L’âme errante
SOUVENIRS DES EXISTENCES ANTÉRIEURES
par
Maxime DU CAMP
À mon cher Frédéric F...
L’homme n’est qu’un souffle et une ombre.
(Sophocle.)
J’ai connu autrefois un littérateur qui s’appelait Jean-Marc ; c’était un rêveur qui chérissait les longues chevelures, les parfums, et le soleil. Ainsi que Figaro, il était paresseux avec délices et restait volontiers plusieurs semaines sans toucher une plume, causant tout seul avec ses idées en regardant sauter les étincelles de son feu. Parfois aussi il se mettait au travail, et alors, comme disent les bonnes gens, il abattait beaucoup de besogne.
Un soir, – un beau soir de printemps tout chargé d’étoiles, – il était couché sur son divan, jambe de ci, jambe de là, perdu dans quelque bon souvenir d’amour, fumant un narghilé et vêtu d’une robe de chambre turque, comme il convient à un homme qui a voyagé en Orient. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer les molles tiédeurs de la nuit, la flamme vacillante des bougies se reflétait dans leurs collerettes de cristal, des fleurs s’épanouissaient dans de grands vases, et, sur une large table, des plumes fraîchement taillées s’entassaient entre un encrier plein et des feuilles de papier blanc. Ce soir-là, Jean-Marc devait commencer un roman nouveau.
Il en était arrivé à ce moment terrible où il faut porter une main hardie sur la virginité du papier ; il fallait commencer, il fallait écrire ce premier mot, si difficile, qu’il fait souvent reculer les plus braves, La raison lui criait : « À l’œuvre ! » et la rêverie – cette bonne sœur des mauvais jours – murmurait à son oreille : « Reste encore, ne me quitte pas ; viens avec moi ; nous irons tous les deux sous les orangers de Scio, vers cette petite maison de marbre blanc où tu voudrais cacher tes amours et ta vie ; viens, je t’emmènerai dans les étoiles, et tu verras de grands regards bleus qui se fixeront sur toi. »
Jean-Marc hésitait, il était tout prêt à composer encore avec sa conscience ; sans doute il allait remettre son œuvre à des temps moins songeurs, lorsqu’un bruit singulier lui fit tourner la tête. Sur sa table, ses plumes se remuaient. Il crut qu’un gros scarabée, détourné de sa route par l’éclat des lumières, était venu étourdiment tomber chez lui. Comme il avait bon cœur, il se levait déjà pour lui rendre la liberté ; mais il resta immobile et pâle devant le mouvement étrange qui s’agitait sur sa table. Voici ce qu’il vit :
Une plume se dressa toute seule, se regarda à la bougie, se trempa dans l’encre et se mit à écrire ; elle fit un pâté et se jeta au loin avec colère. Jean-Marc, épouvanté, retomba sur son siège. Une autre plume alla s’abreuver à l’encrier et bientôt se prit à courir sur le papier ; parfois elle s’arrêtait avec hésitation sur un mot, faisait une rature et continuait. Lorsqu’un feuillet était écrit, il se mettait de côté, et un autre se présentait comme soulevé par un souffle invisible. Quand une plume était fatiguée, elle se laissait tomber sur le tapis, et une autre la remplaçait. Cela dura longtemps ; Jean-Marc regardait toujours et ne comprenait pas. Enfin une plume, la dernière, écrivit en majuscules le mot FIN et l’accompagna d’un grand parafe ; puis tout resta paisible.
Jean-Marc se rassura ; il quitta la pipe éteinte qu’il fumait machinalement depuis deux heures, il s’approcha de la table, y rassembla toutes les feuilles écrites, les mit en ordre, et ce fut avec des yeux agrandis par l’étonnement qu’il lut ce qui suit :
Je suis une âme errante, une âme en peine ; je vague à travers les espaces en attendant un corps, je vais sur les ailes du vent, dans l’azur du ciel, dans le chant des oiseaux, dans les pâles clartés de la lune : je suis une âme errante.
Je suis une âme éternelle comme le sont toutes mes sœurs. Pendant mes existences différentes, bien souvent j’ai entendu discuter sur nous. – Les uns disaient : « L’âme n’existe pas ! » Les autres disaient : « L’âme est immortelle ! » Ils se trompaient tous, nous sommes éternelles. – Nous coexistons avec Dieu, dont nous sommes une émanation directe, nous sommes une parcelle de son immensité, et plus tard nous remonterons vers lui pour nous y absorber à jamais. Seuls ils ont entendu la voix du Seigneur, seuls ils ont été élus par lui, ceux qui ont confessé notre éternité.
Depuis l’instant où Dieu nous a séparées de lui, nous avons vécu sur terre bien des fois, montant de générations en générations, abandonnant sans regret les corps qui nous sont confiés, et continuant l’œuvre de notre propre perfectionnement à travers les existences que nous subissons.
