Le diable et l’architecte
par
Alexandre DUMAS
À Cologne, notre première visite fut pour le dôme.
Ce fut l’archevêque Engelberg, surnommé le saint, qui conçut, vers 1225, l’idée de faire bâtir une cathédrale ; mais ce ne fut que son successeur, Conrad de Hochsteden, qui, ayant résolu vers 1247 de passer de l’idée à l’exécution, fit venir le premier architecte de la ville, et lui ordonna de bâtir un monument qui surpassât en architecture religieuse tout ce qu’on avait fait de plus beau jusqu’alors. Il mettait à sa disposition, pour arriver à ce but, le trésor du chapitre, l’un des plus riches du monde, et les carrières du Drakenfels, la plus haute des sept montagnes.
C’était là une de ces propositions qui rendent fou un artiste ; aussi celui auquel s’était adressé le digne prélat sortit de l’archevêché doutant encore qu’il fût chargé d’une si glorieuse entreprise ; néanmoins force lui fut de le croire, car le même jour Conrad lui envoya un sac plein d’or pour les premiers frais.
L’architecte auquel s’était adressé le généreux prélat était modeste comme un homme de génie ; aussi résolut-il de visiter les plus belles églises de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, avant de commencer la sienne. Il alla donc trouver l’archevêque et lui demanda la permission de commencer sa tournée. L’archevêque la lui accorda, à la condition que dans une année il serait de retour. L’artiste sollicita, mais en vain, quelques mois de plus ; ce fut tout le délai qu’il put obtenir, tant l’archevêque était désireux de voir mettre son projet à exécution.
Au bout d’une année l’architecte revint, plus indécis que jamais. Il était bien fixé sur la pensée mythique de son ouvrage, c’est-à-dire qu’il voulait que le monument eût deux tours pour rappeler que le chrétien doit lever ses deux bras au ciel ; qu’il eût douze chapelles en mémoire des douze apôtres ; qu’il fût bâti sur la forme d’une croix, afin que les fidèles n’oubliassent pas un instant le signe de leur rédemption ; que le chœur fût un peu plus incliné à droite qu’à gauche, parce que Jésus-Christ inclina la tête sur l’épaule droite en mourant ; enfin que le tabernacle fût éclairé par trois fenêtres, parce que Dieu est triple et que toute lumière vient de Dieu. Mais ce n’était là, si on peut le dire, que l’âme du monument ; restait encore son corps, sa forme, c’est-à-dire la traduction visible de cette pensée religieuse, si puissante au Moyen Âge, qu’elle fit éclore comme une sève toute une végétation de granit : c’était donc cette forme que l’architecte cherchait le matin, le soir, à toute heure de la journée et partout où il se trouvait.
Or, un après-midi que l’architecte, toujours rêvant à son plan, avait, sans s’en apercevoir, dépassé les murailles de la ville et était arrivé à un endroit de la promenade appelé la porte des Francs, il s’assit sur un banc, et du bout de sa baguette commença de tracer sur le sable des façades et des profils de cathédrale, les effaçant tous avant qu’ils ne fussent achevés, car tous lui paraissaient incomplets et mesquins à côté du riche monument que les anges bâtissaient dans son imagination ; enfin, à force de tentatives différentes, il venait d’arriver à un ensemble plein de grandeur et de majesté, qu’il regardait déjà avec une certaine satisfaction, lorsqu’il entendit derrière lui une voix aigre qui disait :
– Bravo ! l’ami, voilà bien le dôme de Strasbourg.
L’architecte se retourna, et vit debout derrière lui, et la tête presque appuyée sur son épaule, un petit vieillard à la barbe taillée en pointe comme celle d’un juif, aux yeux creux et étincelants, et au sourire sardonique, vêtu d’un pourpoint noir qui lui collait tellement sur tous les membres qu’on eût pu le prendre pour la peau d’un nègre, encore plus maigre que lui, et dont il se serait fait un vêtement. Tel qu’il se présentait à notre architecte, le petit vieillard n’était point de nature à lui inspirer une vive sympathie : cependant, comme son observation était juste, et comme l’artiste venait de reconnaître qu’en croyant inventer il s’était souvenu, au lieu de défendre son œuvre, il répondit en soupirant : « Cela est vrai. » Puis il effaça son œuvre presque achevée et en recommença une autre. Mais à peine la baguette avait-elle gravé sur la planche mobile les premières lignes d’un autre édifice que la même voix aigrelette, accompagnée du même sourire sardonique, s’écria :
– À merveille, et c’est bien là la cathédrale de Reims.
– Oui, oui, murmura l’artiste, et j’aurais mieux fait de rester ici et de ne rien voir, car il n’y a de véritable créateur que Dieu.
– Et Satan, murmura le petit vieillard d’une voix qui fit tressaillir l’architecte.
Mais comme une seule et éternelle pensée l’absorbait, il effaça de nouveau les malheureuses lignes, sans s’inquiéter du timbre métallique de cette voix, et se remit de nouveau à la besogne. Il y était depuis un quart d’heure, doucement bercé par les encouragements de son voisin, qui murmurait à son oreille : « Bien, très bien, parfaitement ! » lorsqu’il en fut tiré par l’approbateur, qui lui dit tout à coup :
– Vous avez beaucoup voyagé, à ce qu’il paraît ?
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’après avoir traversé l’Alsace et visité la France, vous êtes revenu par l’Angleterre.
– Qui vous dit cela ?
– Le dessin de cette église, qui est celle de Cantorbéry.
L’artiste poussa un profond gémissement. La critique du petit vieillard était terrible, mais vraie. Il effaça donc le monument avec son pied, puis, cédant à un mouvement d’impatience, il se retourna vers le petit vieillard, et lui présentant sa baguette :
– Pardieu ! mon maître, lui dit-il, vous qui êtes un si bon critique, est-ce que vous ne pourriez pas joindre un peu l’exemple au précepte, en me montrant à votre tour ce que vous savez faire ?
– Volontiers, dit le petit vieillard en prenant la baguette avec son rire éternel.
L’architecte voulut lui donner sa place, mais lui, faisant signe de la tête que non, il s’appuya d’un bras sur l’épaule de l’artiste, et de l’autre, sans appui et à main levée, commença de tracer sur le sable de nouvelles lignes, à la fois si hardies, si élégantes et si correctes, que l’artiste s’écria aussitôt :
– Ah ! je vois bien que nous sommes frères.
