Un rayon de soleil
par
le comte DROHOJOWSKI
I
Un vent glacé soufflait dans une chambre pauvre et nue ; David Coombs, le vieux cordonnier qui l’habitait, engourdi par le froid, était obligé à chaque instant de mettre son ouvrage de côté pour se frotter les mains, et essayer de les réchauffer dans les cendres presque éteintes de sa petite cheminée.
Il faisait froid et sombre dans la rue, et les passants, accélérant leur marche, courbaient la tête sous l’haleine glaciale de l’hiver. Les hommes cachaient leurs mains dans les poches de leurs vêtements, et ne les en retiraient que lorsque, au croisement des rues, le vent menaçait d’enlever leur chapeau ; ils s’efforçaient alors de sauver cette coiffure, non sans laisser échapper des exclamations de mauvaise humeur contre les ennuis et les désagréments de la saison.
Quant aux pauvres femmes, elles eussent souhaité que leurs mains fussent doubles afin de pouvoir à la fois retenir leurs manteaux, leurs boas, leurs manchons et leurs robes, qui, gonflées par le vent, embarrassaient et ralentissaient leur marche.
De chaque côté de la rue étaient échelonnés de nombreux mendiants qui, en haillons et pieds nus, poursuivaient les passants de ces cris navrants :
– Je souffre !... j’ai froid !... j’ai faim !...
L’impression pénible produite par ces voix douloureuses était augmentée par les gémissements du vent, qui se mêlaient à leurs accents plaintifs. Et cependant, ni cette misère profonde ni ces souffrances, rien, pas même la masse informe d’un malheureux qui, couché sur la paille gelée, et portant attachée à sa poitrine une planchette où étaient écrits ces mots : « Je meurs de faim ! »
Rien, disons-nous, ne pouvait en ce moment réveiller chez les passants une compassion efficace. Chacun souffrait tant du froid, que nul n’avait le courage de s’arrêter et de tirer sa bourse du manchon ou de la poche.
Le pauvre David n’était pas toujours ·sûr de trouver à dîner dans sa chambrette obscure ; néanmoins, il ne perdait pas courage et ne s’inquiétait pas de la pensée qu’il pourrait bien quelque jour être exposé lui aussi à mourir de faim.
On ne pouvait dire cependant qu’il ne ressentît douloureusement sa triste position. L’obscurité de la chambre dans laquelle il travaillait, oppressait péniblement son cœur, et on l’entendait souvent s’écrier : « Il est triste, bien triste, d’être obligé de gagner son existence dans cette pièce si noire... Oh ! oh ! »
David avait contracté l’habitude d’achever la majeure partie de ses phrases par cette exclamation : Oh ! oh ! C’était comme un cri de désespoir qui s’échappait de son âme et était accompagné d’un profond soupir.
David avait toujours été pauvre, et il semblait que sa destinée fût d’être constamment malheureux sur cette terre. Jamais il n’avait songé qu’il pût être en son pouvoir d’améliorer en partie sa position ; jamais il n’avait réfléchi que quelques efforts persévérants lui permettraient de se créer une existence plus confortable. Il attendait toujours l’intervention d’un homme riche qui s’intéressât à lui et lui procurât une certaine indépendance En attendant, il raccommodait les souliers de ses voisins, gagnant ainsi quelques sous avec lesquels il soutenait au jour le jour sa vie, mais sans atteindre l’aisance désirée. Honnête et probe, il ne disait jamais de mensonge, mais il se lamentait sur la tristesse de sa position avec quiconque l’approchait ; bientôt fatigués de ses plaintes, ses voisins cessèrent d’essayer de le consoler et l’abandonnèrent à lui-même.
Vers la fin de la triste journée dont nous avons parlé en commençant ce récit, et qui se soutenait toujours sombre et rigoureuse, la tâche de David était achevée. Selon son habitude, il alluma sa longue pipe et s’assit dans son fauteuil. La tête commodément appuyée contre le dossier, il accompagnait les épais nuages de fumée des pensées les plus tristes. De temps à autre il éloignait sa pipe de ses lèvres, pour pousser son exclamation favorite : Oh ! oh ! laconique réponse à ses décourageantes réflexions.
– Oh ! s’écria-t-il enfin, a-t-on jamais vu un trou aussi noir que le mien ? Quelle triste compagne que l’obscurité ! Jamais, ni hiver, ni été, le moindre rayon de soleil ne pénètre ici.
Il eût été difficile de dire si, en ce moment, il se plaignait avec justice du manque d’ouverture par laquelle le soleil pût pénétrer, car la fenêtre sur laquelle se fixait son œil mécontent était couverte d’une couche épaisse de poussière et de malpropreté.
– Toute lumière, continua-t-il, m’est ravie dans cette rue étroite et obscure, tandis que lorsque je porte mon travail chez mes pratiques, j’y trouve le soleil ; leurs maisons sont agréables et bien éclairées ; ma chambre, au contraire !..... Oh ! oh !...
Pendant qu’il se lamentait ainsi, l’obscurité augmenta.
– Bien, ma pipe est vide, et il est temps que je prenne ma tasse de thé, car j’aime le thé...
David alluma une lumière, sortit un peu de thé d’un papier jauni, remplit d’eau une petite théière de fer blanc et prépara son thé, qu’il prit sans lait et sans sucre. Tout ceci fut l’affaire de quelques minutes. Il alluma une seconde pipe et reprit sa place dans le vieux fauteuil. La nuit tombait de plus en plus : Oh ! oh !
Accablé cependant par ses terribles pensées, il s’endormit. Pendant son sommeil, il vit en rêve une lumière resplendissante qui éclairait toute sa chambre. Cette vive clarté s’effaça, et, à sa place, lui apparut une femme d’une merveilleuse beauté. Sa robe jaune-paille était parsemée d’insectes brillants ; ses cheveux, semblables à un manteau d’or, descendaient sur ses épaules et étaient ornés de fleurs dans lesquelles étincelait la rosée la plus limpide. Cette gracieuse apparition lui adressa la parole, d’une voix qui retentit à ses oreilles comme la plus douce et la plus mélodieuse des musiques.
– Mortel, lui dit-elle, mortel, que ma présence ne t’épouvante pas ! Tout à l’heure tu me demandais d’éclairer ta triste demeure ; à cause de tes bonnes qualités, je viens t’indiquer comment tu pourras, si tu le veux ! me retenir pour toujours près de toi.
