Aventures de Iann Houarn

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Il était une fois, dans le pauvre hameau du Quenkis, en Basse-Bretagne, un jeune pâtour, fils d’une pauvre veuve déjà sur l’âge. Il se nommait Iann Houarn : il était assez joli garçon, quoique louche ; de plus, fort comme quatre, et simple autant que trois niais de Guiscriff. C’est pourquoi sa mère n’avait jamais pu lui faire apprendre aucun état. Au surplus, Iann, qui comptait dix-huit ans, n’aurait pas voulu s’en donner la peine, disant que le bon Dieu avait créé les êtres baptisés pour respirer, boire, manger et courir à l’aise par monts et par vaux, et non pour étouffer et s’ennuyer dans ces tanières que l’on appelle des maisons ; pour regarder en liberté le soleil, les champs, les arbres, et non pour se creuser la cervelle afin de ramasser, par tous les moyens, des sous et des écus moisis, en hâtant le jour de l’ankou (la mort).

Houarn disait, en vérité, mes amis, bien d’autres belles choses ; mais comme la bonne femme Jeanne avait grand’peine, en filant, à gagner du pain pour deux, dont un dévorait plus que quatre, et que du reste Iann avait un bon cœur, il comprit qu’il était temps de filer de son côté et d’aller plus loin voir s’il irait butter sur une bonne chance ; car pour se donner le souci de la chercher, cette chance rare, en vérité, c’était fort au-dessous de notre camarade.

Le voilà donc parti, un beau jour d’automne, vêtu, aux trois quarts, d’une culotte de toile percée, de la moitié d’une chemise, d’un morceau d’habit à son défunt père, et... c’est tout ; Iann ne portait jamais de chaussures. Quant au chapeau, c’était chose inutile, avec une chevelure inculte et aussi épaisse que la crinière d’un poulain.

Jugez donc de son bonheur ! Il courait tout le long du jour dans les bois, tuant du gibier, se vautrant dans les ruisseaux et, la nuit, s’endormait sur la mousse fraîche des pâtures, après avoir remercié son ange gardien de le rendre si heureux.

L’homme, hélas ! l’homme, inconstant, finit par se lasser de tout. Ainsi en fut-il de notre vagabond, qui en peu de temps avait oublié la moitié de ses chausses sur les épines des buissons. Puis, l’hiver venait à grands pas ; l’hiver et son manteau de neige. Pas de culotte quand il gèle, c’est assez désagréable !

Comment faire ? Revenir à la maison ? Impossible, se disait-il, avant d’avoir ramassé quelque chose, dix-huit sous, par exemple, pour la bonne femme ; mais où les trouver ?

Un beau soir, Houarn, en traversant une grande forêt, aperçut une petite lumière au fond d’un sombre fourré et frappa à la porte de la grotte.

– Qui est là ? répondit une grosse voix.

– C’est moi, Iann du Quenkis.

– Il y a des Iann partout, fit l’autre, et plus de soixante Quenkis dans le diocèse de Léon. Au surplus, que veux-tu ?

– Ce que je veux, moi ? Rien du tout, dit le nigaud en regardant autour de lui, la bouche ouverte.

– Tu ne veux rien, l’ami ? Alors, pourquoi viens-tu déranger un honnête serviteur de la Trinité ?

– Pourquoi ? foi de Dieu pourquoi ? Je ne sais pas...

– En ce cas, détale au plus vite, dit le solitaire, qui dirigeait sa lumière par une fente de la porte sur la figure du visiteur. Détale prestement, et laisse-moi continuer mes oraisons.

– C’est bien facile ! répliqua Iann, car j’ai les jambes pour le moins aussi longues que les dents. Bonsoir, vieux hibou !

– Hein ? fit l’ermite, intrigué malgré lui.

Puis, remarquant l’air de franche simplicité du vagabond, l’homme charitable ajouta :

– Veux-tu souper avec moi ?

