La légende merveilleuse
RÉCITS DU TEMPS DE LA REINE BERTHE
par
Albert DRIOU
P R O L O G U E
I
LA NUIT DE NOËL 750
Depuis longtemps la nuit couvrait de ses ombres le village d’Ingelheim, situé sur les bords du Rhin, et le vent, soufflant avec violence, faisait tourbillonner de gros flocons de neige qui semblaient de pauvres petits oiseaux blancs chassés de leurs nids par la tempête.
C’était une de ces nuits tristes et sombres qui élèvent la prière vers Dieu en lui demandant secours et protection pour les voyageurs égarés.
Les arbres, dépouillés depuis longtemps de leur verdure, se courbaient en gémissant sous les efforts de la bise ; puis, lorsque la rafale s’en allait s’éteindre au loin, on entendait le bruit que fait le grésil en crépitant sur les vitres, et les sons saccadés de la cloche du village qui tintait au loin.
Il faisait froid, bien froid ; l’eau gelait dans les citernes, le pain se desséchait dans les huches, et le Rhin, ce fleuve majestueux, qui parfois a ses tempêtes comme l’Océan, demeurait silencieux et disparaissait sous la neige qui couvrait ses épais glaçons.
Il y avait sept cent cinquante ans qu’un pauvre petit enfant, qui devait être un jour le Sauveur du monde, était né à pareil jour sur la paille d’une étable : cher petit enfant que Dieu, dans sa bonté infinie, nous avait envoyé pour nous montrer le chemin de l’éternité heureuse.
Le village d’Ingelheim était un amas de chétives cabanes blotties au fond d’un petit vallon agreste et sauvage, qui mirait ses rives verdoyantes dans la moire bleuâtre du fleuve quand le soleil, au zénith, dorait les moissons. Mais, lorsque l’hiver s’abattait sur les bois et les prairies, rien n’était plus triste et plus désolé que ce village, dont les chaumes disparaissaient sous les avalanches de neige.
Ni les épidémies ni la guerre, ces fléaux terribles que le Seigneur envoie aux hommes pour les éprouver, n’avaient porté leurs ravages sur ce coin de terre. Les habitants étaient bons et serviables ; ils aimaient Dieu et espéraient l’autre vie.
Cette nuit de Noël, les paysans quittaient leurs chaumières et s’acheminaient, malgré la bourrasque, vers le temple sacré où devaient s’unir leurs prières pour fêter l’heureux anniversaire de la naissance de l’Enfant-Dieu.
Les petits enfants s’étaient endormis dans leurs berces d’osier avec l’espérance de trouver, au réveil, les arbres chargés de fleurs et de joujoux que le bon ange de Noël leur apportait chaque année.
Dans une de ces cabanes il y avait bien un berceau d’osier ; mais il n’y avait pas d’enfant endormi. Six grands mois s’étaient écoulés depuis que Dieu avait appelé à lui l’enfant chéri de Leuthold, le tailleur de pierres, Ulrich, charmant petit garçon blond et rose comme une fleur de mai.
Et depuis six mois Odeline, la femme du tailleur de pierres, n’avait pas cessé de pleurer.
En ce moment Odeline et Leuthold étaient assis auprès de la cheminée où achevait de se consumer la traditionnelle bûche de Noël. Ils étaient tristes et découragés ; des larmes perlaient au bord de leurs paupières. Ils pensaient à leur enfant bien-aimé, à leur petit Ulrich, si doux et si bon, que Dieu leur avait pris, pour en faire sans doute un de ses anges.
« Il fallait qu’il fût bien beau pour avoir tenté Dieu ! disait la pauvre Odeline en joignant les mains avec angoisse ; pourquoi donc nous l’avoir donné et nous le reprendre ensuite ?
– Dieu a ses desseins, répondait Leuthold d’une voix grave et triste ; murmurer contre ses décrets serait d’un mauvais chrétien... Dieu sait ce qu’il fait... Ça n’est pas pour nous punir d’avoir trop aimé notre enfant qu’il nous l’a repris. Les enfants sont donnés aux parents pour être aimés... Dieu a voulu nous éprouver. N’est-il pas dit dans la Bible : « Le Seigneur m’avait donné ce bien, le Seigneur me l’a repris : que sa volonté soit faite et que son nom soit béni ! » Femme, ne murmurons pas, et, quel que soit le coup qui nous frappe, inclinons-nous devant la volonté de l’Éternel.
– Hélas ! disait la pauvre mère, qui n’écoutait guère ces paroles de résignation, te souviens-tu, Leuthold, quand je lui mettais, le dimanche, ses petits vêtements tout neufs en bon drap gris, et son beau petit chaperon noir, d’où s’échappaient les boucles de ses blonds cheveux ?
– Oui, je me souviens, répondait Leuthold en passant le revers de sa main brunie sur ses yeux mouillés de larmes.
– Et comme il était sage ! » continuait Odeline, fouillant de plus en plus la cendre de ses douloureux souvenirs.
Il est des heures où l’on remue avec bonheur tout ce que l’on a amassé de douleurs.
« Comme il était recueilli à la prière ! Comme il joignait ses petites mains roses pour dire de sa voix douce comme celle d’un ange : Notre Père qui êtes aux cieux !...
– Pauvre petit enfant ! » interrompait Leuthold, qui sentait tomber son courage et sa résignation.
Odeline laissa échapper un gémissement.
« Écoute, femme, dit Leuthold en se levant et en prenant la main d’Odeline : un jour, l’apôtre saint Pierre rencontra sur son passage un cortège funèbre ; c’était celui d’une jeune fille dont l’âme s’était envolée au ciel et dont on allait porter le corps au sépulcre. Derrière le cercueil marchaient deux pauvres paysans comme nous ; c’étaient le père et la mère. Jamais douleur n’avait été plus grande, jamais larmes n’avaient été plus brûlantes. Comme notre petit Ulrich, cette jeune fille faisait la joie de ses parents ; elle avait été douce, aimable ; elle avait aimé Dieu du plus profond de son cœur. Chaque matin et chaque soir, elle demandait au ciel de conserver la vie et la santé de ses bons parents, et de leur donner assez de pain pour vivre sans se tuer au travail. Tu vois, femme, combien la douleur de ces pauvres gens devait être amère !