Lorsque nous quittons cet hôte incommode qui nous sert si mal, lorsqu’il est allé féconder et renouveler la terre dont il est sorti, lorsqu’en liberté nous ouvrons enfin nos ailes, Dieu nous donne alors de connaître notre but. Nous revoyons nos existences précédentes, nous jugeons des progrès que nous avons faits depuis les siècles, nous comprenons les punitions et les récompenses qui nous ont atteintes par les joies et les douleurs de notre vie, nous voyons notre intelligence croître de naissance en naissance, et nous aspirons vers l’état suprême par lequel nous quitterons cette patrie inférieure pour gagner les planètes rayonnantes où les passions sont plus élevées, l’amour moins oublieux, le bonheur plus tenace, les organes plus développés, les sens plus nombreux, et dont le séjour est réservé aux monades qui, par leurs vertus, ont approché plus que nous de la béatitude.
Lorsque Dieu nous renvoie dans des corps qui doivent vivre par nous leur misérable vie, nous perdons toute conscience de ce qui a précédé ces naissances nouvelles ; le moi, qui s’était réveillé, s’est rendormi, il ne persiste plus, et de nos existences passées il ne nous reste que de vagues réminiscences qui causent en nous les sympathies, les antipathies, et aussi parfois les idées innées.
Je ne parlerai point de toutes les créatures qui ont vécu de mon souffle, mais ma vie dernière a subi un malheur si grand, que de celle-là seule je dirai l’histoire.
Avant que mon imprudence m’eût fait perdre ma forme humaine, je vivais parmi les hommes, et beaucoup eussent envié ma fortune, mon bonheur et ma jeunesse.
Une amie de ma mère avait une fille qui était plus jeune que moi de cinq ans, et qui se nommait Marguerite ; avec elle j’avais partagé tous les jeux de mon enfance ; je l’aimais d’une de ces tendresses vives et prévoyantes, qui empruntent à la paternité sa faiblesse attendrie et ses douces sévérités ; je la traitais en enfant gâté, parfois elle me tyrannisait bien un peu, mais, dès qu’une circonstance grave se présentait, je devenais sérieux, et, par les raisonnements de mon amitié, j’obtenais tous les sacrifices qu’on lui demandait. Marguerite était plus qu’une affection pour moi, c’était une habitude ; nous avions ensemble d’interminables causeries, nous faisions tous deux mille projets d’avenir ; nous avions grandi côte à côte, et il me semblait que nous devions traverser la vie en nous tenant par la main.
Cependant j’arrivais à la jeunesse : j’avais vingt ans et Marguerite en avait quinze. À cette époque je fis un voyage de cinq mois, et, lorsque je revins, tout heureux de la revoir, j’eus peine à la reconnaître. Ce n’était plus cette enfant joyeuse et babillarde, qui sautait sur mes genoux et jouait avec moi comme avec un frère aîné ; c’était une jeune fille sérieuse et pâle, dont les yeux avaient d’ineffables langueurs et devant laquelle je me sentis troublé. Je m’étonnai de ce changement profond, car j’ignorais que les femmes atteignent la gravité de leur sexe tout à coup et presque sans transition.
Maintenant les rôles n’étaient plus les mêmes : c’était elle qui me grondait, et chaque jour elle prenait plus d’ascendant sur moi. À ses côtés ma gaieté s’évanouissait, j’étais triste, embarrassé, et je ne comprenais rien au trouble qui remuait mon cœur. J’en parlai à ma mère.
« Ô ma mère ! lui dis-je, il me semble que je n’aime plus Marguerite, et cependant plus qu’autrefois j’ai besoin de la voir ; j’ai de singuliers affadissements, je sens des émotions que j’ignorais et que je ne puis exprimer ; lorsqu’elle est là, je voudrais lui parler et je ne trouve rien à lui dire. »
Ma mère ne me répondit pas et passa en souriant sa main dans mes cheveux.
Un jour d’hiver qu’il avait beaucoup neigé, j’étais assis au coin de mon feu, l’œil immobile, la tête abaissée, et je pensais à Marguerite. J’étais la proie d’une mélancolie douloureuse, et j’avais je ne sais quel vague désir de mourir. Une angoisse violente me monta au cœur et je me pris à pleurer. Ce malaise nerveux, que j’éprouvais pour la première fois, fut comme un rayonnement subit, il m’illumina tout entier ; je compris alors que j’aimais et je criai le nom de Marguerite. Je courus vers ma mère et me jetai dans ses bras ; elle sourit encore et me répondit : « Vous êtes bien jeunes, mes enfants ; dans quelques années nous verrons ! »
Lorsque je vis Marguerite, je me mis à genoux devant elle, je pressai ses mains sur mes lèvres et lui racontai cette révélation d’amour qui s’était faite en moi ; elle renversa la tête en fermant les yeux ; puis ramenant vers mon visage son regard humide : « Oh ! dit-elle, ce n’est pas d’aujourd’hui que je t’aime ! »
De ce moment, ses manières changèrent ; elle me traitait avec une réserve pleine de tendresse et de pudeur ; elle perdit ce qu’elle avait encore d’enfantin ; chaque jour la femme se dessinait en elle : c’était une toute petite grande dame de quinze ans !