– Souper ? oui, assez, répondit le fils de la veuve ; mais j’ai encore plus affaire d’une culotte, si vous en avez de trop ; et puis, je voudrais dix-huit sous pour ma mère.

– Ah ! pour ta mère... Allons, entre ici, et soupons d’abord.

Et voilà nos deux camarades en train de débrider, aussi bien que le sire de Ker-Nitra, avec du vin bouché, une cuisse de chevreuil et du jambon fumé. Quel souper de bénédiction ! Iann, n’ayant jamais été à pareille cuisine, se disait que la chance tournait bien.

Notre anachorète, après avoir bien régalé son hôte, voulut savoir ce qu’il comptait faire.

– Dormir à présent, répondit Iann sans se gêner.

Là-dessus, il s’allongea sur un tas de fougère, dans un coin, et au bout de trois minutes il ronflait comme un sourd qui a le ventre plein.

L’ermite le laissa faire, ayant même fonction à remplir pour son compte ; si bien que toute la nuit il y eut dans la cabane un concert de ronflements à épouvanter les loups.

Houarn demeura pensionnaire de l’ermite pendant cinq à six jours, sans soucis, gai comme un meunier et plus heureux qu’un prince...

Au bout de ce temps, le serviteur de Dieu commençait à s’effrayer de la faim soutenue et de la soif croissante du gaillard, lequel dévorait tout ce que, dans sa charité, le bon ermite avait l’habitude de réserver pour ses pauvres ; c’est pourquoi il résolut de conseiller un voyage d’agrément à son pensionnaire.

– Il faut voir le monde quand on est jeune, lui dit-il, afin de trouver un bon état ; il faut faire un voyage...

– Un voyage ! un état ! interrompit Iann en ouvrant une grande bouche et en louchant d’un œil, ce qui était la preuve de sa stupéfaction ; un état, mon Dieu ! pour faire quoi ?

– Pour gagner ton pain, malheureux pécheur !

– Mon pain ! Eh ! Ne m’en donnez-vous pas ?

– Sans doute, sans doute, mon fils, mais remarque bien que tu manges la part des infirmes que je nourrissais autrefois.

– Ça m’est égal, à moi !

– C’est possible, l’ami ; mais le pain du bon Dieu n’est pas pour les fainéants. Tu es bien restauré ; je ne puis nourrir un vagabond qui ne veut rien faire pour se tirer de presse.

– Tiens, c’est drôle fit Iann en louchant encore plus. Et moi qui croyais que cela ne finirait jamais !

– Tu te trompais, mon fils, il y a une fin à tout dans ce triste monde... Mais, écoute, ajouta le bonhomme après avoir ouvert la porte, voilà deux chemins : celui de droite conduit à Morlaix, où tu trouveras beaucoup de gens comme il faut, qui te vendront de l’esprit et autres vieilleries dont ils ne se servent plus...

Houarn l’interrompit en disant :

– De l’esprit ! Pour quoi faire ?...

Le solitaire ne put s’empêcher de rire et reprit :

– Celui de gauche mène à la forêt du Laz, où il y a un beau château, avec des portes d’or et des fenêtres d’argent ; ce château est habité par le roi à la barbe d’acier. C’est une belle aventure à tenter. Choisis.

– Pour lors, je vais à Laz de ce pas.

– Puisque te voilà si raisonnable, Houarn, et que tu es un bon fils, je veux te faire un cadeau que je tiens d’un vieux sorcier auquel j’ai donné des soins. Voici un baz-houarn 1. Ce bâton est fait pour toi, car tu es déjà un homme de fer. Prends-le, mon garçon ; le roi du Laz dort sans cesse d’un sommeil que rien ne peut interrompre ; mais il a une fille qui a juré d’épouser celui qui réveillera son père en brisant sa barbe d’acier.

– Une fille dit Iann, une femme ! Oh ! ça me gênerait pour...