« Aussi bien moi que mes aimables enfants, les innombrables rayons qui partent de mon sein, nous jouissons tous d’une éternelle sérénité et nous avons le bonheur de communiquer la vie et la joie à tout ce que nous touchons. Notre proximité place chaque créature de la terre dans un mouvement joyeux. Les petits insectes nous entourent gaîment, notre chaude haleine fait éclore les fleurs et mûrir les fruits ; nos caresses ornent l’eau de diamants éclatants, et notre aspect ranime les hommes et les animaux. Tous les êtres étendent avec amour et désir les bras vers nous, et tout ce qui vient à nous avec un cœur sincère, les hommes et les animaux, les champs et les prairies, les arbres et les eaux, nous leur donnons en abondance nos dons les plus vivifiants. Nous savons nous frayer un chemin à travers les ombrages de la forêt la plus épaisse pour aller saluer l’humble violette, dont la vie s’écoule cachée et timide ; nous ne dédaignons pas de pénétrer dans les noires prisons pour arracher le criminel repentant à la triste nuit du crime. Nous apportons à l’exilé le souvenir de sa patrie, et, semblables à des messagers d’un monde céleste, nous visitons la chambre des malades et portons à leur cœur un baume salutaire.
» Nous faisons alliance avec tous ceux qui ont la ferme volonté de nous trouver, avec ceux qui, détachant leurs regards de la vile écorce de la terre et de ce monde, dont les passions arrêtent l’élan de l’âme, élèvent leurs pensées vers le ciel, et se trouvent heureux de nous suivre dans ces espaces élevés où nous brillons avec le plus d’éclat.
» Des nuages nous voilent parfois pendant quelques instants, mais ils ne réussissent pas à éteindre notre existence, et leur obscurité passagère relève notre éclat lorsque nous reparaissons de nouveau pour continuer notre mission qui est de nous communiquer et de faire le bien. Quoique nous offrions nos dons à tout le monde, il y a cependant des hommes, – qui le croirait ? – qui trouvent trop pénible d’ouvrir leurs mains pour recevoir nos trésors. Toi, David Coombs, n’es-tu pas un de ces insensés ?
» Tu te plains que notre lumière n’éclaire ta demeure ni l’été ni l’hiver, mais apprends, toi qui nous convies à te visiter, que des demeures propres et bien tenues nous sont seules agréables ; apprends que des cœurs courageux qui, semblables à nous, aiment et adorent le Seigneur à qui nous devons tous notre existence, sont seuls dignes d’apprécier nos bienfaits. Dans ces cœurs, David, brille toujours un rayon de lumière ; pour eux, le plus triste séjour n’est ni sombre ni troublé.
» Si donc tu désires nous posséder sans cesse pour égayer ta modeste vie, voici le secret de nous tendre un piège : il faut nous attirer par la propreté et par les soins que tu donneras à ton logis et à ta personne. Il faut que tu nous captives par la grandeur d’âme, la persévérance, le travail, la bienfaisance, la foi, l’espérance et le contentement ; si tu possèdes de semblables qualités, tu n’auras plus à te plaindre de ce qu’aucun rayon de soleil ne dore ta demeure et ne réjouisse le soir de ta vie. Réfléchis à mes paroles.... Adieu. »
Et la voix se tut.
II
Lorsque David se réveilla, il lui sembla voir un faible rayon de soleil qui se retirait lentement, et qui disparut bientôt tout à fait. Fixant alors son regard dans l’obscurité qui régnait autour de lui, il se dit :
– Ce que j’ai cru voir peut bien n’être qu’un vain songe ; la voix que je me suis imaginé entendre était sans doute l’orgue qui joue dans la rue. Cependant ce rêve était d’une nature bien étrange : Un piège pour attraper les rayons du soleil ! Oh ! oh ! et avec quoi ? Avec la grandeur d’âme ! Avec la grandeur d’âme... On ne peut plus en avoir en ce monde, où tout est activé par la vapeur. Non, il n’y a plus de grandeur d’âme !... Avec la persévérance ! Est-ce que je ne la possède pas ? Certes, c’est bien de la persévérance, et elle n’est pas minime en vérité, que de raccommoder pendant vingt ans des souliers et des bottes ! Avec la bienfaisance ! À franchement parler, je ne comprends pas bien ce mot. Si je ne me trompe, cela veut dire de donner de l’argent en aumônes. De l’argent ! Cela me serait difficile !... Avec la foi ! Hélas ! autrefois je connaissais la valeur de ce mot. Ma pauvre mère m’en parlait souvent, et me l’expliquait dans un livre de prières orné de belles images ! Mais il y a longtemps... bien longtemps. Ma mère ! ma pauvre mère ! ton fils a oublié tout ce que tu lui avais appris. Je possède bien encore ce saint livre qui t’appartenait autrefois ; mais Dieu sait où il est enfoui. Si je le trouvais, peut-être pourrait-il me dire ce que c’est que la foi ? Demain je le chercherai. Avec l’espérance ! Je croyais n’en point manquer, mais je n’en ai guère, je le vois bien maintenant. Avec du contentement ! Content, mais de quoi ? De ce coin obscur que j’habite ? Ce serait difficile, très difficile !... Oh ! oh !
David, dont la tête se fatiguait de plus en plus à mesure qu’il réfléchissait, se jeta sur sa dure paillasse, pour y passer la nuit.
Mais le sommeil ne put venir à son appel, son imagination était trop vivement excitée par le souvenir de la vision singulière que nous avons racontée. L’écho de la voix mélodieuse qui lui avait parlé retentissait toujours à son oreille, et elle était toujours présente à son esprit, cette femme majestueuse et illuminée des rayons du soleil. Cependant, l’idée lui vint tout à coup qu’il pourrait tout au moins suivre la première partie des conseils de la belle inconnue, touchant la propreté de sa demeure.
Après avoir longuement mûri cette pensée, il se leva au point du jour, bien décidé à se rendre chez la brave femme qui lui louait sa chambre, afin de la prier de permettre à sa fille de venir lui aider à tout mettre en ordre et à tout nettoyer chez lui. Bien que depuis plusieurs années il fût locataire de Mme Denis, jamais il ne lui avait fait de visite, jamais il n’avait eu de rapports avec elle autrement que pour lui payer son loyer. De son côté, Mme Denis qui connaissait son habitude de se plaindre, et qui se sentait dans l’impossibilité de lui venir en aide, n’avait ni désiré ni cherché les occasions de rapprochement.
