Roland, après Roncevaux
par
Alexandre DUMAS
Le pèlerinage du Rolandseck ou des ruines de Roland est une nécessité pour les âmes tendres qui habitent non seulement les deux rives du Rhin, depuis Schaffouse jusqu’à Rotterdam ; mais encore à cinquante lieues dans l’intérieur des terres. S’il faut en croire la tradition, ce fut là que Roland, remontant le Rhin pour répondre à l’appel de son oncle, prêt à partir pour combattre les Sarrasins d’Espagne, fut reçu par le vieux comte Raymond. Celui-ci, apprenant le nom de l’illustre paladin qu’il avait l’honneur de recevoir chez lui, voulut qu’il fût servi à table par sa fille, la belle Hildegonde. Peu importait à Roland par qui il serait servi, pourvu que le dîner fût copieux et que le vin fût bon. Il tendit donc son verre : alors une porte s’ouvrit, et une belle jeune fille entra, un hanap à la main, et s’avança vers le chevalier. Mais, à moitié chemin, les regards d’Hildegonde et de Roland se rencontrèrent, et, chose étrange ! tous deux commencèrent à trembler de telle façon que moitié du vin tomba sur les dalles, tant par la faute du convive que par celle de l’échanson.
Roland devait partir le lendemain ; mais le vieux comte Raymond insista pour qu’il passât huit jours au château. Roland sentait bien que son devoir était à Ingelheim ; mais Hildegonde leva sur lui ses beaux yeux, et il resta.
Au bout de ces huit jours, les deux amants ne s’étaient point parlé de leur amour, et cependant, le soir du huitième jour, Roland prit la main d’Hildegonde et la conduisit dans la chapelle. Arrivés devant l’autel, ils s’agenouillèrent tous deux d’un même mouvement. Roland dit : « Je n’aurai jamais d’autre femme qu’Hildegonde. » Hildegonde ajouta : « Mon Dieu ! recevez le serment que je fais d’être à vous si je ne suis à lui. »
Roland partit. Une année s’écoula. Roland fit des merveilles, et le bruit de ses prouesses retentit des Pyrénées aux bords du Rhin ; puis tout à coup on entendit vaguement parler d’une grande défaite, et le nom de Roncevaux fut prononcé.
Un soir, un chevalier vint demander l’hospitalité au château du comte Raymond ; il arrivait d’Espagne où il avait suivi l’empereur. Hildegonde se hasarda à prononcer le nom de Roland, et alors le chevalier raconta comment, dans la gorge de Roncevaux, entouré de Sarrasins, et se voyant seul contre cent, il avait sonné de son cor pour appeler l’empereur à son secours, et cela avec une telle force, que, quoiqu’il fût à plus d’une lieue et demie, l’empereur avait voulu retourner ; mais Ganelon l’en avait empêché, et le bruit du cor s’en était allé mourant, car c’était le dernier effort du héros. Alors il l’avait vu, pour que sa bonne épée Durandal ne tombât point entre les mains des infidèles, essayer de la briser sur les roches ; mais, habituée à fondre l’acier, Durandal avait fendu le granit, et il avait fallu que Roland enfonçât la lame dans une gerçure, et la brisât en appuyant dessus. Puis, couvert de blessures, il était tombé à côté des tronçons de son épée, en murmurant le nom d’une femme qui s’appelait Hildegonde.
La fille du comte Raymond ne versa pas une larme et ne jeta pas un cri ; seulement, elle se leva pâle comme une morte, et, s’approchant du comte :
– Mon père, lui dit-elle, vous savez ce que Roland m’avait promis, et ce que, de mon côté, j’avais promis à Roland. Demain, avec votre permission, j’entrerai au couvent de Nonenwerth.
Le père regarda la fille en secouant tristement la tête, car il se disait en lui-même : Roland était-il donc tout ? et moi, n’étais-je donc rien ? Puis, se rappelant qu’il était chrétien avant d’être père :
– La volonté de Dieu soit faite en toute chose ! répondit-il.