– Dis, répondit en ricanant le petit vieillard, que tu es écolier et que je suis maître.
– Je suis tout prêt à l’avouer, répondit l’artiste avec la bonne foi du génie, mais il faudrait que je visse pour cela quelque chose de plus que des lignes isolées. Le détail n’est rien, l’ensemble est tout.
– Tu as du bon, et l’on peut faire de toi quelque chose, dit le petit vieillard ; mais il ne me plaît pas, à moi, d’en faire davantage.
– Pourquoi cela ? dit l’architecte.
– Parce que tu me prendrais mon plan.
– Vous avez donc aussi une cathédrale à bâtir, vous ?
– J’espère en avoir une.
– Laquelle ?
– Celle de Cologne.
– Comment, la mienne ?
– La tienne ?
– Sans doute, la mienne.
– Oui, si tu donnes un plan.
– J’en donnerai un.
– Et moi aussi : monseigneur Conrad choisira entre les deux.
L’architecte pâlit.
– Ah ! ah ! s’écria l’inconnu en ricanant ; cela t’inquiète, confrère : tu as peur d’être obligé de rendre le sac d’or que t’a envoyé l’archevêque, et qu’à l’exception de cent écus tu as dépensé à faire inutilement ton tour de France et d’Angleterre ?
L’architecte regarda autour de lui ; il vit que le jour tombait et qu’il était seul avec le vieillard.
– Écoute, lui dit-il, je ne sais comment tu as appris qu’il me reste encore cent écus sur les arrhes que m’a données monseigneur Conrad ; mais achève le dessin que tu avais commencé, ces cent écus sont à toi.
Le vieillard éclata de rire, et, tirant de son pourpoint une petite bourse de cuir, il l’ouvrit et fit voir à l’artiste qu’elle était pleine de diamants dont le plus petit valait au moins mille écus d’or.
L’architecte soupira profondément, car il vit qu’il n’y avait pas moyen de corrompre cet homme ; aussi demeura-t-il immobile et consterné, car il reconnaissait malgré lui à l’architecte étranger une supériorité étrange et incontestable dans son art. Pendant ce temps, le petit vieillard avait ajouté négligemment au plan commencé quelques lignes nouvelles si merveilleusement hardies que l’architecte vit bien qu’il était perdu s’il avait à lutter avec un pareil homme. Alors, éperdu, hors de lui, il résolut de prendre par la violence ce qu’il n’avait pu obtenir par la corruption, et, comme l’autre s’arrêtait de nouveau et le regardait avec son rire goguenard, il le saisit par le bras, et, lui appuyant son poignard sur la poitrine :
– Vieillard ! lui dit-il, achève ce plan, ou tu mourras !
À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il se sentit saisi à bras-le-corps, qu’il se vit renversé en arrière, qu’un genou pesa sur sa poitrine, et que son propre poignard arraché de sa main brilla sur sa gorge.
– Ah ! ah ! dit alors le vieillard en ricanant, corrupteur et meurtrier ! bien, bien ; il y a encore récolte d’âmes à faire en ce monde, à ce qu’il me paraît.
– Tuez-moi ! dit l’artiste, mais ne me raillez pas.
– Et si je ne veux pas te tuer, moi ?
– Alors, donnez-moi votre plan.
– Je suis prêt, mais à une condition.
– Laquelle ?
– Relève-toi d’abord, dit le vieillard en lâchant son ennemi qu’il avait tenu jusque-là terrassé, et en lui rendant son poignard ; nous sommes mal ainsi pour causer, asseyons-nous.
Et l’étrange petit homme s’assit au bout du banc, une jambe sur l’autre, et les deux mains croisées sur son genou, regardant le pauvre architecte qui, tout honteux, se relevait, et secouant la poussière attachée à ses habits, restait à la même place.
– Voyons, approche, lui dit le vieillard ; tu vois bien que je suis sans rancune.
– Mais qui donc êtes-vous ? s’écria l’architecte.
– Qui je suis ? Eh bien ! je vais te le dire.
L’artiste se rapprocha d’un pas, sa curiosité l’emportant sur sa terreur.
– Tu as entendu parler, lui dit le vieillard, de la tour de Babel, des jardins de Sémiramis, et du Colisée ?
– Oui, lui répondit l’artiste en s’asseyant près de lui.
– Eh bien ! c’est moi qui les ai bâtis.
– Alors, vous êtes Satan ? s’écria en bondissant sur ses pieds le pauvre artiste.
– Pour vous servir, dit Satan avec son ricanement éternel.
– Vade retro ! dit l’architecte en faisant le signe de la croix.
Le rire commencé s’acheva dans un grincement de dents ; un éclair brilla, la terre s’ouvrit comme une trappe, et le démon disparut.
L’architecte rentra chez lui et trouva sa pauvre vieille mère qui l’attendait pour souper. Mais il ne voulut pas se mettre à table, et, prenant un crayon et du papier, il commença, sans répondre à ses instances, à essayer de fixer quelques-unes de ces lignes fugitives qu’il avait vues éclore sous la baguette de Satan.
La bonne femme alla se coucher tout en pleurs ; depuis son retour de ses voyages, elle ne reconnaissait plus son fils tant il était inquiet et tourmenté, et tant cette inquiétude et ce tourment le changeaient à son égard.
L’architecte passa la nuit tout entière à tirer des lignes et à les effacer. Il y avait, dans ce plan mystérieux dont il avait entrevu un angle, un caractère de hardiesse fantastique à laquelle il ne pouvait atteindre. Au jour, accablé de lassitude, il se jeta sur son lit ; mais le sommeil, au lieu d’être pour lui un repos, lui fut un nouveau supplice. Il se réveilla à moitié fou, et courut à l’église de Saint-Géréon, auquel il avait une dévotion toute particulière.
Arrivé en face d’elle, il s’arrêta devant le portail. C’était une petite et lourde basilique romane du XIe siècle, construite par l’archevêque Annon, sur l’emplacement de l’ancien temple de sainte Hélène, et qui ressemblait bien plus à un tombeau qu’à une église. Alors il ne put s’empêcher de songer à la différence qu’il y avait entre ces tours élancées, ces flèches aiguës et ces colonnettes hardies qu’il avait vues la veille éclore sous la baguette magique de Satan et la massive bâtisse byzantine qu’il avait devant les yeux. Aussi oublia-t-il complètement qu’il était venu pour prier, et s’en alla-t-il droit devant lui, sans savoir où il allait, préoccupé de sa seule et éternelle pensée.