Aussi, en dépit de sa ferme décision, David hésitait à descendre les quelques marches qui séparaient sa chambre sale et obscure du logement de Mme Denis. Il ouvrit timidement sa porte, jeta un coup d’œil dans l’escalier et rentra de nouveau. Ensuite, s’encourageant lui-même, il sortit encore, descendit rapidement les quatre marches, et s’arrêta pour réfléchir ; cette réflexion sembla confirmer sa résolution, car il frappa doucement à la porte et entra.
Une grosse femme, simplement vêtue, à la physionomie gaie et avenante, recula saisie d’étonnement à la vue de David.
– Que Dieu vous bénisse, M. Coombs ! s’écria-t-elle. Qui aurait jamais espéré vous voir ici ? Entrez, David, entrez, et asseyez-vous.
Et tout en parlant, elle avançait une chaise près du feu, devant lequel était posée une bouilloire de cuivre brillant. La table était mise pour le déjeuner. Sur l’appui de la croisée se trouvaient diverses plantes dans des vases de terre rouge. Tout, dans la petite chambre, resplendissait de propreté, et un gros enfant assis par terre s’efforçait d’exprimer la joie que lui causait le joujou avec lequel il s’amusait. Au moment où David arrêta sur lui son regard, un rayon de soleil vint justement glisser sur la tête de l’enfant.
– Je n’aurais jamais cru, pensa le vieux cordonnier, que ce petit être pût se trouver en état de tendre un piège à un rayon de soleil. Et cependant, il a réussi à recevoir sa part de cette brillante clarté, après laquelle j’aspire si vivement. Quel étrange rêve ai-je donc eu !... Je me garderai bien d’en parler, on croirait que j’ai perdu la raison.
– À quoi devons-nous le plaisir de votre visite, M. Coombs ? demanda Mme Denis.
– À franchement parler, Mme Denis, mon intention n’est autre que de vous demander un service ; vous seriez bien bonne de permettre à votre jeune fille de nettoyer un peu ma chambre.
On ne saurait dépeindre l’étonnement de la digne femme, en entendant ces paroles : nettoyer ma chambre !... Depuis longtemps, c’était là son plus grand désir.
– Nettoyer votre chambre ? dit-elle enfin, mais de grand cœur, M. Coombs ! Immédiatement après le déjeuner, ma fille se mettra à l’œuvre... Voulez-vous déjeuner avec nous ?
– Je vous remercie, répondit David, et j’accepte volontiers.
– Élisabeth, mon enfant, viens vite, dit Mme Denis en s’adressant à une gentille jeune fille. M. Coombs désire gue tu ailles chez lui mettre de l’ordre.
Et, tout en parlant ainsi, Mme Denis souriait, et faisait à sa fille un clignement d’yeux significatif. Élisabeth, en apercevant le visiteur, et en apprenant sa demande inattendue, s’était arrêtée immobile d’étonnement.
– Dépêche-toi, Élisabeth, de tout disposer, afin de pouvoir ensuite aider M. Coombs.
La jeune fille fit diligence pour être bientôt prête, et le déjeuner fut promptement servi ; l’enfant aux boucles blondes fut placé sur sa grande chaise, et reçut en guise de joujou une cuiller d’étain qui l’occupa jusqu’à ce que l’on eût le temps de lui faire manger son déjeuner. Mme Denis prépara quelques tartines beurrées, et en offrit à David qui les accepta avec quelque embarras, frappé qu’il était du contraste gui existait entre ses doigts noirs et sales, et les mains si nettes de son hôtesse.
Peu à peu cependant, il se sentit plus à l’aise, et, pour la première fois depuis de longues années, il éprouva un sentiment de satisfaction qui le rendit heureux. Comme les rayons du soleil semblaient se plaire chez Mme Denis ! Tantôt ils faisaient briller la théière ; tantôt ils jouaient autour de Mme Denis ; tantôt ils éclairaient le dos de la vieille chatte joyeuse, ou se cachaient entre le feuillage des fleurs qui ornaient la fenêtre. Lorsque l’enfant eut déjeuné et qu’il fut replacé sur son tapis par terre, on vit miroiter la lumière dans les joujoux qu’il tenait de ses petites mains.
– Comme le soleil illumine cette chambre ! remarqua enfin David tout surpris. Vous devez bien regretter son absence, Mme Denis, quand il fait sombre ou qu’il pleut ?
– Non, M. Coombs, nous nous en apercevons à peine, et d’ailleurs je doute que le soleil manque jamais ici, même par le mauvais temps. Pourvu que nous nous portions bien, et que nous soyons tous réunis, nous nous sentons trop heureux pour remarquer son absence. Voici mon soleil ! ajouta la bonne Mme Denis, en soulevant l’enfant dans ses bras et en le couvrant de baisers... Tu es le soleil de ta mère, n’est-ce pas, mon bijou ?
Nous voulons espérer que dans l’avenir l’enfant fut plus sensible à la tendresse de sa mère ; pour le moment, il se débattait contre ses caresses, et criait de toutes ses forces afin d’être replacé par terre et d’y reprendre ses jeux. Mais ces paroles avaient produit une profonde impression sur David ; il lui semblait entendre la voix de l’apparition lui répéter :
Dans ce cœur, David, se trouve toujours un rayon de soleil.
Élisabeth, cependant, avait enlevé les restes du déjeuner ; elle avait pris son tablier et se disposait à se rendre dans la chambre sombre.
– Y trouverai-je du savon, M. Coombs, ou dois-je en emporter avec moi ?
– En effet, répondit David en rougissant, en ce moment peut-être... Oh ! oh !....
– N’importe, n’importe, interrompit Mme Denis avec bonté ; et s’adressant à sa fille : Prends du savon, une brosse, de l’eau et tout ce qui est nécessaire.
La digne femme devinait que toutes ces choses pouvaient bien manquer à David, et ne voulait pas, par délicatesse, lui laisser voir ses doutes.
Pourvu de tout le petit matériel nécessaire, Élisabeth se rendit chez David, pendant que celui-ci, pour la laisser libre, allait porter de l’ouvrage dans un quartier éloigné. Mais avant de sortir, il prit auprès de Mme Denis l’engagement de dîner chez elle, dans le cas où sa chambre ne serait pas prête assez tôt.