– Pas plus que la nôtre, dit Odeline.
– L’apôtre saint Pierre, continua Leuthold, leva la main, et le cortège s’arrêta. « Pourquoi pleurez-vous, bonnes gens ? dit-il en s’avançant vers les deux paysans. – Notre fille est morte, dit la mère en sanglotant. – Vous vous trompez, bonne mère ; votre fille n’est pas morte, elle n’est qu’endormie. » Et, s’approchant du cercueil, il en souleva le couvercle et dit à la jeune fille : « Levez-vous, mon enfant, et allez consoler votre mère. » Et l’enfant se leva, et s’en retourna au logis au milieu de l’allégresse générale. »
Odeline regarda son mari d’un air interrogateur. « Eh bien, dit Leuthold répondant à la pensée de sa femme, je suis un homme aimant et craignant Dieu ; j’ai la foi, Odeline, la foi qui sauve... Si Dieu le veut, notre enfant nous sera rendu. »
La femme du tailleur de pierres secoua tristement la tête sans rien dire et leva les yeux au ciel.
En ce moment la cloche du village d’Ingelheim se fit entendre.
« Voici la messe de Noël qui sonne, dit Leuthold, prends ta mante et allons à l’église prier le bon Dieu de conserver les enfants qui naissent, de leur donner les vertus que tout bon chrétien doit avoir, et prions-le surtout d’assister les parents qui n’ont plus leurs enfants. »
La pauvre Odeline se leva, le cœur gros et les yeux humides ; elle s’achemina vers un bahut de chêne où elle serrait ses vêtements ; elle l’ouvrit et en tira sa mante ; puis son regard se porta sur une petite cassette de bois blanc qu’elle avait conservée bien précieusement.
« Voilà, dit-elle en soupirant, tout ce qui nous reste de notre enfant. »
Puis elle prit la cassette et la posa sur la table pour en tirer tout ce qu’elle contenait. C’était d’abord le petit vêtement des dimanches, en bon drap bien chaud, bien doublé.
« Hélas ! disait Leuthold, il y a beaucoup de pauvres enfants qui n’ont rien pour se vêtir par ce temps de neige ; ils seraient bien heureux de posséder cela. Femme, il faudra donner ces vêtements.
– Oui », répondit Odeline.
Elle continuait à retirer les objets de la cassette. C’étaient de belles petites chemises bien fines et bien blanches, de jolies bottines de cuir jaune ; puis un petit moulin, un amour de jouet, que Leuthold avait fait avec une grosse noix ; enfin un délicieux pantin, tout habillé d’or, qu’un colporteur avait donné au petit Ulrich un soir qu’il jouait devant la cabane. Il y avait encore des fleurs fanées, une petite couronne de pâquerettes, que la pauvre mère avait mise sur le cercueil le jour où l’on avait porté l’enfant au cimetière.
Et la pauvre Odeline pleurait toujours, et Leuthold, le bon Leuthold, soupirait tout bas.
« Allons, femme, laissons cela et partons, c’est l’heure de la prière ; tu sais que monsieur le recteur n’attend pas, et je ne voudrais pas manquer au service divin. »
Odeline ne l’entendait pas ; sa pensée tout entière était reportée vers son enfant, qu’elle semblait voir dans chaque pièce du vêtement.
« Pauvre femme ! murmurait tout bas Leuthold ; elle ne m’entend pas, je n’ose pas troubler le bonheur qu’elle éprouve de remuer tous ces petits habits. Ah ! si elle ne meurt pas de chagrin, elle deviendra folle sûrement. »
Et le cher homme regardait sa femme tristement.
La pauvre femme souriait à travers ses larmes en dépliant toutes les jolies choses qu’elle avait faites pour son petit enfant ; elle les étalait sur la table, comme elle le faisait aux jours de bonheur, alors qu’elle attendait le réveil de son Ulrich bien-aimé pour l’habiller.
Tout à coup elle tourna ses regards vers le berceau ; mais il était vide et froid. Ce berceau vide lui montra la terrible réalité, qu’elle avait oubliée un moment.
Elle referma la cassette, qu’elle replaça dans le bahut, et, s’armant de résolution, elle jeta sa mante sur ses épaules.
« Partons, dit-elle à Leuthold, allons à l’église. »
Et, tout en essuyant furtivement une larme, elle ouvrit la porte et disparut dans l’ombre.
Leuthold franchissait le seuil de la cabane lorsque Odeline, pâle comme une morte, se précipita vers lui en jetant un grand cri.
« Femme, tu me fais peur, dit le maçon en tressaillant ; qu’y a-t-il donc ? »
Odeline ne put répondre, tant son émotion était grande ; elle étendit la main vers le banc de gazon sur lequel ils s’asseyaient pendant les beaux jours, et qui en ce moment était couvert de neige.
« Là ! là ! fit-elle d’une voix brisée.
– Quoi donc, femme ? demanda Leuthold, dont les yeux fouillaient la nuit sombre.
– Lui, Ulrich ! » murmura Odeline.
Leuthold venait d’apercevoir un objet déposé sur le banc de gazon ; il s’en approcha vivement.
C’était un pauvre petit être enveloppé de langes et couché dans un petit berceau d’osier que l’on eût pu prendre pour une de ces jolies corbeilles que les vanniers tressent avec art.
« Bonté divine ! s’écria Leuthold en s’emparant du berceau ; c’est un petit enfant ! Pauvre petit ! il doit être mort de froid ! Vite, femme, va ranimer le feu ! »
Odeline courut au foyer, où bientôt une flamme claire s’élança dans l’âtre.
