Le vaisseau-fantôme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Or, dans ce temps-là, vers 1800 et quelques, – c’est le père Gibraltar qui parle – j’étais corsaire contre l’Anglais et pilote sauveteur pour les autres. Pourtant, l’année précédente, je n’avais pu sauver le brigantin le Dragon, qui s’était perdu en évitant une damnée frégate de Gibraltar ; mais j’avais tiré de l’eau le pauvre Louzé, le cambusier du Dragon, et il s’était attaché à moi comme un cancre à une roche. Malgré ses avaries, il aimait encore la mer et se traînait à ma suite dans toutes mes courses. Je naviguais alors sur l’Anne-Marie, mon beau navire, et j’emmenais avec moi, pour la chasse à l’Anglais, une douzaine de loups de mer du pays.

Un jour, je m’en souviens, un jeudi de novembre, tout était paré pour l’appareillage. On avait signalé la veille un brick anglais à la hauteur de Belle-Île ; et vu que le temps tournait à la bourrasque, je supposais, comme de raison, que le goddam pourrait bien avoir besoin d’un pilote pour s’en retourner chez lui. Nous résolûmes donc d’aller offrir nos services à la pointe de nos sabres. Mais l’Anglais portait en guise de ceinture une jolie rangée de prunelles luisantes que j’avais bien comptées avec ma longue-vue : six de chaque bord. Ce n’était pas trop prudent, il est vrai, à ce milord du diable de s’être aventuré si près de nos jolis brisants sous le vent carabiné qui souffle toujours par ici à la fin de l’automne. Pourtant l’attaquer ne semblait pas non plus chose bien facile. N’importe, le pont de ma goëlette fut couvert de caisses de munitions et d’armes d’abordage, et nous montâmes sur leurs affûts deux pierriers et deux bonnes caronades que l’on ne devait charger qu’à mitraille.

On avait donc tout paré afin de lever l’ancre avant le point du jour, mais le bon Dieu ne fut pas de notre avis et nous déferla un coup de vent qui pouvait s’appeler carabiné. Moi, je voulais tout de même larguer les amarres, car, vous le savez, mes enfants, je ne demandais qu’à m’en aller là-haut, dans ce temps-là ; m’en aller au plus tôt rejoindre celle qui m’avait quitté... Mais suffit, et excusez ma pauvre boussole, qui tourne sans cesse vers ce triste pôle de ma vie.

Les camarades, ceux du moins qui laissaient à terre parents, femmes ou petits enfants, ne voulurent point braver le danger ; je dus me résigner pour ce jour-là, en approuvant leur conduite ; car loin de moi mille fois l’idée de priver une famille de son matelot ! Il fallut donc remettre la partie au lendemain... Le lendemain, par malheur, c’était un vendredi, et un vendredi du mois des morts !

– Jamais, dans mon temps, s’écria Louzé en achevant un De profundis, on ne larguait une voile un vendredi. Ce serait vouloir périr, et davantage.

– Eh bien ! quand même, répondis-je, si le bon Dieu l’a décidé.

– Ce n’est pas pour moi, reprit le vieux cancre ; que j’avale ma gaffe demain ou après... je suis tout paré à filer mon dernier nœud.

Mon équipage semblait indécis, tandis que pour mon compte j’aurais rougi, en vue d’un vaisseau de Gibraltar, de renoncer par de tels motifs à la gloire d’un bon combat. Je fis remarquer à mes compagnons que la bourrasque, qui en ce moment rendait la mer affreuse, allait évidemment affaler le brick anglais et le désemparer aux trois quarts ; que, dans tous les cas, les chances de l’attaque seraient meilleures pour nous, par la raison qu’au prochain lever du soleil la mer serait encore grosse, le temps brumeux et sombre ; qu’après avoir éprouvé une tempête, l’équipage du brick serait peu en état de se battre ; que la crainte du vendredi ne concernait pas les vrais matelots craignant Dieu ; que tout enfin étant ainsi en notre faveur, il serait honteux, pour des corsaires consciencieux et braves, de perdre une si belle occasion de couler un vaisseau de guerre ennemi.

Un hourra vigoureux fut la réponse de mes camarades. Chacun alla se disposer à bien faire son devoir, en sorte que le vendredi, à trois heures du matin, l’Anne-Marie, sans peur ni reproche, comme un fameux amiral du temps passé, déploya ses voiles au vent. Les rafales, ainsi que je l’avais prévu, étaient encore violentes, la mer moutonneuse, la brume épaisse, les lames hautes. Nous ne gagnâmes point le large sans danger ; mais la mer connaissait ses enfants !... Le vieux Louzé, malgré ses craintes, avait refusé de rester à terre et ne me quittait pas d’une brasse sur le pont de mon navire. Nous étions armés jusqu’aux dents, en branle-bas de combat, respirant à peine, l’oeil au guet, afin de percer les ténèbres qui régnaient sur les flots. Nos cœurs battaient la charge, le nom de sainte Anne était sur nos lèvres. Les pierriers et les caronades avaient reçu double ration, les gourmands ! oui, gourmands comme nous et avides de démolir le dernier ponton d’Angleterre.

