Une mère
CONTE IMITÉ D’ANDERSEN
par
Alexandre DUMAS
Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n’y avait qu’à la regarder pour lire sur sa physionomie qu’elle était en proie à la plus vive douleur.
L’enfant était pâle, ses yeux étaient fermés, il respirait difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s’il soupirait.
La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
On frappa trois coups à la porte.
– Entrez, dit la mère.
Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle n’entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
Alors elle vit s’approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié enveloppé, dans une couverture de cheval.
C’était un triste vêtement pour qui n’en avait pas d’autre. L’hiver était rigoureux ; derrière les vitres blanchies et ramagées par le givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
Le vieillard était pieds nus ; c’était sans doute pour cela que ses pas ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu’il était là, l’enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour ranimer le feu du poêle.
Le vieillard s’assit à sa place et se mit à bercer l’enfant, en chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
– N’est-ce pas que je le conserverai ? dit la mère en s’adressant à son hôte sombre.
Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et de la bouche un sourire étrange.
La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèrent sur ses joues, sa tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits qu’elle n’avait ni dormi ni mangé !
Son front devint si lourd, qu’un instant elle s’assoupit malgré elle ; mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
Le vieillard n’était plus là.
– Où donc est le vieillard ? cria-t-elle.
Et elle se leva et courut au berceau.
Le berceau était vide.
Le vieillard avait emporté l’enfant.
En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre le mur sembla se détraquer ; le poids en plomb descendit jusqu’à ce qu’il eût touché le sol, et l’horloge s’arrêta.
La mère se précipita hors de la maison en criant :
– Mon enfant ! Qui est-ce qui a vu mon enfant ?
Une grande femme vêtue d’une longue robe noire, et qui se tenait dans la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit :
– Imprudente ! Tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton enfant, au lieu de la chasser. Tu t’es endormie pendant qu’elle était là ; elle n’attendait qu’une chose : c’était que tu fermasses les yeux ; alors elle a pris ton enfant. Je l’ai vue s’enfuir rapidement et l’emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce qu’emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais !
– Oh ! dites-moi seulement le chemin qu’elle a pris, s’écria la mère, et je saurai bien la retrouver, moi.
– Certes, rien ne m’est plus facile, dit la femme noire ; mais, avant de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j’ai vu couler tes larmes lorsque tu les chantais.
– Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu’à la dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard ; laissez-moi passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon enfant.
Mais la Nuit resta muette et inflexible ; alors la pauvre mère, en se tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu’elle avait chantées à son enfant.
Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut encore plus de larmes.
Quand elle eut chanté sa dernière chanson et que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit lui dit :
– Va droit à ce sombre bois de cyprès ; j’ai vu la Mort y entrer avec ton enfant.
La mère y courut ; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle s’arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
À l’angle des deux chemins, il y avait un buisson d’épines qui n’avait plus ni feuilles ni fleurs, car c’était l’hiver ; il était couvert de givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
– N’as-tu pas vu la Mort passer avec mon enfant ? demanda la mère au buisson.
– Oui, répondit l’arbuste ; mais je ne te dirai point le chemin qu’elle a pris que tu ne m’aies réchauffé à ton sein ; car, tu le vois, je ne suis qu’un glaçon.
La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son sein, afin qu’il dégelât ; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et le sang coulait à grosses gouttes.
Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le cœur d’une mère !
Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu’elle devait suivre.
Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d’un grand lac, sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque ; le lac était trop gelé pour qu’on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu’on pût le passer à pied.
Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier abord, que cette mère affligée le traversât.
Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
– N’espère pas l’impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête blanche au-dessus de l’eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en viendrons à bout. J’aime à amasser les perles, et tes yeux sont les plus brillants que j’aie vus ; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu’à ce que tes yeux tombent ? Car alors tes larmes deviendront des perles et tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
– Oh ! ne veux-tu que cela ? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, tout, pour arriver à mon enfant.
Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n’ayant plus de larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l’eau, la prit, et en un instant la transporta de l’autre côté de ses eaux.
Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs vivantes.
C’était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de long, doucement chauffé l’hiver par des poêles invisibles, et l’été par le soleil.
La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu’elle n’avait plus d’yeux.
Elle chercha en tâtonnant, jusqu’à ce qu’elle en trouvât l’entrée ; mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
– Que venez-vous chercher ici ? demanda la concierge.
– Oh ! une femme ! s’écria la mère ; elle aura pitié de moi.
Puis, à la femme :
– Je viens chercher la Mort, qui m’a pris mon enfant, dit-elle.
– Comment es-tu venue jusqu’ici et qui t’y a aidée ? demanda la vieille.
