La ville d’Is

 

BALLADE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Sur le théâtre des grands cataclysmes, la terre porte presque toujours, à sa surface, des marques évidentes de la colère divine. Une muette horreur plane sans cesse sur les lieux témoins d’un forfait, et la mémoire humaine est malheureusement peut-être plus fidèle à garder le souvenir du crime ou de la honte que du bienfait ou de la gloire.

Ici pourtant, l’aspect ravissant de la splendide baie de Douarnenez semble nous donner un démenti et faire exception à la règle. Les flots calmes et bleus roulent en paix sur les ruines d’une cité engloutie. La Sodome armoricaine fut justement frappée par le bras du Tout-Puissant, mais la mer se balance, radieuse au soleil, sur le front de Dahut, la fille maudite du roi Grallon.

Cependant, aux jours de tempête, en novembre, quand le glas des morts a retenti partout, la baie s’entrouvre, les vagues soulevées par le vent s’écartent, et le marin épouvanté découvre au fond, sous le manteau verdâtre des algues, des vestiges de l’antique cité d’Is. Is qui fut, dit-on, la rivale de Lutèce (Par-Is : égale à Is). Alors, à l’endroit nommé Toul-Dahut, où fut précipitée la princesse, le bruit lugubre des flots se marie aux gémissements de la coupable condamnée à y expier ses forfaits.

L’île Tristan s’élève à l’entrée de la rade, du côté de la terre. Du sommet de cet îlot, couronné par les ruines de l’ancien château de La Fontenelle, on embrasse le bel ensemble de la baie de Douarnenez, ses côtes dentelées, le cap de la Chèvre, et, au loin, les trois têtes grises du Ménez-hom... Que de témoins d’un passé émouvant : sanguinaire et terrible, si l’on évoque les spectres de Dahut et du baron de La Fontenelle, l’atroce ligueur ; poétique et touchant, si l’on rappelle les mélancoliques images du chevalier Tristan de la Table-Ronde et d’Iseult la blonde, princesse de Cornouailles, qui vinrent mourir sur ce rocher.

Mais ce n’est pas de la douce figure d’Iseult que nous devons vous entretenir cette fois. Arrêtons-nous à la légende d’Is et de Dahut.

La cité, bâtie sur la plage, n’était défendue contre l’Océan que par une digue fort haute et des écluses dont la clef était déposée dans une cassette de fer. Le roi Grallon gardait toujours suspendue à son cou la clef d’or de cette cassette. Saint Guénolé, rapporte Albert Le Grand, visitait souvent Grallon dans sa superbe capitale, et il prêchait sans cesse « contre les abominations qui se commettaient dans cette ville, toute absorbée en luxe, orgies et vanités. Malheureusement, l’exemple était donné par la fille même du vieux roi ».

Or, un soir (un triste soir de novembre), la mer battait avec fureur le rempart où s’élevait le palais tout resplendissant des lumières du festin. Dahut, bravant l’orage, se promenait, belle et radieuse, en compagnie d’un jeune seigneur, sur une terrasse au-dessus de la digue.

On eût dit que la vue des éléments déchaînés mettait le comble à son ivresse. Était-elle lasse en ce moment d’une vie criminelle, ou inspirée par le démon, avide d’une si belle proie ?

– Oui, je le veux, s’écria-t-elle, je veux que cette ville maudite, d’où Guénolé voudrait me chasser, soit engloutie cette nuit même. Je veux la voir sombrer comme un vaisseau. Je jouirai du moins de l’agonie de tout ce vil peuple

– Ô ciel ! dit le jeune seigneur avec effroi.

Dahut lança vers les nues un regard menaçant, accompagné d’un geste de défi ; puis abaissant sur son fiancé des yeux où se peignait tout son mépris, elle continua :

– Les écluses seront ouvertes, et bientôt la mer... la mer libre passera... Hoël, ce sera plus beau qu’une tempête !

– Mais nous périrons, malheureuse ! Et vous-même la première...