L’ermite impatienté lança le baz-houarn sur le chemin et ferma la porte au nez du vagabond.

– Voilà qui est drôle ! murmura notre louche, et moi qui croyais... Que ferai-je de ce bâton ? Réveiller le roi sourd ? Mais si je tape dessus avec, je l’assommerai, c’est bien sûr...

Vous voyez que notre garçon ne raisonnait point déjà si mal pour un nigaud fieffé. Pourtant, après avoir tourné et retourné la trique de fer, Iann, qui la maniait comme une plume, se décida à l’emporter ; et, jetant un dernier regard sur le séjour de bénédiction qu’il fallait quitter pour toujours, il soupira dans son pauvre cœur et s’éloigna en sifflant un air de jabadao ; puis il prit machinalement la route de la forêt de Laz. Il se disait, chemin faisant, qu’il apprendrait du moins ce que c’est qu’une aventure ; car, pour ce qui était d’accepter la fille du roi ou sa fortune, pour sûr il n’y consentirait pas à cause des soucis que tout cela doit donner.

 

 

 

 

II

 

 

Le jour même, Houarn fit une longue route sans s’arrêter. Le troisième jour, il entra dans la forêt du Laz. Le temps était dur. La neige couvrait la terre. Les arbres, couverts de givre, ressemblaient à des squelettes balancés par le vent ; mais le vagabond sauvage ne s’attardait pas pour si peu de chose. Cependant il avait beau marcher, le fameux château ne paraissait pas. Il aurait fini par aller au bout du monde si, un soir, il n’eût aperçu à travers les branchages la fumée qui sortait par le toit de la hutte d’un sabotier.

Notre voyageur affamé, ayant senti l’odeur du lard aux pommes de terre, chavira à moitié la porte de genêt d’un coup de pied afin d’entrer plus vite, et dit au sabotier :

– Me voilà !

– Que veux-tu ? dit le maître de la hutte.

– Moi rien du tout.

– Alors, décampe, et laisse-moi creuser mes sabots, car la chandelle brûle à rien faire.

– Il n’y a qu’à souffler dessus, et elle ne brûlera plus, dit le nigaud en louchant avec des contorsions extraordinaires, tant il était content de son idée.

Le sabotier examina son singulier visiteur, et apparemment il comprit à qui il avait affaire, car il se mit à rire de tout son cœur.

– À présent, faut souper, dit Houarn.

Et il s’approcha de la marmite, où le ragoût rissolait à plaisir. Puis il posa dans le coin de la cheminée son baz-houarn, et s’assit sur un billot de bois.

Il examina à son tour la hutte du sabotier. C’était une cabane faite de branches entrelacées, de feuillages et de fougères sèches. Elle était ronde comme d’habitude, et la couverture, qui commençait à trois pieds de la terre, se terminait en entonnoir, avec un trou au milieu pour laisser passer la fumée. Le foyer, placé au centre, se composait de quelques pierres plates, arrangées avec un peu de terre jaune. Tout autour de la hutte, on voyait des outils, des troncs de hêtre, des tas de sabots. Le lit de l’ouvrier solitaire, fait de paille et de fougère, se trouvait dans un enfoncement, appuyé contre une pile de sabots mis au rebut. À droite, à gauche, il y avait une quantité de vieilles images enfumées que le sabotier amateur avait attachées avec des pointes aux montants et aux solives de la cabane. C’était d’abord l’Enfant Jésus, saint Joseph et la sainte Vierge ; puis saint Crépin cousant des sabots de cuir ; saint Antoine, patron des solitaires, et son cochon (sauf votre respect), avec une pipe. On y voyait aussi le Juif-Errant, son bâton et sa barbe, longue d’une aune ; l’Enfant prodigue et ses pourceaux ; et d’autres encore...