Il erra ainsi tout le jour ; puis le soir, sans qu’il pût se souvenir des chemins qu’il avait pris, ni se rendre compte comment il se trouvait là, il se retrouva en dehors de la porte des Francs, sur la promenade et près du banc où la veille il s’était assis. La nuit était tombée ; la promenade était solitaire, et un seul homme, ainsi que lui, était resté hors des murs. C’était le petit vieillard. Au premier coup d’œil l’artiste le reconnut et s’approcha de lui.
Il était debout devant le rempart, et, avec une verge d’acier, dessinait sur la muraille. Chacun de ses traits était une ligne de feu, qui s’effaçait petit à petit, de sorte qu’à mesure que le plan magnifique s’avançait, la partie la plus anciennement faite commençait par pâlir et finissait par s’éteindre, si bien qu’il était impossible à l’œil de suivre les nouvelles lignes, et à la mémoire de se rappeler les anciennes ; l’architecte haletant vit ainsi passer devant lui, dans ses moindres détails, une cathédrale phosphorique qui, au bout d’un instant, se perdit dans l’obscurité, mais dont il lui eût été impossible de reproduire l’ensemble.
Il poussa un profond soupir.
– Ah ! ah ! c’est toi, dit Satan en se retournant. Je t’attendais.
– Me voilà, répondit l’architecte.
– Je savais que nous n’étions pas brouillés, moi. Tiens, j’ai retouché le plan. Que dis-tu de ce portail ?
Et promenant de nouveau sa baguette sur la muraille, il y fit éclore la triple porte d’une basilique de feu.
– Magnifique ! dit l’architecte, n’essayant pas même de dissimuler son enthousiasme.
– Et de cette tour ? continua Satan en répétant le même jeu.
– Splendide !
– Et de cette nef ?
– Merveilleuse !
– Eh bien ! tout cela est à toi, si tu veux.
– Et qu’exiges-tu en échange ?
– Ta signature.
– Et tu me donneras ton plan ?
– En toute propriété.
– Je ferai tout ce que tu voudras.
– À demain, minuit ?
– À demain, minuit.
Satan disparut sans qu’on pût savoir de quel côté il était parti, et l’architecte rentra dans la ville.
Sa vieille mère l’attendait comme la veille ; elle non plus n’avait point mangé. L’architecte se mit à table, et d’abord cette démonstration rassura quelque peu la pauvre femme ; mais bientôt elle s’aperçut que son fils obéissait purement et simplement à un besoin physique, mais que son esprit était si loin de son corps que l’un n’était pour rien dans ce que l’autre faisait.
De plus en plus préoccupé, l’architecte se leva de table et se retira dans sa chambre ; sa mère n’osa l’y suivre, mais elle s’assit sur le seuil, afin d’être à sa portée s’il avait besoin de quelque chose.
Pendant quelque temps, elle l’entendit soupirer et prier ; mais comme il n’y avait encore rien là d’inquiétant, elle se garda bien d’entrer. Puis il se coucha. Longtemps encore elle l’entendit se tourner et se retourner dans son lit ; puis il se fit un instant de repos, auquel succédèrent des plaintes et des gémissements. Enfin, il lui parut qu’on se disputait dans la chambre ; un bruit se fit entendre, pareil à celui d’une lutte ; cette lutte amena des cris étouffés. Il lui sembla que son fils appelait au secours. Alors elle entra, croyant le trouver aux prises avec quelque assassin. Il était seul et rêvait, criant de toute sa force :
– Non, non, Satan ! tu n’auras pas mon âme.
À ce nom redouté, la pauvre mère fit le signe de la croix sur le front même du dormeur, ce qui parut quelque peu le calmer ; puis elle se mit en prières, au pied du lit, devant une belle madone aux vives couleurs, qu’avait donnée à son fils un pèlerin qui arrivait de Constantinople. À mesure que la prière avançait, le sommeil de l’architecte redevenait plus tranquille ; enfin, quand elle fut finie, sa respiration était pure et douce comme celle d’un enfant.
Le lendemain il se leva assez calme, et s’étant mis à la fenêtre pour respirer l’air du matin, il vit sortir sa mère vêtue de deuil ; elle l’aperçut et vint à lui.
– Où allez-vous ainsi, ma mère ? demanda-t-il, et pourquoi êtes-vous tout en noir ?
– Parce que c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de ton père, et que je vais à Saint-Géréon demander au curé une messe pour les âmes du purgatoire.
– Hélas ! hélas ! murmura l’architecte, il n’y aura ni messe ni prière qui pourra tirer mon âme de l’abîme où elle sera.
– Ne veux-tu pas venir avec moi ? demanda la bonne femme.
– Non, ma mère ; seulement, si vous rencontrez le vieux père Clément, envoyez-le-moi : c’est un saint homme, et je serais bien aise de le consulter sur un cas de conscience qui me tourmente.
– Dieu te conserve dans ces saintes intentions, mon fils ; car, ou je me trompe bien, l’ennemi des hommes tourne autour de toi.
– Allez, ma mère, dit l’architecte.
La bonne femme s’éloigna, et l’artiste resta pensif à sa fenêtre. Au bout d’un instant, il vit le vieux père Clément qui tournait le coin de la rue, et qui s’avançait vers la maison. Il referma la fenêtre et l’attendit.
Le vieux moine entra : c’était, comme l’avait dit l’architecte, non seulement un saint homme, mais encore un savant homme qui avait tiré des griffes de Satan nombre d’âmes prêtes à se perdre. Mais comme il vivait dans un éternel état d’innocence et de pureté, quelque envie qu’eût le diable de lui rendre le mal qu’il lui faisait, la chose avait toujours été impossible ; et si violentes qu’eussent été les différentes luttes qu’il avait eues à soutenir avec lui, il en était toujours sorti vainqueur : de sorte que Satan s’était si souvent brûlé les griffes à l’endroit du saint homme, que depuis longtemps il ne s’y frottait plus, et lui laissait tranquillement gagner le paradis.
Aussi était-il si expert en ces sortes de matières qu’à peine eut-il jeté les yeux sur l’architecte, qu’en voyant ses traits fatigués et défaits, il jugea de l’âme par le visage, et s’écria :
– Ô mon fils ! vous avez de mauvaises pensées.
