Un conte de Noël
par
Maxime DU CAMP
I
Il neigeait ; le ciel était noir, la terre était blanche, le vent du nord se lamentait à travers les arbres. L’étang était gelé, et les petits oiseaux avaient faim.
Depuis le jour où Grand-Pierre était mort, le malheur était sur la chaumière de Marguerite ; c’était plus que la pauvreté, c’était la misère. La veuve était couchée, les pommettes rouges, les yeux demi-clos, la lèvre pâle.
Jacques, son fils, venait d’atteindre sa dixième année. Le matin de Noël il se lève au petit jour : « Avez-vous bien dormi, mère ? – Oui, cher petiot, très bien. Décidément, je me sens mieux ; mais j’ai un peu froid ! fais du feu dans l’âtre. »
Jacques inspecta les coins de la chambre, ouvrit une armoire, se glissa dans un petit cellier où jadis on serrait les provisions, puis il dit : « Il n’y a plus de bois, ni fagots, ni souches. » Marguerite leva les yeux au ciel : « Comment faire ? » Et, s’efforçant de sourire, elle ajouta : « Il me semble que j’ai moins froid que je ne croyais. » Jacques se chaussa, enfonça son bonnet sur ses oreilles, et dit à sa mère : « Je vais à la montagne chercher du bois mort. – Mais c’est le jour du Noël ! – M. le curé me le pardonnera. – Petiot, c’est défendu, tu le sais ; ce n’est pas aujourd’hui samedi, qui est le jour de la récolte des branches cassées. – Cela ne fait rien, mère ; le garde champêtre ne me verra pas ; tout de suite je reviendrai. En attendant, relevez la couverture sur vos épaules, afin d’avoir plus chaud. » Marguerite hésitait encore ; puis elle dit : « Va donc, mon enfant ! Dieu te bénira, parce que tu aimes ta mère. »
Le petit Jacques mit sa serpe dans sa poche, jeta sur son épaule une corde pour lier le fagot qu’il allait recueillir et ouvrit la porte. Une rafale de vent chargée de neige le repoussa, et tourbillonna dans la chambre. « Quel temps ! » dit Jacques. – « Seigneur du ciel, s’écria Marguerite, c’est le déluge blanc ! Écoute, petiot ! tu n’es pas vêtu ! non, hélas ! tu n’es pas vêtu pour affronter la tourmente glacée. Ouvre le coffre où j’ai serré les hardes de mon pauvre homme, en attendant que tu sois assez grand pour t’en servir ; donne-moi son manteau, le manteau dans lequel on l’a reporté le jour du malheur ! Tu vas t’en envelopper, et alors la froidure ne te fera pas mal. C’est assez d’un malade à la maison. »
Jacques prit le manteau qui était plié dans le coffre et sur lequel reposait une branche de buis bénit. C’était une de ces larges mantes en laine épaisse, de poils de chèvre, rayée de blanc et de noir, avec un petit collet de velours et une agrafe en cuivre. Selon les contrées, on les appelle roulières ou limousines ; dans le pays du petit Jacques on disait une roulière. Une déchirure l’avait ouverte, et sur l’étoffe on voyait des taches de couleur sombre. Jacques s’entoura de la roulière. Au moment où il allait partir et comme déjà il tenait le loquet de la porte, Marguerite le rappela : « Si tu passes au Trèves, n’oublie pas de faire ta prière. »
II
Jacques marchait sur la route : nul être humain n’apparaissait dans la campagne ; tout était morne et désolé ; la neige tombait et semblait glisser horizontalement, tant le vent du nord la chassait avec violence ; sur la plus haute branche d’un peuplier couvert de givre, un corbeau croassait. Parfois le petit Jacques s’arrêtait pour enlever d’un coup sec la neige qui s’accumulait et se durcissait sous ses sabots. Il n’avait pas froid, mais sa roulière lui semblait lourde ; il allait avec courage car c’était un bon petit gars, qui avait le cœur droit et la volonté ferme.
À demi-voix et pour scander sa marche, Jacques chantait :
Il est né le divin enfant !
Il allait, penché en avant, avec grand effort, tombant, enfonçant jusqu’aux genoux, ne se décourageant pas et riant même, lorsque heurtant du pied une ornière durcie qu’il n’avait pu voir, il faisait la culbute. Allons ! un coup de jarret ! Voilà tout près le taillis de la Prévôté.