Mathio, le sabotier, était garçon et travaillait seul la plupart du temps. Comme cela, il était quitte de se quereller avec sa moitié de ménage ou avec des fainéants d’ouvriers. Bref, pour en finir avec le mobilier de l’homme des bois, il n’y a plus qu’à parler de sa patraque à pierre, dont le canon percé était attaché avec du fil d’archal, et de son vieux briquet rouge et jaune, encore plein de feu, malgré son âge, son Ronflo fidèle, dont le museau roussissait chaque soir dans les cendres chaudes du foyer.

Nos camarades soupèrent de compagnie, firent leur prière du soir, ronflèrent ensuite côte à côte et, le lendemain, se levèrent en même temps. Iann était de bonne humeur : il avait rêvé qu’il réveillait le roi à la barbe d’acier ; que le roi enchanté le dispensait d’épouser sa fille, mais qu’il assurait une bonne pension à sa mère et à lui pour le restant de leurs jours. Quel sort ! C’est pourquoi Iann se réveilla en éclatant de rire.

– Tiens ! fit le sabotier, qu’est-ce qui te jubile de la sorte ?

– Moi ! rien du tout, presque rien : c’est la fille du roi qu’on voulait me donner en mariage, pour sûr.

– La fille d’un roi Toi, Iann ? Es-tu fou ?

– Non pas, l’ami, c’est l’ermite qui me l’a dit...

Et voilà notre nigaud de raconter toute son histoire, de fil en aiguille.

– Écoute, mon petit Iann, dit le rusé sabotier, il faut que j’aille avec toi, sans cela tu ne t’en tirerais jamais. Et surtout, n’oublie pas ton baz-houarn.

Là-dessus, les lurons burent un bon coup d’eau de feu. Mathio mit sa patraque en bandoulière, siffla son vieux Ronflo et, mettant la clef sous la porte, s’éloigna de la hutte dont il rêvait de faire une maison de plaisance.

Les voilà donc partis tous deux en quête du bonheur, comme tous les hommes, quoique avec des projets différents. N’importe, ils allaient, ils allaient toujours : Mathio piqué par la convoitise, Houarn sans savoir pour quoi faire...

 

 

 

 

III

 

 

Je ne vous raconterai pas toutes les aventures de nos deux vagabonds. Cela n’en finirait jamais, depuis le moulin des ogres et le boulanger de l’enfer, que BazHouarn aplatit comme une tourte de pain de seigle, jusqu’aux lacs de fil d’argent tendus dans la forêt sombre, et qui furent évités grâce au nez de Ronflo. Arrivons enfin au château du Laz, où repose le fameux roi dormeur.

Voilà donc qu’un beau matin, au sortir de la forêt, ils aperçurent les tourelles du manoir, dont les girouettes, garnies de givre, grinçaient comme une scie rouillée et brillaient comme de l’argent au soleil de janvier. Il y avait au-dessous des murailles des douves profondes, remplies d’une eau noire, où nageaient des monstres aquatiques, avec des têtes de requins, vomissant le feu et la fumée, et d’autres abominations encore.

Houarn sentit son sang se figer à la vue d’une douzaine de loups énormes qui regardaient nos camarades, en ouvrant des gueules épouvantables, garnies de belles rangées de dents.

– Si tu veux manger encore de la galette, reprit le sabotier, faut jouer du baz-houarn mieux que jamais. Allons, Iann, j’ajouterai une belle ceinture de cuir et une épinglette en perles aux cadeaux que je t’ai promis si tu m’assommes toute cette canaille.

Et voilà la bataille commencée. Fallait voir Iann s’escrimer avec son terrible baz-houarn qui, à chaque coup, écrasait un de ces gros monstres, que c’était déjà un carnage tel que les gens du manoir vinrent sur les murs voir ce qui causait tout ce tapage. Ajoutez à cela que Mathio, de son côté, faisait un feu meurtrier sur les habitants des douves. À ce spectacle, les officiers du château, qui étaient d’affreux korrigans velus et barbus, se sauvèrent en poussant des hurlements sauvages, et dirent à la fille du roi que deux démons venaient d’assommer toute la garnison du château ; que, pour sûr, ils pourraient renverser les murailles avec le tonnerre qui sortait de leur petit doigt ; qu’il fallait donc venir les apaiser et leur parler poliment ; qu’ensuite, on verrait par quel moyen s’en défaire et à quelle sauce on les arrangerait.

