauche ! Idiot !

Peine perdue. Le taxi accéléra sa course furieuse. Après le pont Alexandre III, il s’engagea dans une des pentes conduisant sur la berge, puis une fois sur la berge, un coup de volant brusquement donné à droite dirigea la voiture droit vers la Seine. Un hurlement d’épouvante de Kouzovkine qui ouvrit la portière dut être entendu de l’autre côté du fleuve. Le taxi, comme un éclair, avait bondi dans l’eau, faisant jaillir une gerbe immense.

Quand cette gerbe retomba, la Seine avait englouti le taxi et les deux hommes...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au Claridge, où j’arrivai une demi-heure après le départ de Kouzovkine, je demandai Mme Kouzovkine.

– Ah ! monsieur, me dit un gérant, je ne sais si je dois vous faire annoncer, car dès qu’elle saura la catastrophe...

– Quelle catastrophe ? demandai-je.

Un taxi conduit par un chauffeur devenu subitement fou a pris ici M. Kouzovkine, il y a une demi-heure. Dix minutes après, le taxi était au fond de la Seine ! Le chauffeur allait comme un bolide. Il est descendu sur une berge, et... plouf !

– Bah !... fis-je, comme assommé par cette nouvelle.

En un instant, j’avais tout compris. La précipitation de Routchenko, en nous quittant, m’était expliquée. C’est Routchenko qui conduisait le taxi, et Routchenko n’était pas fou. Il avait piloté un taxi vengeur. Il avait noyé un ancien camarade félon, n’hésitant pas à se noyer lui-même pour supprimer plus sûrement le traître à la Russie. N’avait-il été guidé, dans son acte de justicier tragique, que par le sentiment de venger son tsar et son pays ? Loin de moi la pensée de diminuer les mobiles de sa sauvage décision. Mais Routchenko rendait ainsi Fénia définitivement, radicalement libre. Comme ce n’était pas pour me la rendre qu’il avait agi ainsi, comme, d’autre part, il devait être mort, c’est peut-être qu’il avait voulu que Fénia fût heureuse, même par un autre que lui. Il aimait Fénia, je n’en doutais point. Toutes ces hypothèses se croisèrent dans mon esprit avec rapidité. Mais quel mélange de courage, de désespérance, d’abnégation, dut se former dans celte âme de Slave exilé, au moment où il courut vers Kouzovkine dont il guettait depuis longtemps le retour à Paris !

– Veuillez, dis-je au gérant qui m’avait appris l’effarante nouvelle, téléphoner à Mme Kouzovkine que M. Louis Ricardet désire lui parler. C’est moi qui lui annoncerai l’événement. Assurez-vous, elle n’en mourra pas !

Trois minutes après, j’étais dans l’ascenseur qui me conduisait à l’appartement de Fénia.

Elle poussa un cri de joie en m’apercevant. Elle me dit :

– L’aviateur vous a trouvé et prévenu ? Ah ! Mon ami, je crois rêver !... Il ne pouvait plus rester là-bas, figurez-vous. Il avait peur de quelque chose. Il redoutait Lénine. Il m’a ramenée avec lui !... Ce mariage soviétique est nul ici, n’est-ce pas ?

– Aurait-il été valable, Fénia, répondis-je, que cela n’aurait plus d’importance. Kouzovkine est au fond de la Seine, avec le taxi de Routchenko qui, lui aussi...

Elle ouvrit de grands yeux étonnés, puis, avec pitié, murmura :

– Pauvre Routchenko !... Il a fait cela !

Elle n’eut pas une parole, même de haine, pour Kouzovkine.

Elle me prit la main et me dit :

– Il faut régler ici et m’emmener chez votre mère.

Et ce fut moi qui soldai la note due au Claridge par, Kouzovkine, avec l’argent que m’avait remboursé Kouzovkine !

Je ne décrirai pas la réception que ma mère fit à Fénia. Les deux femmes pleuraient et maman, embrassant la fille d’Ivanov qu’elle tenait serrée contre elle, disait :

– Dieu m’a épargné le remords qui eût rongé ma vie de devoir mon fils au prix du long martyre de ma fille... Vous êtes ma fille, Fénia...

Midi. Nous nous apprêtions à déjeuner. On sonna. Entrèrent le colonel Prévoteau et Gustave, toujours empaqueté dans son burnous d’Arabe fréquentant le Secours rouge et surveillant la propagande de l’ambassade soviétique dans notre Afrique du Nord.

