La sirène du Rhin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fée Lore était une belle jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, si belle que les bateliers qui descendaient le Rhin oubliaient, pour la regarder, le soin de leurs bateaux, de sorte qu’ils allaient se briser contre les rochers, et qu’il n’y avait pas de jour où l’on n’eût à déplorer quelque nouveau malheur.

L’évêque qui habitait la ville de Lorch entendit parler de ces accidents, si souvent réitérés, qu’ils semblaient l’effet d’une fatale influence, et les filles, les femmes et les mères de ceux qu’elle avait fait périr étant venues, avec des habits de deuil, accuser la belle Lore de magie, il l’assigna à comparaître devant lui.

La belle Lore promit de venir, mais, au jour qu’elle devait venir, elle l’oublia, de sorte que l’évêque envoya deux hommes pour la prendre, et ces hommes la trouvèrent, selon son habitude, assise sur son rocher : elle chantait une vieille ballade comme en chantent les nourrices aux enfants qu’elles bercent, et, sans faire aucune résistance, elle se leva et les suivit.

Bientôt elle parut devant l’évêque, et l’évêque voulut l’interroger sévèrement ; mais à peine l’eut-il vue que, subissant le charme universel, il fixa ses yeux sur les siens ; puis, avec un accent qui trahissait la pitié qu’il éprouvait pour la jeune fille :

– Est-il vrai, belle Lore, lui dit-il, que vous soyez une magicienne ?

– Hélas ! hélas ! monseigneur, répondit la pauvre enfant, si j’étais une magicienne, j’aurais eu des charmes pour retenir mon amant, et mon amant ne serait point parti ; et je ne passerais pas mes jours et mes nuits à l’attendre au sommet d’un rocher, en chantant la ballade qu’il aimait.

Et en disant ces mots, la belle Lore se mit à chanter la ballade devant l’évêque, si bien que l’évêque vit qu’elle était folle.

Alors, au lieu de songer à la punir, il commença à la plaindre, et craignant en la voyant ainsi hors de sens, qu’après avoir perdu son corps elle ne perdît son âme, il ordonna qu’elle fût conduite au monastère de Marienberg, et la recommanda par une bulle à la supérieure qui était sa parente.

La belle Lore partit, montée sur la plus douce haquenée que l’on pût trouver, car l’évêque craignait qu’il ne lui arrivât malheur en route, et lui-même la suivit des yeux au milieu de l’escorte qui l’accompagnait, jusqu’à ce que l’escorte et elle eussent disparu derrière le château de Nottingen ; et tout alla bien ainsi jusqu’à ce que l’on fût en vue des rochers où elle avait l’habitude de se tenir pour attendre son amant.

Mais lorsque l’on fut en vue de ces rochers, elle demanda à monter à leur sommet pour jeter un dernier coup d’œil sur le Rhin, et pour voir si celui qu’elle attendait depuis si longtemps ne revenait pas ; et comme l’évêque avait commandé qu’on ne la contrariât en rien, ses gardes l’aidèrent à descendre de cheval, et deux d’entre eux la suivirent à quelques pas, afin de la rattraper si elle cherchait à fuir.

Mais à peine eut-elle posé le pied à terre qu’elle se mit à courir si légèrement, qu’elle semblait comme une hirondelle raser la terre, et qu’elle sautait de rocher en rocher avec tant de facilité, quelle que fût leur hauteur et leur escarpement, qu’on eût dit une ombre plutôt qu’une créature humaine appartenant encore à la terre des vivants.

Et ainsi, elle arriva au sommet de la montagne, à l’endroit même où elle surplombait le fleuve ; et s’avançant sur la dernière extrémité, elle ramassa la harpe qu’elle y avait laissée la veille, et de cette voix triste qui ôtait la raison à ceux qui l’écoutaient, elle se mit à chanter sa ballade accoutumée. Mais cette fois, quand la ballade fut finie, elle prit sa harpe contre sa poitrine, et les yeux au ciel, les cheveux au vent, elle se laissa lentement choir, non pas comme un corps qui tombe, mais comme une colombe qui s’envole. Au même instant, l’escorte qui l’accompagnait jeta un grand cri ; la belle Lore avait disparu dans les flots.

L’escorte revint près de l’évêque et lui raconta ce qui s’était passé ; alors l’évêque, tout en secouant sa tête mitrée, ordonna que des messes fussent dites pour le repos de l’âme de la pauvre folle ; mais il avait lui-même peu d’espérance, car il savait que le crime que Dieu a le plus de peine à pardonner est le suicide.

En effet, quelques jours après, il apprit qu’on avait de nouveau vu la belle Lore sur son rocher, et qu’à sa douce vue et à son doux chant des bateliers s’étaient perdus ; or, comme il savait à n’en point douter qu’elle s’était précipitée dans le fleuve, il pensa que pour cette fois il y avait réellement là-dessous quelque enchantement, et fit venir un mathématicien très savant en affaire de magie.