La princesse ne fit ni une, ni deux : elle mit son chupen (jupon) brodé d’or, et suivit ses officiers sur les murs. Elle vit donc ce qui s’était passé, car tous les loups de la garnison étaient écrasés, aplatis, hachés comme chair à pâté ; et puis elle vit Iann et Mathio au milieu de ce beau carnage, tranquilles comme Baptiste ; si bien qu’on eût dit qu’ils venaient de tuer une douzaine de petits oiseaux, pas autre chose...

Finalement, je vous dirai que la princesse, après avoir reluqué nos deux compères, trouva que Mathio était fort joli garçon et que Iann, sauf la bagatelle de son oeil de travers, ferait un cavalier magnifique. Son cœur, à vrai dire, balançait entre les deux vainqueurs, car la demoiselle se disait que ces deux champions accomplis, des fils de rois déguisés sans doute, étaient venus pour réveiller son père et la demander en mariage. Elle se mit donc à leur parler beau et prit sa plus douce voix, une voix de chouette, dont le son argenté alla droit au cœur du sabotier, trop amateur de ce vil métal pour lequel tant d’humains ont perdu et perdront leur âme.

– Entrez, entrez, seigneurs, leur dit la princesse, vous devez avoir soif après tant de besogne.

– Foi de Dieu répondit le sabotier enchanté, voilà qui s’annonce bien ; entrons sans compliment.

Il passa sur le pont, suivi de Iann et de Ronflo, la queue en trompette, et tous les trois se trouvèrent bientôt dans la cour, puis dans la grande salle du château. Il n’y avait guère de quoi rire en ce lieu maudit, dont les murs étaient tapissés d’habits de marquis, de vestes de Cornouaillais, de guêtres et de  culottes de Léonards, et d’autres.

– Qu’est-ce que tout cela ? dit Mathio, déjà moins crâne.

La princesse se mit à rire avec les korrigans, qui ricanaient comme un tas de démons. Pourtant, c’était une belle personne, un peu grosse et rouge, avec des yeux de chat-huant, mais elle devait avoir de fameuses rentes, et Mathio, pour de l’argent, le pauvre homme, eût passé par-dessus tout.

Quand la princesse eut donc fini de rire, elle répondit au sabotier :

– Ces guenilles-là ont appartenu à mes nombreux prétendants, lesquels n’ayant pu réveiller le roi, mon noble père, ont été... ah ! ah ! ah !...

Elle rirait encore, je crois, si Houarn, qui se mourait de soif, n’eût frappé sur la table de chêne un grand coup de son baz-houarn en disant : « Pourquoi faire ? »

La demoiselle cessa de rire, et les korrigans se ramassèrent dans les coins de la salle, car le coup avait démoli la table et fait un large trou dans le plancher.

– À boire ! à présent, ajouta Iann en colère.

Tous ces démons de korrigans trouvèrent des jambes pour le servir, pour chercher du vin, de la viande et de l’eau de feu ; et la princesse se dépêcha de rincer les verres... Iann et Mathio se régalèrent et burent plus de dix fois à la santé du roi et de la princesse, qui trinquait avec eux sans compliment.

