Comment saint Éloi

fut guéri de la vanité

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annibal et Charlemagne, comme Bonaparte, ont franchi les Alpes et à peu près conquis l’Italie ; mais derrière eux, effaçant les vestiges de leur passage, les défilés des montagnes se sont refermés, les pics du mont Genèvre et du petit Saint-Bernard se sont recouverts de neige, et les générations qui ont succédé à celles de leurs enfants, ne retrouvant aucune trace de la route qu’ils avaient suivie que dans la tradition des localités et dans la mémoire des populations, se sont prises à douter de ses miracles, et ont presque nié les dieux qui les avaient opérés. Bonaparte n’a pas voulu qu’il en fût ainsi pour lui, et afin que sa religion guerrière n’eût point à souffrir des ravages de l’oubli et de l’atteinte du doute, il a lié l’Italie à la France comme une esclave à sa maîtresse ; il a étendu une chaîne à travers les montagnes ; il a mis le premier anneau aux mains de Genèvre, sa nouvelle fille, et le dernier au pied de Milan, notre vieille conquête : ce souvenir de notre descente en Italie, cette chaîne dorée par le commerce, cette voie tracée par le passage de nos armées et battue par la sandale d’un géant, c’est la route du Simplon.

Cette route, rivale de celle de Tiberius Nero, de Julius César et de Domitianus, à laquelle chaque jour trois mille ouvriers ont travaillé pendant trois ans, qui grimpe aux flancs des montagnes, franchit les précipices et creuse les rochers, commence à Glys, laisse Brigg à gauche, et s’élève par une pente visible à l’œil, mais presque insensible à la marche, jusqu’au col du Simplon, c’est-à-dire pendant six lieues : c’est aux faiseurs d’itinéraires et non à nous de dire combien de ponts on passe, combien de galeries on traverse, combien d’aqueducs on franchit ; nous y renonçons d’autant plus facilement qu’aucune description ne peut donner une idée du spectacle qu’on y rencontre à chaque pas, des oppositions et des harmonies que forment entre elles les vallées de Gauther et de la Saltine, et la chute des cascades s’y réfléchissant aux miroirs des glaciers : à mesure qu’on monte, la végétation et la vie disparaissent. Ces sommités n’avaient point été faîtes pour le commun des hommes et des animaux ; là, le génie seul pouvait atteindre, là, l’aigle seul pouvait vivre aussi le village du Simplon, cette conquête artificielle de la vallée sur les montagnes s’étend-il misérablement, comme un serpent engourdi, sur un plateau nu et sauvage : aucun arbre ne l’abrite, aucune fleur ne le décore, aucun troupeau ne l’anime ; il faut tout tirer des bas lieux, et l’on ne voit l’existence renaître, la nature revivre, qu’en descendant ses deux versants : quant à son sommet, c’est le domaine des glaces et des neiges, c’est le palais de l’hiver, c’est le royaume de la mort.

Presque en quittant le village du Simplon, on commence à descendre, et, par un effet d’optique naturel, cette descente paraît plus rapide que la montée ; d’ailleurs, elle est beaucoup plus tourmentée par les accidents de la montagne : tantôt elle pivote sur des angles aigus, tantôt elle se roule par mille ondulations autour de la montagne aussi loin que l’œil peut atteindre, et semble le serpent fabuleux qui encercle la terre. D’abord on rencontre la galerie d’Algaby, la plus longue et la plus belle, qui traverse deux cent quinze pieds de granit pour s’ouvrir sur la vallée de Gondo, chef-d’œuvre divin de décoration terrible qu’aucun pinceau ne peut imiter, qu’aucune plume ne peut décrire, qu’aucun récit ne peut rendre ; c’est un corridor de l’enfer, étroit et gigantesque ; à mille pieds au-dessous de la route, le torrent ; à deux mille pieds au-dessus de la tête, le ciel : la distance est si grande du chemin à la Doveria, qu’à peine l’entend-on mugir, quoiqu’on la voie furieusement écumer sur les roches qui forment le fond de la vallée : tout à coup un pont léger, d’une architecture aérienne, se présente, jeté d’une montagne à une autre comme un arc-en-ciel de pierre : il conduit, au bout de quelques pas, à la galerie de Gondo, longue de sept cents pas, éclairée par deux ouvertures.