Oh ! comme nous eussions été heureux ! comme la joie eût toujours habité notre vie, si mes imprudentes curiosités n’avaient attiré sur moi les punitions de Dieu !
J’étais fier d’être amoureux ; j’avais concentré toutes les forces de mon être dans cette passion que j’exagérais à plaisir, et ce jeune amour remplissait ma vie. Je voyais souvent Marguerite, quelquefois tous les jours, et il me semblait que ce n’était jamais assez. J’aurais voulu la suivre, la voir, l’écouter sans cesse. Le soir, surtout, lorsque j’étais seul, je me racontais la journée dans tous ses détails ; je me répétais, en cherchant à imiter sa voix, les mots qu’elle avait prononcés ; je me rappelais mille choses que j’avais oublié de lui dire, et je m’abandonnais avec délices à ces souvenirs charmants qui baisent le cœur comme des lèvres tièdes ; j’invoquais un miracle qui pût me transporter à ses côtés ; je comptais les années, les mois, les jours, les heures, qui nous séparaient encore, et j’aspirais vers elle avec toute la fiévreuse intensité d’un cœur de vingt ans !
Un soir qu’elle avait longtemps fait de la musique, je la quittai tout tremblant d’émotion, serrant sur ma poitrine un bouquet de roses jaunes qu’elle m’avait donné, et je me couchai après avoir mis mes fleurs sous l’oreiller, afin d’avoir de jolis songes. Une indicible inquiétude me tourmentait, je ne pouvais dormir ; des étincelles d’or couraient devant mes yeux, une insupportable chaleur me brûlait, des formes vagues de Marguerite m’apparaissaient, et mon esprit chantait des mélodies étranges, que jamais je n’avais entendues. Je faisais des rêves insensés ; je regrettais ces temps heureux où les fées mignonnes vous donnaient à votre naissance de toutes les vertus et de toutes les beautés ; j’aurais voulu être un de ces enchanteurs des contes orientaux, qui ont des anneaux qui rendent invisibles, des filtres qui font aimer et des paroles mystérieuses qui vous emportent à travers les airs.
À force de désirer, il me sembla qu’une puissance inconnue descendait en moi ; il me sembla que, si je le voulais avec violence, mon âme pourrait se séparer de mon corps et courir vers celle qu’elle aimait. Cette idée s’empara de moi jusqu’à me faire douter de ma raison ; je ne pensais plus au sommeil, qui me fuyait sans relâche. Une sorte de terreur inexpliquée m’avait envahi ; je n’avais plus qu’un besoin : sortir de moi-même pour aller voir Marguerite. Aux premières lueurs du jour, je ne dormais pas encore ; alors, poussé peut-être par un pressentiment fatal, je ne combattis plus mes désirs, je m’y abandonnai, et j’ordonnai à ma volonté d’être assez forte pour obtenir le miracle. – Hélas ! elle m’obéit, et de là sont venues toutes mes infortunes !
Je me sentis tout à coup allégé d’un grand poids, mon corps perdit la faculté de se mouvoir, et mon âme, effrayée de sa liberté, voltigeait dans la chambre au-dessus de celui qu’elle animait tout à l’heure, et qui, maintenant, semblait profondément endormi. – Sans tarder je voulus éprouver ce pouvoir surnaturel qui venait de se révéler en moi, et auquel je ne comprenais rien, sinon que j’en avais peur. – Je traversai les appartements, passant dans les fissures des portes, me glissant sous les draperies, trouvant ma route par les ouvertures les plus étroites.
J’arrivai ainsi chez ma mère ; elle était éveillée et lisait dans son lit. Je fus surpris qu’elle ne s’étonnât pas de me voir entrer chez elle à pareille heure. Je m’approchai d’une glace, je regardai et ne vis rien ; je n’avais plus de reflet ; j’allai voltiger autour de ma mère, elle ne fit aucun mouvement ; je me plaçai entre son livre et ses yeux, elle continua de lire. – J’étais diaphane, invisible, impalpable ; je voyais, j’entendais, je jouissais d’une partie immatérielle de mes sens, mais je ne pouvais les manifester : j’étais un souffle, une essence, une monade ; enfin, j’étais mon âme. – Je retournai dans ma chambre, mon corps dormait toujours ; je me posai sur ses lèvres, je rentrai en lui et mon être complet se réveilla.
Le soleil rayonnait ; le jour, à pleines effluves, pénétrait à travers mes croisées ; il était trop tard pour aller chez Marguerite ; j’attendis la nuit avec anxiété.
