Les pierres maudites

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On remarquait jadis au milieu des landes sauvages qui s’étendent entre Kon-Koret (le val des fées) et le bourg de Tréhoranteuk, sur la lisière des bois de Néant, une petite vallée toujours fraîche, et une colline toujours verte, dont le riant aspect contrastait singulièrement avec la sombre parure des plaines d’alentour ; et pourtant ces lieux, si riants au regard, à l’heure où le soleil réjouit la nature, ces lieux, arrosés par de limpides ruisseaux, étaient même alors, avant la métamorphose que nous allons raconter, soigneusement évités par les gens du pays, surtout dès que le jour commençait à décliner... C’est que les Koret (ou Korredd), les fées aux cheveux d’or, alternaient, dit-on, chaque nuit, avec les Korrigans de Tréhoranteuk, pour s’y ébattre follement au clair de la lune, et malheur au chrétien imprudent qui eût surpris leur ronde nocturne !

Depuis, cet endroit est plus redouté encore : la vengeance divine paraît s’être étendue sur ce vallon et l’avoir marqué des signes d’une malédiction éternelle. Les rochers semblent noircis et brisés par la foudre ; les herbes fanées ne reverdissent jamais ; la bruyère desséchée ne porte plus de fleurs, et l’on dirait que la lande conserve encore les traces d’un incendie récent.

 

Autrefois, non loin de ce vallon funeste, s’élevait le château du sire Gastern de Tréhoranteuk. Sans femme, sans enfant, sans chapelain, sans amis, cet homme sans foi ni loi, vivait presque seul en ce noir donjon. Il n’était entouré que de quelques soudards et valets sans peur ni principes (autant qu’il en était besoin pour guider à la chasse les grandes meutes du seigneur Gastern). Il chassait par tous temps et saisons, ne craignant pas plus le soleil que la glace, le tonnerre, la pluie ou l’ouragan. Ses courses n’avaient pas de limites pour ainsi dire, ses pas ne connaissaient point d’entraves, son ardeur méprisait tous les obstacles. Aussi, quoiqu’il se fût attiré d’abord plus d’une querelle avec des seigneurs plus ou moins éloignés de ses domaines, il avait fini par être tellement redouté à dix lieues à la ronde que nul désormais n’osait s’exposer aux effets de sa colère et de sa vengeance.

En disant que le sire Gastern n’était entouré que de mécréants en son château, nous oublions qu’il avait eu longtemps auprès de lui un jeune garçon orphelin, son neveu et filleul, nommé Jéhan, lequel, pieux, doux et patient, avait su conquérir sur l’esprit farouche du baron une influence salutaire. Aussi, pendant le séjour du jeune homme au château de Tréhoranteuk, faut-il reconnaître que, sans être ni exemplaire, ni chrétienne, la conduite du seigneur avait du moins été à peu près exempte de scandales affligeants. Mais malgré ses efforts, ses larmes et ses prières, jamais l’infortuné Jéhan ne réussit à ramener son oncle impie à la foi de ses pères. Pour lui, méprisant les séductions contraires, souvent mises en œuvre pour l’ébranler dans sa vertu, et voyant que ses supplications étaient vaines et tournées en plaisanteries cruelles, il crut devoir dire un jour un éternel adieu au manoir de Tréhoranteuk et alla demander asile au monastère hospitalier de Saint-Méen. Grande fut la colère du seigneur à ce brusque départ ; on dit même qu’il versa en cette circonstance les premières et les seules larmes de ses yeux, car il aimait son neveu plus qu’il s’en doutait lui-même en son cœur violent et acerbe.