– C’est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
– Je ne le connais pas, répondit la vieille, et toi, tu ne peux plus le voir. Beaucoup de fleurs et d’arbres sont morts cette nuit. La Mort va bientôt venir pour les replanter ; car tu n’ignores pas que chaque créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais ils ont un cœur, et ce cœur bat toujours ; car, lorsque les hommes ne vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les cœurs des enfants battent comme les cœurs des grandes personnes, peut-être au toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
– Oh ! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j’en suis sûre.
– Quel âge avait ton enfant ?
– Un an ; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première fois maman, hier au soir.
– Je vais te conduire dans la salle des enfants d’un an ; mais que me donneras-tu ?
– Qu’ai-je encore à donner ? demanda la mère. Rien, vous le voyez ; mais, s’il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j’irai !
– Je n’ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la vieille ; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
– Ne vous faut-il que cela ? dit la pauvre femme. Oh ! prenez-les, prenez-les !
Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en échange les cheveux gris de la vieille.
Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur âge.
Il y avait des jacinthes sous des cloches de verre, des plantes aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et bien portantes, d’autres malades et à demi fanées ; des serpents d’eau se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires grimpaient après leurs tiges.
Il y avait là de magnifiques palmiers, des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses ; il y avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, chaque plante, chaque fleur, chaque brin d’herbe avait son nom et représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland.
Il y avait de grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point d’éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva dans la salle des enfants.
– C’est ici, lui dit la vieille.
Alors la mère se mit à écouter battre les cœurs et à tâter les cœurs qui battaient.
Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être que la Mort lui avait pris, qu’elle eût reconnu ce battement du cœur de son enfant au milieu d’un million d’autres cœurs.
– Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-elle enfin en étendant les deux mains sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
– Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais place-toi ici tout près. J’attends la Mort à chaque instant, et, quand elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante ; mais menace-la, si elle persiste, d’en faire autant à deux autres fleurs : elle aura peur ; car, pour qu’une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il faut l’ordre de Dieu, et elle doit rendre compte à Dieu de toutes les plantes humaines.
– Ah ! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid ?
– C’est la Mort qui rentre, dit la vieille ; reste là et souviens-toi de ce que je t’ai dit.
Et la vieille s’enfuit.
À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu’elle était devant elle.
– Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu’ici ? demanda la Mort ; comment surtout as-tu pu être ici avant moi ?
– Je suis mère ! répondit-elle.
Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus ; mais la mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, qu’elle n’endommagea point une seule de ses feuilles.
Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce souffle était froid comme s’il sortait d’une bouche de marbre.
Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, sans force et sans chaleur.
– Insensée ! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
– Non ; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
– Je ne fais que ce qu’il me commande, répliqua la Mort. Je suis son jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu’il a plantés sur la terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
– Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant ; ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
– Impossible, dit la Mort : tu as encore plus de trente années à vivre.
– Plus de trente années ! s’écria la mère désespérée ; et que veux-tu, ô Mort, que je fasse de ces trente ans ? Donne-les à quelque mère plus heureuse, comme j’ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes cheveux à la vieille.
– Non, dit la Mort, c’est l’ordre de Dieu et je n’y puis rien changer.
– Eh bien, dit la mère, à nous deux alors. – Mort, si tu touches à la plante de mon enfant, j’arrache toutes ces fleurs.
Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
– Ne touche pas à ces fleurs, s’écria la Mort. Tu dis que tu es malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore que toi ; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
– Oh ! fit la pauvre femme.
Et elle lâcha les deux fleurs.
Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait un mouvement de pitié.
– Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, voici tes yeux : je les ai pêchés en passant dans le lac ; reprends-les ; ils sont plus beaux et plus brillants qu’ils n’ont jamais été. Je te les rends : regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais arracher, et tu y verras tout l’avenir, toute la vie humaine de ces deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire ; tu verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C’était un magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu’elle avait failli anéantir.
Leur vie s’écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d’un concert de bénédictions.
– Ah ! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j’ai failli être bien coupable.
– Regarde, dit la Mort.
Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un petit cactus qui prenait la forme d’un enfant ; puis l’enfant grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions ; tout était chez lui larmes, violences et douleur. – Il finissait par le suicide.
– Ah ! mon Dieu, qu’était-ce que celui-là ? demanda la mère.
– C’était ton enfant, répondit la Mort.
La pauvre femme poussa un gémissement et s’affaissa sur la terre.
Puis, après un instant, levant les bras au ciel :
– Ô mon Dieu, dit-elle, puisque vous l’avez pris, gardez-le. Ce que vous faites est bien fait.
La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
Mais la mère lui arrêta le bras d’une main, et, de l’autre, lui rendant ses deux yeux :
– Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.
Dieu avait mis l’enfant au rang des anges ; – il mit la mère au rang des martyrs.
Alexandre DUMAS, Bric-à-brac, 1877.