Bientôt la vallée s’élargit, l’air se réchauffe, la poitrine respire, quelques traces de végétation reparaissent, des échappées à travers les sinuosités de la montagne permettent à l’œil de se reposer sur un plus doux horizon. Un village apparaît avec un doux nom : c’est Isella, la sentinelle avancée et presque perdue de la molle Italie. Aussi derrière elle la vallée se referme : les rochers nus et gigantesques se rapprochent ; l’imprudente fille de la Lombardie a été prise au sortir d’un défilé qu’elle ne peut plus repasser : sur la route par laquelle elle est venue, une galerie s’est formée, c’est l’avant-dernière elle repose sur un pilier de granit colossal, dont la masse noire se détache à sa sommité sur l’azur du ciel, à son milieu sur le tapis vert de la colline, à sa base sur la mousse blanche des cascades. Celle-là, on se hâte de la traverser, et, soit illusion, soit véritable changement atmosphérique à sa sortie, les tièdes bouffées du vent d’Italie viennent au-devant de vous : à droite et à gauche les montagnes s’écartent, des plateaux se forment, et sur ces plateaux, comme des cygnes qui se réchauffent au soleil, on commence à apercevoir des groupes de maisons blanches, aux toits plats : c’est l’Italie, la vieille reine, la coquette éternelle, l’Armide séculaire qui envoie au-devant de vous ses paysannes et ses fleurs. Encore une rivière à franchir, encore une galerie à traverser, et vous voilà à Crevola, suspendu entre le ciel et la terre, sur un pont magique ; sous vos pieds vous avez la ville et son clocher, devant vous le Piémont. Puis, au loin, là-bas derrière l’horizon, Florence, Rome, Naples, Venise, ces villes merveilleuses dont les poètes vous ont raconté tant de féeries, et dont aucun rempart ne vous sépare plus. Aussi la route, comme lassée de ses longs détours, heureuse de retrouver la plaine, s’élance-t-elle d’un seul jet de deux lieues jusqu’à Domo-d’Ossola.

J’y tombai au milieu d’une procession tout italienne : une corporation de maréchaux-ferrants fêtait saint Éloi. Dans mon ignorance, j’avais toujours cru ce bienheureux le patron des orfèvres et l’ami du roi Dagobert, auquel il donnait parfois sur sa toilette des conseils fort judicieux ; mais j’ignorais complètement qu’il eût jamais été maréchal. Leur bannière, sur laquelle il était représenté brisant son enseigne, ne me laissait aucun doute à ce sujet : la seule chose qui me restât à éclaircir, c’était à quel moment de sa vie se rapportait l’action qui avait inspiré l’artiste ; car cette vie sanctifiée, je la connaissais à peu près, depuis son entrée chez le préfet de la monnaie de Limoges jusqu’à sa nomination au siège de Noyon, et je ne voyais rien dans tout cela qui pût s’appliquer au spectacle que j’avais sous les yeux. En conséquence, je m’adressai au maître de poste, pensant que, pour une tradition de fer à cheval, c’était le meilleur historien qui se pût trouver. Nous commençâmes par faire prix pour la voiture qui devait me conduire de Domo-d’Ossola à Baveno ; puis, ce prix fait au double de ce qu’il valait, tant j’étais pressé de revenir à ma procession, j’obtins sur le père d’Oculi les renseignements biographiques suivants. Au reste, voici la tradition telle qu’elle me fut transmise dans sa naïveté primordiale et dans sa simplicité primitive : il est inutile de dire que nous n’en garantissons point l’authenticité.

Vers l’an 610, Éloi, qui était alors un jeune maître de vingt-six à vingt-huit ans, habitait la ville de Limoges, située à deux lieues seulement de Cadillac, son pays natal : dès sa jeunesse, il avait manifesté une grande aptitude pour les arts mécaniques ; mais, comme il n’était pas riche, il lui avait fallu demeurer simple maréchal. Il est vrai qu’il avait fait faire à ce métier de tels progrès qu’entre ses mains il était presque devenu un art : les fers qu’il forgeait, et qu’il était parvenu à confectionner en trois chaudes 1, s’arrondissaient d’une courbe merveilleusement élégante, et brillaient comme de l’argent poli ; les clous par lesquels il les fixait aux pieds des chevaux étaient taillés en diamants, et eussent pu être enchâssés comme des chatons de bague dans une monture d’or ; cette habileté d’exécution, qui étonnait tout le monde, finit par exalter l’ouvrier lui-même ; la vanité lui tourna la tête, et oubliant que Dieu nous élève et nous abaisse à sa volonté, il fit faire une enseigne sur laquelle il était représenté ferrant un cheval, avec cette exergue, passablement insolente pour ses confrères, et blessante pour l’humilité religieuse : Éloi, maître sur maître, maître sur tous.