– Oui, oui, murmura l’architecte, oui, de bien mauvaises pensées, mon père ; aussi vous ai-je fait appeler pour m’aider à les combattre.
– Contez-moi cela, mon fils, dit le moine en s’asseyant.
– Mon père, vous savez que je suis chargé par monseigneur l’archevêque Conrad de bâtir la cathédrale.
– Oui, je le sais, et il ne pouvait s’adresser à un plus digne architecte.
– Voilà qui vous trompe, mon père, répondit l’artiste en baissant la voix comme s’il était honteux de l’aveu humiliant que la vérité le forçait à faire ; j’ai composé plans sur plans, et peut-être y en avait-il parmi tous quelques-uns qui eussent été dignes de quelques villes secondaires comme Worms, Düsseldorf ou Coblence ; mais celui qui a composé un plan digne de notre ville de Cologne, continua l’architecte avec un soupir, c’est un autre que moi, mon père.
– Ah ! ah ! fit le moine ; et n’y a-t-il donc pas moyen de le lui acheter pour de l’or ?
– Je lui ai offert tout ce que j’en avais, et il m’a répondu en me montrant une bourse pleine de diamants.
– N’y a-t-il donc pas moyen de le lui prendre de force ? dit le moine qui, dans son désir de voir Cologne devenir la reine du Rhin, se laissait malgré lui entraîner un peu au-delà des bornes de la charité chrétienne.
– J’ai voulu le lui prendre de force, mon père ; mais il m’a terrassé comme un enfant, et m’a mis mon propre poignard sur la poitrine.
– Alors il ne le veut céder à aucune condition ?
– Si fait ; mais à une seule, mon père.
– Laquelle ?
– C’est que je lui engagerai mon âme.
– Mais cet autre architecte, c’est donc Satan ?
– C’est Satan.
– Et tu dis, répondit le moine sans paraître autrement effrayé du nom terrible que venait de prononcer l’artiste, que cette cathédrale ferait de Cologne la merveille de l’Allemagne ?
– Elle en ferait la reine du monde, mon père.
– Jésus ! s’écria le saint homme en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.
Puis se retournant du côté de l’architecte :
– Est-ce que tu tiens beaucoup à ton âme ? lui demanda-t-il.
L’architecte regarda le moine sans étonnement, car il comprenait, lui qui était prêt à vendre son éternité, combien l’éternité d’un autre devait être peu de chose aux yeux d’un homme qui voyait, au prix de cette éternité, sa ville devenir la plus belle de la terre.
– Mon père, lui dit-il, sans doute j’y tiens comme à un don qui vient de Dieu et que j’aurais voulu rendre à Dieu, mais cependant je suis prêt à la sacrifier, si ce sacrifice peut faire de moi le premier architecte du monde.
– J’aimerais mieux, dit le moine, te voir faire ce sacrifice à Dieu qu’à toi-même. Mais, quel que soit le motif qui te pousse, comme c’est la religion qui doit en profiter, je viendrai à ton aide. Cependant, prends garde à l’orgueil, car c’est l’orgueil qui te perdra.
– Eh quoi ! s’écria l’architecte, je pourrais avoir le plan sans être damné ?
– Peut-être.
– Comment cela, mon père ? Dites vite.
– Tu as essayé de la corruption et de la force ; il te reste la ruse.
– La ruse, mon père. Oubliez-vous que l’Écriture appelle Satan le Rusé ?
– Oh ! oh ! si fin qu’il soit, dit le moine, ce n’est pas la première fois qu’avec l’aide de Dieu, un pauvre moine l’emportera sur lui. Saint Antoine, qui a eu toute sa vie affaire à lui, n’a-t-il pas fini par en triompher ? Saint Barnabé ne lui a-t-il pas pris le nez avec des pincettes rouges ? Enfin, les magistrats d’Aix-la-Chapelle ne lui ont-ils pas donné l’âme d’un loup au lieu de celle d’un homme ?
– C’est vrai, dit l’architecte.
– Eh bien ! dit le moine, viens te confesser et communier dans l’église de Saint-Géréon, et, quand tu seras en état de grâce, je te dirai ce que tu as à faire.
L’architecte suivit le père Clément, se confessa et communia. Puis, après qu’il eut reçu le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le moine, l’emmenant dans sa cellule, lui remit une relique dont la sainteté et la puissance lui avaient été démontrées par une quantité d’expériences qu’il avait faites avec elle.
– Tenez, mon fils, lui dit-il, prenez cette relique, et ce soir, quand Satan vous montrera le plan diabolique, prenez-le d’une main comme pour l’examiner à votre aise, tandis que lui le tiendra de l’autre ; alors touchez-lui la main avec cette relique, et, quelque envie qu’il ait de le retenir, je vous réponds qu’il le lâchera. Alors, ne vous effrayez de rien, il hurlera, il menacera, il tournera autour de vous, faites-lui toujours face avec la relique, et ne craignez rien. Dieu est plus fort que Satan, et Satan se lassera le premier.
– Mais, mon père, dit l’architecte, quand je n’aurai plus la relique, n’y a-t-il point de danger que Satan revienne, et me torde le cou ?
– Non, tant que vous serez en état de grâce ; mais gare au péché mortel.
– Alors, s’écria l’architecte, je suis sauvé, mon père, car je ne suis ni gourmand, ni envieux, ni avare, ni paresseux, ni colère, ni luxurieux.
– Vous avez oublié l’orgueil, mon fils ; prenez garde à l’orgueil : c’est celui-là qui a perdu le plus beau des anges, et il peut vous perdre à votre tour.
– Je veillerai sur moi, dit l’architecte ; d’ailleurs, j’aurai recours à vous, mon père.
– Que le Seigneur te conduise, mon enfant ! murmura le vieillard en lui donnant sa bénédiction.
– Amen ! dit l’architecte, et il se retira chez lui, où il passa le reste de la journée en prières.
À l’heure convenue, il se rendit à l’endroit indiqué par le diable ; mais la promenade était solitaire ; il n’y avait nulle part ni vieillard, ni homme, ni enfant. L’artiste se promena un instant seul, craignant que le diable ne manquât à sa parole. Sur ces entrefaites, minuit sonna. Au dernier coup du battant de la cloche :
– Me voilà, dit une voix pleine et forte qui parlait derrière l’architecte.
