La princesse du Saint-Empire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges DUCROCQ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fenaison est un travail léger qui laisse au corps toute sa liberté et sa grâce. Mademoiselle de Saint-Martin était tout à fait jolie quand elle fanait. Elle avait une façon élégante d’amasser l’herbe ou de la disperser, elle jouait du râteau comme une bergère de sa houlette, et quand j’apercevais sur le talus du parc la silhouette lumineuse de cette simple paysanne, je songeais, malgré moi, au hameau de Marie-Antoinette, à ce siècle de raffinement où les grandes dames se transformaient en divinités bocagères.

La Saint-Martin, comme on l’appelait au village, était une grande fille un peu maigre ; elle avait un visage extrêmement régulier, des traits purs, marqués de cette douceur mélancolique si fréquente en Lorraine, suave tristesse, comme il en plane sur les joues des vierges de Raphaël, rêverie, résignation presque italienne. Son air délicat attendrissait. Comment les travaux des champs, les stations, courbée dans les lignes de pommes de terre et dans les vignes, avaient-ils respecté cette charmante taille ? Pourquoi ce buste si fragile n’était-il pas carré et coupé à grands coups d’ébauchoirs, comme l’étaient toutes les honnêtes filles du village qui ressemblaient à des pierres mégalithiques ? Pourquoi ce teint de pêche et ce cou blanc où les veines bleues s’entrecroisaient comme les chevrons d’un blason héraldique ?

Problème, je dois le dire, qui ne passionnait personne. Levée comme ses compagnes au premier Angelus, la Saint-Martin suivait son vieux père dans quelque pièce de terre qu’ils cultivaient péniblement. Au village, chacun creuse son sillon. Nul ne s’inquiète si vous avez les mains blanches et un corps de reine sous la dure chemise en toile de chanvre.

La noblesse lorraine comptait jadis un certain nombre de princes du Saint-Empire. Quelques-uns ont maintenu leur rang et leur fortune, pour ne citer que les Beauvau. D’autres ont déchu, sont tombés dans une noire misère. Le vieux paysan, aujourd’hui détenteur du titre et des parchemins de l’illustre famille des Saint-Martin, comtes de Saverne et de Dabo, seigneurs d’Abreschwiller, de Saint-Quirin et autre lieux, estimait sans doute qu’un hectare de bonnes terres à labourer eût mieux valu que cette noblesse authentique et surannée. Mais la sève de sa race, indifférent à ses calculs, avait produit, dans sa fille, dont il ne se souciait guère, un fruit savoureux, une beauté de salon exquise et touchante. La qualité d’une nation est faite de ces grands mystères de famille et, quand nous disons d’un vieux peuple qu’il a du sang dans les veines, il faut entendre qu’il hérite de vingt générations qui se sont efforcées d’acquérir de l’honneur ou de la vertu.

Rien n’était plus gracieux que l’abandon, l’allure dégagée de cette jeune fille quand elle offrait, le dimanche, le pain bénit à la grand’messe. Les familles, selon la coutume, se relayent pour le donner à la paroisse, chacune à leur tour, et les plus pauvres réclament de ne pas être dispensées de cette redevance. La Saint-Martin traversait, d’un pas balancé, la nef de la vieille église ; elle sortait des derniers bancs où se trouvent les plus modestes et tout le monde admirait, sur son passage, sa bonne mine et son doux maintien. Ce jour-là, avec sa brioche de pain doré dont toute la paroisse bénéficiait, n’était-elle pas un peu la reine du village ? En Lorraine, où la moquerie vole comme l’alouette, ces royautés, même éphémères, peuvent être bafouées. Personne ne songeait à rire quand la belle de Saint-Martin apportait son offrande au curé. Elle avait malgré elle un air de distinction et d’autorité qui en imposait aux petits fermiers farauds, fermait le bec aux commères médisantes et faisait crever de dépit la boulangère dans son corset trop serré. En atteignant le haut bout de l’église, la princesse du Saint-Empire reprenait sa place naturelle, le premier rang auquel sa beauté d’aristocrate lui donnait droit. Triomphe de peu de durée, où le visage, pur comme un éclair, resplendissait.

