Le cigare de don Juan

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En revenant à l’hôtel, nous passâmes par l’hospice de la Charité ; c’est dans l’église de cet hospice que sont renfermés les deux chefs-d’œuvre de Murillo : le Moïse frappant le rocher et la Multiplication des pains. Vous connaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au musée des Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ce que vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui se trouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristes Nuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poète qui a esquissé sur les murs du Campo Santo son Triomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaison de Juan Valdès. Je n’essayerai pas de vous faire connaître les tableaux de Juan Valdès. J’ai peu de goût pour tous ces mystères d’outre-tombe qu’il nous révèle ; et toute cette population de vers, de chenilles, d’escargots et de limaces, qui a ses germes dans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après la mort, me semble trop bien où elle est d’ordinaire, c’est-à-dire recouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrer jusqu’à elle le moindre rayon de soleil.

Par qui cette église et ce couvent ont-ils été fondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l’illustre marquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui, madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j’ai traduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait si bonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasion cette fondation eut lieu.

Une nuit, don Juan sortait (je serais fort embarrassé de vous dire d’où sortait don Juan, madame, si, à propos de Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque en particulier et des caravansérails en général), don Juan sortait d’un fort méchant lieu, lorsqu’il rencontra un convoi se rendant à l’église de Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtout lorsqu’il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparer les vins d’Italie aux vins d’Espagne ; et, après une longue balance, il avait fini par déclarer, en buvant d’un seul trait une bouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins. Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda donc aux porteurs comment de son vivant s’appelait le pécheur qu’ils allaient mener en terre. « Il s’appelait le seigneur don Juan de Marana », répondirent ceux-ci. Vous comprenez, madame, que la réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bien vivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi ne se laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêta le convoi et demanda à voir le mort. C’était chose facile en Espagne, comme en Italie encore aujourd’hui : on enterrait à cette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent, déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage du cadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juan vit dans cet évènement un avertissement du ciel plus sérieux qu’aucun de ceux qu’il avait encore reçus. Il suivit le cadavre à l’église, qu’il trouva illuminée a giorno et desservie par une foule de moines d’une pâleur étrange, qui ne faisaient aucun bruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies ira, dies illa avec un accent qui n’avait rien d’humain. Don Juan commença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s’arrêta dans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfin la face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur la dalle.

Quinze jours après, don Juan prit l’habit monacal, et fonda l’hospice de la Charité, auquel il légua tous ses biens. Il est vrai que don Juan avait déjà l’esprit frappé par une aventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu’il revenait sur le quai où s’élève la Tour d’or, et que son cigare s’était éteint (don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquent était un fumeur enragé), un soir donc que son cigare s’était éteint, il aperçut de l’autre côté de la rivière, large en cet endroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont le cigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile. Don Juan, qui ne doutait de rien, et qui, grâce à la terreur qu’il avait inspirée, avait l’habitude de voir tout le monde obéir à ses caprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passer le Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans se donner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan et l’allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme un pont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, un cigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan ne frémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir. Il alluma son cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantant Los Toros de la puerta. Ce fumeur, c’était le diable en personne, qui avait parié avec Pluton qu’il ferait peur à don Juan, et qui revint en enfer furieux d’avoir perdu.

 

 

 

Alexandre DUMAS, Impressions de voyage :

De Paris à Cadix, 1847-1848.

 

Recueilli par Francis Lacassin dans

Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par

Francis Lacassin, Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

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