Celui-ci se retourna en tressaillant, car il ne reconnaissait point là la voix qui lui était familière. En effet, non seulement Satan avait changé de voix, mais encore de forme. Ce n’était plus le petit vieillard aux yeux ardents, à la barbe pointue et au pourpoint noir ; c’était un beau jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, aux formes merveilleuses, à la figure hautaine, au front large et pâle, tout sillonné encore de la foudre du ciel. Il tenait d’une main le plan et de l’autre le pacte. L’artiste recula d’un pas, ébloui qu’il était de cette infernale beauté.
– Ah ! cette fois, je te reconnais, lui dit-il, et tu n’as pas besoin de me dire ton nom : tu es le démon de l’orgueil.
– Eh bien ! lui dit Satan, tu vois que je ne t’ai pas trompé ; es-tu prêt ?
– Oui, dit l’architecte ; mais, avant de signer, montre-moi le plan ; je te paie assez cher pour savoir ce que j’achète.
– C’est juste, dit Satan, regarde.
Et, déroulant le plan, il le lui présenta sans le lâcher.
L’architecte fit alors ce que le moine lui avait dit de faire. Sous prétexte de le voir de plus près, il prit le parchemin par le bas de la feuille, tandis que Satan le tenait par en haut ; et, pendant qu’au clair de la lune il le dévorait du regard, il glissa son autre bras en dessous, et toucha avec la relique sainte la main dont le diable tenait le plan.
Celui-ci, brûlé jusqu’aux os, fit un bond en arrière en jetant un grand cri, laissant le précieux papier aux mains de l’architecte.
– Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, s’écria l’artiste en faisant le signe de la croix avec la relique, retire-toi, Satan.
Celui-ci poussa un rugissement terrible.
– C’est un prêtre qui t’a conseillé ; c’est une ruse d’Église, c’est encore quelque nouveau tour de ce misérable moine.
– Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, continua l’architecte en redoublant ses signes de croix.
– Attends, attends, dit le démon, tout n’est pas fini.
Au même instant l’architecte vit devant lui un lion énorme qui se battait les flancs avec sa queue, et qui, la gueule béante et les dents découvertes, s’apprêtait à le dévorer.
Mais il ne se laissa point intimider par le lion ; l’animal furieux eut beau secouer sa crinière, tourner autour de lui et bondir, il lui présenta sans cesse la sainte relique ; de sorte que, constamment repoussé, le lion finit par reculer. L’architecte profita de ce moment pour faire le signe de la croix. Le monstre poussa un rugissement et disparut.
Au même moment l’architecte entendit un grand bruit d’ailes au-dessus de sa tête. Un aigle immense fondait sur lui des profondeurs du ciel, et la lune était voilée par sa puissante envergure ; mais il se douta bien que c’était Satan qui venait l’attaquer sous une nouvelle forme, et, serrant toujours son plan d’une main sur sa poitrine, de l’autre il présenta au roi de l’air la relique bénie.
Alors il en fut de l’aigle comme du lion. Après avoir volé tout autour de lui, avoir essayé de l’assommer à coups d’ailes, de l’étreindre dans ses serres, de le déchirer avec son bec, Satan comprit qu’il n’y avait rien encore à faire sous cette nouvelle forme. L’oiseau gigantesque poussa un cri et disparut.
L’architecte croyait être quitte enfin de son ennemi, lorsqu’il vit une masse qui se mouvait dans l’ombre : c’était un serpent colossal qui déroulait ses mille anneaux et s’approchait en sifflant ; trois fois il s’enroula sur lui-même autour de l’architecte, l’enfermant dans un triple cercle d’écailles, tandis que, dressant sa tête vacillante, il cherchait de ses yeux ardents la place où plonger la flamme bisaiguë qui lui sortait de la gueule ; mais ses combats précédents avaient déjà familiarisé l’artiste avec ces luttes fantastiques, et le talisman sacré, après l’avoir préservé du lion et de l’aigle, le préserva du serpent, qui poussa un long sifflement et disparut à son tour.
Alors Satan se retrouva devant l’architecte sous sa première forme.
– C’est bien, lui dit-il, je suis vaincu, et tu triomphes, grâce à ton Dieu, à tes prêtres et à tes religieux. Mais cette église que tu m’as volée ne s’achèvera pas, et ton nom, que tu veux rendre immortel, sera oublié et inconnu. Adieu, prends garde que je te surprenne en péché mortel.
À ces mots, Satan bondit de l’endroit où il était jusque dans le Rhin, où il s’enfonça et disparut avec un frémissement pareil à celui qu’eût produit un fer rougi.
L’architecte, tout joyeux, rentra dans la ville et regagna sa maison, où il trouva sa mère et le père Clément en prières. Il leur raconta tout ce qui s’était passé. La pauvre femme pleurait et faisait le signe de la croix ; le bon moine se frottait les mains et applaudissait à sa ruse. L’artiste lui dit quels avaient été les adieux de Satan.
– Eh bien ! dit le moine, le diable est encore plus loyal que je ne croyais, puisqu’il t’a prévenu ; maintenant, c’est à toi de te tenir sur tes gardes, et d’écarter de toi tout péché mortel. Une dernière fois, défie-toi de l’orgueil.
L’architecte promit qu’il veillerait sur lui, et le moine sortit pour regagner son couvent, le laissant l’homme le plus heureux de la terre. La mère se retira à son tour, ne comprenant qu’à demi tout ce qui s’était passé, mais heureuse parce que son fils était heureux.
Resté seul, l’artiste, sans quitter le plan qu’il avait failli payer au prix de son âme, s’agenouilla et fit une longue prière pour remercier Dieu de l’aide qu’il lui avait donnée ; puis il se coucha après avoir roulé le plan sous son oreiller, s’endormit, et vit sa cathédrale en rêve.
Le lendemain, dès le matin, il alla chez l’archevêque, qui commençait à s’impatienter de tant de lenteur, et lui montra le plan. Monseigneur Conrad avoua qu’il n’avait rien perdu pour attendre, et, ouvrant les trésors du chapitre, il autorisa l’artiste à y fouiller à pleines mains.
Le même jour, l’architecte jeta les fondations de sa cathédrale ; et, comme depuis longtemps un monde d’ouvriers creusait les flancs du Drakenfels, la matière ne lui manqua point ; aussi la vit-on bientôt sortir de terre comme une immense végétation de pierre pressée de s’épanouir au soleil.