L’inscription fit grande rumeur dès son apparition, et comme Éloi avait surtout à faire à une clientèle de commerçants, de chevaliers et de pèlerins, qui se croisaient incessamment devant sa boutique, l’orgueilleuse enseigne alla bientôt éveiller la susceptibilité des autres maréchaux-ferrants non seulement de la France, mais encore de l’Europe. De tous côtés s’éleva alors contre l’orgueilleux maître une clameur si grande qu’elle monta jusqu’au paradis : le bon Dieu, ne sachant pas d’abord quelle cause l’occasionnait, s’en émut et regarda sur la terre ; ses yeux, qui par hasard étaient tournés vers Limoges, tombèrent sur la fameuse enseigne, et tout lui fut expliqué.

De tous les péchés mortels, celui qui a toujours le plus fâché le bon Dieu, c’est l’orgueil : ce fut l’orgueil qui souleva Satan et Nabuchodonosor contre le Seigneur, et le Seigneur foudroya l’un et ôta la raison à l’autre ; aussi Dieu cherchait-il déjà quelle punition il pourrait appliquer au nouvel Aman lorsque Jésus-Christ, voyant son père préoccupé, lui demanda ce qu’il avait. Dieu lui répondit en lui montrant l’enseigne ; Jésus-Christ la lut.

– Oui, oui, mon père, dit-il, c’est vrai, l’inscription est violente ; mais Éloi est véritablement habile ; seulement, il a oublié que sa force lui vient d’en haut ; mais, à part son orgueil, il est plein de bons principes.

– J’en conviens, dit le bon Dieu, il a d’excellentes qualités ; mais son orgueil les dépasse toutes autant que le cèdre dépasse l’hysope, et il les fera mourir sous son ombre. Avez-vous lu : Éloi, maître sur maître, maître sur tous ? C’est un défi non seulement porté à l’habileté humaine, mais encore à la puissance céleste.

– Eh bien, mon père, que la puissance céleste lui réponde par la bonté, et non par la rigueur : vous voulez la conversion et non la mort du coupable, n’est-ce pas ? Eh bien, je me charge de le convertir.

– Hum ! fit le bon Dieu en secouant la tête, tu te charges là d’une mauvaise besogne.

– Y consentez-vous ? continua Jésus-Christ.

– Tu ne réussiras pas, dit le bon Dieu.

– Laissez-moi toujours essayer.

– Et combien de temps me demandes-tu ?

– Vingt-quatre heures.

– Accordé, dit le Seigneur.

Jésus ne perdit pas de temps ; il dépouilla ses habits divins, revêtit le costume d’un compagnon du devoir, se laissa glisser sur un rayon de soleil, et descendit aux portes de Limoges.

Il entra aussitôt dans la ville, le bâton à la main, avec l’apparence d’un homme qui vient de faire une longue route ; ensuite, il alla droit à la maison d’Éloi ; il le trouva forgeant : il en était à la troisième chaude.

– Dieu soit avec vous, maître ! dit Jésus entrant dans la boutique.

– Amen ! répondit Éloi sans le regarder.

– Maître, continua Jésus, je viens de faire mon tour de France, et partout j’ai entendu parler de ta science de sorte que, pensant qu’il n’y avait que toi qui pouvais me montrer quelque chose de nouveau...

– Ah ! ah ! fit Éloi en jetant un regard rapide sur lui et en continuant de battre son fer.

– Veux-tu de moi pour compagnon ? reprit humblement Jésus. Je viens t’offrir mes services.

– Et que sais-tu ? dit Éloi, lâchant négligemment le fer auquel il venait de donner le dernier coup de marteau et jetant sa pince.

– Mais, continua Jésus, je sais forger et ferrer aussi bien, je crois, que qui que ce soit au monde.

– Sans exception ? dit dédaigneusement Éloi.

– Sans exception, répondit tranquillement Jésus.

Éloi se mit à rire.

– Que dis-tu de ce fer ? reprit Éloi montrant complaisamment à Jésus celui qu’il venait d’achever.

Jésus le regarda.

– Je dis que ce n’est pas mal ; mais je crois qu’on peut faire mieux.

Éloi se mordit les lèvres.

– Et en combien de chaudes ferais-tu un fer comme celui-là ?

– En une chaude, dit Jésus.

Éloi se mit à rire : comme nous l’avons dit, il lui en fallait trois à lui, et cinq ou six aux autres ; il crut que le compagnon était fou.