III
Coombs partit comme d’ordinaire, de son pas lourd et traînant, mais déjà occupé de savoir quel effet produirait sur lui sa chambre mise en ordre et appropriée. Il se sentait curieux de savoir encore s’il lui viendrait un nouveau rêve comme celui de la nuit précédente, et il se demandait si un rayon de soleil visiterait enfin sa fenêtre.
Pendant qu’il se laissait aller au cours de ses pensées, il avait traversé un grand nombre de rues et était arrivé dans une petite cour où il devait laisser une partie de son travail et toucher de l’argent : du moins il l’espérait.
Il frappa à une porte entrouverte : on ne lui répondit pas ; il frappa de nouveau : même silence. David, fatigué par le froid et l’impatience, toussa fortement, afin d’annoncer sa présence. Une voix faible et plaintive demanda alors :
– Qui est là ?
– C’est moi, répondit Coombs.
– Entrez, s’il vous plaît, car je ne puis me lever.
David entra dans une pièce qui avait vue sur la rue ; il y trouva au lit, malade et paraissant souffrir beaucoup, l’ouvrier à qui il apportait des chaussures. Un grand désordre régnait dans la chambre, et un morceau de bois achevait de brûler dans la cheminée.
– Vous avez apporté mes bottes, David ? Hélas ! je ne puis m’en servir ! Vous me trouvez bien malade.
– Je le vois, et j’en suis vivement peiné ! répondit David.
– Il y a environ deux heures que ma femme est sortie, et me voici tout seul et bien triste. Je suppose qu’elle s’est éloignée afin de tâcher de se procurer quelques moyens d’existence : nous avons passé sans nourriture la journée d’hier !... Et comment vous payer, Coombs ? En vérité, je n’en sais rien.
Le profond soupir qui accompagnait ces paroles exprimait suffisamment la sincérité des souffrances de corps et d’esprit du pauvre malade. Après quelques secondes de silence, David se dit à lui-même :
– Deux shillings et huit pences que j’ai sur moi, et dix-huit pences que j’ai à toucher dans un autre endroit : je vais faire ce sacrifice ! Et il ajouta à haute voix : Pour ce qui est de mon paiement, que cela ne vous inquiète nullement ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de revenir promptement à la santé, d’utiliser ces bottes et de les user de nouveau ; le vieux Coombs les raccommodera avec joie, et vous les paierez quand vous pourrez.
Le malade, à ces mots, ouvrit ses yeux abattus et attacha un regard surpris sur la figure malpropre de David ; il lui offrit sa main amaigrie, en lui disant d’une voix tremblante :
– Que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense : c’est là de la véritable charité ! Voulez-vous me rendre le service, David, de tirer un peu les rideaux, la grande clarté me fatigue.
La chambre était en ce moment remplie des rayons du soleil, et l’un d’eux reposait sur la tête du vieux cordonnier.
David prit congé du pauvre malade et poursuivit son chemin, mais il ne se sentait plus le même : un changement heureux était survenu en lui ; son cœur était disposé à la joie ; ses pensées se reportaient au temps de sa jeunesse, il voyait se dérouler devant lui de verdoyantes prairies ; puis le jeu de balle, où il avait autrefois obtenu un prix, apparaissait à ses yeux dans un vague, mais joyeux lointain. Sa taille se redressa alors, sa démarche devint plus flexible et mieux assurée, il lui semblait entendre la voix harmonieuse redire ces mots :
– David, c’est en cela que consiste la véritable charité ! et dans le cœur où elle règne, se trouve toujours un rayon de soleil.
Un cri d’effroi l’arracha tout à coup à ces douces rêveries ; un cheval s’élançait vers lui, monté par une jeune fille qui n’était plus en état de le maîtriser.
– Il va arriver ici un malheur ! Oh ! oh ! s’écria David, pourquoi n’arrête-t-on pas ce cheval ! Personne n’ose approcher de la jeune dame ?... Eh bien, je vais le tenter.
Et il se précipita à la bride du cheval. Un instant plus tard, la jolie tête de la jeune fille évanouie reposait sur l’épaule du vieux cordonnier.
Beaucoup de personnes s’étaient rassemblées autour de Coombs et du cheval ; chacun s’efforçait de donner un conseil et de le faire prévaloir sans qu’on pût tomber d’accord sur le parti que l’on devait prendre, lorsqu’un monsieur aussi pâle que la mort fendit le groupe et s’informa avec anxiété si la jeune personne était blessée.
– Non, monsieur, lui répondit-on ; elle est seulement effrayée et évanouie ; et chacun désigna David comme son sauveur, mais celui-ci, après avoir confié à d’autres bras son précieux fardeau, s’était déjà perdu au milieu de la foule, et, d’autre part, le père de la jeune dame était si préoccupé de faire porter sa fille chez un pharmacien, et de lui assurer les soins exigés par son état, qu’il ne fit aucune démarche pour le retrouver.
– Oh ! oh ! s’écria David après avoir fait quelques pas, je voudrais bien savoir si cela peut s’appeler une action énergique ?...
La seconde pratique chez laquelle David se rendit ensuite lui paya les dix-huit pences et, tout satisfait de sa course, il reprit le chemin de sa demeure. Le rigoureux vent d’est qui régnait depuis quelques jours soufflait désagréablement à ses oreilles et remplissait ses yeux de poussière ; mais il souffrait à peine, car il ne sentait plus le froid comme auparavant ; il semblait arraché à tout jamais à l’affreux état de torpeur qui avait si longtemps enchaîné son énergie physique et morale ; son vieux cœur était comme rajeuni ; il pensait que les paroles de l’apparition pouvaient bien être vraies, et que les rayons du soleil visitaient quelquefois les cœurs. Comment, s’il n’en était point ainsi, le sien serait-il rempli d’une chaleur et d’une vie nouvelle, lorsque aucune influence matérielle n’avait pu agir sur lui ?
À son retour, il trouva Mme Denis qui parlait sur le seuil de sa porte avec une voisine.
– Entrez, Coombs, entrez, votre chambre est prête ; mais que cela ne vous empêche pas d’accepter notre invitation : nous ne voulons pas vous laisser oublier la promesse que vous nous avez faite de dîner avec nous.
Bien qu’un peu embarrassé, David accepta avec plaisir cette offre, et, sans, entrer chez lui, il suivit Mme Denis dans un parloir, où déjà le couvert était mis.
Depuis bien des années, David n’avait pris part à un repas aussi appétissant. Au moment de prendre congé, il fut invité par la bonne Mme Denis pour les fêtes de Noël.
