Ponce Pilate

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Savez-vous comment on appelle cette grande montagne rouge et décharnée, qui a trois sommets, en souvenir des trois croix du Calvaire ?

– On l’appelle le Pilate.

– Et d’où l’appelle-t-on comme cela ?

– Du mot latin, pileatus, qui veut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime, il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bien prouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin, lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions :

Quand Pilate aura mis son chapeau,

Le temps sera serein et beau.

– Vous n’y êtes pas, dit le batelier.

– Et d’où lui vient ce nom alors ?

– De ce qu’il sert de tombe à celui qui condamna le Christ.

– À Ponce Pilate ?

– Oui, oui.

– Allons donc ; le père Brottier dit qu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans le Tibre.

– Tout cela est vrai.

– Il y a donc trois Ponce Pilate, alors ?

– Non, non, il n’y en a qu’un seul, toujours le même ; seulement, il voyage.

– Diable ! cela me semble assez curieux : et peut-on savoir cette histoire ?

– Oh ! pardieu ! ce n’est pas un mystère, et le dernier paysan vous la racontera.

– La savez-vous ?

– On m’a bercé avec ; mais ces histoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous, qui sommes des imbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.

– La preuve que j’y crois, c’est qu’il y aura cinq francs de trinkgeldt si vous me la racontez.

– Vrai ?

– Les voilà.

– Qu’est-ce que vous en faites donc, des histoires, que vous les payez ce prix-là ?

– Que vous importe ?

– Ah ! au fait, ça ne me regarde pas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneur avait été appelé de Jérusalem à Rome par l’empereur Tibère.

– Non, je ne savais pas cela.

– Eh bien, je vous l’apprends. Donc, voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il se pendit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pour l’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite, le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans le Tibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers la mer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes et inonda Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclater sur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudre tomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereur Auguste, lequel eut une telle peur qu’il fit vœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome, vous le verrez, il y est encore. Mais, comme ce vœu n’arrêtait pas le carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que, tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, la désolation de l’abomination continuerait. Il n’y avait rien à dire. On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; mais pas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur qui faisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin on fut obligé d’offrir la vie à un condamné à mort, s’il réussissait dans l’entreprise. Le condamné accepta : on lui mit une corde autour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, mais inutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remontait pas, on tira la corde, alors il remonta à la surface de l’eau, tenant Ponce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dans son agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. On sépara les deux cadavres l’un de l’autre ; on enterra magnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporterait l’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans le Vésuve. Ce qui fut dit fut fait ; mais à peine le corps fut-il dans le cratère que toute la montagne mugit, que la terre trembla : les cendres jaillirent, des laves coulèrent ; Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéia détruite. Enfin comme on se douta que tous ces bouleversements venaient encore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense à celui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué se présenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, il prit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise, défendant que personne ne le suivit, afin de n’exposer que lui seul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ; mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et le soleil se leva magnifique ; et, comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, et l’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais de celui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’en entendit reparler.

« Alors, comme on n’osait plus jeter Pilate dans le Tibre, à cause des inondations, comme on ne pouvait le pousser dans le Vésuve à cause des tremblements de terre, on le mit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, et qu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât, puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui lui conviendrait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha donc vers l’occident ; mais, après huit ou dix jours, il changea, et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfin elle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône, remonta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, en Dauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcation chavira.

« Alors, les mêmes prodiges recommencèrent ; le Rhône s’émut, le fleuve se gonfla, et l’eau couvrit les terres basses ; la grêle coupa les moissons et les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur les habitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoi attribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples, firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins de France et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous les malheurs qui affligèrent la contrée. Enfin la désolation dura ainsi près de deux cents ans. Au bout de ce temps, on entendit dire que le Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était un homme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toute la science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetter son passage et de le consulter sur les désastres dont ils ignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passé à Vienne...

– Ah ! pardieu ! dis-je interrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine du pied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne...

– Ah ! voyez-vous ! dit mon homme tout radieux.

– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’on a fait une complainte avec une gravure représentant son vrai portrait, dans laquelle il y a ce couplet :

 

            En passant par la ville

            De Vienne en Dauphiné,

            Des bourgeois fort dociles

            Voulurent lui parler.

 

– Oui, dit le batelier, on les voit dans le fond, le chapeau à la main...

– Eh bien, nous avons passé une nuit et un jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Vienne pouvaient avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ils avaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie et la grêle...

– Justement.