Ensuite la compagnie se rendit, par une enfilade de corridors, à la chambre où le roi reposait sur son trône d’or massif. À mesure qu’on approchait, on entendait davantage les ronflements du monarque endormi... Il ressemblait à un gros ogre en retraite, et quand on fut près de lui, nos aventuriers se demandèrent si ce ronfleur éternel n’avait pas un tonnerre dans le ventre. Sa longue barbe était toute d’acier : elle étincelait à la clarté tremblotante de plusieurs milliers de vers luisants qui couvraient les meubles de cette chambre magnifique. Mathio était stupéfait, aveuglé presque ; Iann tournait et retournait ses yeux louches pour essayer de voir.

Pourtant le sabotier se demandait comment sortir de là. Déjà, par trois fois, il avait crié à son camarade : « Tape donc dessus ! Réveille-le, ou nous deviendrons sourds aussi. » Peine inutile ! Iann n’entendait pas. Mathio fit craquer sa canardière, chargée à double charge... mais rien encore. La princesse et les korrigans riaient en dessous. À la fin, s’apercevant que Iann avait l’air de soupeser avec rage son bâton de fer, la prudente fille jugea qu’il était temps d’arranger les choses. Elle détacha de la cloison un grand voile de fil d’or et le jeta sur la tête du roi. Les ronflements continuèrent, mais considérablement amortis, en sorte que l’on pouvait s’entendre en causant haut.

– À la bonne heure ! dit Mathio, faisons nos conditions. On nous a dit que celui qui réveillerait le roi, en brisant sa barbe, aurait sa fille et une bonne dot avec. Est-ce vrai ?

– Oui, fit-elle.

– Allons, Baz-Houarn, fais ton devoir !

Iann souleva son arme, et la barbe d’acier éclata par morceaux en rendant un son formidable...

Tout à coup, il y eut un fracas terrible, comme un grand coup de tonnerre, et le manoir enchanté disparut... Ce n’était plus qu’une belle métairie entourée de vastes granges. Le roi était devenu un bon paysan joyeux, un fermier cossu, tout frais rasé ; et la princesse aux yeux de chat-huant changée en une jeune et jolie paysanne habillée à la mode de Quimper.

– Tiens ! fit Houarn étonné, où donc ont-ils passé tous les autres ?

– Mon garçon, répondit le fermier, il n’y en a pas d’autres ici. Paysan qui veille ne vaut-il pas mieux que roi qui dort toujours ?...

– Ah ! c’est drôle, tout de même, reprit Houarn. Mais, ça ne me regarde pas. Seulement, donnez-moi dix-huit sous pour ma pauvre bonne femme, et je file.

– Dix-huit écus tu auras, mon ami, et même davantage, car tu es un bon fils ; tu n’oublies pas ta mère ; tu as rompu l’enchantement par ta piété filiale ; et, pour tenir la parole de la princesse qui s’est envolée avec ses richesses, je te donne ma fille, si tu veux.

Il paraît que Houarn aussi avait subi du changement comme les autres, à tel point qu’il regarda la jolie paysanne avec des yeux, des yeux qui ne louchaient plus du tout.

– Bien sûr que je voudrais, répondit-il ; mais elle ?...

Une petite main se posa dans la rude patte du vagabond, et l’on assure qu’il se permit de presser un peu la main mignonne qu’on lui donnait...

Et voilà mon histoire finie, finie au moment où commence la fortune du pauvre aventurier. Mathio fut assurément bien traité ; pourtant il ne s’en alla qu’à moitié content, parce qu’il ne pouvait comprendre comment la princesse, c’est-à-dire la belle paysanne, avait pu préférer un vrai nigaud, simple et sans sou ni maille, à un gaillard aussi bien tourné que lui.

C’est peut-être parce que la présomption et la ruse ne valent pas la simplicité d’un cœur droit, et qu’un bon fils, quelque déshérité qu’il soit, s’il garde le souvenir de sa mère, et du foyer paternel, réussit toujours avec l’aide de Dieu !

 

 

 

 

E. DU LAURENS DE LA BARRE,

Les veillées de l’Armor, 1842.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 


1 Baz-houarn, bâton de fer.

 

 

 

 

 

 

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