– Et veux-tu me montrer comment tu t’y prends ? dit-il d’un air goguenard.

– Volontiers, maître, répondit Jésus en ramassant tranquillement la pince, et en prenant auprès de l’enclume un lingot de fer brut qu’il mit dans la forge.

Puis il fit un signe à Oculi, qui se mit à tirer la corde du soufflet.

Le feu, étouffé d’abord sous le charbon, s’élança en petits jets bleus ; des millions d’étincelles pétillèrent ; bientôt la flamme rougissante embrasa l’aliment qui lui était offert : de temps en temps l’habile compagnon arrosait le foyer, qui, momentanément noirci, reprenait presque aussitôt une nouvelle force et une teinte plus vive ; enfin, la braise sembla une matière fondue. Au bout d’un instant, cette lave pâlit, tant toute la partie combustible du charbon était dévorée ; alors Jésus tira du brasier son fer presque blanc, le posa sur l’enclume, et le tournant d’une main, tandis qu’il le frappait et le façonnait de l’autre, en quelques coups de marteau il lui donna une forme et un fini desquels celui d’Éloi était loin d’approcher. La chose avait été si vivement faite que le pauvre maître sur maître n’y avait vu que du feu.

– Voilà ! dit Jésus-Christ.

Éloi prit le fer, dans l’espoir d’y découvrir quelque paille ; mais rien n’y manquait : aussi, quoique la mauvaise intention y fût, elle ne put trouver prise à en dire le moindre mal.

– Oui, oui, dit-il en le tournant et retournant, oui, pas mal... allons, pour un simple ouvrier, pas mal. Mais, continua-t-il, espérant prendre Jésus en défaut, ce n’est pas tout que de savoir confectionner un fer, il faut encore savoir l’appliquer au pied de l’animal. Tu m’as dit que tu savais ferrer, je crois?

– Oui, maître, répondit tranquillement Jésus-Christ.

– Mettez le cheval au travail 2 ! cria Éloi à ses garçons.

– Oh ! ce n’est pas la peine, interrompit Jésus ; j’ai une manière à moi qui épargne beaucoup de peine, et abrège beaucoup de temps.

– Et quelle est ta manière ? dit Éloi étonné.

– Vous allez voir, répondit Jésus.

À ces mots, il tira un couteau de sa poche, alla au cheval, leva une de ses jambes de derrière, lui coupa le pied gauche à la première jointure, mit le pied dans l’étau, y cloua le fer avec la plus grande facilité, reporta le pied ferré, le rapprocha de la jambe, où il reprit aussitôt, coupa le pied droit, répéta la même cérémonie avec le même succès, continua ainsi pour les deux autres, et cela sans que l’animal parût s’inquiéter le moins du monde de ce que la manière du nouveau compagnon avait d’étrange et d’inusité. Quant à Éloi, il regardait l’opération s’accomplir dans la stupéfaction la plus profonde.

– Voilà ! maître, dit Jésus-Christ en recollant le quatrième pied.

– Je vois bien, dit saint Éloi, faisant tous ses efforts pour cacher son étonnement.

– Ne connaissez-vous point cette manière ? continua négligemment Jésus-Christ.

– Si fait, si fait, reprit vivement Éloi, j’en ai entendu parler... mais j’ai toujours préféré l’autre.

– Vous avez tort, celle-ci est plus commode et plus expéditive.

Éloi, comme on le pense bien, n’eut garde de renvoyer un si habile compagnon ; d’ailleurs il craignait, s’il ne traitait pas avec lui, qu’il ne s’établît dans les environs, et il ne se dissimulait pas que c’était un concurrent redoutable : il fit donc ses conditions, qui furent acceptées, et Jésus fut installé dans la boutique comme premier garçon.

Le lendemain matin, Éloi envoya Jésus-Christ faire une tournée dans les villages environnants ; il s’agissait de quelques commissions qui avaient besoin d’être remplies par un messager intelligent. Jésus partit.

Il était à peine disparu au tournant de la grande rue qu’Éloi se prit à songer sérieusement à cette nouvelle manière de ferrer les chevaux, qu’il ne connaissait pas. Il avait suivi l’opération avec le plus grand soin ; il avait remarqué à quelle jointure l’amputation avait été faite ; il ne manquait pas, comme nous l’avons dit, d’une grande confiance en lui-même, il résolut de profiter de la première occasion qui s’offrirait de mettre à profit la leçon qu’il avait prise.

