Une légende de la forteresse de Saint-Pétersbourg

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La forteresse de Saint-Pétersbourg est bâtie, comme toutes les forteresses, pour être un symbole visible de l’antagonisme entre le peuple et son souverain.

Sans doute, elle défend la ville, mais elle la menace encore davantage ; sans doute, elle a été bâtie pour repousser les Suédois, mais elle a servi à emprisonner les Russes.

C’est la Bastille de Saint-Pétersbourg ; comme la Bastille du faubourg Saint-Antoine, c’est surtout la pensée qu’elle est tenue prisonnière.

Ce serait une terrible histoire à écrire que celle de la forteresse. Elle a tout vu, tout entendu ; seulement, elle n’a encore rien révélé.

Il viendra un jour où elle ouvrira ses flancs comme la Bastille, et l’on sera effrayé de la profondeur, de l’humidité, de l’obscurité de ses cachots.

Il viendra un jour où elle parlera comme le château d’If.

Ce jour-là, la Russie aura une histoire ; jusqu’à présent, elle n’a que des légendes. Une de ces légendes, je vais vous la raconter.

Un de mes amis chassait, au mois de septembre 1855, à une centaine de verstes de Moscou, du côté de Pereslof. La chasse l’avait entraîné trop loin pour qu’il pût revenir le même soir chez lui. Il se trouvait dans le voisinage d’une petite maison habitée par un vieux gentilhomme qui, depuis cinquante-sept ans, en était propriétaire.

Ce vieux gentilhomme était venu l’habiter à l’âge de vingt ans, sans qu’on sût comment il l’avait achetée, d’où il venait ni qui il était. Depuis le jour où il en était entré en possession, il ne l’avait jamais quittée, même pour aller à Moscou.

Pendant dix ans, il n’avait vu personne, fait aucune connaissance dans le voisinage, n’avait parlé que pour dire ce qu’il avait strictement besoin de dire.

Jamais il ne s’était marié, quoique son bien, qui se composait de deux mille déciatines de terre, habitées par cinq cents paysans, lui constituassent une fortune de quatre à cinq mille roubles argent de revenu.

Ce bien était situé entre le couvent de Troïtza et la petite ville de Pereslof. Quelque peu hospitalier, de réputation du moins, que fût le gentilhomme, notre chasseur n’hésita point à lui demander la permission de passer la nuit chez lui, une place sur un banc, une part du souper. La chaleur du poêle, c’est ce que ne refuse jamais le paysan russe au voyageur étranger : à plus forte raison, un gentilhomme à son concitoyen, nous voulons dire à son compatriote ; on n’est encore que compatriote en Russie.

Sous l’empereur Alexandre II, on deviendra concitoyen.

Il était sept heures du soir ; le crépuscule commençait à descendre, accompagné de cette bise froide qui, trois semaines d’avance, annonce l’hiver russe, lorsque le chasseur frappa à la porte du palate.

C’est ainsi que l’on appelle, en Russie, cette habitation qui est un peu moins que le château, un peu plus que la maison.

Au coup frappé à la porte, un vieux domestique vint ouvrir. Le chasseur lui exposa sa demande ; le vieux domestique rentra pour la transmettre au pomeschik, priant le solliciteur d’attendre un instant dans l’antichambre.

Cinq minutes après, il reparut. Le pomeschik invitait notre chasseur à entrer.

Celui-ci entra, et trouva son hôte attablé avec un convive, qu’il reconnut pour un voisin de campagne de son père.

Il avait donc une protection près du prétendu misanthrope, au cas où celui-ci reviendrait sur sa première décision. Mais il n’en avait pas besoin, le pomeschik se leva et vint à lui en l’invitant à prendre place à sa table.

C’était un beau vieillard de soixante-quinze ans, à l’œil vif, et même un peu inquiet, à la santé robuste, et auquel de beaux cheveux blancs et une belle barbe blanche n’ôtaient rien de ses apparences de vigueur.

Il portait le costume russe dans sa rigide exactitude, bottes venant au-dessous du genou, pantalon de velours noir à larges plis, surtout de drap gris, et bonnet garni d’astrakan.

