Bleuette
CONTE DE FÉES
par
Édouard DUCOTÉ
BLEUETTE était assise dans les blés. Une forêt de tiges dorées, bruyante de grillons et de sauterelles, l’environnait ; les bluets, ses frères, et les coquelicots aux pétales souples étaient çà et là posés, comme de merveilleux oiseaux-mouches. Au-dessus d’elle, un peu de ciel apparaissait à travers les épis, courbés par le poids de leur maturité.
Et Bleuette ne faisait rien là, si ce n’est de vivre tout simplement à la place qui était la sienne. Elle était heureuse sur ce champ, parmi les bruits et les bruissements familiers. La douce chaleur de la terre la pénétrait ; l’ardeur du soleil de juillet la plongeait dans un anéantissement délicieux. Elle vivait et sentait la plénitude de son épanouissement.
Si Bleuette restait pendant toute une saison l’hôtesse du lieu où elle s’était logée, elle n’avait pourtant point de patrie. La moisson faite, elle gagnait un autre pays. Tantôt, elle habitait le petit terrain cultivé avec amour par quelque pauvre paysan ; elle se cachait à l’ombre de la masure, ou bien le long du mur d’enceinte aux pierres éboulées. Tantôt, c’était au flanc d’une colline, d’où elle aimait contempler la grande plaine verte et rousse coupée par un fleuve miroitant. D’autres fois, elle allait sur quelque haut plateau ; elle y restait longtemps, car la récolte était tardive : le soleil, tard levé et vite disparu derrière la montagne, était avare de ses rayons, et Bleuette frissonnait dans les longues rosées. Parfois, elle était voisine des oliviers et des figuiers, en un pays de terre rouge, brûlé et altéré. Cette fois-ci, elle demeurait sur une de ces plaines interminables, tapissées de céréales, que partagent de larges routes, poussiéreuses ; cette contrée était balayée par le vent ; on voyait au-dessus de la mer mouvante des cultures surgir les clochers d’ardoise et les toits rouges des villages et des riches fermes où règne un paysan rapace et cruel.
Bleuette allait ici ou là, on ne sait comment. Elle savait se rendre invisible. L’été fini, elle partait et le lendemain elle était ailleurs, quelquefois au bout du monde, là où le blé mûrit quand chez nous le grain dort sous la neige. D’ailleurs, personne ne prenait garde à Bleuette tant elle était discrète et douce. Elle était fleur, elle était femme. Elle était toujours jeune et immortelle. De Nymphe elle était devenue Fée, mais n’avait pas changé.
Donc elle était dans ce champ, heureuse de vivre, quand un garnement qui fuyait, la blouse pleine d’abricots volés à un verger, vint la heurter rudement. Elle poussa un cri de douleur. Lui, talonné par la peur, poursuivit sa course, sans s’excuser ni s’attarder à ramasser les fruits que, dans la surprise de cette rencontre, il avait laissé rouler à terre. Quelqu’un était sur sa trace, facile à suivre à travers les épis foulés et couchés en désordre ; on entendait des cris et des menaces. Et bientôt, devant Bleuette en larmes, parut un gros paysan, essoufflé et cramoisi :
– Ah ! je te tiens, brigand ! cria-t-il en saisissant furieusement Bleuette par les épaules. Une femme ! C’est une femme ! A-t-on jamais vu une pareille audace ? Allons, debout, Bohémienne ! Tu ne penses pas, je suppose, que tes larmes vont m’attendrir. Et tu ne nieras pas, dit-il en ramassant les abricots dorés dont il gonfla ses poches.
– Je vous en supplie, Monsieur, dit Bleuette. Je suis une pauvre fille et je n’ai pas fait de mal. Tout à l’heure, un homme qui se sauvait, votre voleur sans doute, a passé par là et, sans me voir, m’a frappée du pied.
– Connu, connu, dit le fermier. Tu te croyais bien cachée, et qu’est-ce que tu fais ici ? D’ailleurs, je te reconnais. Ta robe bleue, je la prenais pour une blouse de paysan, car, vraiment, je ne supposais pas qu’une fille de ton âge fût capable de ces mauvais coups. Tu n’en es pas à ton essai. Hier, deux lapins ont disparu ; l’autre jour c’étaient des poules ; et tu as empoisonné mon vieux chien.
– Je ne suis pas coupable, je vous le jure, répétait Bleuette en sanglotant.
– Nous nous expliquerons avec le juge.
Et la saisissant par le bras, il l’entraîna, plus content de tenir son voleur et de se venger qu’il n’avait eu de peine en voyant, couché sur le dos et les pattes raides, Médor, le fidèle gardien de sa maison.
Bleuette le suivit, docilement. Le paysan pérorait tout seul, se félicitait et menaçait. En route, ils rencontrèrent des cultivateurs qui disaient à la pauvre Fée des injures et des mots grossiers qu’elle ne comprenait pas.
Bleuette, remise aux gendarmes, fut menée, les mains liées, jusqu’à la ville où il y avait la prison et les juges. Elle y arriva à la nuit noire, mourante de faim, de honte et de fatigue, car elle devait subir toutes les misères de l’humanité puisqu’elle avait pris la forme humaine.
On la mit dans un cachot, et il lui fallut attendre que le juge, qui était en vacances, fût de retour. Elle ne s’enfuit pas ; cela lui eût été facile : les murs ne comptent pas pour les Fées. Mais elle devait avoir son idée, puisqu’elle consentait à souffrir, exilée, privée de la lumière et de la bonne senteur des campagnes.