Mais hélas ! – et c’est pourquoi, en s’éloignant, Jéhan commit, sans le savoir, une faute irréparable – le vin aidant, la chasse et les batailles ensuite, Gastern effaça bientôt de sa mémoire obscurcie l’image touchante et pure de son doux neveu. Il se livra aux désordres les plus effrénés. Il augmenta le nombre de ses valets, soudoya de nouveaux soudards et routiers mal famés, et tourmenta plus que jamais son voisinage par ses brutalités et ses rapines. On eût dit, dès lors, que le diable régnait en maître dans le donjon de Tréhoranteuk : plus de repos, plus de sommeil pour le cruel baron. Il faut, nouveau Juif-Errant, qu’il s’agite sans cesse, qu’il marche toujours... Il ne connaît d’autre délassement que la table et l’orgie, d’autre plaisir que la chasse à outrance et les combats sans merci. Ses valets eux-mêmes n’y peuvent tenir et n’osent demander grâce devant ce possédé du démon, qui les fait trembler. Ces mécréants reçoivent déjà la punition de leurs crimes ; celle du maître ne tardera pas à venir, car la coupe déborde, la patience du ciel est enfin lassée, l’heure de la justice va sonner.

Depuis plusieurs années, on ne connaissait plus ni dimanches ni fêtes au château de Tréhoranteuk ; aucun moine, aucun prêtre n’eût osé s’y aventurer tant était grande la réputation d’impiété du vieux sire. Jéhan priait et pleurait en silence, dans le monastère, sur l’aveuglement et les désordres du frère de la mère ; cependant il ne pouvait se résoudre à pénétrer dans ce repaire de crime et de scandale ; non pas qu’il tremblât pour ses jours ou pour sa pieuse vertu, mais il craignait que son oncle ne voulût, s’il tombait en son pouvoir, le retenir par tous les moyens, même par la force et la violence.

Un soir – c’était la veille de la Toussaint –, un moine du couvent, s’étant attardé au loin pour accomplir des œuvres de son charitable ministère, vint à passer dans le pays que Gastern fréquentait dans ses excursions ordinaires de chasse ou de maraudage. En ce moment, un orage paraissait sur le point d’éclater. Le pauvre homme, tout occupé de ses prières, tomba tout d’un coup au milieu d’une troupe de gens armés que commandait le terrible Gastern en personne.

– Par ma barbe, dit le sire, qu’une chasse heureuse mettait en belle humeur, c’est un moine, je crois, que nous tenons. Par saint Hubert, qui m’a fait tuer trois chevreuils aujourd’hui et détrousser un brave que son bagage paraissait gêner, ce qui est, je pense, une œuvre méritoire en pareille occasion.

Des éclats de rire prolongés interrompirent cette harangue du sire.

– Silence, manants, fit-il, et laissez-moi continuer. Je disais donc, par saint Hubert, que ce moine paiera pour tous les autres ; et que si le prieur de Saint-Méen veut le ravoir, il viendra le réclamer en personne, avec cent écus d’or par-dessus le marché. Qu’en dites-vous, mes amis ?

– Bravo, bravo, seigneur Gastern !

– Venez, venez, vénérable moine, reprit le sire avec une feinte déférence. Vous trouverez au château de Tréhoranteuk tous les égards qui vous sont dus.

– Ah ! ah ! ah ! firent tous les misérables en éclatant de rire.

Et la troupe se mit en marche, suivie par le pauvre moine, dont quelques soudards pressaient les pas trop lents à leur gré. Bientôt le sire Gastern s’arrêta au carrefour d’un chemin.

– Par ma barbe ! dit-il, j’allais oublier chose importante. Holà ! maître Vautour, mon gentil courrier, déploie incontinent tes ailes et vole vers Saint-Méen sans retard. Si le prieur est couché, tu le réveilleras poliment, et lui offrant les respects du sire Gastern, tu lui diras que n’ayant pas de chapelain à Tréhoranteuk, je veux y garder un moine pour chanter vêpres et matines.

Et comme le Vautour s’éloignait déjà en maugréant de cette corvée inattendue, le baron ajouta ces mots :

– Tu diras de plus au prieur que si avant trois jours je n’ai pas reçu cent écus d’or pour la rançon de son moine, j’irai brûler son couvent, et que le moine sera pendu.