– Que non pas, Hoël. Obéissez, ou renoncez à Dahut pour jamais. Je vous donnerai la clef des écluses pour ouvrir la porte d’airain. Puis, remontant aussitôt, vous conduirez au pied de la tour du fanal Trip et Trep, les chevaux du roi. Ils courent plus vite que la mer : nous serons sauvés.

 

 

 

II

 

 

Or, quiconque eût vu le vieux roi sur sa couche eût été rempli d’admiration en le regardant ; ses cheveux blancs comme neige couvraient ses épaules, et sa chaîne d’or pendait autour de son cou.

Quiconque eût été aux aguets eût vu la blanche fille entrer tout doucement dans la chambre, pieds nus, et s’approcher peu à peu de son père, se mettre à genoux et lui enlever chaîne et clef.

Toujours il dort, il dort le roi. Alors on entend un grand cri : le puits déborde ; la ville est submergée.

– Lève-toi, seigneur roi, à cheval et loin d’ici. La mer vient de rompre ses digues.

Soudain, à la vue du moine, son conseiller, son ami, Grallon se lève. Il cherche sa fille. Elle n’est pas dans sa chambre ; il l’appelle en vain. Guénolé a vu l’eau qui monte rapidement ; il supplie le roi et l’entraîne du côté des écuries du château.

– Ciel ! que vois-je ? s’écrie Grallon ; ma fille déjà montée sur mon meilleur coursier !...

À ces mots, il s’élance en selle, en retenant la princesse, qui tente d’échapper à ses étreintes paternelles. Puis les chevaux, emportant le moine, le roi et sa fille, fuient, avec les ailes de l’épouvante, les ondes plus rapides encore. Et les flots, poussés par un vent lugubre, roulaient au loin sur les grèves immenses.

Bientôt, à la vue des vagues qui gagnaient toujours et venaient baigner les jarrets des chevaux, le saint irrité dit au malheureux prince :

– Seigneur, si tu ne veux pas périr, jette le démon que tu portes en croupe.

– Le démon, reprit le roi, le démon, où est-il ?

– Le voilà ! s’écria Guénolé en touchant Dahut du bout de son bâton pastoral.

Et l’infortunée, tombant à la renverse, disparut dans les flots, qui s’arrêtèrent comme satisfaits de leur proie.

C’est là que l’on montre au voyageur le Toul-Dahut, tombeau de la criminelle princesse.

Hoël avait fidèlement obéi à l’ordre sinistre que sa cruelle fiancée lui avait donné en lui remettant la clef fatale. Mais, sans aucun doute (telle était l’ire de Dieu), il ne put fuir assez vite les ondes déchaînées par sa main. Ah ! ce fut plus terrible qu’une tempête.

 

 

 

III

 

 

– Habitant de la forêt voisine, qui veilles la nuit, as-tu vu passer dans le val sombre, ou sous la voûte du bois profond, les chevaux sauvages du roi d’Armorique ?

– Je ne les ai point vus passer dans le bois ; mais la nuit, du fond de ma caverne solitaire, j’ai entendu le galop sonore des chevaux de la mort : trip, trep, trip, trep, roulant comme la foudre.

– Pêcheur de l’île Tristan, vois-tu quelquefois la blonde fille de la mer peignant sa chevelure d’or, assise sur un rocher de la grève et se mirant dans les vagues ?

– Je vois le soir, lorsque la lune est voilée, une fille éplorée qui passe dans la brume humide, au-dessous du cap lugubre ; je l’entends gémir ; ses gémissements pénètrent l’âme. Je l’entends parfois chanter ; ses chants sont plus plaintifs que les flots...

 

Et la mer ébranle sans frein les ruines et les tours de la cité ensevelie... Chaque flot qui passe arrache une pierre, comme le souffle du Temps qui balaie sans merci les jours de l’univers.

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE,

Fantômes bretons, 1879.

 

 

 

 

 

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