– Quelle histoire ! s’écriait le colonel en brandissant un numéro de Paris-Midi.

J’avais raconté à ma mère les détails de la mort tragique de Kouzovkine. Elle répondit :

– La mort du pauvre lieutenant Routchenko me fait de la peine.

– C’est qu’il n’est pas mort ! s’écriait Gustave.

– On a repêché le taxi avec une grue à décharger les péniches, expliquait le colonel en montrant son journal.

Kouzovkine, pris sous la capote, à demi assommé par la chute, était dans le taxi, à l’état de cadavre. Mais l’autre, sur son siège, non enfermé, est remonté sur l’eau comme un bouchon. Il a été recueilli par un remorqueur. Il a expliqué au poste du « Secours aux noyés » qu’il avait eu comme un étourdissement, comme un moment de folie, perdant la notion des choses et le sens de la direction. On lui a retiré son permis de conduire et peut-être sera-t-il poursuivi pour homicide par imprudence. Homicide involontaire, quoi !

– Pauvre Routchenko ! répéta Fénia. Il vit ! C’est le principal.

– Parfaitement ! fit Gustave. « Involontaire » me plaît. Quand il passera en correctionnelle, nous ferons présenter au tribunal, par son avocat, quelques renseignements confidentiels sur Kouzovkine. Routchenko s’en tirera avec vingt sous d’amende. C’est encore plus cher que ne vaut la vie d’une crapule communiste !

– Nous aurions de quoi payer l’amende ! dis-je à Fénia, même si elle était de 100.000 francs. Et de quoi indemniser le pauvre officier de la perte de son emploi.

– Je le prends avec moi ! dit le colonel.

– Précieuse recrue, mon colonel, approuva Gustave. Garçon plein d’initiative, d’imagination ; s’il a une idée comme celle-là, par jour, pour en supprimer un, il rendra service à la France.

– Et à la Russie donc ! s’écria Fénia. Messieurs, ajoutait-elle, je suis riche et je veux devenir Française. Je sais que le budget de défense secrète de la France contre les espions est un peu maigre. Je vous prie de recourir à moi.

Puis, me regardant :

– À nous !... dit-elle en souriant.

– Votre futur mari, au surplus, fit le colonel, paiera aussi de sa personne, je le connais ! Vous verrez que ce gaillard-là retournera en mission en Russie !

– Oh !... pas tout de suite ! dis-je. Laissez-moi souffler !

– Laissez-le se guérir ! ajouta ma mère, déjà indignée !... Et se marier !...

– Oh ! oui, mère, dit Fénia en se jetant à son cou.

Tout bas, elle ajouta : « Et dans votre Église ! »

Ma mère, tout heureuse, la serra sur son cœur. Mais, avec le sens droit qui ne l’abandonne jamais, elle ajouta : « Nous étudierons... »

Fénia avait senti qu’en devenant catholique, elle devenait encore plus nôtre et plus complètement Française. « Et puis, disait-elle, qu’est-ce qui nous sépare ? Uniquement la question du Pape. Le tsar nous en tenait lieu, avec son Saint-Synode ; le tsar n’est plus là, et ce qui nous reste d’autorités religieuses sont divisées entre elles. Nous sommes tout désemparés. On ne peut pas se passer de religion. Il faut une grande Église qu’on retrouve partout la même et qui ne dépende pas des gouvernements. Allons tous à elle et faisons front commun contre l’athéisme. »

Ces motifs, pour sérieux qu’ils fussent, ne parurent pas suffisants à ma mère. Elle voulut pour « sa fille » une étude et une préparation plus complètes.

Fénia s’y prêta de bon cœur.

Un matin, je gagnai avec elle le Kremlin-Bicêtre, un des endroits les plus caractéristiques de la zone rouge comme paysage. Des chemins à ornières parcourent des terrains vagues, plantés de huttes que coiffent des chapeaux chinois en tôle ondulée, et auxquelles sont attenants des jardins clôturés de murs faits avec de vieilles boîtes de conserves. Des roulottes sans roues s’alignent plus loin, alternant avec des cabanes en planches où des familles entières dorment en tas, sur des chiffons.

Des détritus, des immondices sèment ces pistes sur lesquelles j’entraînais Fénia. Elle me dit :

– On croit retrouver, cher, les rues des anciens beaux quartiers de Pétrograd, depuis que la ville de Pierre le Grand est bolchevisée !

