Le rocher du Dragon
par
Alexandre DUMAS
Au village de Rhungsdof, au bord du Rhin, nous trouvâmes plusieurs barques à l’affût des voyageurs ; en quelques minutes encore nous fûmes transportés à Koenigswinter, joli petit bourg situé sur l’autre rive. Nous nous informâmes de l’heure à laquelle passait le bateau à vapeur, on nous répondit qu’il passait à midi. Cela nous donnait une marge de près de cinq heures ; c’était plus de temps qu’il n’en fallait pour visiter les ruines du Drachenfelds.
Après trois quarts d’heure de montée à peu près, par un joli sentier qui contourne la montagne, nous arrivâmes au premier sommet, où se trouvent une auberge et une pyramide.
De cette première plate-forme, un joli chemin tournant et sablé comme celui d’un jardin anglais conduit au sommet du Drachenfelds. On arrive d’abord à une première tour carrée, dans laquelle on pénètre assez difficilement par une crevasse ; puis à une tour ronde, qui, entièrement éventrée par le temps, offre un accès plus facile. Cette tour est située sur le rocher même du Dragon. Le Drachenfelds tire son nom d’une vieille tradition qui remonte au temps de Julien l’Apostat. Dans une caverne que l’on montre encore, à moitié chemin de la montagne, s’était retiré un dragon énorme, si parfaitement réglé dans ses repas que lorsqu’on oubliait de lui amener chaque jour un prisonnier ou un coupable, à l’endroit où il avait l’habitude de le trouver, il descendait dans la plaine et dévorait la première personne qu’il rencontrait. Il est bien entendu que le dragon était invulnérable.
C’était, comme nous l’avons dit, au temps où Julien l’Apostat vint avec ses légions camper sur les bords du Rhin. Or, les soldats romains, qui n’avaient pas plus de vocation pour être dévorés que les naturels du pays, profitèrent de ce qu’ils étaient en guerre avec quelques peuplades des environs pour nourrir le monstre sans qu’il leur en coûtât rien. Parmi les prisonniers, il se trouva une jeune fille si belle que deux centurions se la disputèrent, et qu’aucun des deux ne voulant la céder à l’autre, ils étaient près de s’entr’égorger, lorsque le général décida que, pour les mettre d’accord, la jeune fille serait offerte au monstre. On admira fort la sagesse de ce jugement, que quelques-uns comparèrent à celui de Salomon, et l’on s’apprêta à jouir du spectacle.
Au jour dit, la jeune fille fut conduite, vêtue de blanc et couronnée de fleurs, au sommet du Drachenfelds : on la lia à l’arbre, comme Andromède à son rocher ; seulement elle demanda qu’on lui laissât les mains libres, et l’on ne crut pas devoir lui refuser une si petite faveur.
Le monstre, nous l’avons dit, avait une vie très régulière, il dînait comme on dîne encore en Allemagne, de deux heures à deux heures et demie. Aussi, au moment où il était attendu, sortit-il de sa caverne et monta-t-il, moitié rampant, moitié volant, vers l’endroit où il savait trouver sa pâture. Il avait l’air, ce jour-là, plus féroce et plus affamé que d’habitude. La veille, soit hasard, soit raffinement de cruauté, on lui avait servi un vieux prisonnier barbare, fort dur et qui n’avait que la peau sur les os ; de sorte que chacun se promit un double plaisir de ce redoublement d’appétit. Le monstre lui-même, en voyant quelle délicate victime on lui avait offerte, en rugit de joie, fouetta l’air de sa queue écaillée et s’élança vers elle.
Mais lorsqu’il était prêt à l’atteindre, la jeune fille tira de sa poitrine un crucifix et le présenta au monstre. Elle était chrétienne.
À la vue du Sauveur, le monstre resta pétrifié ; puis, voyant qu’il n’y avait là rien à faire pour lui, il s’enfuit en sifflant dans sa caverne.
C’était la première fois que les populations voyaient fuir le dragon. Aussi, tandis que quelques-uns couraient à la jeune fille et la déliaient, le reste des habitants poursuivit le dragon, et encouragé par sa frayeur, introduisit dans la caverne force fagots sur lesquels on versa du soufre et de la poix résine, puis on y mit le feu.
Pendant trois jours la montagne jeta des flammes comme un volcan ; pendant trois jours on entendit le dragon se débattre en sifflant dans son antre ; enfin les sifflements cessèrent : le monstre était rôti.
On voit encore aujourd’hui la trace des flammes et la voûte de pierre, calcinée par la chaleur, s’écraser en poussière aussitôt qu’on la touche.
On conçoit qu’un pareil miracle aida fort à la propagation de la foi chrétienne. Dès la fin du IVe siècle, il y avait déjà force sectateurs du Christ sur les bords du Rhin.
Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.
Recueilli par Francis Lacassin dans
Contes et légendes des grands chemins,
Édition établie et préparée par
Francis Lacassin, Bartillat, 2000.