IV
Ô David ! tu as bien raison de t’étonner !... tu as bien raison de réfléchir, en regardant ta chambre ! elle n’est plus reconnaissable, n’est-ce pas ? Le parquet en est soigneusement lavé et couvert d’un sable bien blanc ; dans la cheminée, parfaitement nettoyée, est allumé un petit feu devant lequel est placée une bouilloire à thé ; tes outils sont rangés en ordre sur ton établi ; enfin les vitres de la fenêtre sont si claires, qu’au travers tu peux voir dans la rue les passants, et surtout admirer les reflets du soleil couchant sur les vitres de la maison qui te fait face ; ta théière brille comme de l’argent et attend, sur ta petite table près de ta pipe, le moment où tu voudras t’en servir ; les assiettes, bien propres, sont placées à côté. Comme la petite table de travail qui a appartenu à ta mère est brillante ! Près d’elle le fauteuil, et dessus le livre de prières, depuis si longtemps disparu à tes yeux ! Certes, que de motifs de t’étonner !
– Oh ! oh ! s’écria-t-il enfin, non plus du ton de son ancienne tristesse, mais avec cette joie naïve d’un enfant, qui, à travers la vitre d’un pâtissier, aperçoit des gâteaux dorés : Oh ! oh !
Il se décida à franchir le seuil de la porte, s’approcha pour regarder et toucher les vitres limpides et alla s’asseoir dans le fauteuil, avec une crainte secrète, comme s’il redoutait que tout ceci fût une vision qui dût disparaître et lui échapper.
Mais non, ce n’était point une illusion ; c’était une agréable réalité. David glissa ses mains dans ses poches, promena son regard étonné autour de lui, et répéta tout joyeux :
– Oh ! oh !
Il veut maintenant toucher le saint livre dans lequel autrefois lisait si souvent sa mère. Au moment où il l’ouvre, le soleil couchant glisse un de ses derniers rayons sur le texte suivant : Ne te fatigue pas dans l’exercice du bien, car tu en recueilleras un jour le fruit.
Dès que son étonnement s’est un peu calmé et qu’il a bien admiré tous les changements produits par les soins d’Élisabeth, il retourne chez Mme Denis, la remercier de cette transformation.
– Je viens, dit-il, dès que la porte est ouverte, je viens vous dire combien je me trouve maintenant heureux dans ma chambre, et en même temps pour m’informer de ma dette, pour la peine que... Si elle ne dépasse pas trois shillings et deux pences, je puis à l’instant m’acquitter ; mais si la somme est plus forte, je vous prierai d’avoir un peu de patience...
– Y pensez-vous, M. Coombs ? mais Élisabeth est tout heureuse de vous voir satisfait et de vous entendre louer son travail. Nous sommes plus que suffisamment payées de cet éloge. C’est d’ailleurs un utile exercice pour Élisabeth, qui doit bientôt entrer en service, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, elle fera chaque jour votre chambre.
– Je ne suis pas homme à faire de belles phrases et à dire des choses que je ne pense pas ; souvent même je ne puis exprimer ce que j’éprouve, comme par exemple en ce moment.... Mme Denis voulez-vous me donner la main ?... Ah ! pardon, ajouta-t-il, en regardant la main noire qu’il avançait, non, cela ne peut se faire...
– Je ne crains pas cela, M. Coombs, et je me sens heureuse de vous serrer la main. Il n’y a personne au monde à qui je ne la présenterais, riche ou pauvre, propre ou malpropre. Mais pour ce qui concerne des mains noires, un peu d’eau et de savon est le meilleur moyen... Je pense qu’un serrement de main cordial va droit au cœur et en dit plus que toutes les paroles ; j’en ai eu une preuve dans ma propre famille.
– Comment cela ?
– Mon mari avait une sœur qui s’était fort mal conduite envers lui. Il prit la ferme résolution de ne plus jamais la voir, et nous défendit de la recevoir ou de la visiter. Cette brouille me tourmentait beaucoup, et le chagrin que j’en éprouvais troublait mon sommeil pendant la nuit. La veille de Noël, je dis à mon mari : Réconcilions-nous avec Élise, mon ami, c’est la seule proche parente que nous ayons, elle n’est pas riche, et je sens que ma fête de Noël sera complètement gâtée, si ce jour-là elle manque à notre table. Puis-je l’inviter ?... Oui, n’est-ce pas, mon ami ?
– Fais comme tu voudras, dit-il.
Cette réponse fut pour moi une permission suffisante. J’envoyai immédiatement prier Élise de venir chez nous. Elle y vint. À sa vue, j’allai à sa rencontre, je saisis sa main et la pressai affectueusement. Mon mari fit de même, et tous nos enfants suivirent notre exemple. Il ne fut pas prononcé un seul mot ; mais ces serrements de main dirent plus clairement encore : Élise, tout est pardonné, le passé est passé, personne n’y doit plus penser !
Avec quel éclat brillaient les rayons du soleil sur le doux visage de Mme Denis, pendant qu’elle racontait ce souvenir !
On ne pourrait désirer un sommeil plus doux que celui qui visita ce soir-là le pauvre cordonnier. Les plus riantes images se glissaient dans ses rêves, il entendait des sons harmonieux, des voix pleines de mélodie lui disaient sans cesse : Voilà le véritable bonheur.
Au lever du jour, David courut regarder à la fenêtre. Le vent glacé avait amené la neige ; la terre en était couverte. Mais les nuages épais se retiraient peu à peu, et par moments apparaissait, dans les éclaircies, un pâle soleil d’hiver. David espéra que la journée serait belle.
Après le déjeuner, qu’il trouva le meilleur qu’il eût fait depuis bien des années, il se mit gaîment au travail. Il ne se servait plus de ses outils avec son indifférence habituelle, il remuait vivement ses doigts, devenus plus agiles, et tout à coup ses lèvres s’entrouvrirent pour donner passage à des sons inaccoutumés : David Coombs chantait !
Des nuages gris voilèrent cependant de nouveau le ciel, et l’air se remplit d’épais flocons de neige. Le temps était redevenu triste et sombre ; mais la chambre de David ne s’en ressentait pas, et le cordonnier continuait gaîment à fredonner sa vieille chanson ; ce chant avait pour lui un charme inexprimable, car il lui rappelait les jours heureux de son enfance. Il sentait son cœur se rajeunir pendant qu’il murmurait un des refrains de ce bon vieux temps. Il lui semblait voir de petits pieds danser en mesure et de petites mains applaudir ; de joyeux visages d’enfants lui souriaient amicalement, et il croyait entendre de nouveau la voix depuis longtemps éteinte, à laquelle ses sons venaient de servir d’écho.
