Le pont du Diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous étions arrivés à un des endroits les plus curieux de la route du Saint-Gothard à Altorf : c’est un défilé formé par le Galenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de la Reuss, que j’avais vue naître la veille au sommet de la Furca, et qui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l’accroissement qu’elle a pris, le nom de Géante, qu’on lui a donné. La route, arrivée à cet endroit, s’est donc heurtée contre la base granitique du Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu’elle pût passer d’une vallée à l’autre. Cette galerie souterraine, longue de cent quatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent sur la Reuss, est vulgairement appelée le trou d’Un.

Après avoir fait quelques pas de l’autre côté de la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : je devrais dire des ponts du Diable ; car il y en a effectivement deux : il est vrai qu’un seul est pratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l’ancien.

Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, et je me mis en devoir de gagner, en m’aidant des pieds et des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favori est venu voler non seulement ses passagers, mais encore son nom.

Les ponts sont tous deux jetés hardiment d’une rive à l’autre de la Reuss, qu’ils franchissent d’une seule enjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pont moderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ; celle du vieux pont n’en a que quarante-cinq sur vingt-deux. Ce n’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence des parapets.

La tradition à laquelle il doit son nom est peut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voici dans toute sa pureté.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé à soixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic, interceptait toute communication entre les habitants du val Cornera et ceux de la vallée de Goschenen, c’est-à-dire entre les Grisons et les gens d’Un. Cette solution de continuité causait un tel dommage aux deux cantons limitrophe, qu’ils rassemblèrent leurs plus habiles architectes, qu’à frais communs plusieurs ponts furent bâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ils résistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux ou à la chute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait été faite vers la fin du XIVe siècle, et l’hiver, presque fini, donnait l’espoir que, cette fois, le pont résisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire au bailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté.

– Il n’y a que le diable, s’écria le bailli, qui puisse nous en bâtir un.

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un domestique annonça messire Satan.

– Faites entrer, fit le bailli.

Le domestique se retira et fit place à un homme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noir fendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voir une doublure couleur de feu. Sa tête était couverte d’une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par ses ondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils le furent cent ans plus tard, vers le milieu du règne de Louis XII, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et qui adhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servir d’éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.

Après les compliments d’usage, le bailli s’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise.

– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi ?

– J’avoue, monseigneur, répondit le bailli, que votre aide ne nous serait pas inutile.

– Pour ce maudit pont, n’est-ce pas ?

– Eh bien ?

– Il vous est donc bien nécessaire ?

– Nous ne pouvons nous en passer.

– Ah ! ah ! fit Satan.

– Tenez, soyez bon diable, reprit le bailli après un moment de silence, faites-nous-en un.

– Je venais vous le proposer.

– Eh bien, il ne s’agit donc que de s’entendre... sur...

Le bailli hésita.

– Sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.

– Oui, répondit le bailli, sentant que c’était là que l’affaire allait s’embrouiller.

– Oh ! d’abord, continua Satan en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition sur ce point.

– Eh bien, cela me rassure, dit le bailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d’or ; nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c’est tout ce que nous pouvons faire.

– Eh ! quel besoin ai-je de votre or ? reprit Satan ; j’en fais quand je veux. Tenez.

Il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière.

– Tendez la main, dit-il au bailli.

Le bailli hésitait.

– N’ayez pas peur, continua Satan.

Et il lui mit entre les doigts un lingot d’or le plus pur, et aussi froid que s’il fut sorti de la mine.

Le bailli le tourna et le retourna en tous sens ; puis il voulut le lui rendre.

– Non, non, gardez, reprit Satan en passant d’un air suffisant une de ses jambes sur l’autre ; c’est un cadeau que je vous fais.

– Je comprends, dit le bailli en mettant le lingot dans son escarcelle, que, si l’or ne vous coûte pas plus de peine à faire, vous aimiez autant qu’on vous paye avec une autre monnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous être agréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même.

Satan réfléchit un instant.

– Je désire que l’âme du premier individu qui passera sur ce pont m’appartienne, répondit-il.

– Soit, dit le bailli.

– Rédigeons l’acte, continua Satan.

– Dictez vous-même.

Le bailli prit une plume, de l’encre et du papier, et se prépara à écrire.

