Les bossus de Douai

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

A. DUBRILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a bien longtemps, à Douai, dans la ruelle de la Fontaine Saint-Maurand 1, habitait le ménage Pourcelet. La maison était d’apparence cossue, car le maître de céans était riche, ayant tenu une banque et pratiqué l’usure.

 

            Grosse tête et ventre pansu,

            Yeux de travers, et si bossu,

            Et si grotesquement tordu,

            Qu’il aurait fait rire un pendu,

 

tel il était au physique. Au moral, d’une sordide avarice, d’une jalousie féroce. Laid et vieux, il avait voulu une femme jolie et jeune, et, comme ses parents étaient pauvres, Alix s’était sacrifiée.

Or, un jour de Noël, elle avait – et pour cause – dîné seule avec son mari, et sur la table n’avait même point paru la « quéniolle », le gâteau traditionnel, doré et luisant, fleurant le beurre frais. Vers trois heures, Pourcelet alla rejoindre quelques drilles en une taverne voisine et sa femme resta en la chambre sombre, garnie de hauts lambris contre lesquels trois coffres s’appuyaient, où l’on serrait le linge. Trois grands coffres, massifs et profonds, surmontés d’un couvercle épais et lourd.

Pour tromper son ennui, Alix avait ouvert un livre d’heures, quand elle entendit une musique venant de la place Saint-Amé. Elle écoute, elle distingue les sons de la viole et du rebec, elle reconnaît l’air populaire de qu’minchons la fête. Elle court à la fenêtre et, à travers les barreaux, elle voit trois ménestrels enveloppés dans des capes brunes. Cédant à une idée folle, elle frappe du doigt sur les vitres et bientôt les musiciens sont devant elle. La cape sur le bras, ils s’inclinent profondément et elle pousse un cri de surprise : tous les trois sont bossus. Mais elle se ressaisit, elle tire au milieu de la chambre une table sur laquelle elle pose un cruchon de goudalle 2 et des gobelets d’étain, et s’assied dans une haute chaise de chêne.

– Ça, messires, dites-moi vos plus belles chansons.

Et, pendant une heure, ils chantèrent et ils la firent rire, ils la firent pleurer, ils firent battre son cœur plus vite sous la futaine 3.

Mais on a frappé à la porte de la maison. La jeune femme s’est levée, toute pâle :

– Mon mari !... Si jamais il vous trouve...

Avec une hâte fébrile, elle range la table, elle fait disparaître gobelets et cruchon. Son regard cherche les chanteurs, elle ne les voit plus, mais sur les trois coffres de chêne le couvercle retombe lourdement avec un bruit sourd.

Il était temps : messire Pourcelet entrait dans la chambre. Sans parler, il se jette dans le fauteuil de chêne. Il a perdu au jeu, et il hésite entre la peur de perdre encore et l’espoir de gagner. Il se lève enfin, au bout de trois quarts d’heure, et sort.

– Allons, mes bons chanteurs, le maître est parti.

Alix court au premier coffre.

– Allons !

Mais le bossu ne bouge pas. Elle le tire il elle : il reste inerte. Rassemblant ses forces, elle le prend dans ses bras, elle se penche sur lui : le cœur ne bat plus, le pauvre bossu est mort. Éperdue, elle va aux autres coffres ; elle secoue les autres bossus : ils s’effondrent sur eux-mêmes, sans vie.

Alix se tord les bras de désespoir, quand des pas pesants résonnent dans la ruelle, et, jusqu’à elle, monte une voix avinée. C’est Jaques le batelier qui, aux jours de labeur, transporte les sacs de houblon dans ces barques à fond plat, qu’on nomme escarpoises.

– Jacques ! Jacques !

Voici l’homme dans la chambre. Gros et trapu, avec un cou de taureau, l’œil allumé, une trogne d’ivrogne. Sur son épaule est jeté un sac long et vide.

– Veux-tu gagner trente livres ?

– Oui da.

– Tout à l’heure est mort ici un pauvre chanteur de passage. Le voici. Débarrasse-moi de lui.

Le batelier se gratte la tête.

– Aurais-tu peur ?...

– Peur, moi !... Dans deux minutes votre paroissien sera dans la Scarpe.

Et, ouvrant son sac, il y plonge le bossu et l’emporte.

Par la fenêtre ouverte, Alix écoute, le cœur battant. Un flouc, et on entend le batelier qui revient en sifflotant.

– Ça, belle, dame, payez-moi.

– Comment, malheureux, ton bossu est revenu.

Et elle lui montre le corps qu’elle a tiré du second coffre. L’homme ouvre des yeux hébétés et, dans son cerveau surchauffé par le vin, une colère s’allume. Nouveau flouc, le deuxième bossu est allé rejoindre le premier. Lorsque Jacques reparaît, il aperçoit le troisième bossu. Sa fureur est au comble.

– C’est donc le diable que ce maudit bossu !... Quand je devrais passer la nuit à noyer et à renoyer, par saint Chrétien 4, j’aurai le dernier mot...

Troisième flouc. Brisée par l’émotion, Alix s’est laissée tomber sur un escabeau. Mais pourquoi le batelier tarde-t-il ? Il paraît enfin, le ventre secoué par un gros rire.

– Je revenais, qu’est-ce que je vois ?... Mon bossu, pour la quatrième fois, en vie, devant la porte... Je l’empoigne, il se débat, je cogne et recogne ; je le fourre dans mon sac avec une grosse pierre, et en route pour la Scarpel... Oh ! maintenant, c’est bien fini, je vous le jure...

Quand le batelier fut parti, l’escarcelle pleine, Alix comprit seulement quel était ce quatrième bossu. Étant bonne, autant que belle, elle pleura son mari. Et, vu qu’en notre ville, oncques ne furent prisés avares ni jaloux, nos pères, qui étaient de grands raillards, s’amusèrent fort de l’aventure du bossu de la ruelle Saint-Maurand. Et le trouvère Durand 5 en fit le sujet d’un fabliau, et, comme il aimait à tirer la moralité de toute chose, il ajouta ceci :

 

            Ce vilain homme, au dos voûté,

            Pour ses écus, trouve une femme,

            Et pour les écus de la dame,

            À coups de poing, un malotru

            La délivre de ce bourru :

            Donc, il n’est rien tel en ce monde,

            Que de posséder bourse ronde.

 

 

A. DUBRILLE,

professeur au lycée de Douai.

 

Paru dans les Annales politiques

et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 



1 Cette ruelle, qui datait de l’origine même de la ville, existait encore il y a quelques années. Étroite et sinueuse, elle était très fréquentée cependant, car elle aboutissait, d’un côté, à la Scarpe, et, de l’autre, à une vaste place où s’éleva, jusqu’à la Révolution, la riche et insigne église Saint-Amé. Son nom lui venait de la fontaine creusée dans un de ses replis, et consacrée au patron de la cité. Fontaine que la dévotion populaire honorait d’un culte particulier : on y buvait, on s’y lavait les yeux, on s’y baignait, on y trempait des linges pour la langueur, c’est-à-dire destinés aux malades.

2 Bière renommée, fabriquée dans une brasserie qui appartenait au clergé de Saint-Amé.

3 Longue camisole.

4 De tout temps, à Douai, saint Chrétien fut le patron des bateliers.

5 Au quatorzième siècle.

 

 

 

 

 

 

 

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