On était à la fin du repas : les deux convives prenaient une tasse de thé en fumant. Le vieillard ordonna, en s’excusant auprès de son hôte de le recevoir d’une façon si peu en harmonie avec son désir, de remettre sur la table les restes du dîner.

Ces restes du dîner étaient, d’ailleurs, assez copieux pour satisfaire l’appétit du chasseur le plus affamé.

Le nôtre mangea assez rapidement pour rejoindre les deux vieux compagnons, à leur cinquième ou sixième tasse de thé, et à leur troisième ou quatrième cigare.

Il va sans dire que le convive du vieillard et mon ami le chasseur s’étaient fait les politesses d’usage, et que le pomeschik savait que ses deux hôtes n’étaient point étrangers l’un à l’autre.

La conversation s’engagea sur les affaires du temps : on parlait alors avec une liberté qui semblait d’autant plus douce, que l’on sortait de trente-trois ans de mutisme.

L’empereur Nicolas était mort le 18 février de la même année ; et l’empereur Alexandre II avait débuté par des paroles et par des actes qui ouvraient à la Russie un avenir qu’elle avait cessé d’espérer.

Le vieillard, contre l’habitude des gens de son âge, qui regrettent toujours le passé, paraissait heureux d’avoir changé de régime, et respirait à pleine poitrine ; il semblait un homme longtemps oppressé par la voûte d’un cachot, qui vient d’être rendu à la liberté, et qui la savoure avec délices.

La conversation intéressait singulièrement notre chasseur ; le vieillard, qui avait une mémoire prodigieuse, parlait des époques les plus reculées, comme s’il eût parlé d’événements écoulés de la veille. Il se rappelait Catherine II, les Potemkine, les Orlof, les Zoubof, ces héros d’un autre siècle, qui apparaissaient à notre génération comme les spectres d’une époque évanouie.

Il avait donc vécu à Saint-Pétersbourg, avant de venir prendre possession de son bien ; il avait donc vu la cour et coudoyé les grands seigneurs avant de se retirer au milieu de ses paysans.

Cette loquacité de la part de son hôte étonnait d’autant plus notre chasseur que, comme nous l’avons dit, le vieux gentilhomme était loin de passer pour être bavard.

Sans doute le besoin de parler était d’autant plus grand chez lui, que plus longtemps il s’était tu. Aussi répondait-il avec une complaisance parfaite aux questions réitérées du jeune homme.

Mais celui-ci, retenu par une certaine circonspection, n’osait lui faire la question qui l’intéressait par-dessus toute autre :

– Comment un homme de votre distinction a-t-il quitté Saint-Pétersbourg à dix-huit ans, pour venir s’enterrer pendant cinquante-sept ans dans le fond d’une province ?

Mais, le vieillard s’étant levé et étant sorti un instant, cette question qu’il n’osait lui faire à lui, il la fit à l’ami de son père.

– Je ne suis guère plus avancé que vous sur ce point, lui répondit celui qu’il interrogeait, quoiqu’il y ait bientôt trente ans que je connais mon mystérieux voisin. Seulement, j’ai quelque idée qu’il m’eût fait ce soir confidence entière, s’il n’y eût eu là un étranger : il était en train de parler, et c’est la première fois que je le vois en pareille disposition.

Le vieillard rentra.

Après la confidence qu’il venait de recevoir, c’était une indiscrétion à notre chasseur de rester plus longtemps en tiers avec les deux amis. Il se leva, et demanda au vieillard s’il voulait bien lui indiquer la chambre qui lui était destinée. Le vieillard lui désigna la chambre voisine.

Il fit même mieux que de la lui indiquer, il l’y conduisit.

Une simple cloison séparait cette chambre de la salle à manger ; et, comme si ce n’eût point été assez, pour donner toute carrière à cette curiosité, en se retirant, il laissa la porte ouverte.

Notre chasseur vit avec effroi qu’il ne se dirait point une parole dans cette salle à manger, qu’il n’entendît comme s’il y était. C’était tenter Dieu !