Le temps passa ainsi jusqu’à ce qu’Élisabeth entrât pour mettre de l’ordre dans la chambre. En s’apercevant qu’il embarrassait les mouvements de l’active jeune fille, qui était forcée de le faire passer d’un coin à l’autre, selon que l’exigeait l’arrangement de la pièce, il résolut de la laisser entièrement libre, et il sortit.
V
Les tourbillons de neige s’étaient un peu apaisés ; David, d’ailleurs, s’en inquiétait peu, et poursuivait gravement son chemin.
Tout à coup il aperçut, assis devant la porte fermée d’une maison et pleurant amèrement, un enfant de cinq à six ans. À côté de lui était un homme portant un panier plein de pain.
– Connaissez-vous cet enfant ? demanda-t-il à David, qui s’était arrêté. Il pleure sans doute de faim, et peut-être s’est-il égaré.
– Je ne le connais pas, répondit David. Pauvre enfant ! que pourrait-on faire pour lui ?
– Oh ! rien ! le remettre à un agent de police, ce sera le mieux.
– À un agent de police ! la pauvre chère créature, je vais plutôt l’amener chez moi, où il sera au moins à l’abri du vent et de la neige. Si on ne le réclame pas, eh bien ! je le garderai et nous resterons ensemble, n’est-ce pas, ma petite ?... Veux-tu venir avec moi ?
En disant ces derniers mots, David présentait sa main à l’enfant qui la saisit avec empressement, et dirigeant sur lui ses grands yeux noirs remplis de larmes, dit en bégayant :
– Maman, j’ai faim !
– Oh ! oh !... comme l’enfant est gentil, s’écria David en le prenant par la main, et en l’assurant qu’elle allait avoir à manger et que sa mère ne manquerait pas de la venir chercher.
Il se hâta ensuite de le conduire chez lui ; son être paraissait tout à fait changé.
Il y avait bien des années qu’il ne s’était montré aussi actif que ce jour-là. Il coupa un gros morceau de pain pour l’enfant qu’il plaça sur une chaise près du feu qu’Élisabeth avait allumé ; après lui avoir enlevé ses bas et ses souliers tout mouillés par la pluie, il prit ses petits pieds dans ses mains et les frotta doucement pour les réchauffer. La neige avait cessé de tomber, les nuages s’étaient dispersés et un rayon de soleil, qui avait traversé la fenêtre, éclaira tout à coup l’enfant, ainsi que les mains noires et dures de David. Dans l’embarras de sa tâche nouvelle, David s’écriait souvent :
– Oh ! oh !
Il ne savait que faire lorsque la petite demandait sa mère. L’expérience lui manquait en ces choses, et après qu’il eut calmé la faim et réchauffé les pieds du pauvre petit enfant trouvé, il ne savait comment s’y prendre pour apaiser des larmes et un chagrin qui affligeaient profondément son cœur.
Un rayon de soleil vint à son secours ; en brillant sur la théière, il attira l’attention de l’enfant. Les larmes qui coulaient encore sur ses fraîches joues, s’éclairèrent comme des perles brillantes, et il s’écria en souriant :
– Oh ! que c’est beau !
David se réjouit, et, prenant la théière, il la présente aux rayons du soleil. L’enfant frappait dans ses petites mains pour exprimer sa joie. Tout content de son succès, David, lui aussi, se mit à rire. Il était tout étrange d’entendre retentir l’expression de la gaîté dans cette chambre, où jusque alors avaient régné la tristesse et le silence ! Le rire du vieux cordonnier, au timbre rouillé, se mêlait au rire argentin de l’enfant, dont la courte existence n’avait point encore connu l’inquiétude et le chagrin ; pendant qu’il se réjouissait ainsi, David crut entendre une voix douce et harmonieuse qui lui disait :
– Bon David, tu mérites bien notre présence.
Après une heure environ de ces jeux, l’enfant était si bien accoutumé, que David put se mettre à son travail pendant que celui-ci courait dans la chambre et s’amusait avec les outils de l’établi.
Les rayons de soleil le suivaient partout et se jouaient, tantôt sur ses petites mains, tantôt sur sa chevelure dorée. David donna la majeure partie de son repas à sa protégée, et en la voyant manger avec appétit, il ressentit un profond sentiment de satisfaction, et se réjouit de ne plus se sentir seul.
La nuit approchait ; David prit l’enfant dans ses bras, et pour l’endormir il entonna une vieille berceuse, souvenir aimé de sa propre enfance. Les grands yeux noirs se fermèrent bientôt, et les longs cils ombragèrent doucement les joues de l’enfant qu’il déposa avec précaution sur un matelas ; puis il alluma une lumière et reprit son travail. Tandis que de temps en temps, David s’arrêtait dans sa tâche, pour contempler le petit être endormi, il se disait que jamais encore il n’avait éprouvé un si grand bonheur.
Tout à coup les accents d’une voix émue attirèrent son attention. La rue où il demeurait était si paisible, que rarement on entendait du bruit ; à peine de temps à autre, l’oreille était-elle frappée des cris d’un enfant méchant qui, après une correction, pleurait dans la rue, jusqu’à ce que, fatigué de ses propres plaintes, il se consolât lui-même pour aller jouer et crier avec un camarade. Mais alors une correction semblable à la première, les faisait rentrer tous deux, et le silence se rétablissait. Parfois aussi éclatait la voix d’une femme annonçant une querelle domestique. Hors ces cas bien raisonnables, jamais la tranquillité de la rue de David n’était troublée. Mais cette fois, les voix qui montaient jusqu’à lui étaient d’une autre nature. Curieux de savoir de quoi il s’agissait, David suspendit son travail et écouta. On frappait à la porte. Y aurait-il du feu à la maison ? David se lève effrayé et s’approche du matelas. Y a-t-il donc de l’argent caché ? Assurément non, David est loin de posséder un trésor ; mais l’enfant dort et le vieux cordonnier se tient à ses côtés, prêt à le saisir dans ses bras à la première alarme.
Mme Denis cependant crie :
– David, ouvrez, s’il vous plaît ! De la lumière, je vous prie ; on demande à vous parler.