Leuthold, sans perdre de temps, sortit l’enfant du berceau et se mit à genoux devant le foyer pour le réchauffer.
« Dieu nous a entendus, femme ; je te le disais bien, il ne faut jamais désespérer. Tiens, regarde, il sourit, ce cher enfant.
– Oh ! c’est vrai, disait Odeline en joignant les mains ; on dirait qu’il nous remercie de l’avoir recueilli.
– C’est qu’il serait mort de froid, ce pauvre petit.
– Bien sûr il serait mort, comme ces passereaux que j’ai trouvés ce matin dans la neige.
– Il faut le vêtir, ce cher ange », dit Leuthold.
Odeline courut à la cassette où elle avait remis les petits habits d’Ulrich.
« C’est un petit garçon tout de même, disait-elle ; c’est bien heureux ! »
Odeline revint près de l’enfant, se mit à genoux et déposa sur le front du petit être un long baiser.
« Notre petit Ulrich, qui est au ciel, ne sera pas jaloux, n’est-ce pas ? »
II
LA MÉDAILLE MYSTÉRIEUSE
C’était un bel enfant rose et blond, âgé de quelques mois seulement, que le bon Leuthold tenait sur ses genoux. Bien qu’il eût été recueilli sur la neige, il ne paraissait pas avoir trop souffert du froid, et pourtant la neige était épaisse au seuil de la pauvre cabane.
« Mais comme il est joli ! disait le bon Leuthold en contemplation devant l’enfant, qui semblait sourire à la flamme ; regarde donc, femme, ce sont tous les traits de notre petit Ulrich.
– Oh ! oui, disait la pauvre femme, ravie, en joignant les mains devant l’innocente créature, ce sont les mêmes joues roses, les mêmes yeux bleus.
– Les mêmes cheveux blonds, reprenait Leuthold en passant sa rude main sur la tête soyeuse du petit enfant ; il me semble que je touche les cheveux de mon petit Ulrich.
– Vois-tu, interrompit Odeline, comme il a la peau fine et blanche ? C’est de la cire ; on dirait l’enfant Jésus du maître-autel d’Ingelheim. Cher petit enfant ! »
Ils étaient bien heureux, les pauvres gens ; ils oubliaient qu’une minute auparavant la désolation était dans la cabane.
Odeline ne pleurait plus en regardant le berceau d’osier vide et froid.
« Tiens, dit Leuthold, qui tenait le petit enfant devant le feu, regarde donc, femme, on dirait qu’il a quelque chose autour du cou.
– C’est vrai, répondit Odeline, qui se pencha vers l’enfant, je n’avais pas vu cela ; c’est un petit cordon de soie rose auquel pend un petit sac. Regarde, Leuthold, toi qui as de bons yeux.
– En effet, tu ne te trompes pas, femme, c’est un petit sac si petit, si petit, qu’il n’est pas surprenant que nous ne l’ayons pas aperçu.
– D’autant plus, ajouta Odeline, qu’il est rose comme la peau de ce chérubin. »
Leuthold détacha délicatement le cordon de soie et se prit à examiner le petit sac, qui semblait contenir quelque chose. « Il faut l’ouvrir, dit Odeline.
– Je n’ose pas, répondit Leuthold.
– S’il y avait cependant des indications sur la naissance de ce petit ange ! qui sait ? la mère a peut-être écrit pourquoi elle a abandonné son enfant.
– Au fait, tu as raison, femme ; ça n’est pas par curiosité ; mais enfin il est bon de savoir d’où vient ce petit être. »
Et le bon Leuthold se mit en devoir d’ouvrir le petit sac. Il découvrit une toute petite médaille d’or sur laquelle une main habile avait gravé des deux côtés des signes que le tailleur de pierres ne put déchiffrer.
« Vois donc, femme, quelle singulière chose ! qu’est-ce que cela veut dire ? »
Odeline prit la médaille, la tourna et retourna, puis hochant la tête :
« Quel malheur que nous ne sachions pas lire ! » dit-elle.
Sur une des faces de cette médaille l’artiste avait gravé ce bizarre dessin :
Et sur l’autre face celui-ci :
« Il faut remettre cette petite médaille dans le sac et le laisser suspendu au cou de ce cher petit enfant ; c’est peut-être un talisman.
– Je crois que tu as raison, femme ; ça doit être un talisman. J’ai ouï dire, quand j’étais jeune, qu’il arrivait malheur à ceux qui perdaient le talisman qu’on leur avait donné.
– Demain, si tu veux, Leuthold, dit Odeline en replaçant le sachet au cou de l’enfant, nous irons consulter le vieux savant qui demeure depuis si longtemps dans les ruines du château d’Orfild.
– C’est une bonne idée que tu as, femme ; le vieux savant nous dira ce qu’il y a sur cette médaille. Maintenant que l’enfant est réchauffé, donne-lui un peu de lait, il doit avoir faim ; pendant ce temps-là je vais préparer le berceau ; il doit avoir sommeil aussi, car je vois ses yeux qui se ferment. »
Odeline donna du lait à l’enfant, puis elle le coucha dans le berceau du petit Ulrich, où il ne tarda pas à s’endormir profondément.
« Allons à l’église maintenant, dit la brave femme, redevenue joyeuse.
– Oui, dit le tailleur de pierres, allons remercier Dieu du bon- heur qu’il vient de nous rendre. »
Leuthold et sa femme, après avoir couvert de cendres le feu de l’âtre, fermèrent la porte de la cabane et s’acheminèrent vers l’église.
Après un moment de silence, Odeline dit à son mari :
« Il faudra faire baptiser notre cher enfant.
– Oui, tu as raison, femme, il ne l’est peut-être pas.
– Quel nom lui donnerons-nous ?
– Je ne sais : il faudra lui trouver un parrain et une marraine ; ce sont eux qui choisiront un nom ; d’ailleurs, pourquoi ne lui donnerait-on pas le nom d’Ulrich ?