Trois mois s’étaient déjà passés, et chaque semaine le monument montait d’une assise, lorsqu’un vendredi que l’architecte, emporté par son travail, était resté jusqu’au soir sans manger et revenait chez lui affamé, il rencontra le bourgmestre, bon vivant, connu pour les merveilleux repas qu’il donnait. Il venait justement de chez l’architecte afin de l’inviter à souper avec le bourgmestre de Mayence et celui d’Aix-la-Chapelle, qui passaient tous deux, de leur côté, pour de joyeux convives ; et, ne l’ayant pas trouvé, il se dirigeait vers le lieu où on était sûr de le trouver toujours. L’architecte voulut refuser, disant que sa mère n’était point prévenue ; mais le bourgmestre ne voulut entendre à rien, disant que c’était chose faite, puisqu’il lui avait parlé à elle-même, si bien que, si fort qu’il s’en défendît, il fallut que l’architecte suivît le bourgmestre, qui l’introduisit dans une salle à manger au milieu de laquelle s’élevait une table splendidement chargée des mets les plus délicats, tant en volaille qu’en venaison.
L’architecte, comme nous l’avons dit, mourait de faim ; aussi commença-t-il, en voyant une si riche collation, à se féliciter d’avoir suivi le bourgmestre ; mais, en se mettant à table, il se rappela qu’on était justement au vendredi, saint jour d’abstinence, où il était moins permis que dans tout autre de se livrer au péché de la gourmandise. Aussi, lorsqu’il eut fait sa prière, ne voulut-il rien prendre autre chose qu’un morceau de pain et un verre d’eau, refusant les viandes les plus délicates et les vins les plus exquis ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était pas gourmand.
Quant aux trois bourgmestres, ils mangèrent de toutes ces viandes sans crainte de Dieu ni du diable, raillant pendant tout le repas le pauvre architecte de la maigre chair qu’il faisait.
Le lendemain, l’architecte se remit à son œuvre, et comme ni l’argent ni les hommes ne manquaient, on vit chaque jour la cathédrale s’élever davantage. De temps en temps l’artiste pensait bien aux menaces du diable ; mais, à chaque fois qu’il y pensait, il puisait dans la crainte même une nouvelle force pour résister à la tentation, et comme la cathédrale marchait son train, il espérait que les prédictions infernales ne s’accompliraient pas.
Vers ce temps-là, le pape Innocent IV, qui était génois, voulut faire bâtir à un de ses neveux un palais à Rome, et comme la ville de Cologne était réputée pour l’habileté de ses constructeurs, il fit demander à monseigneur Conrad un architecte. Monseigneur Conrad désigna à Sa Sainteté un fort habile homme, qu’il avait eu un instant l’intention de charger du soin de bâtir sa cathédrale, croyant faire grand-peine à l’architecte du dôme, avec lequel il avait eu, quelques jours auparavant, une légère discussion ; mais celui-ci, tout entier à son travail, se félicita de ce que ce choix n’était pas tombé sur lui, et au moment du départ il embrassa son rival et lui souhaita un bon voyage, car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point envieux.
La cathédrale continua de gagner à cette sérénité d’esprit. L’artiste ne vivait que pour le monument ; tout son temps se passait au milieu des pierres, sculptant lui-même les parties qui avaient besoin de délicatesse et de fini. De son côté, l’archevêque, tout froid qu’il était avec son architecte, le payait royalement, de sorte que l’artiste, tout en rêvant une grande gloire pour son nom, amassait une jolie fortune pour son existence : il en résulta qu’au bout de dix-huit mois il avait déjà près de six mille florins à lui, ce qui, pour cette époque, était une fort jolie somme.
Mais un soir, en rentrant, sa mère lui remit une lettre cachetée de noir : elle était de sa sœur, et lui annonçait qu’elle venait de perdre son mari, qui, en mourant, la laissait sans fortune avec trois petits enfants. La pauvre femme terminait sa lettre en le priant de lui envoyer quelques secours pour l’aider à élever sa famille.
L’artiste lui envoya ses six mille florins ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point avare.
La cathédrale marchait toujours ; l’architecte semblait en avoir fait sa demeure réelle : dès le point du jour il y était, et souvent la nuit était venue qu’il ne l’avait pas encore quittée. Cependant il avait sous ses ordres plusieurs ouvriers assez habiles pour qu’il pût se reposer sur eux de certains travaux importants ; aussi, après en avoir fait un dessin très détaillé, avait-il confié à l’un d’eux une porte latérale, pleine de merveilleuses arabesques, et où pendait, comme à une treille, une vigne toute chargée de raisins. L’ouvrier qui devait mener à bout ce travail s’était enfermé dans une espèce d’atelier de planches, afin de n’être pas dérangé. L’architecte respectait sa solitude, et, confiant dans son habileté, attendait que le voile tombât. Ce grand jour vint. L’ouvrier enleva son échafaudage ; mais alors l’espoir de l’architecte fut trompé ; quelques parties de la porte étaient loin d’être dignes du reste de l’édifice ; de sorte qu’il résolut de refaire cette porte lui-même, quoiqu’il y eût au moins pour six mois de travail ; et cette résolution ne lui coûta point à prendre ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point paresseux.
Depuis que le monument était commencé, et il y avait déjà près de quatre ans, jamais l’artiste n’avait manqué un seul jour de surveiller lui-même ses ouvriers, et de juger par ses propres yeux si chaque détail de son plan était scrupuleusement suivi ; de sorte qu’il lui semblait qu’il lui eût été impossible de vivre autre part qu’au milieu de ses colonnades et de ses ogives. Or, il arriva qu’une nuit, des voleurs qui ignoraient que, grâce à la paye des ouvriers qui avait eu lieu la veille, il ne restait plus un sou dans sa maison, s’étant introduits chez lui et n’ayant point trouvé l’argent qu’ils cherchaient, se dédommagèrent sur sa garde-robe de ce que son coffre était vide, et lui emportèrent jusqu’à l’habit qu’il venait de quitter et qui était sur une chaise au pied de son lit ; de sorte que le lendemain il s’aperçut qu’il ne pouvait se lever faute de vêtements. Il fit aussitôt venir son tailleur, qui lui promit un habillement complet pour le soir même, et qui ne le lui apporta qu’au bout de trois jours ; de sorte que le malheureux architecte fut obligé de rester soixante-douze heures dans son lit. Aussi, lorsque, après l’avoir fait attendre ainsi, le tailleur lui apporta l’habillement tant désiré, lui fit-il force reproches ; mais cependant d’un ton modéré, et ainsi qu’il convient à un homme calme et modéré ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point colère.