Elle ne tarda pas à se présenter : au bout d’une heure, un cavalier armé de toutes pièces s’arrêta à la porte d’Éloi ; son cheval s’était déferré d’un pied de derrière à un quart de lieue de la ville, et, attiré par la réputation du maître, il avait piqué droit chez lui ; il venait d’Espagne et retournait en Angleterre, où il avait, à propos de l’Écosse, de grandes affaires à régler avec saint Dunstan ; il attacha son cheval à un des anneaux de fer de la boutique, entra dans un cabaret et demanda un pot de bière, en recommandant à Éloi de se hâter.

Éloi pensa que, puisque la pratique était pressée, c’était le moment de mettre à exécution la manière expéditive dont il avait vu faire la veille un essai qui avait si bien réussi. Il prit son couteau le mieux affilé, lui donna un dernier coup sur sa pierre à rasoir, leva la jambe du cheval, et, prenant le joint avec une grande justesse, il lui coupa le pied au-dessus du sabot.

L’opération avait été si habilement faite que le pauvre animal, qui ne se doutait de rien, n’avait pas eu le temps de s’y opposer, et ne s’était aperçu de l’amputation que par la douleur même qu’elle lui avait causée ; mais alors il poussa un hennissement si plaintif et si douloureux que son maître se retourna et vit sa monture pouvant à peine se tenir debout sur les trois pieds qui lui restaient, et secouant sa quatrième jambe, d’où s’échappaient des flots de sang : il s’élança du cabaret, se précipita dans la boutique, et trouva Éloi qui ferrait tranquillement le quatrième pied dans son étau ; il crut que le maître était devenu fou. Éloi le rassura, lui disant que c’était une nouvelle manière qu’il avait adoptée, lui montra le fer parfaitement adhérent au sabot, et, sortant de sa boutique, se mit en devoir d’aller recoller le pied au moignon de la jambe, comme il l’avait vu faire la veille à son compagnon.

Mais il en advint cette fois tout autrement ; le pauvre animal qui, depuis dix minutes, perdait tout son sang, était couché sans force et tout près de mourir ; Éloi rapprocha le pied de la jambe ; mais, entre ses mains, rien ne reprit, le pied était déjà mort, et le reste du corps ne valait guère mieux.

Une sueur froide couvrit le front du maître : il sentit qu’il était perdu, et, ne voulant pas survivre à sa réputation, il tira de sa trousse le couteau qui avait si bien rempli son office, et il allait se l’enfoncer dans la poitrine, lorsqu’il sentit qu’on lui arrêtait le bras ; il se retourna : c’était Jésus-Christ. Le divin messager avait achevé ses commissions avec la même promptitude et la même habileté qu’il avait coutume de mettre à tout ce qu’il faisait, et il était de retour deux heures plus tôt que ne l’attendait Éloi.

– Que fais-tu, maître ? lui dit-il d’un ton sévère.

Éloi ne répondit pas, mais montra du doigt le cheval expirant.

– N’est-ce que cela ? dit le Christ.

Et il ramassa le pied et le rapprocha de la jambe et le sang cessa de couler, et le pied reprit, et le cheval se releva et hennit de bien-être ; de sorte que, moins la terre rougie, on eût juré qu’il n’était rien arrivé au pauvre animal tout à l’heure si malade, et maintenant si vif et si bien portant.

Éloi le regarda un instant, confus et stupéfait, étendit le bras, prit dans sa boutique un marteau, et, brisant son enseigne, il alla à Jésus-Christ et lui dit humblement :

– C’est toi qui es le maître, et c’est moi qui suis le compagnon.

– Heureux celui qui s’humilie, répondit le Christ d’une voix douce, car il sera élevé !

À cette voix si pure et si harmonieuse, Éloi leva les yeux, et il vit que son compagnon avait le front ceint d’une auréole ; il reconnut Jésus, et il tomba à genoux.

– C’est bien, je te pardonne, dit le Christ, car je te crois guéri de ton orgueil ; reste maître sur maître ; mais souviens-toi que c’est moi seul qui suis maître sur tous.

À ces mots, il monta en croupe derrière le cavalier et disparut avec lui.

Le cavalier était saint Georges.

 

 

 

Alexandre DUMAS, Impressions de voyage, 1834.

 

Recueilli par Francis Lacassin

dans Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par Francis Lacassin,

Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

NOTES

1. En les remettant trois fois à la forge : terme caractéristique que nous avons voulu conserver et que nous nous empressons d’expliquer à nos lecteurs.

2. Le travail est un appareil en charpente, au milieu duquel on attache le cheval que l’on veut ferrer.

 

 

 

 

 

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