– Écoute, Leuthold, ce cher enfant est venu dans un bien singulier moment ; ça n’est point un enfant ordinaire, je ne veux donc pas qu’on lui donne un nom ordinaire.
– Bon ! dit Leuthold en riant, voilà bien les femmes ! elles se figurent que leurs enfants seront des héros. Folle ! ton fils sera un maçon comme moi, et rien de plus.
– Folle ! repartit Odeline, oh ! je ne suis pas si folle que tu le crois ; et si tu réfléchissais un peu, tu verrais que j’ai raison. Cet enfant n’est-il pas venu par un temps de neige et un froid à faire mourir bien des enfants ?
– Ça, c’est vrai ! répondit Leuthold, dont les pieds s’enfonçaient dans la neige et dont les joues étaient violettes de froid.
– Ne l’avons-nous pas trouvé sur le seuil de notre cabane ? continua Odeline.
– C’est encore vrai.
– N’avait-il pas au cou une médaille mystérieuse, qu’on ne voit pas toujours au cou des enfants trouvés ?
– Oui, ça ne s’est jamais vu.
– Et enfin Dieu ne nous l’a-t-il pas donné à la même heure et dans la même nuit que celle où il a donné aux hommes son fils bien-aimé, Jésus-Christ ?
– C’est bien vrai, femme, répondit Leuthold en étant son bonnet et en se signant.
– Eh bien, je lui donnerai le nom du Sauveur, je l’appellerai Chrystold. »
– Ah ! mais c’est un fier nom, dit Leuthold ; ça lui portera bonheur, à l’enfant. Va donc pour Chrystold ! »
Ils arrivèrent à l’église.
Ce fut avec un profond recueillement qu’ils prièrent Dieu.
Quand le service divin fut achevé, ils regagnèrent promptement leur cabane, où l’enfant dormait toujours.
Dès le lendemain, de grand matin, Leuthold alla trouver le recteur, afin qu’il préparât tout pour le baptême de l’enfant, et une heure après l’eau sainte coula sur le front du petit ange, qui reçut devant Dieu le nom de Chrystold.
Après la cérémonie, Leuthold et Odeline prirent le chemin des ruines du château d’Orfild.
Comme la veille, le froid était intense, la neige tombait à flocons serrés. Toute trace de chemin avait disparu. Le petit Chrystold, vêtu bien chaudement avec les vêtements du petit Ulrich, dormait profondément sous la mante de la bonne Odeline, tandis que Leuthold traçait un chemin dans la neige, pour que sa femme fût moins fatiguée et ne trébuchât pas clans quelque fondrière.
Après une heure de marche, ils arrivèrent sur la lisière d’une forêt dont les arbres, couverts de neige, ressemblaient à de hautes colonnettes supportant d’immenses dômes d’albâtre.
Le plus grand silence régnait autour d’eux ; la nature semblait morte sous son vaste linceul.
Quand ils eurent franchi la forêt, ils aperçurent les ruines imposantes du château d’Orfild.
C’était un amas de décombres que le temps avait jetés pêle-mêle, et du milieu desquels surgissaient de robustes buissons et des herbes sauvages.
Une seule tourelle était restée debout ; mais elle était tellement lézardée et crevassée, qu’elle semblait ne tenir debout que par un miracle d’équilibre. C’était de cette tourelle que le vieux savant ou sorcier, comme l’appelaient les paysans d’Ingelheim, faisait sa demeure.
Le vieux savant n’avait pas de nom pour les gens du pays. On l’avait toujours vu avec des cheveux blancs, et les plus vieux habitants d’Ingelheim et des villages voisins ne se souvenaient pas de l’avoir connu jeune.
Après avoir gravi, non sans quelque difficulté, le sentier pierreux, Leuthold et Odeline arrivèrent bientôt auprès de la tourelle.
« Comment faut-il faire pour nous annoncer ? dit le tailleur de pierres : il n’y a pas de porte, on ne peut frapper.
– Dame ! fit Odeline, si le vieux savant n’a pas fait mettre de porte à sa tourelle, c’est pour ne pas se donner la peine d’aller ouvrir aux visiteurs.
– Tu as peut-être raison, femme ; en ce cas nous pouvons entrer ; passe devant.
– Non, je n’ose pas, dit Odeline en reculant ; passe le premier, Leuthold, tu es l’homme ; moi, j’ai peur.
– Ma foi, c’est tout au plus si je suis rassuré ; car si nous allions déplaire au vieux savant ?
– Lui déplaire ? ah ! bien oui, nous ne sommes pas des voleurs.
– Oh ! pour ce qui est de ça, c’est vrai, répondit Leuthold à demi rassuré. Nous sommes d’honnêtes gens, et les honnêtes gens doivent être sans crainte. Cependant je t’avoue, femme, que c’est tout au plus si j’ose entrer dans cette tourelle.
– Mais si tu n’oses pas y entrer, comment veux-tu savoir ce qu’il y a sur la médaille ? Et puis, vois-tu, Leuthold, pendant que nous serons là, je voudrais bien consulter le savant sur l’avenir de notre petit Chrystold.
– Tais-toi, femme, ne va pas demander cela. L’horoscope, vois-tu, est une chose qui vient plutôt du mauvais esprit que de Dieu. Si tu veux me croire, nous retournerons dans notre cabane.
– Mais, dit Odeline, que la curiosité aiguillonnait, je tiens à savoir ce qu’il y a sur la médaille ; c’est peut-être la destinée de Chrystold qui y est gravée.
– Est-ce que tu crois, répondit Leuthold, que pour connaître la destinée d’un enfant il ne faille pas avoir commerce avec les esprits surnaturels, les fées et les enchanteurs ?
– Des fées ! des enchanteurs ! ah ! mon Dieu ! exclama Odeline en ébauchant un signe de croix.