Au-dessus des bruyères grelottantes, au-dessus des ronces affaissées, la neige dessinait des sillons à travers lesquels on apercevait la saillie des branches tombées. Le petit Jacques se mit à l’œuvre. Ah ! comme il peinait ! Il avait enlevé sa roulière, pour avoir les mouvements plus libres ; ses jambes disparues dans la neige, ses mains, ses bras étaient trempés et transis de froid, tandis que son visage ruisselait de sueur. Il se redressait, regardait le tas de bois mort déjà rassemblé, et se sentait joyeux en pensant aux belles flambées qu’il allait faire lorsqu’il serait rentré à la maison. Il eût bien voulu arracher de ci et de là quelques fougères, pour donner du moelleux à son lit, qui était mal rembourré ; mais il n’osa pas, et puis il n’avait pas le temps ! La mère est au logis et gémit sous la couverture en écoutant souffler les rafales du nord.
Jacques a ramassé tout le bois mort qu’il pourra porter ; il ajoute encore deux ou trois branchettes pour faire bonne mesure ; à l’aide de sa corde, il lie son fagot avec précaution, afin que nulle brindille ne s’échappe pendant la route ; il met sa roulière sur ses épaules, charge la falourde sur son dos, et, appuyé sur un bâton qu’il a coupé, il s’engage dans le chemin le plus court qui conduit au village. Ses jambes tremblent un peu, car le fardeau est pesant et la neige est profonde ; souvent il fait halte et s’accote contre un arbre pour se reposer.
III
Cheminant à petit pas, mais sans défaillance, il arrive à un carrefour : c’est le Trèves. En haut du piédestal, les mains clouées à la croix, la tête ceinte d’épines et le côté ouvert par le coup de lance, le Christ étend les bras et semble convier le monde à s’y réfugier. La face est tournée vers l’orient ; les yeux agrandis par la souffrance regardent le ciel, comme s’ils y cherchaient l’étoile qui guida les mages et apparut aux bergers au-dessus de l’étable de Bethléem. À côté, l’on a planté des sorbiers, dont les graines rouges rappellent les gouttes de sang qui tombèrent du front divin.
Marguerite avait une dévotion particulière pour le Christ du Trèves, parce que les hommes qui rapportèrent le cadavre de Grand-Pierre, fatigués et attristés, s’étaient arrêtés à cette place et avaient prié pour le repos de l’âme de celui que la mort venait de terrasser ; c’est pourquoi elle avait dit à son fils : « Si tu passes au Trèves, tu feras ta prière. »
Jacques n’avait point oublié la recommandation maternelle ; il déposa son fagot, ôta son bonnet, s’agenouilla et se mit à prier, pendant que le vent l’accompagnait d’une voix lugubre. Il récitait les prières qu’il avait apprises au catéchisme, et d’autres paroles qui étaient ferventes et qui lui venaient naturellement au cœur. Tout en disant ses oraisons, il regardait le visage du Christ fouetté par la neige : la bouche entr’ouverte, les yeux levés lui donnaient une apparence de douleur infinie ; deux petits glaçons, pareils à des larmes congelées, restaient suspendus aux paupières ; le corps décharné s’étirait sur la croix dans un dernier spasme d’agonie. Le petit Jacques souffrit de cette souffrance dont il contemplait l’image ; il eût voulu consoler celui qu’il invoquait.
Lorsqu’il eut terminé sa prière, il rechargea le fagot sur ses épaules, et s’éloigna. Au moment de sortir du carrefour, il se retourna et contempla le Christ, dont les yeux semblaient le suivre. Le visage était moins sombre ; une expression de douceur avait détendu les traits. Un coup de vent passa qui agita la neige accumulée sur les bras ; on eût dit que la statue frissonnait. Jacques s’arrêta : « Ô mon pauvre bon Dieu ! » dit-il, « comme tu as froid ! » Et il revint auprès du crucifix, là même, sans le savoir, où le corps de son père avait été déposé. Il se dépouilla de sa roulière ; grimpant sur le piédestal, s’aidant de la saillie formée par la ceinture, il put atteindre les épaules du Christ, et les enveloppa de son manteau, de façon que la statue en fût couverte presque tout entière. Il descendit, se recula pour mieux voir, et fut content. « Au moins », dit-il, « tu n’auras plus si froid. » Les glaçons suspendus aux paupières fondaient doucement, et glissaient comme des pleurs de reconnaissance sur le visage de granit.
Jacques se sauva en courant ; la bise brutale soufflait derrière lui et traversait sa blouse en cotonnade. Il franchit la côte au galop, comme un poulain échappé, sentant le fagot dur et rugueux qui sautait sur ses épaules et les meurtrissait. Haletant, il s’arrêta au bas de la côte, auprès du ravin garanti de la neige et abrité du vent par le rideau des sapins. Ah ! qu’il était fatigué ! Il descendit dans le ravin et s’assit, pour se reposer, une minute seulement, avant d’aller rejoindre sa mère. Il s’allongea et appuya sa tête sur le fagot : « Il ne faut pas dormir », se disait-il, « il ne faut pas dormir. » Et, disant cela, il s’endormit.