Le Vautour partit comme une flèche et se rendit à Saint-Méen, malgré le vent et la pluie, qui tombait à torrents. Il n’arriva au monastère qu’à une heure fort avancée de la soirée. Jéhan priait dans sa cellule ; le prieur veillait en attendant le retour du moine qu’il avait sans doute chargé de quelque message ; du reste, tous, en ce saint lieu, veillaient et priaient afin de se préparer dignement à célébrer la grande fête du lendemain, lorsque le vacarme que fit le Vautour à la porte du couvent vint troubler la paix de leurs méditations. Enfin, le mécréant exposa au prieur l’objet de sa mission, en ayant soin de renchérir encore sur les ordres de son maître. Le digne moine l’entendit sans pâlir :

– Que votre volonté soit faite, ô Seigneur, murmura-t-il, en voyant s’éloigner le misérable envoyé de Gastern.

Puis il se rendit auprès de Jéhan et lui fit part de tout ce qui venait de se passer.

– J’irai trouver le baron, répondit le jeune religieux, j’irai seul à Tréhoranteuk, afin de lui arracher sa proie et de lui épargner un crime.

– Mais où trouveras-tu, mon fils, la somme que réclame cet ennemi de Dieu ?

– Prions, prions, ô mon père... n’est-ce pas demain la fête de tous les saints ? Les bienheureux du ciel ne nous abandonneront pas. J’irai à Tréhoranteuk, avec votre permission, pendant que vous célébrerez l’office des morts, et le redoutable baron ne sera plus à craindre.

– C’est Jésus, sans nul doute, qui t’inspire, ô mon fils ; qu’il soit fait ainsi que tu le demandes.

Pendant cela, que se passait-il au manoir de Tréhoranteuk ? Le souper, servi dans la salle des gardes, attendait le baron, qui se mit bientôt à table, au milieu de quelques soudards favoris. On avait enfermé le prisonnier dans un réduit obscur attenant à la salle, et là, le supplice le plus cruel du serviteur de Dieu était d’ouïr les propos infâmes, les jurements horribles de ces possédés, qui se livraient à des libations sans mesure. Tantôt des querelles menaçantes semblaient devoir éclater entre ces misérables échauffés par le vin ; tantôt d’affreuses chansons retentissaient sous les voûtes du sombre manoir. Et au-dehors, l’ouragan déchaîné paraissait lutter par sa violence avec le vacarme croissant de l’intérieur. Les éclairs qui, pareils aux reflets de l’enfer, illuminaient par intervalles les noires murailles de la grande salle, augmentaient la joie et l’ivresse du sire.

– Holà, s’écria-t-il, qu’on amène mon chapelain ; je veux qu’il boive céans à ma santé.

On alla aussitôt chercher le moine, qui s’avança d’un pas ferme au milieu de la salle. Sa contenance digne et calme, sa figure vénérable, commandèrent un moment le silence. Gastern lui-même se sentit mal à l’aise ; enfin après avoir vidé d’un seul trait une copieuse rasade, il reprit son insolence accoutumée, remplit jusqu’aux bords une coupe énorme, et dit au moine immobile en face de lui :

– Or çà, mon brave ermite, il faut que tu goûtes le vin de Tréhoranteuk et que tu me dises ensuite si nous ferons bonne chasse demain et après-demain... surtout pour fêter les morts. Allons, sang du diable ! Boiras-tu, oui ou non ?

Et comme le châtelain, exaspéré du calme que montrait sa victime, allait s’élancer, le poing fermé, sur le serviteur de Dieu, un violent coup de tonnerre ébranla le castel et cloua le possédé à sa place. Le moine, tombant à genoux, lança contre la muraille tout le vin que contenait la coupe, et l’on vit pendant quelques instants la muraille s’illuminer de reflets sanglants.