– Si Dieu a caché à l’homme son avenir, c’est qu’il a voulu qu’il marchât toujours avec confiance dans le sentier qui lui est tracé, et au bout duquel il voit toujours l’espérance.
– Je comprends bien, Leuthold ; mais enfin si c’était possible de connaître l’avenir de ce cher petit...
– C’est peut-être un péché, femme ; car enfin lorsque notre enfant connaîtra son avenir, peut-être voudra-t-il suivre une autre route que celle qui lui est tracée ; alors ce sera une rébellion contre la Providence.
– Voyons, Leuthold, si le vieux savant peut nous dévoiler l’avenir de notre enfant, ça n’est pas une raison pour que nous le lui fassions connaître plus tard.
– Mais si l’avenir de Chrystold doit être malheureux, seras-tu bien aise de savoir quelles sont les misères qui l’attendent ? dis, femme.
– Oh ! non, s’écria vivement Odeline, j’en deviendrais folle ! J’aime mieux ne rien savoir. Partons, retournons à notre demeure.
– Oui, retournons à notre cabane, répéta Leuthold ; c’est peut-être Dieu qui nous inspire.
– À la grâce de Dieu ! reprit Odeline en embrassant le petit enfant, qui semblait sourire dans son sommeil.
– Tu as raison, femme, à la grâce de Dieu ! » dit Leuthold en jetant à la dérobée un regard sur la vieille tourelle.
Le tailleur de pierres raffermit son bâton dans sa main, et Odeline, après avoir ramené sur la tête de l’enfant les pans de sa mante, se disposa à reprendre le chemin du village d’Ingelheim.
III
LE VIEUX SAVANT
Ils aperçurent un vieillard qui se tenait debout derrière eux, et qui depuis un moment les examinait.
Ce vieillard était vêtu d’une longue robe de serge noire garnie de fourrures, et parsemée de signes mystérieux et cabalistiques rouge et or. Elle était retenue à la taille par une chaîne d’or incrustée de pierres précieuses. Sa tête, couronnée de cheveux blancs, était nue malgré le froid extrême. Sa barbe, comme ses cheveux, d’une blancheur éclatante, tombait sur sa poitrine en longues boucles soyeuses.
Son visage, où se voyaient les restes d’une grande beauté, était pâle et sillonné de rides profondes. Ses yeux avaient une expression de bonté et de douceur infinies.
Leuthold et Odeline demeurèrent stupéfaits.
« Leuthold, et vous, Odeline, dit le vieillard d’une voix douce et sympathique, pourquoi n’entrez-vous pas chez moi, puisque vous avez eu le courage de venir jusqu’ici ? »
Leuthold tourna son bonnet dans ses mains et n’osa répondre.
« Mon Dieu, mon bon seigneur, dit Odeline en tremblant, nous ne sommes que de pauvres paysans ignorants ; Dieu nous a envoyé un enfant, un cher petit ange.
– Oui, continua Leuthold, un bijou qui vous est arrivé d’une façon miraculeuse...
– Et, interrompit Odeline, il porte au cou une petite médaille, et nous sommes venus pour savoir...
– Pour savoir, dit le vieillard en souriant, ce que veulent dire les caractères qui sont gravés dessus.
– Ah ! mon Dieu ! vous savez cela ?
– Oui, et bien autre chose. Vous vous êtes dit que ces caractères renfermaient peut-être le secret de l’avenir de votre enfant, et vous êtes venus trouver le vieux des ruines d’Orfild.
– C’est vrai ce que vous dites, mon bon seigneur, dit Leuthold ; mais si notre cher enfant doit être malheureux, nous aimons mieux ne rien savoir ; n’est-ce pas, femme ?
– Oui, répondit Odeline timidement, nous aimons mieux ne rien savoir ; cependant...
– Cependant, dit le vieillard en regardant Odeline, vous voudriez bien connaître le sort que Dieu réserve à votre enfant. Entrez dans ma demeure, n’ayez aucune crainte : je trouve votre curiosité bien naturelle ; entrez. »
Leuthold et Odeline auraient bien voulu retourner à leur cabane ; mais ils furent subjugués par l’accent persuasif du vieillard.
Après quelques hésitations, ils franchirent le seuil ; ils entrèrent dans une salle toute ronde, éclairée par de hautes fenêtres en ogive, garnies de vitraux de couleur représentant le soleil, la lune et tous les signes du zodiaque.
Le curieux spectacle qui s’offrit alors à leurs regards les frappa d’étonnement et d’admiration.
Qu’on se figure une vaste rotonde garnie de vieux meubles qui semblaient dater de plusieurs siècles, d’instruments de physique et d’astronomie inconnus. Les murailles étaient couvertes d’armures étincelantes et disposées en panoplies. Des animaux étranges étaient suspendus au plafond par de longues chaînes d’acier poli.
Dans un renfoncement de la muraille on voyait un fourneau sur lequel se trouvait une profusion de matras, de cornues et de fioles aux longs cous remplies de liqueurs de diverses couleurs.
Sur une table d’argent massif il y avait une cassette en or pur, toute couverte de dessins bizarres, formés avec des diamants, des rubis, des améthystes, des topazes et des saphirs.
Auprès de la cassette se trouvait un grand in-folio ouvert et qui laissait voir des figures cabalistiques enluminées de couleurs éclatantes.
À l’aspect de toutes ces merveilles, les deux pauvres paysans n’osèrent faire un pas, et, comme si Odeline eût voulu chasser le démon tentateur, elle se prit à faire le signe de la croix.
Mais Leuthold et Odeline étaient de pauvres gens bien simples, qui gagnaient leur vie à la sueur de leur front, et le sentiment qui les domina devant toutes les richesses du vieux savant fut un sentiment de crainte et de respect dans lequel le plus petit désir n’osa se faire place.
Le vieillard comprit l’embarras des deux paysans et sourit doucement.