IV
Lorsque le petit Jacques se réveilla, il regarda autour de lui et fut très étonné. Le ravin, la neige, la forêt, la montagne, le ciel gris, le vent glacial, tout avait disparu ; il chercha son fagot et ne le put découvrir. Il crut qu’il rêvait, et se frotta les veux. Le pays où il était, il ne l’avait jamais vu, jamais il n’en avait ouï parler ; il avait beau le contempler, il ne pouvait en définir la substance, en circonscrire l’immensité, en comprendre les splendeurs. L’air était tiède, imprégné d’un parfum exquis, et il s’en exhalait une harmonie qui mettait le ravissement au cœur.
Jacques se leva ; ses pieds marchaient sur un sol élastique et transparent, qui se soulevait à chacun de ses pas, comme pour lui éviter la fatigue. Une auréole lumineuse voltigeait autour de lui et l’enveloppait. Au lieu de la roulière déchirée qu’il avait placée sur les épaules du crucifié, il était revêtu d’un manteau « couleur du temps », parsemé d’étoiles, sans couture, comme la robe qui fut jouée aux dés sur le sommet du Calvaire, et où flottaient quelques fils échappés à la quenouille de la Vierge. Ses mains, ses pauvres petites mains, tuméfiées par les engelures, crevassées par le froid, déformées par les durs travaux, étaient devenues si blanches et si douces, qu’elles ressemblaient au bout de l’aile des cygnes. Jacques était émerveillé, mais il n’avait point peur ; nulle impression de crainte ne le troublait ; non seulement il était calme et rassuré, mais il se sentait léger, comme débarrassé d’un fardeau qu’il ne se souvenait pas d’avoir porté, et pénétré de béatitude.
« Où suis-je donc ? » demanda-t-il.
Une voix plus harmonieuse que le souffle des brises répondit : « Dans la maison de mon Père, dans la maison où viennent les justes et où vivent les hommes de bonne volonté. »
Jacques vit alors se dresser devant lui, à travers un voile de lumière et d’azur, le grand crucifix du Trèves, le crucifix de granit. Le manteau de Grand-Pierre, la roulière trouée flottait sur ses épaules ; tout en conservant sa grossière apparence, l’étoffe, plus diaphane qu’un nuage, laissait apercevoir des rayonnements de soleil. Tout autour, dans des espaces que l’œil ne pouvait découvrir, on entendait résonner des chants aériens.
Le Christ lui dit : « Relève-toi, cher petit, tu as eu pitié de ton Dieu qui souffrait ; tu t’es dépouillé de ton manteau pour lui ; tu l’as fait dans la simplicité de ton cœur, parce que tu es bon, et c’est pourquoi je t’ai donné mon manteau en échange du tien ; car de toutes les vertus, la plus haute et la plus rare, c’est la bonté ; elle passe sagesse, intelligence et savoir. Pour toujours, désormais tu es l’hôte et l’ami de ton Dieu. » Jacques fit un pas vers l’éblouissante vision, et tendit les bras avec un geste de supplication. « Que veux-tu ? » dit la voix. Tout bas, tout bas, comme s’il n’eût pas osé formuler sa prière, Jacques murmura : « Maman ! » Le Christ se rappela que, défaillante et suffoquée de larmes, sa mère était tombée au pied de la croix ; il fit un signe de tête pour approuver le petit Jacques. « Celui », dit-il, « qui a souffert pour moi, s’est racheté lui-même et rachète ceux qu’il aime. Jacques, ta prière est exaucée. Que l’on envoie les anges qui ont transporté Marie l’Égyptienne ! » On entendit un bruissement d’ailes blanches, et un sourire de joie illumina la face du Christ. Du fond de l’horizon, plus clair que le cristal, on aperçut Marguerite qui s’avançait au milieu d’un tourbillon d’ailes blanches. Elle n’était plus ni pâle, ni amaigrie, ni désolée, elle était rayonnante et brillait de cette lumière intérieure qui est la beauté des âmes et qui seule est impérissable. Devant le Christ les anges la déposèrent. Lorsqu’elle redressa la tête, elle vit deux ombres, deux âmes agenouillées à ses côtés : l’une était le petit Jacques, l’autre était Grand-Pierre. Tous les trois se confondirent dans le même baiser et dans le même élan de gratitude.
Maxime DU CAMP, Un conte de Noël.