Et cependant, c’est une justice à rendre à notre chasseur, il fit tout ce qu’il put pour s’endormir, et, par conséquent, pour ne pas entendre ; mais il avait beau se tourner et se retourner sur son divan, fermer les yeux, tirer sa couverture par-dessus sa tête, le sommeil semblait fuir avec la même obstination qu’il l’invoquait ; ou, s’il paraissait se rendre à son appel, à ce moment suprême où les idées se troublent, où l’on voit à travers les paupières fermées voltiger autour de soi des esprits aux ailes de phalène, une souris se mettait à ronger une planche, une araignée à tisser sa toile, un chien à balayer le plancher avec sa queue, et il se réveillait les yeux tout grands ouverts et l’oreille malgré lui tendue du côté de cette porte entrouverte, qui, par son entrebâillement, laissait entrer dans sa chambre la lumière et le son.

Il crut alors de son devoir de signaler sa présence et surtout son voisinage au maître de la maison. Il toussa, cracha, éternua. À chaque bruit, en effet, la conversation s’interrompait, mais pour reprendre aussitôt que le bruit avait cessé.

Pendant cinq minutes, il eut l’imprudence de se taire et d’essayer de se faire diversion à lui-même en songeant aux choses qui d’habitude faisaient tomber de leur côté la balance de la pensée ; mais les deux plateaux restèrent égaux, et l’équilibre qui se fit dans son esprit fut tel, au contraire, que, tout s’étant tu dans sa mémoire et dans son cœur, en lui et autour de lui, il entendit les premiers mots de cette histoire qu’il avait tant envie de connaître, et qu’ayant entendu les premiers mots, il n’eut pas la force de fermer l’oreille aux derniers.

« J’avais dix-huit ans : j’étais depuis deux ans comme enseigne au régiment de Paulovsky.

« Le régiment était caserné dans le grand bâtiment qui existe encore de l’autre côté du champ de Mars, en face du Jardin d’Été.

« L’empereur Paul Ier régnait depuis trois ans et habitait le palais Rouge, qui venait d’être achevé.

« Une nuit où, après je ne sais quelle escapade, la sortie que j’avais demandée pour faire une partie avec quelques-uns de mes camarades m’avait été refusée, et où je restais à la chambrée à peu près seul des officiers de mon grade, je fus tiré de mon sommeil par une voix dont le souffle effleurait mon visage, et qui me disait à l’oreille :

« – Dmitri-Alexandrovitch, réveillez-vous et suivez-moi.

« Je rouvris les yeux ; un homme était devant moi, qui me renouvela, éveillé, l’invitation qu’il venait de me faire pendant que j’étais endormi.

« – Vous suivre ? répétai-je, et où cela ?

« – Je ne puis vous le dire. Cependant, sachez que c’est de la part de l’empereur.

« Je frissonnai.

« De la part de l’empereur ! Que pouvait-il me vouloir, à moi, pauvre enseigne, de bonne famille, mais toujours trop éloigné du trône pour que mon nom fût parvenu jusqu’à l’empereur ?

« Je me rappelai le sombre proverbe russe, né au temps d’Ivan le Terrible : Près du tzar, près de la mort.

« Il n’y avait cependant pas à hésiter. Je sautai à bas de mon lit et je m’habillai.

« Puis je regardai avec attention l’homme qui était venu m’éveiller. Tout enveloppé qu’il était de sa pelisse, je crus le reconnaître pour un ancien esclave turc, barbier d’abord, puis ensuite favori de l’empereur.

« Cet examen, d’ailleurs, ne fut pas long. En se prolongeant, il n’eût peut-être pas été sans danger.

« – Je suis prêt, dis-je au bout de cinq minutes, en serrant à tout hasard mon épée contre moi.

« Mon inquiétude redoubla lorsque je vis mon conducteur, au lieu de prendre le chemin de l’entrée de la caserne, descendre par un petit escalier tournant dans les salles basses de l’immense bâtiment. Il éclairait lui-même notre marche avec une espèce de lanterne sourde.

« Après plusieurs tours et détours, je me trouvai en face d’une porte qui m’était complètement inconnue.

« Pendant toute la route parcourue, nous n’avions rencontré personne ; on eût dit que le bâtiment était désert.

« Je crus bien voir passer une ou deux ombres ; mais ces ombres, insaisissables d’ailleurs, disparurent, ou plutôt s’évanouirent dans l’obscurité.

« La porte à laquelle nous aboutissions était fermée ; mon conducteur y frappa d’une certaine façon ; la porte s’ouvrit toute seule, évidemment mise en mouvement par un homme qui attendait de l’autre côté.