« N’ayez aucune crainte, dit-il en leur faisant signe d’approcher ; vous le voyez, cette tourelle n’a pas de portes : elle est ouverte à tout venant. C’est le monde universel, c’est la terre en petit : richesse et misère, jeunesse et décrépitude, grandeur et décadence, vie heureuse ou tourmentée, tout est là. Le plus sage ou le plus fortuné a la meilleure part ; le destin prononce. La fortune est une arme qui peut se briser dans des mains inhabiles.
« Il faut, pour se faire une place honorable dans la vie, la volonté et le courage. Vous connaissez la devise : Aide-toi, le Ciel t’aidera ?
– Permettez, seigneur..., hasarda Leuthold, que l’exorde du vieillard avait fait réfléchir.
– Je sais ce que vous allez me dire, interrompit le savant ; je n’ai pas fini. Maintenant que vous êtes chez moi, nulle volonté humaine n’aurait le pouvoir de vous en faire sortir. Vous avez voulu savoir et vous saurez : vous saurez tout ce que je peux vous révéler ; le reste appartient à Dieu. Ne cherchez pas à sonder les arcanes de la destinée, l’avenir est impénétrable aux mortels. Prêtez-moi donc votre attention, et faisons nos conventions. »
Le vieux savant s’approcha de la table et posa la main sur la cassette, dont les pierres précieuses brillaient de mille feux.
« Dans cette cassette, dit-il, sont quatre génies que j’y tiens renfermés par ma puissance, et qui vont en sortir par ma volonté. L’un de ces génies, à votre choix, présidera aux destinées de votre fils ; ce sera, pour ainsi dire, son conducteur dans la vie, son ange gardien, celui, en un mot, qui fera tous ses efforts pour écarter de sa route les embûches que chercheront à lui dresser les autres génies. »
Odeline, en entendant cela, eut peur pour son cher enfant, qui dormait toujours sous sa mante ; elle le serra contre son cœur, de crainte que les génies ne vinssent le lui arracher.
Le vieillard continua :
« Ces quatre génies, dont la mission dans le monde est de diverses natures, sont : le génie d’or, le génie d’argent, le génie de cuivre, le génie de fer. Avant de faire paraître à vos yeux mes quatre génies, il est une dernière condition à laquelle il faut que vous souscriviez.
– Laquelle ? demandèrent avec anxiété les deux paysans.
– La voici, répondit le savant. À partir de ce jour, Leuthold entrera à mon service et devra m’obéir en tout ce que je lui commanderai ; il n’aura pas d’autre volonté que la mienne. Odeline, de son côté, devra se conformer aux instructions que je lui donnerai ; elle pourra se transporter aux côtés de son fils chaque fois qu’il sera en danger. Je lui en donnerai les moyens ; mais je veux une obéissance aveugle, une confiance sans bornes ; en un mot, je ne veux pas que, dans aucune occasion, mes ordres soient discutés. Acceptez-vous ? »
Leuthold et Odeline se regardèrent un instant avec inquiétude. Odeline prit la parole.
« Mais, Monseigneur, combien de temps durera cette épreuve ? demanda-t-elle.
– Dix ans à partir de ce jour, répondit le savant.
– Dix ans ! s’écria Leuthold.
– Rassurez-vous, dit le vieillard, en souriant ; aussitôt que votre fils sera au pouvoir du génie que vous aurez choisi, il aura atteint sa dixième année. À l’expiration de l’épreuve à laquelle sera soumis votre fils, et lorsqu’il aura triomphé ou succombé, il en aura vingt. Vous voyez qu’il lui restera assez de temps pour être heureux ou malheureux. Réfléchissez.
– Eh bien, femme, dit Leuthold en regardant Odeline du coin de l’œil, que penses-tu de ça ?
– Ah ! ma foi, j’accepterais, répondit Odeline ; car enfin si nous avons le droit de choisir le génie...
– Tu as raison, interrompit Leuthold ; mais, avant de conclure ce marché, je veux savoir ce que nous deviendrons à l’expiration du terme.
– Vous reprendrez votre liberté, répondit le vieillard.
– Ah ! bien ; puisqu’il en est ainsi, dit Leuthold résolument en tendant sa main au vieillard, topez là, j’accepte.
– C’est dit, alors », répondit le vieillard en serrant la main à Leuthold.
Le vieux savant prit la cassette mystérieuse et la posa à terre ; puis il prit un coussin de velours à glands d’or, qu’il mit sur la table d’argent, à la place de la cassette.
« Odeline, dit-il, posez l’enfant sur ce coussin. »
Odeline s’empressa d’obéir ; l’enfant dormait toujours ; on eût dit qu’un léger sourire effleurait ses lèvres roses.
Le vieux savant prit une baguette d’acier et traça un cercle autour de l’enfant ; puis, après avoir parcouru quelques lignes de l’in-folio, il traça de même un cercle autour de la cassette en s’écriant :
« Esprits que j’ai soumis, je vais vous rendre la liberté pour le bonheur ou le malheur de cet enfant. Dieu, qui seul nous commande, sait quel est le plus puissant de vous quatre ; je ne peux donc dire à la mère de cet enfant lequel de vous elle doit choisir pour protéger son fils. C’est à elle qu’il appartient de désigner l’un de vous... ; paraissez ! »
En disant ces mots, le vieillard frappa la cassette avec sa baguette. Un bruit sourd, assez semblable aux roulements du tonnerre, se fit entendre ; puis une fumée blanche et odorante sortit de la cassette et se répandit dans l’appartement.
Les deux paysans, saisis de frayeur, se serrèrent l’un contre l’autre.
La fumée se dissipa en volutes légères, et Leuthold et Odeline purent voir, à la place de la cassette, quatre génies jeunes et beaux.