Le soir vint enfin et avec lui une appréhension douloureuse ; je prétextai, pour me retirer, une indisposition que justifiait ma pâleur. Ma mère m’accompagna, me dit bonsoir en me donnant le baiser d’habitude, et je restai seul. J’hésitai longtemps, j’étais effrayé de moi-même ; je n’osais tenter une seconde expérience de mon pouvoir, mais une curiosité ardente et immodérée me sollicitait ; comme la veille, je sortis de mon corps, je le laissai immobile sur mon lit, et, me précipitant en liberté, je pris mon chemin dans les airs, vers la demeure de Marguerite.
À peine étais-je entré dans sa petite chambre qu’elle arriva. Je me blottis dans un des coins afin de ne pas attirer ses regards, oubliant déjà que je me perdais dans la transparence de l’air. Elle s’approcha de la glace en fredonnant une ariette italienne, déroula ses cheveux, et, tout en se souriant à elle-même, elle les tressa autour de son front. Elle se considéra ainsi quelques secondes, fit une petite moue et murmura à demi-voix :
« Les tresses ne me vont pas bien ; et puis, ajouta-t-elle, il me préfère en bandeaux ! »
« Ô mon âme, mon âme ! pensais-je, que je vous remercie ! »
Je la vis dépouiller ses vêtements épingle à épingle, je vis apparaître ses bras charmants et ses frêles épaules ; je la contemplai tout entière à la clarté du pâle flambeau qui brûlait près d’elle. Lorsqu’elle eut longtemps sautillé et gazouillé comme une fauvette, qu’elle eut revêtu son costume blanc, lorsqu’ainsi que Gretchen elle eut lentement récité les Litanies de la Vierge, et que sa tête reposa enfin sur l’oreiller, je m’approchai d’elle, caressant son visage et passant comme un souffle dans les nappes de ses cheveux.
« Mes pauvres fleurs sont toutes fanées ! dit-elle en effeuillant quelques roses du Bengale placées auprès d’elles, demain je ferai prendre des violettes de Parme. »
Peu à peu ses yeux se fermèrent ; le sommeil s’étendit sur elle ; et pendant toute la nuit, je voltigeai sur ses lèvres, au souffle tiède et régulier de son haleine. – Au point du jour, j’avais rejoint mon corps endormi, et mon premier soin fut d’envoyer à Marguerite les fleurs qu’elle avait désirées.
Lorsqu’au matin je vis ma mère, elle s’informa avec sollicitude de ma santé.
« Cette nuit, me dit-elle, je ne pouvais dormir ; j’étais inquiète de ton indisposition ; je me suis levée et j’ai été dans ta chambre ; tu ne t’es pas réveillé au bruit ; tu étais couché sur le dos, pâle et sans mouvement ; je n’entendais pas ta respiration, tu dormais si profondément, que tu m’as fait peur ; tu avais l’air d’un mort ; je t’ai embrassé sur le front et tu ne t’en es pas aperçu. »
Chaque soir il en fut ainsi ; en partant, je fermais avec soin les yeux de mon corps afin de faire croire à son sommeil ; chaque soir, invisible pour Marguerite, j’assistais avec amour aux pensées de sa solitude, au charme de son repos, aux songes de ses nuits, au moindre de ses désirs qu’à tout prix je parvenais à réaliser. J’étais certain de sa tendresse, l’espérance chantait ses hosannah dans mon cœur, et cependant une mordante inquiétude me dévorait, une invincible crainte empoisonnait ma vie, me dérobait l’avenir, et, malgré tout mon bonheur, je ne me sentais pas heureux. Mais, lorsque j’étais auprès d’elle, lorsque je passais sur ses lèvres en m’enivrant de sa présence, j’oubliais mes pressentiments, je reniais mon effroi et je ne pensais plus qu’à ma félicité.
Mon temps se passait ainsi, entre mes angoisses et les charmantes niaiseries de ma tendresse. Depuis plus d’une année déjà que j’usais de cette faculté surhumaine, j’avais bien gardé mon secret et nul ne le soupçonnait. Qui donc eût donné croyance à cette merveilleuse histoire ? Une fois, j’avais osé dire que je croyais à la possibilité d’une séparation momentanée de l’âme et du corps, et on avait déclaré en riant que j’avais des idées exagérées qui se modifieraient avec l’âge. – À cela je n’avais rien à répondre, et mes raisonnements ne pouvaient convaincre que moi.
Jamais de frivoles curiosités ne me détournèrent de ma route ; en partant, je n’avais qu’une idée, qu’un désir, qu’un rêve, qu’un amour : Marguerite ! Il y avait en elle une grâce qui agitait mon corps lorsque mon âme lui en apportait le souvenir ; ses traits étaient d’une exquise finesse, et sous la maigreur de la jeune fille on prévoyait l’avenir d’une incomparable beauté. Bien souvent, lorsqu’elle dépouillait ses vêtements et déroulait sa chevelure, j’ai pensé à ces naïades blondes qui riaient au soleil, sur le bord des grands fleuves, en secouant leurs couronnes de roseaux verts. En la voyant, je savourais le bonheur qui m’était promis, je me façonnais une vie remplie de paisibles amours, mes espoirs touchaient à la réalité, je me croyais arrivé à ce terme qui se rapprochait chaque jour davantage, et, dans l’ombre, à mes côtés, le malheur m’attendait pour m’emporter dans son tourbillon.