Tout à coup, le cambusier interrompit sa prière, et me tirant par la manche :

– Tiens, Madek, fit-il à voix basse, regarde par là.

– Que vois-tu donc, vieux cormoran ? Un nuage, une grosse vague ?

– Non pas, c’est un vaisseau, un vaisseau énorme ; vois, il passe à tribord, toutes voiles dehors.

– En effet, dis-je alors, on dirait un grand trois-ponts ou une gabarre ; c’est noir comme...

– Comme le Voltigeur Hollandais, s’écria Louzé en tombant à genoux !... C’est lui, nous sommes perdus !!

– Paix, malheureux, lui répliquai-je.

Précaution inutile : nos compagnons, qui faisaient silence, avaient entendu le nom fatal, et tous répétaient avec effroi : « Le Voltigeur Hollandais ! le Voltigeur Hollandais ! Faut virer de bord, car il va nous faire sombrer, à moins qu’on ne lui envoie un boulet rouge dans la carène. »

– Qu’on se taise ici, m’écriai-je avec force ! Et toi, Jacques, dis-je au plus emporté de mes matelots, mets ta langue à la cape, ou je...

Et, en disant cela, je caressais la crosse de mon pistolet. Oh ! mes amis, n’allez pas le croire, au moins ; je ne me serais servi de mon arme qu’au dernier moment et seulement pour sauver mon équipage et mon navire. Tout rentra dans le devoir, puis je laissai filer les commentaires sur le Vaisseau Fantôme, qui paraissait, en vérité, comme une montagne dans le brouillard, cinglant à l’horizon sous son immense voilure noire.

 

 

*

*    *

 

Mais, voyez-vous, le Voltigeur Hollandais est l’épouvantail des matelots. Les plus forts, les plus crânes à terre y ajoutent foi quand l’ouragan mugit et soulève les vagues confondues vers le ciel. L’Océan, pour eux, n’est plus la mer bien-aimée, l’élément glorieux ; c’est un abîme sans fond, un affreux tombeau ! Et dès que ces impressions funestes ont rempli les imaginations des marins, les lions deviennent des lièvres ; les aigles de mer ne sont plus que de timides tourne-pierres 1, incapables de lutter contre les flots déchaînés ou contre l’ennemi.

Voilà ce qui m’attristait sérieusement, et vous conviendrez, mes enfants, que la passe n’était point belle pour un capitaine sur le point de tenter un abordage, un combat à mort. Finalement, après avoir observé le temps, qui commençait à blanchir au lever du soleil, j’examinai au moyen de ma longue-vue tous les coins de l’horizon. Le Voltigeur Hollandais avait disparu, mais dans la même direction à peu près je reconnus bientôt la mâture d’un navire...

– C’était sans doute, interrompit un des auditeurs, par un effet inexplicable du faux-jour ou de l’aurore naissante, grossissant peut-être les objets lointains, que vous aviez pris le brick anglais, à peine visible, pour ce terrible vaisseau-fantôme ?

– Oh ! que Gibraltar en saute ! Et il sautera, reprit le pilote exalté, avec la permission du bon Dieu ; que ce rocher maudit s’engouffre dans la mer, avant que je largue un seul mot là-dessus ! Non, non, camarades, ne touchons point à ces choses ; elles ne sont ni de terre ni de mer, et c’est là-haut seulement que nous saurons au juste l’histoire du mystérieux Voltigeur. En attendant, je vous souhaite de ne jamais vous trouver sous bordée ; de plus, n’embarquez ni le vendredi ni un autre jour sans avoir blanchi l’écume de votre conscience.

Au milieu de cette digression paternelle, notre vieil ami contempla en soupirant l’immense surface de l’Océan, sillonnée au premier plan par de nombreux bateaux pêcheurs, et dans le lointain par quelques vaisseaux de divers tonnages.

– Que c’est grand ! Que c’est beau ! s’écria-t-il ; que Dieu est bon d’avoir donné la mer aux hommes ! Et quand on pense qu’il y en a tant qui profitent des bienfaits de Dieu et qui ne veulent pas reconnaître leur bienfaiteur !... Ah ! ceux-là ne sont pas des matelots ; ce sont des fils ingrats ! Les flots, qui semblent favoriser leur cupidité, manqueront un jour sous la quille de leur navire aventureux !...