Cependant le bruit qu’une nouvelle merveille allait enrichir le monde commençait à se répandre ; car il était déjà facile de voir, d’après ce qui existait, ce que serait l’édifice une fois achevé ; de sorte que l’on venait déjà comme en pèlerinage, de France, d’Allemagne et de Flandre. Souvent, tous ces pèlerins, après avoir visité l’édifice, étaient curieux de voir l’architecte ; de sorte que, lorsqu’il revenait de la cathédrale chez lui, il n’était pas rare qu’il rencontrât des groupes d’étrangers qui l’attendaient, afin de voir quel homme était celui-là qui avait eu assez de hardiesse et de génie pour espérer mener à bonne fin une pareille entreprise. Or, parmi ces pèlerins, il y avait bien aussi quelques pèlerines ; et il arriva que l’une d’entre elles se prit d’une si grande passion pour notre architecte qu’elle loua une maison dans la rue qui conduisait de chez lui à la cathédrale, si bien que, lorsqu’il passait, soit qu’il allât, soit qu’il revînt, il la voyait toujours à sa fenêtre, le sourire à la bouche et le suivant des yeux tant qu’elle le pouvait voir. Cela durait depuis trois semaines lorsqu’un soir qu’il revenait elle laissa tomber, de sa fenêtre à ses pieds, le bouquet qu’elle tenait à la main. L’artiste le ramassa, et, sans penser à mal, entra dans la maison pour le remettre à quelque serviteur ; mais, par hasard, tous les valets étaient sortis, de sorte qu’il fut obligé de monter lui-même à l’appartement de la belle inconnue, qui le reçut dans une chambre tout embaumée des plus doux parfums, et éclairée de ce demi-jour si dangereux pour un cœur qui n’est pas sûr de lui. Une fois arrivé là, il était impossible à l’architecte de se retirer aussitôt. Il accepta donc l’invitation que lui fit la belle pèlerine de s’asseoir un instant auprès d’elle. Mais à peine y était-il qu’elle lui avoua que c’était la cathédrale qu’elle était venue voir, mais que c’était l’architecte qui la retenait ainsi depuis un mois à Cologne ; et, tout en lui disant de douces choses pareilles à celles-ci, elle lui jeta un de ses beaux bras autour du cou, et, appuyant sa bouche sur la sienne, elle lui donna un de ces longs et brûlants baisers qui se glissent des lèvres au cœur. Mais l’architecte se leva aussitôt, modeste et rougissant, et lui fit un long et éloquent sermon sur la nécessité de contenir les tentations de la chair, et, ce sermon achevé, il se retira, malgré ses instances et ses larmes ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point luxurieux.
Six mois à peu près s’étaient passés depuis cet évènement ; l’affluence des curieux augmentait tous les jours, car le portail était entièrement achevé ainsi que l’abside ; et quoique l’une des tours n’eût encore atteint que la hauteur de vingt et un pieds, l’autre en avait déjà plus de cent quarante, et faisait bien voir ce qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint sa dimension entière qui devait être de cinq cents pieds ; mais, plus sa cathédrale s’avançait, plus l’idée qu’elle ne serait jamais terminée, et que son nom demeurerait oublié et inconnu, tourmentait l’artiste ; aussi résolut-il d’aller au-devant de cette dernière crainte, en faisant des lettres mêmes de son nom la balustrade qui devait entourer la plate-forme de la tour : de cette façon, ce nom frapperait tous les yeux tant que durerait le monument ; ce nom vivrait avec lui. Cette résolution prise, l’artiste fut plus tranquille et résolut de la mettre à exécution dès le lendemain.
Au moment où il venait de s’arrêter à ce projet, l’archevêque l’envoya chercher pour lui montrer, disait-il, différentes reliques qu’il venait de recevoir ; l’architecte descendit de sa tour, et se rendit à l’archevêché, où il trouva monseigneur Conrad tout joyeux, car il venait de recevoir de Milan les têtes des trois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, avec des couronnes précieuses d’or, ornées de diamants et de perles. L’architecte s’agenouilla dévotement devant ces saintes reliques, fit sa prière, et, s’étant relevé, félicita fort l’évêque d’avoir reçu un si riche et si miraculeux présent.
– Eh bien ! dit l’évêque, je viens de recevoir quelque chose de plus précieux encore que tout cela de l’empereur de Constantinople.
– Vraiment ! demanda l’architecte ; serait-ce un morceau de la vraie croix retrouvé par l’impératrice Hélène ?
– Mieux que cela.
– Serait-ce la couronne d’épines mise en gage par l’empereur Baudouin ?
– Au-dessus encore.
– Qu’est-ce donc ?
– Le plan du plus bel édifice qui ait jamais été construit.
– Ah ! ah ! fit l’architecte en souriant avec dédain.
– Un plan qui laisse aussi loin derrière lui les autres plans que le soleil laisse derrière lui les étoiles, puisque tous les autres plans sont l’ouvrage de Dieu lui-même qui l’a envoyé par un de ses anges au roi Salomon.
– Vous avez le plan du temple de Jérusalem ? s’écria l’architecte.
– Oui.
– Je serais curieux de le voir.
– Levez ce rideau, dit l’archevêque en indiquant du doigt une tapisserie qui recouvrait un cadre.
L’architecte obéit avec empressement, et se trouva en face du plan céleste, que d’un seul regard il embrassa dans tous ses détails.
– Eh bien ! dit l’évêque, que dites-vous de ce plan ?
– Peuh ! fit l’architecte en allongeant les lèvres, j’aime mieux le mien.
En ce moment un éclat de rire infernal retentit aux oreilles de l’architecte : il reconnut le rire de Satan ; après avoir échappé aux six autres péchés, il venait de tomber dans le péché d’orgueil.
L’architecte ne fit qu’un bond de l’archevêché à l’église de Saint-Géréon, où il espérait trouver le père Clément ; mais le père Clément était mort pendant la nuit d’une apoplexie foudroyante. Au moment où on lui annonça cette nouvelle, il entendit une seconde fois bruire à ses oreilles l’éclat de rire satanique qui l’avait déjà épouvanté, et un frisson qui lui courut par tous les membres pénétra jusqu’à son cœur et le glaça.