Des garçons du pays m’ont dit que la Saint-Martin dansait comme une fée. Les dimanches de printemps, l’usage est de gagner, à travers bois, une grande pelouse où le bal champêtre s’improvise sous les tilleuls. Les quinconces servaient autrefois de promenoir et de belvédère aux chanoinesses. Les valses y ont succédé aux doux entretiens des religieuses de ce chapitre noble que la milice populaire appelait les « Chambrières », par opposition aux « Dames » de Remiremont et aux « Demoiselles » de Pouxieux. Ces humbles servantes avaient toujours eu le mérite de choisir leur résidence dans un des plus beaux sites de la Lorraine. Deux rivières unissent leurs eaux au pied de cette montagne qui fut toujours un lieu sacré. Superbe corbeille de collines et de forêts, encerclant des prairies toujours vertes, des eaux vives, un sol baigné de grâce et de lumière. C’est devant ce paysage large, humide et voilé que les danseurs s’enchaînent sous la fleur du tilleul, c’est là que la belle de Saint-Martin ravissait par sa souplesse et sa légèreté un cercle d’admirateurs.

Qui n’a suivi des yeux dans le tourbillon des quadrilles une tête blonde, une fugitive beauté qui passe ? La Saint-Martin, au bal, était ce point lumineux vers lequel s’élancent les regards. Ses mouvements égaux et rythmés, son agilité, son sang-froid révélaient, chez cette fille des champs, un apprentissage singulier du monde et de ses usages. D’où tenait-elle cette vivacité charmante, sinon d’une aïeule dont elle gardait la ressemblance ? On voyait sur ses belles hanches une robe à paniers et ses genoux pliants, en une leçon, auraient appris la révérence.

Les jeunes paysans de Lorraine, sains et forts, apprécient surtout chez les femmes l’extrême douceur des manières. La Saint-Martin portait des toilettes blanches ajustées à son corps fin et nerveux. Séduits par la justesse de son goût, ses adorateurs la comparaient à une jeune dame égarée parmi eux.

Le soir, à l’ardeur de la danse, succédait l’anxiété du retour, sous les branches, par bandes d’amoureux. Les étoiles frémissent sur les hauts plateaux, un chemin lacté coupe en deux le bois sombre, la nuit sent le muguet. La Saint-Martin avait une très belle voix onctueuse et fraîche ; elle chantait tout le long de la route pour charmer ses compagnes, et les gros rires de cette troupe villageoise s’apaisaient devant cette musique lorraine d’une douceur angélique, calme et soutenue.

Qu’est devenue cette pauvre héritière d’un grand nom, cette princesse sans terres et sans vassaux, qui n’exerçait plus de suzeraineté que celle de son regard magique ? J’aime mieux ne pas y penser. Je me souviens de la vieille maison qu’elle habitait, tout en haut du village, près des fontaines dont l’eau ruisselle sur des cuves de pierre, anciens cercueils mérovingiens. Dans cette Lorraine où des siècles d’histoire se superposent comme des couches d’ardoises, j’aimais à me figurer la lignée de puissants barons, de hauts justiciers, de guerriers et de forestiers dont cet être délicat était la dernière fleur. Il flottait de très anciens, de très beaux souvenirs dans ses yeux gris et profonds. Les ailes du nez s’enflaient parfois d’un souffle de bataille. Elle avait un front magnifique. Ainsi se conservent dans nos villages, adossés aux murs gothiques et aux tombeaux gallo-romains, quelques survivants de l’ancienne race des conquérants, de ceux qui n’ont jamais voulu déserter la terre et se sont lentement appauvris avec elle.

 

 

 

Georges DUCROCQ, La Blessure mal fermée.

 

Recueilli dans Conteurs français de terroir,

Duvivier, 1920.

 

 

 

 

 

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