Un soir que je revenais d’un court voyage pendant lequel je n’avais point entendu parler de Marguerite, je me jetai promptement au lit, et, tout ardent d’impatience, je laissai là mon corps et je partis. Lorsque j’arrivai chez elle, je fus étonné de l’ordre symétrique qui régnait partout. Les meubles étaient enveloppés de housses, les rideaux enlevés, et je ne rencontrai personne dans les appartements déserts. J’attendis. La nuit avançait ; je voulus regarder l’heure aux pendules, elles étaient toutes arrêtées. Je cherchai à oublier pour forcer le temps à passer plus vite ; je courais dans les chambres, je furetais, j’appelais à moi des idées étrangères, mais en vain ! je retombais toujours sur cette pensée : « Pourquoi n’est-elle pas ici ? » J’avais besoin de la voir, depuis deux longues semaines que je ne l’avais pas contemplée. Une horloge voisine sonna et je comptai quatre heures. Une âpre inquiétude me saisit, je redoutais vaguement un malheur que je ne connaissais pas, mais dont la prévision m’épouvantait. Ma pauvre âme ne savait que répondre aux mille questions qu’elle s’adressait. Dans l’espoir de découvrir enfin la cause de cette absence navrante, je parcourus la maison : je la fouillai, et ne découvris rien. Je revins chez Marguerite, espérant que peut-être elle serait rentrée ; non ! Le même silence morne dormait autour de moi ; alors je crus mourir et je me perdis dans les rideaux de ce lit dont l’immobile régularité me désespérait. « Où est-elle ? où est-elle ? » me disais-je avec angoisse. J’étais brisé par un insurmontable effroi. Je peuplais de fantômes le calme qui m’environnait, et, comme ces oiseaux de nuit surpris par une clarté soudaine, je fuyais, je voletais tout effrayé de ma solitude. J’avais tout oublié : mon âme, mon corps, ma mère ; je ne pensais qu’à Marguerite ; je voulais la revoir, à tout prix, à l’instant, et je ne savais où elle était.
Mon anxiété dura jusqu’au matin ; le jour était déjà venu lorsqu’une circonstance imprévue vint m’apprendre que Marguerite, avec sa mère, était à la campagne. Je n’hésitai point ; mes terreurs de la nuit ne me laissaient point réfléchir ; une aspiration désordonnée me poussait vers elle ; j’oubliai l’heure, la distance, le danger, et je partis à tire d’aile.
« Ce soir je serai revenu, me disais-je en volant plus vite ; on croira à un sommeil prolongé que j’expliquerai par la fatigue du voyage. » – Je traversais les prairies, les champs, les bois, les villes et les rivières ; j’allais, sous le ciel, en compagnie des oiseaux, et je les devançais tous dans l’ardeur de mon désir et la rapidité de ma course.
Enfin j’arrivai ! Je trouvai Marguerite agenouillée, dans le jardin, devant une plate-bande, et remuant la terre autour d’une fleur, je me posai sur une touffe d’héliotrope et restai absorbé dans sa contemplation.
Elle se leva, je la suivis ; après avoir marché le long des parterres en murmurant tout bas une romance syracusaine que je lui avais apprise, elle s’assit à l’ombre d’un platane et réunit en faisceau les fleurs qui remplissaient son tablier. Parfois elle s’arrêtait et inclinait imperceptiblement la tête sur son épaule pour considérer le bouquet. Tout à coup elle y prit une large marguerite et arracha un à un ses petits pétales lancéolés en disant :
« Il m’aime ! un peu... beaucoup... passionnément ! »
Elle battit des mains et s’écria avec une joie d’enfant :
« Il m’aime ! il m’aime passionnément ! »
Son visage tout rose de chaleur semblait rayonner ; ses yeux, levés et brillants, souriaient en même temps que ses lèvres ; sa main, pendante sur son genou, tenait encore la fleur découronnée dont l’oracle avait dit si vrai. J’étais plongé dans une extase ineffable ; je regrettais mon corps, j’aurais voulu reprendre une forme et tomber à ses pieds pour y mourir de bonheur.
Je m’arrête avec complaisance sur ces détails frivoles ; j’aime à me les raconter ; eux seuls, dans mes longues souffrances, ont soutenu mon courage ; ils sont maintenant mes dernières jouissances, car demain je ne me souviendrai plus.
Cette journée s’écoula comme un songe heureux, et la nuit vint que j’étais encore perdu dans le crépuscule, contemplant Marguerite qui écoutait les oiseaux chanter et regardait le soleil couchant.