– Ah bien, mon ami, je vous suis bien reconnaissant ; voilà un fameux point historique éclairci ; allez, allez, allez.

– Donc ils prièrent le Juif errant de les débarrasser de cette peste : le Juif errant y consentit, les bourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ; mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinq minutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’il causait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône, s’y jeta tout habillé, et reparut au bout d’un instant portant Ponce Pilate sur ses épaules ; les bourgeois le suivirent quelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme il marchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville, en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer, ils lui en feraient la rente viagère. Le Juif errant les remercia et continua son chemin, assez embarrassé de ce qu’il allait faire de son ancienne connaissance Ponce Pilate.

« Il fit ainsi le tour du monde, tout en pensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver une place convenable, car partout il pouvait renouveler les malheurs qu’il avait déjà causés ; enfin, en traversant la montagne que vous voyez, qui, à cette époque, s’appelait Fracmont [Mons fractus], il crut avoir trouvé son affaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un désert horrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui ne nourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et ses rivages sans arbres. Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel, que vous voyez, d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’on découvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de là jeta Ponce Pilate dans le lac.

« À peine y fut-il qu’on entendit à Lucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit que tous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous les loups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter de ce jour-là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de sa tête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés du ciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait, au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont et laissaient assez tranquille le reste du pays. De là vient le proverbe que vous disiez :

 

            Quand Pilate a mis un chapeau, etc., etc.

 

– Oui ! oui ! c’est clair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas, que j’aime beaucoup mieux cette histoire-ci que l’autre.

– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie, l’histoire !

– Mais je vous dis que je la crois !

– C’est que vous avez l’air...

– Non, je n’ai pas l’air...

– À la bonne heure, parce qu’alors ce serait inutile de continuer.

– Un instant, un instant ; je vous dis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vous écoute.

– Ça dura comme ça mille ans à peu près ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neuf coups ; mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieues de la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissait faire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysanne se hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’était autant de flambé ; Ponce Pilate leur mettait la main dessus, et bonsoir.

« Enfin, un jour, c’était au commencement de la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, un frère rose-croix, espagnol de nation, qui venait de visiter la Terre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler de Ponce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païen à la raison. Il demanda à l’avoyer de lui laisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition était agréable à tout le monde, on l’accepta avec reconnaissance. La veille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croix communia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du mois de mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pour la montagne, accompagné jusqu’à Steinbach, ce petit village, à notre droite, que nous venons de passer, par toute la ville ; quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’à Nergiswil ; mais là le chevalier fut abandonné de tout le monde, et continua sa route ayant son épée pour toute arme.

« À peine fut-il dans la montagne qu’il trouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il le sonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était trop profond pour être traversé à gué ; il chercha de tous côtés un passage et n’en put trouver ; enfin, se confiant à Dieu, il fit sa prière, résolu de le franchir quelque chose qui pût arriver, et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta les yeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique était jeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’était la main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. À peine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retourna pour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pont avait disparu.

« Une lieue plus avant, et comme il venait de s’engager dans une gorge étroite et rapide, qui conduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, il entendit un bruit effroyable au-dessus de sa tête ; au même moment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vit venir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre, remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuve de neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genou en terre et de dire : Mon Dieu ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! » mais à peine avait-il prononcé ces paroles que le flot immense se partagea devant lui, passant à ses côtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur une île, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.

« Enfin, comme il mettait le pied sur la plate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vint s’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre, et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dont il s’était fait une massue.

« La rencontre fut terrible : et, si vous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroit où les deux adversaires se joignirent. Tout un jour et toute une nuit ils combattirent et luttèrent ; et le rocher a conservé l’empreinte de leurs pieds. Enfin le champion de Dieu fut vainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate une capitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à rester six jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième, qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois fois le tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur un morceau de la vraie croix, Pilate fut forcé de l’exécuter de point en point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne, et ne retrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvres du démon, et qui avaient disparu avec sa puissance.

« Alors le conseil de Lucerne prit une décision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate le vendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, et le rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraient mourraient dans l’année. Pendant trois cents ans, cette coutume fut observée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sans permission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyer pour tous les jours de la semaine, excepté le vendredi ; et chaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduire personne pendant l’interdiction ; cette coutume dura jusqu’à la guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut et quand il veut au Pilate. Mais il y a eu plusieurs exemples que le bourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits. »

 

 

 

Alexandre DUMAS, Impressions de voyage, 1834.

 

 

Recueilli par Francis Lacassin dans

Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par

Francis Lacassin, Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

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