– On demande à me parler ? à moi ? C’est singulier, pense-t-il. On m’apporte peut-être des souliers à raccommoder ; tant mieux !
Il ouvre la porte, et entend que Mme Denis disait à quelqu’un :
– Tout droit devant vous, s’il vous plaît. M. Coombs a déjà ouvert sa porte ; prenez garde de vous heurter ou de tomber. Je crains bien qu’il y ait erreur, car bien certainement il m’aurait communiqué cet évènement.
– Ah ! Monsieur ! s’écrie en se précipitant dans la chambre, et avec une vive émotion, une jeune femme étrangère, avez-vous vu mon enfant, ma fille, mon unique fille ? Répondez-moi, par pitié, car je perds la raison.
Mais David n’avait pas l’habitude de presser la marche de sa pensée, et c’était peine perdue que d’insister pour avoir de lui une prompte réponse ; il lui fallait d’abord du temps pour comprendre de quoi il s’agissait, et ensuite pour secouer une certaine torpeur d’esprit, qu’avait produite en lui sa longue vie solitaire. Il devait d’abord réfléchir sur la signification des mots pris isolément, et travailler ensuite pour en faire une pensée.
Cette action s’opérait lentement dans son cerveau, où par suite d’une longue inactivité, ses idées gisaient confuses et embrouillées.
Ensuite il lui fallait trouver les termes de sa réponse ; on peut donc comprendre qu’il hésitât quelques instants, avant de parler à la jeune mère qui se tenait devant lui, en proie à la plus vive agitation. Enfin il lui dit :
– Je ne sais pas si cette enfant est à vous ; et s’approchant du lit, il montra l’enfant qui dormait.
Un regard suffit à la mère pour lui faire reconnaître sa fille. Elle la saisit dans ses bras et la pressa contre son cœur. L’enfant ouvrit les yeux, et en reconnaissant sa mère, elle enlaça ses deux petits bras autour de son cou.
– Nous ne sommes pas riches, dit la jeune femme à David, et des larmes de joie remplissaient ses yeux ; mais quel serait notre bonheur, s’il y avait au monde quelque chose que nous puissions faire pour vous ! Mon mari désirera vivement faire votre connaissance et vous remercier des soins que vous avez donnés à notre fille.
C’est notre seule enfant, continua-t-elle en la contemplant avec amour. Venez, dimanche, dîner avec nous, je vous en prie ; nous en serons tous si heureux !
– Je ne demande pas de remercîments, répliqua David. Dîner en ville !... mon extérieur est peu propre à cela, me semble-t-il. Oh ! oh !...
Et David regardait ses pauvres vêtements.
– Que cela ne vous préoccupe pas, s’écria la jeune femme. Venez comme vous êtes ; nous vous attendrons.
L’heureuse mère, après avoir donné son adresse à David, prit l’enfant et s’éloigna. Tous ces évènements avaient fait une profonde impression sur le pauvre Coombs ; il ne pouvait trouver le sommeil et il passa la nuit presque entière à réfléchir sur les mesures à prendre pour se présenter convenablement chez ses nouveaux amis. Il prit enfin le parti d’abandonner la décision de cette grande affaire à Mme Denis.
Le lendemain étant le samedi, il ne lui restait qu’un jour pour faire ses préparatifs ; dès le matin il laissa sa porte ouverte, afin de guetter Mme Denis à son passage, lorsqu’elle irait au marché, car il n’osait monter chez elle de si bonne heure. La digne femme, de son côté, poussée par une curiosité bien naturelle, n’attendit pas d’être appelée, mais dès que la porte du cordonnier fut ouverte, elle se hâta de venir lui demander quelques détails sur ce qui s’était passé la veille.
Après qu’il lui eut tout raconté, il lui parla de l’objet important, pour lui, de son invitation : que faire ? Il lui paraissait impossible de l’accepter.
– Impossible ! s’écria Mme Denis, ne dites pas cela. Suspendez ce soir vos vêtements en dehors de votre porte, mon mari vous prêtera du linge propre et une cravate ; je cirerai vos bottes, et vous verrez qu’on vous prendra pour un gentleman. Il est toujours bon de se faire des amis et de les conserver ; c’est mon opinion, M. Coombs. Personne n’est assez indépendant pour pouvoir se passer d’amis ; et d’ailleurs le commerce avec les hommes empêche nos facultés de se rouiller.
Le jour suivant une curiosité presque enfantine réveilla David, qui ouvrit sa porte pour prendre ses vêtements, bien convaincu que son excellente hôtesse les avait déjà rapportés.
En effet tout était en place, bien brossé et bien préparé ; la digne femme avait retardé l’heure de son coucher, afin de tout mettre en ordre. Elle avait ajouté une chemise bien propre et une jolie cravate à raies blanches et bleues ; les bottes étaient bien brillantes, et en outre il trouva un mouchoir rouge, luxe qui lui était tout à fait inconnu.
David entra tous ces objets dans sa chambre, examina attentivement chaque pièce avec une joie indescriptible. Mais en apercevant le contraste qu’offrait sa main noire avec le linge si blanc, il se rappela le conseil de Mme Denis, alluma du feu, et, ayant fait chauffer de l’eau, lava ses mains. Sa toilette achevée, on put voir sur son visage un sourire de vanité naïve.
Au reste, David n’était plus reconnaissable, et comme les rayons du soleil éclairaient gaîment sa chambre, se voyant si bien vêtu, il prit la résolution d’économiser la somme nécessaire pour acheter un chapeau, car il ne pouvait se dissimuler que le sien ne fit triste figure à côté de l’ensemble de sa toilette. Il était impatient de voir Mme Denis pour la remercier. En attendant, il prépara son déjeuner et brossa son chapeau : sur ces entrefaites, les cloches de la paroisse commencèrent à sonner.
– Mme Denis va descendre, se dit-il, car elle ne manque jamais d’aller à l’église. Voilà que je l’entends !...
Et il alla à sa rencontre.
– Bonjour, M. Coombs. Je suis venue pour vous admirer, et je vous trouve réellement très beau, n’est-ce pas, Élisabeth ?... Voulez-vous venir avec nous à l’église ? ajouta-t-elle.
– De grand cœur, Mme Denis, si... répondit-il en hésitant, si...
– Bien, bien ! Élisabeth ; va chercher le chapeau de M. Coombs.
La jeune fille obéit, en regardant David d’un air étonné. Bientôt après, tous trois se dirigeaient vers l’église.