La raison m’ordonnait de fuir et sa voix me criait : « Il est temps ! » mais une invincible attraction me retenait ; dégagé de tous les liens terrestres, mon âme s’était comme infusée en elle : « Je ne veux, je ne peux la quitter, me disais-je, demain il sera bien temps de partir. »
Et le lendemain je ne partis pas !
Je restai à ses côtés ; il s’élevait en moi un frémissement de tendresse et d’enivrement lorsque j’allais sur ses pas, oubliant le monde entier, pour ne plus voir que ma blanche chérie. Quand mon âme seule était auprès d’elle, il y avait dans mes sentiments et dans mes pensées une angélique pureté que je ne retrouvais plus lorsque j’étais redevenu mon être complet.
Le soir de ce second jour, elle chanta, et je me blottis sur son sein pour écouter sa voix. – je l’ai dit, j’avais tout oublié, je ne prévoyais, je ne redoutais rien. – Lorsqu’elle fut retirée chez elle, elle se tressa, avec un enfantillage enchanteur, des couronnes de chèvrefeuille qu’elle posa sur sa tête, et se fit, ainsi parée, de grandes révérences devant sa glace. C’était un spectacle digne d’envie que de la voir, demi-vêtue, le front chargé de fleurs, rire en dansant sur ses petits pieds roses.
Elle s’endormit ; son sommeil fut inquiet ; une sueur glacée mouillait ses tempes, ses mains s’agitaient convulsivement, pendant qu’elle semblait se débattre contre l’oppression d’un cauchemar ; une expression d’épouvante décomposait son visage, et plusieurs fois elle cria mon nom.
Il était déjà tard lorsque sa mère entra chez elle.
« Es-tu souffrante, lui dit-elle en l’embrassant, tu parais fatiguée ?
– Non, ma mère, répliqua Marguerite, mais cette nuit j’ai fait un songe affreux ; j’ai rêvé que j’entendais une voix bien connue qui pleurait sous terre et qu’une autre voix répondait : "Il est trop tard, tu ne reviendras plus !« »
À ces mots, le souvenir revint à ma mémoire. Il y avait bientôt soixante heures que j’avais abandonné mon corps ; une vague terreur passa en moi et je pris mon vol. Le ciel était chargé d’orage ; un vent lourd et chaud m’enveloppait comme l’haleine d’une forge ; les oiseaux se réfugiaient dans les arbres ; des corbeaux sinistres croassaient autour de moi ; je me hâtais, je courais, je dévorais l’espace.
J’atteignis enfin le but de ma course, et bientôt j’allais pouvoir rassurer ma mère. Lorsque j’arrivai devant ma maison, deux spectacles inaccoutumés me frappèrent. Des hommes détachaient une tenture noire suspendue au-dessus de la porte et enlevaient de grands flambeaux de cuivre ; à mes fenêtres ouvertes je distinguai des draps étendus. Que se passe-t-il donc ?
Je me précipitai dans ma chambre ; elle était en désordre et mon corps n’était plus sur mon lit bouleversé. Sur les tapis, j’aperçus un marteau, quelques clous, des linges ensanglantés, et un vase d’argent où trempait une branche de buis. Dans mon effroi je ne compris rien : à travers les appartements déserts je courus et j’entrai chez ma mère.
Oh ! je n’oublierai jamais ce que je vis alors : elle était assise affaissée sur elle-même, les yeux fermés, le visage pâle et les mains jointes ; ses amis étaient à ses côtés ; tout le monde pleurait.
Quelqu’un se pencha à son oreille et lui murmura des paroles que je ne pus entendre. Alors elle renversa sa tête en arrière, et s’écria avec des sanglots :
« Mon enfant ! mon enfant ! qui m’eût dit que tu devais mourir ainsi, si jeune et si cruellement ! »
Je compris alors ; et l’horrible vérité se dévoila tout entière ! Pendant l’absence de mon âme, on m’avait cru mort ; on avait appelé les médecins. Ils avaient longuement discuté, et s’étaient résumés en déclarant que j’avais succombé à une apoplexie foudroyante. Pour s’en assurer, ils firent l’autopsie et pratiquèrent à mon pauvre corps une grande ouverture par laquelle mon âme eût été forcée de s’échapper.
Un dernier espoir me restait ; je volai, j’allai à l’église, au cimetière. Hélas ! il était trop tard ! Les dernières pelletées de terre venaient de résonner sur mon cercueil, et la foule s’écoulait tristement.
Je rentrai chez ma mère éperdu, accablé par un regret immense. Je pleurai mon imprudence et cette faculté maudite qui l’avait causée. Pendant plusieurs jours, absorbé par mon malheur, je restai immobile, contemplant avec désespoir cette douleur que j’avais fait naître.
Depuis quelques jours déjà j’étais mort pour tous, lorsqu’un matin la porte s’ouvrit et Marguerite se jeta dans les bras de ma mère, je vis alors à quel point j’étais aimé, et quel trésor d’amour j’avais bénévolement perdu. Mon bonheur, mon beau bonheur, était maintenant évanoui pour toujours.