– À moi, Vautour ! s’écria Gastern au comble de l’effroi.

L’aube du jour pénétrait par les hautes fenêtres. Deux soudards entrèrent tout à coup dans la salle, et répondirent ainsi aux dernières paroles du baron :

– Le voilà, dirent-ils en déposant à ses pieds le corps inanimé du Vautour, qu’ils venaient de rencontrer au fond d’un ravin.

Gastern ne put se lever le jour de la Toussaint. Un feu intérieur brûlait ses entrailles. Ses valets disaient que le moine l’avait envoûté et songeaient déjà à piller le château avant de l’abandonner. Cependant ils avaient relégué le captif dans un cachot éloigné du lieu de leurs orgies, tant ils craignaient que sa présence ne vînt encore les troubler. Ils passèrent donc, ô horreur ! ils passèrent la soirée et la nuit de la Toussaint à boire, à se quereller, à se battre, sous les yeux mêmes du baron, qui avait voulu qu’on le mît sur un lit dans la grande salle.

Mais voilà que sur les six heures du matin, le sire, en entendant sonner dans le clocher du bourg le glas des trépassés, demanda son cor de chasse et en tira soudain, de son souffle haletant, une fanfare infernale.

– Sang du diable ! s’écria-t-il en se levant d’un bond désespéré, le jour des Morts ne passera pas sans que mort s’ensuive... En chasse, mes maîtres, et que l’on prenne mes meilleurs limiers.

Et sur les landes de Tréhoranteuk les aboiements de la meute, les cris des soudards, les sons d’un cor sinistre répondaient aux sons lugubres des cloches qui, dans toutes les chapelles du voisinage, tintaient sans cesse pour les morts.

Et sur la plaine aussi s’avançait tristement un jeune moine, dont le regard, voilé par les larmes, venait de perdre de vue la troupe des méchants qui, oubliant le salut de leur âme et les prières qu’en ce jour de deuil universel chacun doit aux trépassés, poursuivaient avec fureur une pauvre biche aux abois. C’était Jéhan, le neveu du baron maudit.

– Pouvez-vous pardonner, Seigneur ? murmura le religieux en détournant ses regards. Hélas ! hélas ! tant de crimes ont mérité votre juste vengeance.

L’Élévation sonnait alors dans la tour et dans l’église du bourg de Tréhoranteuk. Jéhan se jeta la face contre terre à ce moment d’immolation divine et versa des larmes abondantes. Puis il se fit au loin sur la plaine déserte un silence de mort : plus d’aboiements, plus de fanfares, rien que le bruit du vent qui gémissait en courbant les bruyères. Le moine pressa le pas dans la direction que la chasse avait prise. Hélas ! quel spectacle vint frapper ses yeux : une plaine aride et nue, une troupe d’hommes immobiles, une meute arrêtée dans sa course ; au loin seulement, une biche qui s’enfuit.

Et le baron, le terrible seigneur ? Le voilà, gisant sur la terre...

Jéhan s’approche de lui, l’interpelle avec anxiété, essaie de le relever. Ô justice de Dieu ! cet homme est de pierre ; ces chasseurs, ces chiens, ces gardes, tout ici est pétrifié ; les cœurs ne battent plus dans ces poitrines de roche... et leurs âmes, leurs âmes, grand Dieu, où sont-elles ?

La légende entoure de son ombre mystérieuse les pierres maudites de Tréhoranteuk. Mais, hélas ! n’est-il pas en ce temps d’autres cœurs pétrifiés, d’autres âmes glacées par l’aveuglement du siècle, et pour lesquelles le chrétien ose à peine s’adresser cette question poignante :

– Ces âmes, Seigneur, où vont-elles ?

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE,

Contes populaires de Bretagne, 1857.

 

Repris dans Contes et légendes de Brocéliande,

textes rassemblés par le Carrefour de Trécélien,

Terre de Brume, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

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