Cependant il rappela toute sa résolution, et, comme il n’éprouvait aucune douleur physique, il reprit peu à peu courage et résolut de retourner à sa cathédrale, espérant que cet enthousiasme, qu’il retrouvait toutes les fois qu’il se revoyait en face de son œuvre, chasserait le reste de crainte qui frissonnait au fond de son cœur.
L’artiste essaya de se perdre dans les profondeurs de sa cathédrale, mais il sentit bientôt que l’air commençait à y manquer et qu’il y étouffait comme dans un tombeau ; en conséquence, il prit l’escalier qui conduisait à la plate-forme. Arrivé là, il continua de monter par les échafaudages ; au haut des échafaudages était une échelle qui conduisait au sommet de la tour. Ce sommet de la tour était le point le plus avancé de l’ouvrage, et c’était de là que l’architecte dominait ordinairement tout l’ensemble de ses travaux.
Rien ne paraissait changé, chacun était à sa besogne et y resta assidûment jusqu’à l’heure de la retraite ; enfin, cette heure sonna comme le jour commençait à tomber. L’architecte entendit les ouvriers se retirer en chantant, contents qu’ils étaient de leur journée. Alors il resta seul comme il en avait l’habitude, car jamais, ainsi que nous l’avons dit, il ne revenait que le dernier.
Le soleil se couchait majestueusement comme un roi, n’éclairant déjà plus que les toits les plus élevés. Bientôt le fleuve et la ville furent entièrement plongés dans l’ombre ; mais quelque temps encore le sommet de la tour, qui n’avait cependant encore atteint que le tiers de sa hauteur, demeura éclairé, et l’artiste, noyé dans la lumière, songea orgueilleusement que, lorsque la tour aurait atteint toute sa hauteur, elle semblerait un phare allumé dans la nuit. Enfin le soleil abandonna lentement la montagne de pierre, et l’architecte songea qu’il était temps de descendre.
Mais lorsqu’il chercha l’échelle, ce fut vainement, l’échelle n’y était plus.
Cet évènement n’avait rien d’extraordinaire, car un des ouvriers, croyant que l’architecte était parti, pouvait avoir enlevé l’échelle ; cependant, dans les circonstances où l’architecte se trouvait, il en conçut quelque inquiétude ; d’abord, selon sa coutume, il avait déjeuné fort légèrement, et ayant été rappelé chez l’archevêque vers les deux heures, il avait complètement oublié de dîner. Il en résultait que la faim commençait à le gagner ; d’ailleurs on était au mois d’octobre et les nuits devenaient froides : il tenta donc tous les moyens de descendre ; mais, si adroit qu’il fût, il y avait impossibilité complète. Alors il essaya d’appeler, mais comme, avant de recourir à ce moyen, il avait usé plus d’une heure en tentatives inutiles, les rues étaient déjà désertes, et sa voix, sans qu’il s’en rendît compte lui-même, avait pris un tel caractère d’angoisse que le peu de passants attardés qui l’entendirent, au lieu de s’arrêter pour lui répondre, pressèrent leur marche, épouvantés qu’ils étaient de ces cris nocturnes et inconnus.
Force fut à l’architecte de se résigner ; mais il fallait pour cela une certaine résolution. Le sommet de la tour présentait une surface nue et n’offrait aucun abri. Pour comble de malheur, vers les onze heures, un orage terrible s’amassa au ciel. Il n’y avait pas moyen de dormir, aussi l’artiste se tenait-il assis, car il passait de temps en temps de telles rafales de vent que s’il eût été debout, comme il n’y avait point de parapet, il eût sans doute été emporté ; cependant l’orage croissait toujours.
À onze heures et demie, il s’arrêta sur Cologne, et l’on entendit gronder les premiers coups de tonnerre. De temps en temps un éclair, qui semblait ouvrir jusqu’aux dernières profondeurs du ciel, entrouvrait cette mer de nuages, et éclairait pour un instant la ville et le fleuve d’une lueur fantastique. Il semblait alors à l’architecte que la ville avait la forme d’un lion, le nuage celle d’un aigle, et le fleuve celle d’un serpent.
À minuit moins un quart, tout cet océan de vapeur poussé par le vent contre la cathédrale s’arrêta à son sommet, comme font parfois les nuages à la cime des montagnes. Alors l’architecte se trouva être au centre de la tempête. Le tonnerre grondait à son oreille, l’éclair serpentait autour de lui.
À minuit sonnant, il se fit un bruit étrange et inconnu ; une insupportable odeur de soufre se répandit ; et, comme le battant de l’horloge des Saints-Apôtres frappait le dernier coup, cet éclat de rire qui lui était si bien connu retentit derrière l’architecte. Il se retourna et se trouva en face de Satan.
Cette fois, c’était lui qui, à son tour, était en puissance de son ennemi.
L’architecte comprit qu’il était perdu, car il n’y avait pas à fuir. Cependant, comme Satan étendait la main vers lui, il fit un pas en arrière, ce qui lui donna le temps de prononcer un acte de contrition. Alors Satan vit que son âme allait lui échapper pour la seconde fois, il fit un bond vers lui, et, le touchant du doigt, le précipita du sommet de la tour.
Mais, si rapide qu’eût été ce mouvement, la prière avait eu le temps de monter jusqu’au trône de Dieu, et lorsque Satan s’élança après sa victime pour l’entraîner avec lui en enfer, il la trouva entre les bras de deux anges qui l’emportaient au ciel.
Satan demeura un instant stupéfait ; puis, s’élançant après les messagers célestes, il passa près d’eux, rapide comme un tourbillon, en jetant encore une fois à la pauvre âme ce mot qui avait tant tourmenté son corps : Inconnu ! inconnu !
En effet, la prédiction de Satan s’est accomplie ; la cathédrale interrompue resta dans l’état où elle était lorsque arriva cette nuit fatale, car, lorsqu’on voulut la continuer, on ne put retrouver le plan sur lequel elle avait été commencée, et, quelques recherches que depuis cette époque aient faites les savants, on n’a jamais découvert le nom de l’architecte.
La pauvre âme sait au ciel qu’elle est oubliée sur la terre, et c’est la punition de son orgueil.
Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.
Recueilli par Francis Lacassin dans
Contes et légendes des grands chemins,
Édition établie et préparée par
Francis Lacassin, Bartillat, 2000.