« Effectivement, lorsque nous fûmes passés, je vis distinctement, malgré les ténèbres, un homme qui refermait cette porte et qui nous suivait.

« Le passage dans lequel nous étions entrés était une espèce de souterrain de sept à huit pieds de large, creuse dans un sol dont l’humidité suintait à travers les briques qui en tapissaient les parois.

« Au bout de cinq cents pas, à peu près, le souterrain était coupé par une grille à claire-voie.

« Mon conducteur tira une clef de sa poche, ouvrit la grille, et la referma derrière nous. Nous continuâmes notre chemin.

« Je commençai alors à me rappeler cette tradition qui disait qu’une galerie souterraine communiquait du palais Rouge à la caserne des grenadiers de Pavlovsky.

« Je compris que nous suivions cette galerie, et que, puisque nous étions partis de la caserne, nous devions aller au palais.

« Nous arrivâmes à une porte pareille à celle par laquelle nous étions sortis de prime abord.

« Mon conducteur frappa à cette porte de la même façon qu’il avait frappé à l’autre ; elle s’ouvrit comme l’autre, mise en mouvement par un homme qui attendait du côté opposé.

« Nous nous trouvâmes en face d’un escalier que nous montâmes ; il donnait entrée dans des appartements inférieurs, mais à l’atmosphère desquels on pouvait reconnaître que nous entrions dans une maison chauffée avec soin.

« Cette maison prit bientôt les proportions d’un palais.

« Alors, tous mes doutes cessèrent : on me conduisait à l’empereur – à l’empereur, qui m’envoyait chercher, moi infime, caché dans les derniers rangs de la garde.

« Je me rappelais bien ce jeune enseigne qu’il avait rencontré dans la rue, qu’il avait appelé derrière sa voiture, et qu’il avait nommé successivement, en moins d’un quart d’heure, lieutenant, capitaine, major, colonel et général. Mais je ne pouvais espérer qu’il m’envoyât chercher pour la même cause.

« Quoi qu’il en fût, nous arrivâmes à une dernière porte, devant laquelle allait et venait une sentinelle.

« Mon conducteur me mit la main sur l’épaule en me disant :

« – Tenez-vous bien, vous allez être devant l’empereur !

« Il dit un mot tout bas à la sentinelle. Celle-ci se rangea.

« Il ouvrit la porte, autant qu’il me parut, non pas en employant la clef de la serrure, mais au moyen d’un secret.

« Un homme de petite taille, vêtu à la prussienne, avec des bottes venant à moitié cuisses, un habit tombant jusque sur ses éperons, coiffé, quoique dans sa chambre, d’un tricorne gigantesque, en grande tenue, quoiqu’il fût minuit, se retourna au bruit.

« Je reconnus l’empereur. Ce n’était pas chose difficile : il nous passait en revue tous les deux jours.

« Je me rappelai qu’à la revue de la veille, son regard s’était arrêté sur moi ; il avait fait sortir des rangs mon capitaine, lui avait, en me regardant, fait quelques questions tout bas, puis avait parlé à un officier de la suite du ton dont on donne un ordre plein et absolu.

« Tout cela ne faisait que redoubler mon inquiétude.

« – Sire, dit mon conducteur en s’inclinant, voici le jeune enseigne auquel vous avez désiré parler.

« L’empereur s’approcha de moi, et, comme il était petit de taille, se leva sur la pointe des pieds pour me regarder. Sans doute me reconnut-il pour celui à qui il avait affaire, car il fit un signe approbatif de la tête, et, en pivotant sur lui-même, il dit :

« – Allez !

« Mon conducteur s’inclina, sortit, et me laissa seul avec l’empereur.

« Je vous le déclare, j’eusse autant aimé rester seul avec un lion dans sa cage de fer.

« L’empereur parut d’abord ne faire aucune attention à moi ; il alla et vint, marchant à grands pas, s’arrêtant devant une fenêtre à un seul vitrage, ouvrant, pour respirer, un carreau mobile ; puis, lorsqu’il avait respiré, revenant à une table sur laquelle était posée sa tabatière, il prenait une prise de tabac.

