La montagne

 

 

                                              Pour Monsieur

                                              Edmond Thiaudière.

 

 

                                I

 

Une montagne, sœur des tragiques Titans,

Émerge d’un chaos de sommets attristants

Et sublimes... Sur sa muraille abrupte et lisse

Le tumultueux choc de la tempête glisse,

Et le stérile assaut des nuages fougueux

Sinistrement tournoie à ses angles rugueux.

Nulle forêt de pins, de chênes ou d’érables

Qui font les durs rochers vivants et vénérables,

Ne déroule à ses flancs ces vertes frondaisons

Où s’adoucit l’aspect des rudes horizons.

Elle se dresse noire, inaccessible, morne.

Le chevrier agile errant de morne en morne,

Le dénicheur d’aiglons, le chasseur de chamois

La regardent de loin, pleins de craintifs émois.

À son faîte désert rien ne vit, ne tressaille,

Pas même le vestige ancien d’une broussaille ;

Mais les bords désolés de deux gouffres béants

Y tracent le contour de deux pieds de géants,

De ceux que Jupiter vainquit aux jours antiques.

L’un des puits, aux parois de roches basaltiques,

Enfonce dans l’horreur ses bancs pétrifiés

Par l’éclair que jadis, Titans, vous défiiez ;

Et l’aigle n’a jamais, lui l’altier solitaire,

Osé bâtir son nid auprès de ce cratère.

Or, par là la Montagne aimait et respirait

Lorsque sur ses versants portant une forêt

Elle en voyait grandir les naissantes ramures

Et, joyeuse, mêlait son souffle à leurs murmures.

L’autre puits, évasant à travers le granit

Sa courbe intérieure, aux ténèbres s’unit ;

Nulle clarté n’y flotte, un seul instant penchée,

Depuis que par la foudre ardente desséchée

L’onde n’y berce plus d’astre au divin reflet.

La Montagne par là rêvait et contemplait

Quand, jeune et recueillie en face des étoiles,

Ainsi qu’en un miroir profond, calme et sans voiles,

Elle réfléchissait dans ce lac azuré

Le dôme éblouissant du ciel immesuré.

 

 

                                II

 

Par une de ces nuits ou le minéral même

Semble doué d’une âme et balbutier j’aime !

Tant les souffles d’amour dans la nature épars

Enivrent l’univers pâmé de toutes parts,

Un vent mystérieux, plus doux qu’aucune bouche

De femme, caressa la Montagne farouche ;

Et soudain celle-ci se sentit tressaillir.

Puis, à l’aube, elle vit d’entre ses blocs jaillir

Une fleur, achevant d’éclore, virginale.

De son cœur palpitant la brise matinale

Emportait un parfum balsamique et subtil ;

La sève, en y montant, gonflait chaque pistil ;

Cependant que sans peur du funèbre vertige

Tombant du roc livide, elle inclinait sa tige

Au-dessus de l’abîme obscur et, comme un trait

Lumineux tissé d’or céleste, l’éclairait.

Et la Montagne alors oublia sa défaite.

Une lueur de joie illumina son faîte,

Tel un nimbe pâli tout à coup rénové,

Car dans cette fleur pure elle avait retrouvé

Les arômes de vie et les beautés natives

Épanouis en elle aux heures primitives.

Cet envol de senteurs, délicieux soupir

Qu’exhalait la corolle entrouverte au zéphyr,

N’était-ce pas l’haleine odorante et rythmée

Qu’autrefois répandait l’onduleuse ramée

Des grands bois suspendus à ses escarpements ?

Ces gouttes de rosée, infimes diamants

Sertis dans le calice et reflétant, limpides,

L’immensité des cieux suaves et splendides,

N’étaient-elles pas sœurs du lac où, se mirant,

L’infini paraissait plus magique et plus grand ?

Qu’importait donc le deuil des rébellions vaines

Sur elle appesanti ! Ses entrailles, ses veines

Bouillonnaient de nouveau sous le volcan glacé,

Et rien ne subsistait maintenant du passé

Que le clair souvenir de la première aurore,

Puisque par cette fleur elle pouvait encore

Voir la sérénité du firmament vermeil

Et rajeunir son cœur aux baisers du soleil.

 

 

                                III

 

Ainsi, quand l’homme, plein d’audaces et de rêves,

Hors du cercle borné des illusions brèves

Qui l’aveuglent d’orgueil en leur fragilité,

S’attaque aux sphynx puissants gardant l’éternité

Pour leur être semblable et vaincre le mystère,

L’énigme, l’écrasant, le jette terre à terre ;

Et dans son désespoir fixe et silencieux,

Aride, il s’enracine, indifférent aux cieux.

Mais que l’amour l’effleure et qu’un enfant lui naisse ;

À le voir il retrouve aussitôt sa jeunesse

Dans sa magnificence et dans sa pureté,

Et, sur ses rêves morts, son passé dévasté,

Sentant fleurir cette âme où couve l’étincelle

Des aspirations hautes, divines, – celle

Qui l’embrasa jadis, – par ce fragile enfant,

Oublieux de l’épreuve, il revit, triomphant.

 

 

 

Philippe DUFOUR, Poèmes légendaires, 1897.

 

 

 

 

 

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