Nous laissâmes le pilote exhaler sa juste indignation contre l’ingratitude humaine, dans des termes plus éloquents que je ne saurais dire. Son exaltation s’apaisa peu à peu, ainsi qu’il arrivait d’habitude, et, après avoir mis le feu sur ce qu’il appelait sa vieille consolation (sa pipe), que lui avait donnée l’amiral un tel, le père Gibraltar reprit le sillage interrompu.

– ... Je venais donc de distinguer, à deux ou trois milles, une mâture toute désemparée, des cordages, des voiles en lambeaux, quand le mousse en vigie sur les barres nous héla : « Navire ! navire par la hanche de tribord ! » Cela venait bien à propos, en même temps que l’embellie.

– Voilà l’Anglais, dis-je à mes hommes, l’Anglais, entendez-vous, tout affalé, et pas plus difficile à amariner qu’un marsouin échoué dans les vases. Allons, garçons, à l’abordage, mille gaffes ! Le cap dessus et toutes voiles dehors.

Ces paroles, jointes à la vue d’un petit coin du ciel bleu, rendirent le cœur à mes renards d’eau salée. Ils s’élancèrent tous aux armes et aux manœuvres, si bien qu’en moins d’une demi-heure nous étions à douze brasses du brick ennemi, lequel ressemblait plus à un ponton rasé qu’à un navire de guerre. Une quinzaine d’hommes, tout pâles et épouvantés, essayaient d’arrimer les débris du gréement. À notre aspect, pourtant, ils mirent le feu à leurs canons ; mais comme le brick roulait et tanguait à la fois, sans direction certaine, les boulets passèrent au-dessus de nos têtes, en coupant quelques cordages dans les haubans. Nous fîmes feu, à notre tour, de nos pierriers, carabines et caronades, balayant à mitraille le pont de l’Anglais.

Hélas ! cette victoire, acquise par un coup de chance et d’audace, allait nous coûter cher, mes amis. Les Anglais, ayant remarqué notre petit nombre, tentèrent de lutter au moment où nous montions à l’abordage. Plusieurs coups de mousquet nous accueillirent sur le gaillard d’arrière. Il y eut alors quelques minutes de confusion, au milieu de la fumée, au tumulte des cris et du vent.

Déjà je me sentais grisé par la poudre, tout près de moi, j’entendis un appel, un gémissement étouffé, et je me retournai juste à temps pour recevoir dans mes bras mon vieux matelot, le cher cancre, brisé par un biscaïn ennemi. Puis il s’affaissa sur lui-même en murmurant ces mots : « Le Voltigeur Hollandais !... Adieu, Madek, adieu... Là-haut... dans la rade du paradis... »

Je plaçai son corps à l’abri du bastingage, et, rempli de rage et de douleur, je me jetai dans la mêlée en défiant la mort ; elle ne voulut pas de moi... Chacun frappait ou se défendait à outrance. Enfin, les marins ennemis succombèrent ou se rendirent à merci. Il n’en resta que quatre, autant que je puis m’en souvenir, et un officier, à barbe grise, dangereusement atteint en pleine poitrine. Quant à leur capitaine, il avait été emporté par une vague pendant la tempête.

Nous eûmes encore de notre côté à déplorer la perte d’un autre matelot breton. En outre, nous relevâmes deux blessés qui, eux aussi, accusaient le Voltigeur Hollandais de leur malheur.

... Tout à coup les nuages s’épaissirent, le vent souffla de nouveau en foudre, et un éclair sillonna le ciel.

« Le Voltigeur Hollandais !!... », ce fut un cri d’épouvante. Le fantôme noir repassait à cent brasses sur tribord. Au même instant, les vagues hautes et furieuses roulèrent sur le brick démâté, qui sombra à pic en tournoyant...

Mais le grand amiral ne voulut pas nous perdre tout à fait, car le Voltigeur avait filé avec le coup de vent. Mon bâtiment, amarré contre le brick, eût été entraîné dans le remous, si je n’avais eu la chance de sauter à bord avec un matelot, juste à temps pour couper les amarres. Enfin, je sauvai sur l’Anne-Marie tous ceux qui purent saisir les cordages et les bouées que nous leur lançâmes à la mer.

Hélas ! plusieurs manquèrent à l’appel...

Longtemps je ne pus me tirer de l’esprit que le pauvre Louzé m’avait prédit sa fin prochaine, et je m’accusais sans cesse d’avoir hâté notre séparation. Ce fut une belle mort, il est vrai, celle que nous désirons tous : mourir dans le combat, sur la mer, pour la patrie attaquée, ou sur le pont d’un navire vaincu !... Hélas ! pourquoi le bon Dieu n’a-t-il pas exaucé ce rêve de ma vie ? Mais que sa sainte volonté soit faite !

  

 

 

E. DU LAURENS DE LA BARRE,

Les veillées de l’Armor, 1842.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 


1 Tourne-pierres : petites alouettes de mer, blanches et grises, que l’on voit, sur la grève, courir autour des rochers.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net