« C’était la fenêtre de sa chambre à coucher, de celle où il a été tué depuis, et qui, dit-on, est restée fermée depuis l’époque de sa mort.

« J’eus le temps d’en examiner chaque disposition, chaque meuble, chaque fauteuil, chaque chaise.

« Près d’une des fenêtres était un bureau en retour. Sur ce bureau, un papier ouvert.

« Enfin l’empereur parut s’apercevoir de ma présence et vint à moi.

« Sa figure me sembla furieuse ; elle n’était cependant qu’agitée de mouvements nerveux. Il s’arrêta en face de moi.

« – Poussière, me dit-il, poussière, tu sais que tu n’es que poussière, n’est-ce pas, et que c’est moi qui suis tout ?

« Je ne sais comment j’eus la force de lui répondre :

« – Vous êtes l’élu du Seigneur, l’arbitre de la destinée des hommes.

« – Hum ! fit-il.

« Et, me tournant le dos, il se promena de nouveau, ouvrit de nouveau la fenêtre, aspira une nouvelle prise de tabac, puis une seconde fois revint à moi :

« – Ainsi, tu sais que, quand je commande, je dois être obéi sans résistance, sans observation, sans commentaire ?

« – Comme on obéirait à Dieu, oui, sire, je sais cela.

« Il me regarda fixement.

« Il y avait dans ses yeux une expression si étrange, que je ne pus supporter son regard. Je me détournai.

« Il parut satisfait de l’influence qu’il exerçait sur moi. Il l’attribuait au respect, c’était du dégoût.

« Il alla à son bureau, prit le papier, le relut, le plia, le mit dans une enveloppe, cacheta cette enveloppe, non pas avec le sceau impérial, mais avec une bague qu’il portait au doigt. Puis il revint à moi.

« – Souviens-toi que je t’ai choisi entre mille pour exécuter mes ordres, dit-il, parce que j’ai pensé que, par toi, ils seraient bien exécutés.

« – J’aurai toujours devant les yeux l’obéissance que je dois à mon empereur, lui répondis-je.

« – Bon ! bon ! Souviens-toi que tu n’es que poussière, et que je suis tout, moi !

« – J’attends les ordres de Votre Majesté.

« – Prends cette lettre, porte-la au gouverneur de la forteresse, accompagne-le où il lui plaira de te conduire, assiste à ce qu’il fera, et viens me dire :

« – J’ai vu.

« Je pris le paquet en m’inclinant.

« – J’ai vu, tu entends ? j’ai vu.

« – Oui, sire.

« – Va !

« L’empereur referma la porte derrière moi et sur lui en répétant :

« – Poussière, poussière, poussière !

« Je restai tout étourdi au seuil.

« – Venez ! me dit mon conducteur.

« Nous nous remîmes en route, mais par un chemin différent.

« Celui-là conduisait à l’extérieur de la forteresse. Un traîneau attendait dans la cour : nous y montâmes tous les deux, mon conducteur et moi.

« La porte de la forteresse donnant sur le pont de la Fontanka s’ouvrit, et le traîneau partit au grand trot, attelé en troïka. Nous traversâmes toute la place, et nous arrivâmes au bord de la Néva. Nos chevaux s’élancèrent sur la glace, et, guidés par le clocher Pierre-et-Paul, nous traversâmes le fleuve.

« La nuit était obscure, le vent soufflait d’une façon lugubre et terrible.

« À peine m’aperçus-je, au ressaut des rives, que je venais de toucher la terre ferme ; nous étions à la porte de la forteresse.

« Le soldat prit le mot d’ordre et nous laissa passer.

« Nous entrâmes dans la forteresse ; le traîneau s’arrêta à la porte du gouverneur.

« Le mot d’ordre une seconde fois donné, on entra chez le gouverneur comme on était entré dans la forteresse.

« Le gouverneur était couché ; on le fit lever avec ce mot tout-puissant :

« – Par ordre de l’empereur !

« Il arriva en cachant son inquiétude sous son sourire.

« Avec un homme comme Paul, il n’y avait guère plus de sécurité pour les geôliers que pour les captifs, pour les bourreaux que pour les victimes.

« Le gouverneur nous interrogea des yeux ; mon conducteur lui fit signe que c’était à moi qu’il avait affaire.