Quand nous eûmes contourné un monticule gazonné, pelé par places et semé de papiers gras et de tessons de bouteilles, la baraque de l’abbé Marconyx se dressa soudain devant nos yeux.

Ce descendant d’une dynastie royale des Balkans nous reçut dans la pièce de sa baraque qui servait de dispensaire. Il leva les bras au ciel en m’apercevant.

– Que de temps sans vous voir ! me dit-il. Où étiez-vous ?

– Mademoiselle vous racontera ! Elle vous expliquera aussi ce qu’elle attend de vous et ce que vous pouvez attendre d’elle. Je crois que son passage chez vous pourrait transformer votre église de bois en une belle église de pierre !

– Elle est donc fée ? me demanda-t-il.

– Un peu ! répondis-je. Elle est cause que j’ai pu accomplir une manière de prodige, au dire de tous ceux qui ont eu connaissance de mon raid au « Paradis rouge ! ».

– Vous êtes allé là-bas ?... dit-il avec effroi.

– Le miracle est surtout que j’en sois revenu !

– Un garçon qui était mon voisin y est allé aussi et n’en est pas revenu !... me dit le missionnaire. Il s’appelait Pistou !

– Ah ! Par exemple ! fis-je. Croyez-moi, monsieur l’abbé, il vaut mieux pour vous qu’il soit là-bas qu’ici. C’était un agent communiste payé pour vous espionner et vous faire pièce !

– Allons donc ! dit-il surpris.

Puis, réfléchissant :

– Après tout, c’est possible. On observe des revirements bizarres dans cette population. On croit la tenir, on s’en fait accepter, et au prix de quels efforts, on s’en fait même aimer ! Puis un vent de défiance souffle soudain. Tout est à recommencer !

– C’est un vent qui souffle de la rue de Grenelle ! dis-je.

J’accompagnai souvent Fénia dans cette région désolée.

Au bout de trois mois, quand elle fut, bien en connaissance de cause, devenue catholique, nous nous mariâmes.

Le soir de notre union, les journaux racontaient que le député Bafouillant-Tartuffier venait d’être giflé au sortir de la Chambre des députés par un énergumène que, généreusement, le député communiste refusait de poursuivre. C’était Gobillot, retour de Sibérie où il avait purgé trois mois pour avoir refusé de confier à Vorousoff où étaient les vraies pierreries du trésor des Ivanov. Vorousoff demeuré en possession de la bouteille de verroteries, les avait fait expertiser par un oncle à lui, un « nepman » lapidaire. Sa fureur s’était tournée contre l’infortuné Gobillot.

Je revis ce dernier au deuxième bureau, où il était allé tout droit s’embaucher, en disant qu’il voulait « bouffer les foies » de tout ce qui était communiste. Il ne pouvait plus en voir un.

Par lui, je sus ce qu’étaient devenus Laveine et Bassignac (Estève). Ils avaient dû, pour sortir de leur cave aux rats, signer un contrat de travail dans une raffinerie de pétrole. Ils y travaillaient quatorze heures par jour, entourés de gardes rouges munis de mitrailleuses. Ces malheureux, qui étaient nés fatigués, connaissaient enfin la sainte loi du travail communiste.

Quant à Pistou, il avait essayé de rattraper les congressistes dont il était. Mais cette fois, en Russie, on l’avait pris pour moi !

Un des gardes rouges qui nous avaient arrêtés dans la cave des Ivanov l’aperçut comme il sortait de la gare, à Pétrograd, muni des certificats de l’ambassade qui remplaçaient les papiers qu’on lui avait pris au Dépôt.

Le garde rouge déclara qu’il avait vu celui-là chercher des trésors dans les murs de l’hôpital des cholériques, qu’on l’avait arrêté et qu’il avait dû s’évader.

– Le camarade commandant Kouzovkine lui a arraché ses fausses moustaches, et il s’en est acheté une autre paire, déclarait le prétorien communiste.

Et Pistou fut plongé dans la cave du Troubetskoï. C’était bien son tour ! Il y est peut-être toujours ! Aucun remords ne m’agite à son sujet. Ce n’est pas moi qui l’ai prié d’aller au Paradis rouge. J’ai même fait, on en conviendra, quelques efforts pour l’en empêcher.

 

 

 

FIN

 

 

Jean DRAULT, Mon raid au paradis rouge,

Éditions Spes, 1928.

 

 

 

 

 

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