Il ne serait pas possible de retracer tout ce que David ressentit, lorsqu’après tant d’années passées dans l’oubli de la religion, il entra dans une église. En apercevant l’autel, au pied duquel il avait pour la première fois reçu la sainte Communion, tous les souvenirs de sa jeunesse, mêlés aux sentiments de la crainte, du respect et de l’embarras, se réveillèrent soudainement en lui.
Le bonheur de la digne dame Denis était presque aussi grand ; elle avait réussi à diriger vers le bien et le véritable bonheur un homme malheureux ! Une joie rayonnante éclatait sur son visage, lorsque, de temps en temps, elle arrêtait son regard sur la tête inclinée du vieil ouvrier, et qu’elle voyait la profonde impression exercée sur lui, par la présence de Dieu dans son temple.
Après la messe, le prêtre donna sa bénédiction aux assistants, et les paroles inspirées qu’il prononça rappelèrent à David le temps de sa jeunesse. En sortant, il suivit lentement Mme Denis.
– On ressent la paix qui vient de Dieu, se disait-il, mais on ne peut la dépeindre.
Il se rendit ensuite chez ses nouveaux amis, qui l’attendaient avec impatience. Comme il débouchait à l’angle de la rue, ils l’aperçurent et coururent au-devant de lui ; bientôt sa main endurcie par de longues années de travail tint la main de l’enfant qui babillait gaîment avec lui.
À partir de ce jour, David dîna chaque dimanche chez ses amis reconnaissants. On avait permis à l’enfant de l’appeler : Mon oncle, et il considérait les dimanches comme des points dorés de sa vie.
VI
Le temps passait vite, et David n’avait que bien rarement le loisir de trouver sa chambre triste et sombre. Élisabeth entretenait toutes choses dans l’ordre et la propreté, et les fidèles rayons de soleil ne s’en éloignaient plus.
Un jour, Mme Denis vint lui annoncer que deux personnes, qui désiraient lui parler, l’attendaient chez elle. La plus jolie et la plus jeune d’entre elles fixa attentivement ses grands yeux bleus sur le pauvre cordonnier tout intimidé, et qui n’avait jamais ressenti l’impression d’un semblable regard.
– Pardonnez-nous, si nous vous dérangeons, lui dit la jeune dame ; mais nous désirons que vous nous donniez un renseignement : n’avez-vous pas arrêté, il y a quelque temps, un cheval fougueux ?
Après un instant de réflexion, David répondit :
– Oui, oui, je me rappelle.
– Oh ! que je suis heureuse de vous avoir enfin trouvé ! s’écria-t-elle. Mon père et moi nous vous cherchions depuis longtemps, depuis très longtemps. Je suis la jeune fille à qui vous avez sauvé la vie, et je ne pouvais être heureuse, tant que je ne vous avais pas remercié. Une brave femme qui travaille pour moi m’a enfin appris votre demeure ; elle m’a parlé de la bonté que vous avez témoignée à son enfant. Il paraît, ajouta-t-elle avec un aimable sourire, que faire le bien est votre métier.
Qui n’eût envié en ce moment le pauvre cordonnier ?
– Que puis-je faire dans l’avenir pour vous ? ajouta la jeune dame.
Mais toutes ces paroles étaient comme perdues pour David, incapable de saisir de longues phrases, et qui, n’attachant d’attention qu’aux derniers mots, répondit :
– Donnez-moi des souliers à raccommoder.
La jeune fille sourit à cette naïve réponse, et promit à David de satisfaire son désir, à la condition qu’il viendrait chercher lui-même son travail chez elle.
– Promettez-moi de venir, dit-elle en lui laissant son adresse.
Et avant de s’éloigner, elle lui présenta sa petite main blanche, en lui disant :
– Voulez-vous bien me donner la main, Monsieur, je vous dois tant de reconnaissance !
Le pauvre David ne se sentit pas peu embarrassé à ces paroles. Il regarda sa main : elle était propre à cette heure, il est vrai, mais toujours très rude et bien brune ; il la donna cependant à la jeune fille, en balbutiant :
– Très volontiers...
Et la saluant avec respect, il s’engagea à aller la voir le jour suivant.
Ses yeux la suivirent jusqu’à ce qu’elle eût disparu, et, rentré dans sa chambre, il se dit à lui-même :
– Voici enfin arrivés ici ces gens riches, que j’attendais depuis si longtemps. Si l’on me donne à raccommoder tous les souliers de la famille ; l’aisance de mes derniers jours est assurée.
Sa chambre était en ce moment remplie d’une brillante clarté, et il crut entendre la même voix mélodieuse qui lui avait parlé dans son rêve ; elle lui disait :
– David, par tes propres efforts, tu as trouvé des amis ; lorsque tu vivais dans l’oisiveté morale et sans utiliser les facultés que Dieu t’a données, tu ne les voyais pas venir.
La jeune et jolie dame, devenue sa bienfaitrice, l’engagea souvent à échanger son logis, contre une demeure plus grande et plus commode : mais il n’en voulut rien faire. Il préférait à toute autre cette petite pièce, qui lui semblait sanctifiée par l’apparition de son rêve. Il aimait aussi à sa manière la famille de Mme Denis et ne voulait pas s’en éloigner.
La jeune fille n’insista plus ; mais elle s’efforça d’embellir la modeste chambre. Elle la fit orner d’un tapis semé de fleurs ; ses fenêtres reçurent un petit jardin aérien, et, selon l’opinion de David charmé, ses soins donnèrent à sa demeure un aspect digne de l’apparition du soleil. Souvent, assis commodément dans le nouveau fauteuil que lui avait donné sa bienfaitrice, il écoutait la douce voix de la jeune fille, lorsque, ses yeux bleus fixés sur lui, elle lui parlait de la foi, et ranimait son âme par des lectures pieuses.
Coombs mourut quelques années après. Ses bons amis, toute la famille Denis et son neveu adoptif accompagnèrent sa dépouille mortelle.
– Quelle touchante coïncidence ! disait Mme Denis au retour de la cérémonie funèbre, et en essuyant ses yeux. David avait l’habitude de parler toujours du soleil, il paraissait l’aimer par-dessous tout, et, chose singulière ! à son dernier soupir, un rayon de soleil est venu briller sur son visage et, au moment où son cercueil a été descendu dans la tombe, un rayon de soleil est venu aussi l’éclairer.
Comte Félix DROHOJOWSKI, Un rayon de soleil.