« Il me regarda alors avec plus d’attention ; cependant il hésitait à s’adresser à moi. Sans doute, ma jeunesse l’étonnait.

« Pour le mettre à son aise, je lui donnai, sans dire une parole, l’ordre de l’empereur.

« Il s’approcha de la bougie, examina le sceau, reconnut le cachet particulier de l’empereur, le chiffre des ordres secrets ; il s’inclina, fit un signe de croix presque imperceptible, et ouvrit la lettre.

« Il lut l’ordre une première fois, me regarda, le relut, et, m’adressant la parole :

« – Vous devez voir ? me dit-il.

« – Je dois voir, répondis-je.

« – Que devez-vous voir ?

« – Vous le savez.

« – Mais vous, le savez-vous ?

« – Non.

« Il resta un instant pensif.

« – Vous êtes venu en traîneau ? demanda-t-il.

« – Oui.

« – Combien de personnes peuvent tenir dans votre traîneau ?

« – Trois.

« – Monsieur vient-il avec nous ? demanda-t-il en montrant mon conducteur.

« J’hésitai, ne sachant que dire.

« – Non, répondit celui-ci, j’attends.

« – Ici.

« – Qu’attendez-vous ?

« – Que la chose soit faite.

« – C’est bien ; préparez un second traîneau, choisissez quatre soldats, et que l’un prenne un levier, l’autre un marteau, les deux autres des haches.

« L’homme auquel s’adressait le gouverneur sortit aussitôt.

« Alors, se retournant vers moi :

« – Venez, reprit le gouverneur, et vous verrez.

« Il sortit le premier pour me montrer le chemin ; je le suivis ; un porte-clefs vint derrière nous.

« Nous marchâmes jusqu’à ce que nous fussions en face de la prison.

« Le gouverneur désigna du doigt une porte.

« Le geôlier l’ouvrit, passa le premier, alluma une lanterne, et nous éclaira.

« Nous descendîmes dix marches, nous trouvâmes un premier rang de cachots, mais nous ne nous y arrêtâmes point ; puis dix autres marches, nous ne nous y arrêtâmes point ; puis dix autres marches, nous ne nous y arrêtâmes point encore ; puis cinq ; là, seulement, nous nous arrêtâmes.

« Les portes étaient numérotées : le gouverneur s’arrêta devant la porte désignée par le chiffre 11.

« Il fit un signe muet ; on eût dit que, dans ce séjour de tombeaux, comme les morts qui l’habitent, on perdait la faculté de parler.

« Il faisait au-dehors un froid de vingt degrés ; dans les profondeurs où nous étions, ce froid était mélangé d’une humidité qui pénétrait jusqu’aux os ; la moelle des miens était glacée, et cependant j’essuyais la sueur sur mon front.

« La porte s’ouvrit ; on descendait six marches rapides et gluantes, et l’on se trouvait dans un cachot de huit pieds carrés.

« Il me sembla, à la lueur de la lanterne, voir une forme humaine se mouvoir au fond de ce cachot.

« On entendait un sourd et étrange bruissement. Je regardai autour de moi ; je vis une meurtrière d’un pied de long sur quatre pouces de large.

« Le vent venait par cette ouverture et établissait un courant avec la porte ouverte.

« Je compris quel était ce bruit et d’où il venait : c’était l’eau de la Néva qui battait les murs de la forteresse ; le cachot était au-dessous du niveau de la rivière.

« – Levez-vous et habillez-vous, dit le gouverneur.

« J’eus la curiosité de savoir à qui s’adressait cet ordre.

« – Éclaire, dis-je au geôlier.

« Le geôlier dirigea sa lanterne sur le fond du cachot.

« Je vis alors se soulever un maigre et pâle vieillard à cheveux blancs et à barbe blanche. Sans doute, il était descendu dans ce cachot vêtu des habits avec lesquels il avait été arrêté ; mais ces habits avaient eu le temps de tomber pièce à pièce, et il n’était plus vêtu que d’une pelisse en lambeaux.

« À travers ces lambeaux, on voyait son corps nu, grelottant et osseux.

« Peut-être ce corps avait-il été couvert de vêtements splendides ; peut-être les cordons des plus nobles ordres s’étaient-ils croisés sur cette poitrine décharnée. Aujourd’hui, c’était un squelette vivant qui avait perdu son rang, sa dignité, jusqu’à son nom, et qui s’appelait le numéro 11.