Et le lendemain Hildegonde entra dans le couvent. Puis, comme elle avait hâte de prendre le voile, car il lui semblait que plus elle serait séparée de la terre, plus elle serait rapprochée de Roland, elle obtint de l’évêque diocésain, qui était son oncle, que le temps des épreuves fût réduit à trois mois pour elle ; et, au bout de ces trois mois, elle prononça ses vœux.
Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’un chevalier demande l’hospitalité au château du comte Raymond. Le comte descend au-devant de lui ; le chevalier s’arrête et le regarde avec étonnement car, depuis trois mois qu’il était séparé de sa fille, le comte avait vieilli de plus de dix ans. Alors le chevalier lève la visière de son casque.
– Mon père, dit-il, j’ai tenu ma parole. Hildegonde m’a-t-elle gardé la sienne ?
Le vieillard jeta un cri de douleur. Ce chevalier, c’était Roland. Les blessures qu’il avait reçues étaient profondes ; mais elles n’étaient point mortelles. Après une longue convalescence, il s’était mis en route pour venir rejoindre sa fiancée.
Le vieillard s’appuya sur l’épaule de Roland ; puis, rappelant son courage, il le conduisit, sans répondre une seule parole, à la chapelle, et là, lui faisant signe de s’agenouiller et s’agenouillant près de lui :
– Prions, lui dit-il.
– Elle est morte ? murmura Roland.
– Elle est morte pour toi et pour le monde ! N’avait-elle pas promis de n’être qu’à toi ou à Dieu ? Elle a tenu son serment.
Le lendemain matin, Roland sortit à pied, laissant son cheval et ses armes au château du vieux comte ; il s’enfonça dans la montagne, et vers le soir il arriva au sommet d’un des pics qui dominent le fleuve ; il vit à ses pieds, à l’extrémité de son île verdoyante, le couvent de Nonenwerth. En ce moment, les nonnes chantaient le salut, et au milieu de toutes ces saintes voix qui montaient au ciel, il y eut une voix qui vint droit à son cœur.
Roland passa la nuit étendu sur le rocher ; le lendemain, au point du jour, les nonnes chantèrent matines, et il entendit de nouveau cette voix qui faisait vibrer toutes les fibres de son âme. Alors il résolut de se bâtir un ermitage au sommet de cette montagne, afin de ne point s’éloigner du moins de celle qu’il aimait. Il se mit à l’œuvre.
Vers les onze heures, les nonnes sortirent et se répandirent dans leur île ; mais une d’elles s’éloigna de ses compagnes et vint s’asseoir sous un saule au bord de l’eau. Elle était voilée ; elle portait le même costume que les autres religieuses, et cependant Roland n’avait point douté un instant que ce ne fût Hildegonde.
Pendant deux ans, soir et matin, Roland entendit au milieu des voix religieuses cette voix qui lui était si chère ; pendant deux ans, tous les jours, à la même heure, la même religieuse solitaire vint s’asseoir à la même place, quoique chaque jour elle y vînt plus lentement. Enfin, un soir, la voix manqua. Le lendemain au matin la voix manqua encore. Onze heures vinrent, et Roland attendit inutilement. Les religieuses se répandirent, comme de coutume, dans le jardin, mais aucune d’elles ne vint s’asseoir sous le saule au bord de l’eau. Vers les quatre heures, quatre religieuses creusèrent, en se relayant, une fosse au pied du saule ; quand la fosse fut creusée, Roland entendit de nouveau les chants auxquels la plus douce et la plus belle voix manquait toujours, et la communauté tout entière sortit, escortant le cercueil dans lequel était couchée une vierge au front couronné de fleurs et au visage pâle et découvert.
C’était la première fois depuis deux ans qu’Hildegonde levait son voile.
Trois jours après, un pâtre qui avait perdu sa chèvre grimpa jusqu’au sommet de la montagne, et trouva Roland assis, le dos appuyé contre la muraille de son ermitage, et la tête inclinée sur la poitrine. Il était mort.
Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.
Recueilli par Francis Lacassin dans
Contes et légendes des grands chemins,
Édition établie et préparée par
Francis Lacassin, Bartillat, 2000.