Quand le juge fut revenu, il interrogea Bleuette et entra dans une grande colère, en voyant qu’elle se moquait de lui en protestant de son innocence. Quel crédit accorder à une fille qui venait on ne sait d’où, qui n’avait aucun métier et d’autre domicile que les champs ? Et puis, on avait une preuve irrécusable. Le fermier vint au tribunal, avec ses habits du dimanche et une grosse chaîne d’or sur le ventre ; il affirmait reconnaître son voleur qu’il avait lui-même surpris dans un champ au milieu de ses abricots. On pouvait croire au témoignage de cet honnête homme, bien connu dans le pays, et riche et considéré. Bleuette fut chargée des méfaits antérieurs et condamnée à deux mois de prison. Cette injustice et son infortune la peinèrent moins que de songer que pendant ce temps on avait récolté la moisson ; elle quitterait la contrée, sa peine accomplie, sans avoir vécu toute la vie dont elle y devait jouir.
Or, quelques jours après la condamnation de Bleuette, arrivèrent des choses singulières. Le chien qui avait remplacé Médor fut trouvé inanimé ; un carré de pommes de terre fut dévasté et la basse-cour mise au pillage. Le fermier, fou de colère, s’embusqua toutes les nuits, son fusil chargé, et finit par découvrir le voleur escaladant le mur du potager. Il tira ; l’homme tomba, un bras cassé.
C’était un garçon d’une vingtaine d’années, dont la paresse était le premier crime ; il vivait de maraude au lieu de travailler. Il comparut devant le juge ; celui-ci, qui se piquait d’être un habile magistrat, plaida le faux pour connaître la vérité, et accusa le prévenu des vols déjà anciens, commis chez le même fermier. Mais quelle fut sa surprise en entendant le jeune homme les avouer ! Celui-ci, qui croyait la justice informée, espérait que sa franchise lui vaudrait de l’indulgence. D’abord le magistrat ne voulut rien croire, mais l’autre, soupçonnant une ruse, fit de telles déclarations qu’il fallut bien se rendre à l’évidence. Le juge, qui estimait impossible qu’il eût condamné une innocente, ne douta pas que tout au moins Bleuette ait été complice. Le voleur jura avoir agi seul. Il fut confronté avec la prisonnière. Tout de suite il nia de l’avoir jamais vue, puis il se frappa le front, ému par un lointain souvenir.
– Il me semble, dit-il, avoir rencontré cette fille dans les blés, un jour que je fuyais après avoir dérobé des fruits... Oui, c’est bien elle, ajouta-t-il. Elle est assez belle pour qu’on se la rappelle, et cependant c’est à peine si je la vis. Je l’avais heurtée en courant, et elle cria.
Et le jeune homme, regardant avec admiration sa victime, lui demanda pardon de l’avoir fait condamner à sa place.
À la grande confusion du juge et du fermier, on dut relâcher Bleuette. Le bruit de l’aventure avait couru la ville ; des gens s’étaient attroupés devant la prison pour fêter la victime, mais elle partit sans que personne la vit, et jamais plus on n’eut de ses nouvelles dans le pays.
Le maraudeur fut condamné à deux ans de prison. La mauvaise humeur de la justice confondue se soulageait sur lui. On espérait qu’il récriminerait et qu’on pourrait aggraver sa peine. Mais il se tut. Il ne pensait qu’à cette délicieuse jeune fille si douce et si bonne qui avait payé pour lui. Ce n’était pas un cœur endurci : seule la paresse l’avait mené à mal faire. Il sentait l’étendue de sa faute et se la reprochait. Son plus grand châtiment était de penser qu’il ne reverrait pas Bleuette, car il se sentait gonflé d’amour pour elle.
Au milieu de la nuit, la porte du cachot s’ouvrit et Bleuette entra en souriant. Il resta d’abord frappé d’étonnement, puis il se jeta à ses pieds et répandit beaucoup de larmes :
– Partez, partez, balbutiait-il entre ses sanglots, vous êtes libre.
– J’entre partout comme je veux, dit Bleuette ; je suis fée. Viens avec moi.
– Non, répondit-il. J’ai mérité d’être ici ; je ne serais que plus coupable si j’échappais à ma punition.
– Tu peux me suivre, dit Bleuette ; ta peine, je l’ai accomplie. Ton repentir achève de t’absoudre. Les Fées n’ont pas seulement été créées pour embellir la nature et parfumer l’âme des poètes, elles ont aussi la mission de rendre aux hommes la vie légère en leur enseignant à la comprendre. N’use pas ta jeunesse, qui peut encore être féconde en œuvres bonnes, au fond d’une prison stérile. Moi, je pouvais attendre ici, j’ai devant moi l’éternité !
Ils partirent et s’en allèrent ensemble, très loin, de l’autre côté de l’Océan, dans un pays où le jeune printemps venait de couvrir les sillons d’un voile vert et frissonnant. Et là, Bleuette disparut aux yeux de son compagnon. L’été, parmi les épis blonds, il la chercha, courant partout où les bluets en troupe lui semblaient une robe étalée. Il s’était loué chez un cultivateur, et Bleuette, le voyant, pour l’amour d’elle, renoncer à la paresse et courageusement se livrer au travail, consentit plusieurs fois à se montrer à lui sous sa forme féminine.
L’année suivante, il ne la découvrit pas (les vents, sans doute, l’avaient jetée sur un autre rivage), mais il n’aimait plus maintenant Bleuette seule, il avait appris à aimer la terre qui récompense le rude labeur de l’homme avec le divin sourire de ses fleurs.
Édouard DUCOTÉ.
Paru dans Durendal en 1894.