« Il se leva, s’enveloppa dans les débris de sa pelisse sans pousser une plainte ; son corps était courbé, vaincu par la prison, l’humidité, le temps, les ténèbres, la faim peut-être : l’œil était fier, presque menaçant.

« – C’est bien, dit le gouverneur ; venez.

« Il sortit le premier.

« Le prisonnier jeta un dernier regard sur son cachot, sur son siège de pierre, sur sa cruche d’eau, sur sa paille pourrie. Il poussa un soupir.

« Il était impossible cependant qu’il regrettât rien de tout cela.

« Il suivit le gouverneur, et passa devant moi. Je n’oublierai jamais le regard qu’il me jeta en passant et ce qu’il y avait de reproche dans ce regard.

« – Si jeune, semblait-il me dire, et déjà aux ordres de la tyrannie !

« Je détournai les yeux ; ce regard avait pénétré dans mon cœur comme un poignard. Je m’effaçai pour qu’il ne me touchât point en passant.

« Il franchit la porte du cachot. Depuis combien de temps y était-il entré ?

« Peut-être l’ignorait-il lui-même.

« Il avait dû cesser depuis longtemps de mesurer les jours et les nuits au fond de cet abîme.

« Je sortis derrière lui ; le geôlier vint après nous et referma soigneusement le cachot.

« Peut-être ne le vidait-on que parce qu’on en avait besoin pour un autre.

« À la porte du gouverneur, nous trouvâmes les deux traîneaux.

« On fit monter le prisonnier dans celui qui nous avait amenés ; nous nous assîmes, le gouverneur à ses côtés, moi sur le devant.

« L’autre traîneau était monté par les quatre soldats.

« Où allions-nous ? Je l’ignorais. Qu’allions-nous faire ? Je l’ignorais encore.

« L’action ne me regardait pas, on se le rappelle. Je devais voir, voilà tout.

« Je me trompe, il me restait encore quelque chose à faire ; il me restait à dire : “J’ai vu.”

« Nous partîmes.

« Par ma position, je me trouvais avoir les genoux du vieillard entre les miens ; je les sentis trembler.

« Le gouverneur était enveloppé dans des fourrures ; j’étais boutonné dans mon surtout militaire, et le froid nous envahissait.

« Le vieillard était nu, ou à peu près, et le gouverneur ne lui avait rien offert pour le couvrir.

« J’eus un instant l’idée d’ôter mon surtout et de le lui donner ; le gouverneur devina mon intention.

« – Ce n’est pas la peine, dit-il.

« Je gardai mon surtout.

« Nous avions repris notre course et nous avions regagné la Néva.

« Arrivé au milieu du fleuve, notre traîneau prit la direction de Cronstadt.

« Le vent venait de la Baltique et soufflait avec violence, le grésil nous fouettait le visage ; un de ces terribles chasse-neige comme il n’en existe que dans le golfe de Finlande se préparait.

« Si habitués que fussent nos yeux à l’obscurité, la vue ne s’étendait pas à plus de dix pas.

« Lorsque nous eûmes dépassé la pointe, le chasse-neige se déclara.

« Vous n’avez pas une idée, mon ami, de ce qu’était ce tourbillon de vent de glace, au milieu de ces terrains bas et marécageux, où pas un arbre ne s’opposait à sa violence.

« Nous avancions à travers une atmosphère mouvante, mais où flottaient des flocons si pressés qu’elle semblait près de devenir solide et de nous étouffer entre des murailles de neige.

« Nos chevaux renâclaient, hennissaient, refusaient d’avancer. Notre cocher ne les forçait de continuer leur chemin qu’à grands coups de fouet. À tout moment, ils déviaient et allaient nous heurter aux rives du fleuve.

« Alors, avec des luttes inouïes, on regagnait le milieu.

« Je savais que parfois, en plein jour, des traîneaux, chevaux et équipages, s’engloutissaient dans des abîmes où l’eau ne gèle jamais. Nous pouvions rencontrer un de ces trous et nous y engloutir tous.

« Quelle nuit, mon ami, quelle nuit !