Je fis un effort surhumain pour parler et faire comprendre mon invisible présence. Je voulais leur crier : « Ne pleurez plus, femmes chéries, ne pleurez plus. Je suis à vos côtés, invisible, mais toujours aimant ; mon corps est parti, mais mon âme vous reste, jamais elle ne vous quittera. Je me partagerai entre vous deux, j’écouterai vos paroles sans pouvoir y répondre, mais vous me devinerez à l’atmosphère de tendresse que je répandrai autour de vous. »
Mes efforts furent impuissants et je restai muet, invisible, impalpable ; j’enviais le sort de mon corps qui dormait pour toujours et n’avait plus à souffrir. Je me sentais si malheureux, que j’eusse voulu mourir, et je ne le pouvais pas, j’étais en possession de mon éternité !
Voilà deux ans de cela, et, depuis ce temps, je fais partie de ces légions d’âmes voyageuses qui errent dans les espaces sans formes et sans bruit, et qui demeurent inconnues dans les airs jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de les renfermer dans de nouveaux corps.
Pendant de longs jours, je fus sans courage, mon malheur m’avait brisé ; à ma propre infortune, au regret déchirant d’avoir perdu celle pour qui j’étais mort et pour qui j’aurais dû vivre, au remords des souffrances que j’avais répandues sur tous mes amours, se joignait l’épouvante de l’avenir. Au milieu de ces douleurs, je pensais à Marguerite : « Eh bien ! me disais-je, puisqu’il en est ainsi, puisqu’il m’est défendu de reparaître à ses yeux sous la forme qu’elle a aimée, je ne la quitterai plus, je marcherai dans son ombre et je dormirai sur ses paupières. »
De ce moment, je donnai toute mon existence à ma mère et à Marguerite. Je la voyais chaque jour croître en beauté, et je me désespérais.
À sa gracieuse pétulance avait succédé une mélancolie paisible ; bien souvent je l’entendis m’appeler en pleurant, et elle ne se doutait guère que c’était mon âme qui gémissait en elle. En effet, c’est en vertu du don d’ubiquité que nous avons, peut-être à notre insu, pendant notre vie, que nous sommes malheureux en amour et que nous regrettons les morts.
Lorsqu’on aime et qu’on est aimé, l’âme s’échange ; on donne à la créature chérie et on reçoit d’elle une portion égale du souffle divin qui nous anime ; nous sommes à la fois en nous et en elle, nous vivons dans son cœur comme elle vit dans le nôtre ; de cette sorte, la monade ravivée par ces éléments étrangers, fécondée par cette copulation nouvelle, sent ses forces se développer, sa joie grandir, ses facultés s’élever, et alors l’être est heureux.
Mais, lorsqu’un des amants, fatigué de tendresse, poussé vers d’autres jouissances par son inconstance naturelle, rappelle à lui la part de son âme qu’il a donnée, l’équilibre se trouve brisé chez celui qui aime encore ; un grand vide se fait en lui, il se sent dépossédé d’une partie de lui-même ; il est plein d’hésitations, de contractions, de troubles, de douleurs ; il souffre et connaît alors toutes les douleurs de l’amour malheureux, jusqu’à ce qu’il rentre en possession d’une portion d’âme qui remplace celle qui lui a été ravie.
Lorsque la mort a fait élection du corps que nous habitons, lorsque nous le rejetons pour ne jamais le retrouver, nous partons, laissant à ceux que nous avons aimés sur terre la part de nous-mêmes que nous leur avions donnée pendant que nous vivions auprès d’eux, et c’est ainsi qu’ils gardent notre mémoire. Lorsqu’ils se souviennent de nous, c’est notre voix qui parle en eux, c’est l’écho du baiser que leur âme reçoit de la nôtre qui leur rappelle l’être qu’ils ont pleuré. Lorsque l’homme a des tristesses vagues et des aspirations profondes vers les choses inconnues, c’est son âme qui obéit instinctivement à l’appel d’une de ses parties emportées par la mort.
Nous-mêmes, nous emportons aussi des portions d’âme que nos amis nous ont données, et c’est cette agrégation de monades diverses qui servira d’éléments aux instincts nouveaux ou modifiés qui doivent agir en nous dans les créations futures. Donc, l’âme va toujours ainsi, à travers les existences qu’elle parcourt, s’échangeant, se complétant, s’irradiant, grandissant, et devient digne enfin de ces mondes rayonnants où nous devons nous absorber un jour.
Marguerite ne savait pas cela ; elle ignorait qu’elle me portait en elle, et sa douleur accroissait la mienne.
Partout je la suivais ; dans les bals où la conduisait sa mère, je me glissais sur ses pas, je voltigeais autour d’elle et je rafraîchissais de mon souffle ses épaules brûlantes. Ah ! si elle avait pu savoir que souvent, sur les guirlandes de son jeune front, reposait l’âme de celui qu’elle regrettait ! Parfois, j’allais me coucher au soleil dans le calice des fleurs, et je revenais vers elle tout chargé des parfums qu’elle aimait.