L’un de ces génies était vêtu d’une tunique de drap d’or, dont les reflets brillants éblouirent les deux paysans. Il portait sur la tête une couronne de diamants, aux bras des bracelets d’or enrichis de pierres précieuses, et aux jambes de légers anneaux d’or finement ciselés. Sa chevelure blonde s’échappait de sa couronne en longues boucles soyeuses. Son teint était frais et rose, et ses yeux noirs comme le jais.
C’était le génie d’or.
Le deuxième avait une robe de drap d’argent presque aussi brillante que celle du génie d’or. Sa couronne était d’argent et admirablement travaillée. De chaque côté de cette couronne on voyait deux petites ailes de plumes blanches. Ses bras et ses jambes étaient couverts d’anneaux en argent. Deux petites ailes, semblables à celles de sa couronne, étaient fixées à ses talons. Il tenait à la main un caducée enrichi de pierres fines. Son teint était d’une fraîcheur merveilleuse ; ses cheveux étaient noirs, et ses yeux, d’un bleu clair, ressemblaient à deux turquoises.
C’était le génie d’argent.
Le troisième génie portait une cuirasse de cuivre rouge ; sa tête était couverte d’un casque également de cuivre, et dont le cimier représentait un dragon ailé vomissant des flammes. Ses bras et ses jambes étaient couverts d’écaillés de cuivre. Son visage était bronzé ; ses cheveux bruns avaient des reflets d’or, et ses yeux noirs brillaient comme deux escarboucles. Ses deux mains s’appuyaient sur la coquille d’une large épée, dans l’attitude d’un guerrier au repos.
C’était le génie de cuivre.
Enfin le quatrième génie était vêtu d’une tunique de toile grise serrée à la taille par une corde. Ses bras et ses jambes étaient couverts de larges anneaux de fer poli. Un anneau de même métal entourait son cou. Sa chevelure, longue et ondulée, était grise comme celle des vieillards. Son visage, d’une admirable pureté de lignes, était pâle et semblait souffreteux. Son front accusait le travail opiniâtre, et ses yeux, d’un bleu d’azur, avaient une ex- pression de douceur et de bonté suprêmes unies à la force et à la volonté.
C’était le génie de fer.
Les quatre génies se tenaient debout et silencieux. Le génie d’or jetait autour de lui des regards où se peignait l’orgueil indompté. Le génie d’argent semblait calculer la valeur des objets qui meublaient la demeure du savant. Le génie de cuivre s’appuyait, comme nous l’avons dit, sur son épée, jetant autour de lui des regards superbes, comme un homme certain de sa supériorité physique. Quant au quatrième génie, il regardait les deux pauvres paysans à la dérobée, comme s’il eût cherché à analyser les divers sentiments qui les agitaient. Parfois son regard doux et mélancolique glissait sous ses paupières et semblait adresser à Odeline un sourire d’encouragement.
Après une minute de silence, qui parut un siècle à Leuthold et à sa femme, le vieux savant prit la parole :
« Voici, dit-il en montrant l’enfant, qui dormait toujours au milieu de la table sur le coussin de velours, un enfant qui va être placé sous la protection de celui de vous que désignera sa mère ; parlez, dites comment vous entendez lui être utile, et vers quel but vous dirigerez ses pas dans la vie. »
Le premier génie, le génie d’or, fit un pas vers la pauvre Odeline, dont la main tremblait dans celle de Leuthold.
« Je suis le génie d’or, dit-il, le génie de la richesse, le dispensateur des biens d’ici-bas. Je peux, à mon gré, faire sortir des entrailles de la terre ces métaux précieux pour la possession desquels les mortels usent leur existence. Je peux, à mon gré, semer sur les pas du plus pauvre ces joyaux chimériques que l’on ne trouve que sur les bords dangereux des fleuves de l’Inde. Femme, je ferai de ton fils le plus puissant parmi les puissants ; car rien n’égale la puissance de l’or. Les rêves les plus insensés seront pour lui des réalités ; avec la clef d’or, on ouvre la porte de tous les bonheurs, de toutes les consciences et de toutes les ambitions. Celui qui sème l’or à pleines mains est encensé, adulé ; il profite de la gloire et du travail de tous. D’un mot, d’un geste il peut dominer le inonde. Il est roi ! plus que roi, il est dieu ! c’est le veau d’or incarné. On lui élève des autels, et on l’adore sous le nom du dieu lingot ! »
Le génie d’or se tut. Leuthold serra la main d’Odeline d’un mouvement convulsif. Son regard semblait rivé à la couronne de diamants.
Odeline, au contraire, écoutait et ne voyait rien.
Le second génie fit, comme le premier, un pas vers elle.
« Je suis, dit-il, le génie d’argent, c’est-à-dire le génie du commerce, le dieu du trafic. La plaine liquide que Dieu a créée autour de la terre est sous ma dépendance. J’apprendrai à ton fils l’art de trafiquer ; il aura des navires pour transporter ses marchandises d’un pôle à l’autre du globe ; il sera riche parmi les riches ; il possédera des comptoirs dans les plus lointaines contrées ; les peuples de la terre seront ses tributaires. Il marchera l’égal des princes et des rois, et rien ne manquera à sa fortune ni à son bonheur. »
Le génie d’argent s’arrêta ; il avait surpris le regard d’Odeline qui s’était glissé jusqu’au visage de Leuthold.
Leuthold, lui, se disait qu’il était inutile d’entendre les autres génies, après avoir entendu la profession de foi du génie d’or.
Le troisième génie s’avança l’épée haute.
« Moi, dit-il, je suis le génie de la guerre. J’apprendrai à cet enfant l’art de combattre, le plus beau, le plus grand de tous les arts. J’en ferai un puissant guerrier, un illustre soldat. Il aura un jour sous ses ordres des armées innombrables, il gagnera des batailles, et la victoire gravera son nom sur les tablettes immortelles de la postérité. Ses phalanges indomptables soumettront tous les peuples de la terre, elles rois viendront se courber devant lui pour lui rendre foi et hommage. »
Odeline tressaillit ; elle jeta un regard sur son petit enfant ; il lui sembla que ses petits habits étaient tachés de sang.