« Et ce vieillard, dont les genoux grelottaient de plus en plus entre les miens !

« Enfin, nous nous arrêtâmes. Nous devions être à une lieue à peu près de Saint-Pétersbourg.

« Le gouverneur descendit, s’approcha du second traîneau. Les quatre soldats étaient déjà descendus, tenant chacun à la main l’instrument dont on leur avait recommandé de s’armer.

« – Faites un trou dans la glace, leur dit le gouverneur.

« Je ne pus retenir un cri de terreur. Je commençais à comprendre.

« – Ah ! murmura le vieillard avec un accent qui ressemblait au rire d’un squelette, l’impératrice se souvient donc de moi ? Je croyais qu’elle m’avait oublié.

« De quelle impératrice parlait-il ? Trois impératrices s’étaient succédé : Anne, Élisabeth, Catherine.

« Il était évident qu’il croyait vivre encore sous l’une d’elles et qu’il ignorait le nom même de celui qui le faisait mourir.

« Qu’était donc l’obscurité de cette nuit près de celle de son cachot ?

« Les quatre soldats s’étaient mis à l’œuvre. Ils brisaient la glace avec leurs marteaux, la taillaient avec leurs haches, soulevaient les blocs avec leurs leviers.

« Tout à coup, ils firent un saut en arrière ; la glace était brisée, l’eau montait.

« – Descendez, dit le gouverneur au vieillard en se retournant vers lui.

« L’ordre était inutile, le vieillard était descendu de lui-même.

« Agenouillé sur la glace, il priait.

« Le gouverneur donna tout bas un ordre aux quatre soldats ; puis il revint s’asseoir près de moi : je n’avais pas quitté le traîneau.

« Au bout d’une minute, le vieillard se releva.

« – Je suis prêt, dit-il.

« Les quatre soldats se jetèrent sur lui.

« Je détournai les yeux ; mais, si je ne vis pas, j’entendis.

« J’entendis le bruit d’un corps qui tombait dans le gouffre.

« Malgré moi, je me retournai. Le vieillard avait disparu.

« J’oubliai que ce n’était point à moi de donner des ordres, et je criai au cocher :

« – Pachol ! Pachol !

« – Stoï ! cria le gouverneur.

« Le traîneau, qui avait déjà fait un mouvement, s’arrêta.

« – Tout n’est pas fini, me dit le gouverneur en français.

« – Qu’avons-nous donc encore à faire ? lui demandai-je.

« – À attendre, répondit-il.

« Nous attendîmes une demi-heure.

« – La glace est prise, Excellence, dit un des soldats.

« – En es-tu sûr ? demanda le gouverneur.

« Il frappa sur la superficie de l’abîme ; l’eau était redevenue solide.

« – Partons, dit le gouverneur.

« Les chevaux repartirent au galop. On eût dit que le démon des tourmentes les poursuivait.

« En moins de dix minutes, nous étions de retour à la forteresse.

« J’y repris mon conducteur.

« – Au palais Rouge ! dit-il au cocher.

« Cinq minutes après, la porte de l’empereur se rouvrait pour me laisser passer. Il était debout et tout habillé, comme je l’avais vu la première fois.

« Il s’arrêta devant moi.

« – Eh bien ? demanda-t-il.

« – J’ai vu, répondis-je.

« – Tu as vu, vu, vu ?

« – Regardez-moi, sire, lui dis-je, et vous ne douterez pas.

« J’étais devant une glace. Je m’y voyais ; seulement, j’étais si pâle ; seulement, mes traits étaient si bouleversés, qu’à peine si, moi-même, je me reconnaissais.

« L’empereur me regarda, et, sans dire un mot, il alla prendre sur le bureau, à la place où était le premier, un second papier.

« – Je te donne, dit-il, entre Troïtza et Pereslof, une terre avec cinq cents paysans. Pars cette nuit, et ne reviens jamais à Saint-Pétersbourg. Si tu parles, tu sais comment je punis. Va !

« Je partis, et je ne revis jamais Moscou, et c’est la première fois que je raconte à une âme vivante ce que je viens de vous raconter. »

Voilà une des mille légendes de la forteresse.

 

 

 

Alexandre DUMAS.

 

Recueilli par Francis Lacassin

dans Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par Francis Lacassin,

Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

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