En hiver, je suis bien malheureux. Les arbres n’ont plus de feuilles et les fleurs sont mortes ; je ne sais où m’abriter. C’est à peine si quelque hâtif perce-neige peut me donner asile ; alors j’erre, je cours effrayé, cherchant un refuge contre les frimas, et je finis toujours par voler vers Marguerite. Souvent, lorsque je touche à sa demeure, lorsque je vais pouvoir me réchauffer à son haleine, un tourbillon de vent passe et m’emporte. Je ne peux lutter, sa force m’entraîne ; je me trouve en compagnie des mes sœurs les âmes en peine, et sur les ailes des ouragans je traverse des pays désolés, sous un ciel âpre et dur, parmi les pâles bruyères et les ronces déchirantes, dans les forêts mugissantes et sur les flots, où le matelot tremble et invoque Notre-Dame de Bon-Secours, en entendant passer la rafale toute chargée de nos gémissements. Quelquefois je parviens à m’échapper ; tout meurtri de la fureur du vent, bien loin de celle vers laquelle je tends toujours, je vais dans les campagnes, j’entre dans les fermes isolées, et je cours me cacher auprès de l’âtre, dans l’étroite retraite où le grillon chante en s’accompagnant des pétillements du feu.
Ces supplices eussent peut-être duré pendant l’éternité entière si Dieu, dans sa pitié infinie, ne m’avait permis de vivre de nouveau parmi l’humanité. Cette nuit, peut-être, va s’opérer mon incarnation, et je profite d’une dernière grâce que Dieu a concédée à mes prières : je me hâte et j’écris mes mémoires, afin qu’ils servent de leçon aux imprudents de l’avenir.
Un soir, j’étais chez Marguerite lorsque sa mère entra. Elle lui prit la main, la baisa au front et lui dit qu’elle avait vingt ans, que le moment était venu de songer au mariage. À ces mots, la pauvre enfant baissa la tête et sanglota en prononçant mon nom.
Sa mère lui parla longtemps avec de douces remontrances ; une douleur exagérée, un regret inutile, ne devaient pas l’empêcher de prévoir l’avenir, et le souvenir de celui qui n’était plus ne pouvait porter obstacle à une union qui s’offrait avec toutes les conditions que recherchent les jeunes filles.
Marguerite hésitait ; un combat se livrait dans son cœur que j’occupais encore ; elle regardait sa mère sans parler, puis, enfin, se jetant dans ses bras :
« Ô ma mère, dit-elle, je vous obéirai ! »
Que dirai-je ? tout fut conclu, et ce mariage fut décidé.
Elle fut froide d’abord et réservée avec son fiancé ; quelque chose lui disait sans cesse : « Souviens-toi ! souviens-toi ! » Mais cet écho de ma pensée s’affaiblit peu à peu et finit par s’éteindre. Marguerite s’adoucit et se charma de cette nouvelle tendresse. Mon amour avait quitté son cœur, il n’y passait plus que comme une image à demi effacée, ainsi que la chaleur qui reste encore dans le nid lorsque déjà les oiseaux sont envolés.
Cet oubli me désespéra. Je n’avais pas réfléchi que toutes les douleurs se cicatrisent, et que l’amour est comme le phénix, qui meurt souvent et renaît toujours.
Au milieu des tourments de ma jalousie, une idée soudaine m’illumina. Ils allaient se marier, et peut-être obtiendrais-je de Dieu la permission de rentrer sur terre sous une forme adorée de Marguerite. Je montai moi-même porter ma prière au Seigneur, il avait été touché du long martyre qui avait si cruellement puni mon imprudence, et il m’accorda la grâce que je demandais. Maintenant tout est prêt de finir, et demain il y aura dans les désespoirs secrets de l’espace une âme en peine de moins.
Je reviendrai aux yeux de Marguerite sous une apparence qui lui sera plus chère encore que je ne l’ai jamais été. Ce matin le prêtre a béni leur union ; et cette nuit, bientôt, dans quelques minutes, la porte de la chambre nuptiale retombera sur les deux époux. Alors commenceront ces doux mystères de l’alcôve que j’ai tant rêvés, que j’ai tant pleurés ; alors je serai là ; alors, Dieu me l’a promis, ils prendront mon âme entre deux baisers, et moi, qui fus l’amant de Marguerite, bientôt je serai son enfant !
Le manuscrit s’arrêtait là. Lorsque Jean-Marc eut terminé cette lecture, il reconnut qu’il était trop tard pour commencer son roman. Il ralluma son narghilé, et maintenant il croit avec ferveur à la transmigration des âmes.
Maxime DU CAMP, L’âme errante.
Paru dans Le Visage vert, numéro 6,
Éditions Joëlle Losfeld et Le Visage vert, 1999.