Le quatrième génie s’avança à son tour. Il regarda Odeline avec une expression ineffable de respect et d’amour.
« Je suis, dit-il, le génie de fer, c’est-à-dire le génie du travail, de la science et de la sagesse. Si cet enfant m’est confié, j’en ferai un homme honnête, laborieux, utile à son ‘pays, utile à ses semblables. J’étoufferai en lui les mauvais instincts, les mauvaises passions. Je sèmerai dans son cœur les préceptes de la morale la plus pure. J’en ferai un homme selon l’Écriture ; mais, comme rien ne s’acquiert sans peine ici-bas, je lui donnerai le courage de porter la croix que le hasard met sur les épaules de tous les hommes besogneux.
« La vertu est la sublime richesse ; c’est la clef qui ouvre les portes de la terre promise.
« Choisissez, Odeline ; descendez dans votre cœur, ne vous hâtez pas ; que votre décision n’ait rien d’irréfléchi. Nous pouvons tous les quatre, à des degrés différents, faire le bonheur de cet enfant dans le sens que l’on attache à ce mot ici-bas. Il peut être riche, commerçant habile, guerrier indomptable, ou simplement vertueux artisan, et avec cela être parfaitement heureux. Choisissez. »
Il se fit un moment de silence. Odeline regarda son mari comme pour lui demander conseil ; mais le pauvre homme se trouvait lui-même fort embarrassé. Cependant jusque-là ses préférences étaient acquises au génie d’or.
Il faut cependant le dire, le maçon comptait sur la raison et le bon sens d’Odeline.
La femme du tailleur de pierres prit l’enfant, dont le sommeil n’avait pas été interrompu, et, s’avançant vers le génie de fer, elle lui posa le petit Chrystold dans les bras en disant :
« Je confie au génie de fer mon cher enfant. La science et la sagesse valent mieux, à mes yeux, que l’or, le commerce et la guerre. L’or se dissipe follement, et pour le ressaisir on gravit parfois tous les degrés du crime. Le commerce trahit souvent et donne des nuits fiévreuses. La guerre détruit l’homme que Dieu a créé, et c’est un crime aux yeux de Dieu que de tuer ses semblables. La science conduit au progrès, la sagesse au bonheur. À vous donc, génie de fer, je confie ce que j’ai de plus cher au monde, mon fils. Soyez son protecteur dans la vie, son ange gardien. Écartez de lui les ronces dont sont parsemés les sentiers qu’il devra parcourir avant d’atteindre le repos éternel. Faites-en un homme de bien, utile à son pays, et moi, sa mère adoptive, je vous devrai les dernières joies de ma vie.
– Je le protégerai, dit simplement le génie de fer ; merci, femme. »
À ce moment le petit Chrystold ouvrit les yeux, et sembla regarder le génie de fer en souriant.
Les trois autres génies, déçus de leurs espérances, s’écrièrent :
« Malheur à lui !
– Je le défendrai, dit l’humble génie de fer en regardant l’enfant, qui ne cessait de sourire ; si vous êtes riche, si vous êtes adroit, si vous êtes vaillant, je suis fort, vous le savez. Je ne crains ni votre or, ni votre adresse, ni votre épée. »
Le vieux savant leva sa baguette, et au même instant les trois génies disparurent comme par enchantement.
On entendit dans l’éloignement ces mots sinistres :
« Malheur ! malheur ! »
Le savant leva de nouveau sa baguette ; le génie de fer et Leuthold disparurent avec l’enfant.
Odeline tomba sur ses genoux en sanglotant.
Le vent lui apporta ces mots dits par une voix d’enfant :
« Mère ! mère !... »
Puis le bruit d’un baiser, donné par une bouche invisible, retentit sur son front.
« Relevez-vous, Odeline, dit le vieillard ; soyez courageuse. Votre fils n’est point perdu pour vous ; vous le reverrez bientôt. Retournez à votre chaumière ; priez Dieu, le maître de l’univers, et préparez-vous à de longs voyages. »
Odeline se releva ; son visage était mouillé de larmes ; mais à travers ses larmes on eût pu voir briller dans ses yeux un rayon d’espérance.
« Prenez ce papyrus, dit le vieux savant en présentant à la pauvre femme un petit rouleau couvert de caractères bizarres qu’il venait de tirer d’un bahut.
– Je ne sais pas lire, dit timidement la pauvre Odeline.
– Peut-être, répondit le vieillard, lorsque vous aurez passé la journée en prières, vous lirez ce papyrus, et vous quitterez Ingelheim pour aller à la recherche de votre mari et de votre fils.
– Oh ! merci, Monseigneur », dit la villageoise en prenant le rouleau de papyrus, qu’elle serra dans son corsage.
Puis elle porta la main du vieillard à ses lèvres.
« Allez, Odeline, souvenez-vous de moi quelquefois ; mon esprit sera toujours avec vous. »
Odeline quitta la tourelle et reprit le chemin de sa chaumière.
La neige tombait à flocons épais ; les chemins ne se voyaient plus ; mais, comme si la pauvre femme eût été guidée par une main invisible, elle marcha sans hésitation et sans défaillance, traçant un chemin à travers les méandres de la forêt.
Quand elle fut arrivée au bas de la montagne que dominait la tourelle, elle se retourna.
Les ruines avaient disparu.
« Que la volonté divine soit faite ! » dit-elle en se signant.
Elle se sentit plus forte et plus courageuse ; il lui sembla qu’une vie nouvelle circulait en elle.
Quelques heures après on eût pu la voir à genoux dans sa chaumière auprès du berceau vide, priant Dieu au souvenir de l’enfant qui était au ciel, et pour celui qui allait affronter les dangers de cet océan que l’on nomme la vie.
Albert DRIOU,
La légende merveilleuse, 1888.