Cinq minutes après, un sous-seing en bonne forme, fait double et de bonne foi, était signé par Satan en son propre nom, et par le bailli au nom et comme fondé de pouvoir de ses paroissiens. Le diable s’engageait formellement, par cet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durer cinq cents ans ; et le magistrat, de son côté, concédait, en paiement de ce pont, l’âme du premier individu que le hasard ou la nécessité forcerait de traverser la Reuss sur le passage diabolique que Satan devait improviser.

Le lendemain, au point du jour, le pont était bâti.

Bientôt le bailli parut sur le chemin de Goschenen ; il venait vérifier si le diable avait accompli sa promesse. Il vit le pont, qu’il trouva fort convenable, et, à l’extrémité opposée à celle par laquelle il s’avançait, il aperçut Satan, assis sur une borne et attendant le prix de son travail nocturne.

– Vous voyez que je suis homme de parole, dit Satan.

– Et moi aussi, répondit le bailli.

– Comment, mon cher Curtius, reprit le diable stupéfait, vous dévoueriez-vous pour le salut de vos administrés ?

– Pas précisément, continua le bailli en déposant à l’entrée du pont un sac qu’il avait apporté sur son épaule, et dont il se mit incontinent à dénouer les cordons.

– Qu’est-ce ? dit Satan, essayant de deviner ce qui allait se passer.

– Prrrrrooooou ! dit le bailli.

Et un chien, traînant une poêle à sa queue, sortit tout épouvanté du sac, et, traversant le pont, alla passer en hurlant aux pieds de Satan.

– Eh ! dit le bailli, voilà votre âme qui se sauve ; courez donc après, monseigneur.

Satan était furieux ; il avait compté sur l’âme d’un homme, et il était forcé de se contenter de celle d’un chien. Il y aurait eu de quoi se damner, si la chose n’eût pas été faite. Cependant, comme il était de bonne compagnie, il eut l’air de trouver le tour très drôle, et fit semblant de rire tant que le bailli fut là ; mais à peine le magistrat eut-il le dos tourné que Satan commença à s’escrimer des pieds et des mains pour démolir le pont qu’il avait bâti ; il avait fait la chose tellement en conscience qu’il se retourna les ongles et se déchaussa les dents avant d’en avoir pu arracher le plus petit caillou.

– J’étais un bien grand sot, dit Satan.

Puis, cette réflexion faite, il mit les mains dans ses poches et descendit les rives de la Reuss, regardant à droite et à gauche, comment aurait pu le faire un amant de la belle nature. Cependant, il n’avait pas renoncé à son projet de vengeance. Ce qu’il cherchait des yeux, c’était un rocher d’une forme et d’un poids convenables, afin de le transporter sur la montagne qui domine la vallée, et de le laisser tomber de cinq cents pieds de haut sur le pont que lui avait escamoté le bailli de Goschenen.

Il n’avait pas fait trois lieues qu’il avait trouvé son affaire. C’était un joli rocher, gros comme une des tours de Notre-Dame : Satan l’arracha de terre avec autant de facilité qu’un enfant aurait fait d’une rave, le chargea sur son épaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de la montagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie et jouissant d’avance de la désolation du bailli quand il trouverait le lendemain son pont effondré.

Lorsqu’il eut fait une lieue, Satan crut distinguer sur le pont un grand concours de populace ; il posa son rocher par terre, grimpa dessus, et, arrivé au sommet, aperçut distinctement le clergé de Goschenen, croix en tête et bannière déployée, qui venait de bénir l’œuvre satanique et de consacrer à Dieu le pont du Diable. Satan vit bien qu’il n’y avait rien de bon à faire pour lui ; il descendit tristement, et, rencontrant une pauvre vache qui n’en pouvait mais, il la tira par la queue et la fit tomber dans un précipice.

Quant au bailli de Goschenen, il n’entendit jamais reparler de l’architecte infernal ; seulement, la première fois qu’il fouilla à son escarcelle, il se brûla vigoureusement les doigts c’était le lingot qui était redevenu charbon.

Le pont subsista cinq cents ans, comme l’avait promis le diable.

 

 

 

Alexandre DUMAS, Impressions de voyage, 1834.

 

Recueilli par Francis Lacassin dans

Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par

Francis Lacassin, Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

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