Le savant consulta les astres, et dit à l’évêque qu’effectivement la belle Lore était morte, mais que, comme elle était morte en péché mortel, elle était condamnée à revenir au même lieu où elle se tenait de son vivant, et qu’elle reviendrait ainsi jusqu’à ce qu’elle rencontrât un jeune chevalier qui lui fît oublier son premier amour.

L’évêque était trop pieux pour s’opposer en quelque chose que ce fût aux arrêts du ciel ; seulement il fit annoncer en tout lieu qu’on eût à se défier de la fée Lore, attendu qu’en punition de ses péchés la pauvre folle était devenue une méchante enchanteresse ; et l’on n’eut point de peine à le croire, car les chants si doux qu’elle faisait entendre autrefois étaient devenus railleurs, et si quelque batelier échouait au pied de son rocher, elle répondait à son cri de mort par un grand éclat de rire, comme répondent la nuit les chats-huants aux cris des voyageurs perdus dans les forêts.

Et cela dura pendant plus d’un siècle ; l’évêque mourut. La génération qui avait vu la pauvre Lore vivante disparut en racontant son histoire à la génération qui devait la suivre, et quatre autres générations passèrent ainsi en se racontant les unes aux autres comment était venue là cette méchante fée que l’on voyait ainsi comme un spectre sur son rocher, et dont on entendait les éclats de rire chaque fois que quelque barque égarée chavirait dans les ténèbres.

Cent ans et plus s’étaient écoulés ; l’empereur Maximilien régnait en Allemagne, et Roderic-Lenzoli Borgia, de terrible mémoire, était pape à Rome, lorsqu’un soir un jeune chasseur, perdu dans la vallée de Ligrenkofp, parut tout à coup à la sortie de cette vallée et se trouva en face du Rhin.

C’était par une de ces chaudes soirées d’été, où toute eau fraîche et limpide vous attire ; aussi, fatigué de sa course, le jeune chasseur descendit aussitôt de cheval pour se baigner. Mais avant de descendre dans le fleuve, voulant indiquer à sa suite où il était, il sonna du cor ; aussitôt l’air qu’il venait de faire entendre fut répété si distinctement qu’il crut que quelque piqueur lui répondait ; il recommença aussitôt une autre fanfare, qui fut reproduite si parfaitement encore, qu’il commença à douter ; enfin, à une troisième épreuve, il secoua la tête en disant : « C’est l’écho ! » et ayant posé son cor à terre, il se déshabilla et se jeta dans le fleuve.

Walter, c’était ainsi que se nommait le jeune nageur, était fils d’un comte palatin ; il avait dix-huit ans à peine, et c’était déjà non seulement le plus beau, mais encore le plus brave et le plus adroit des jeunes seigneurs qui, de Mayence à Nimègue, habitaient les bords du Rhin.

Aussi, à la vue de ce bel enfant, dont elle avait commencé par se moquer, en lui renvoyant le son de son cor, et qui venait pour ainsi dire se livrer à elle, la fée Lore éprouva-t-elle tout à coup un sentiment que depuis longtemps elle croyait mort dans son cœur ; mais, s’abusant elle-même, elle attribua son trouble à la pitié. La fée Lore se trompait : c’était de l’amour.

De son côté, le jeune homme l’avait aperçue assise sur son rocher, et s’était mis à nager vers elle ; la fée Lore le voyait s’approcher avec joie, et elle se mit à chanter cette vieille ballade que tout autour d’elle avait oublié, excepté elle ; et à cette voix, Walter redoubla d’efforts pour aborder au pied du rocher. Mais tout à coup la fée songea qu’entre le beau nageur et elle était l’abîme où tant de malheureux s’étaient engloutis ; aussitôt, elle interrompit son chant et disparut, si bien que tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Alors Walter vit qu’il avait été le jouet d’une illusion, et comme il se sentait entraîné malgré lui, il se souvint du gouffre ; heureusement il était temps encore, et le jeune homme, grâce à sa vigueur et à son adresse, parvint à regagner le rivage ; à peine y était-il qu’il vit venir son vieil écuyer Blum. Blum avait entendu le triple appel du cor, et était accouru.

Walter et le vieil écuyer rejoignirent bientôt leur suite ; puis, tous les chasseurs ensemble reprirent le chemin du château. Chacun revenait en parlant joyeusement des exploits de la journée ; Walter, seul, marchait pensif et la tête inclinée sur sa poitrine ; il pensait à cette apparition gracieuse qui n’avait duré qu’un instant, mais qui lui avait laissé une impression si profonde.

Et le lendemain et les jours suivants, les pêcheurs eurent beau regarder sur le Lei, ils ne virent point la fée. En échange, à partir de ce moment, tout ce qu’entreprenait Walter lui réussissait ; on eût dit qu’un génie veillait près de lui, qui lui aplanissait toutes les difficultés.

En effet, le ciel était-il couvert de nuages, et la plus affreuse tempête menaçait-elle, il suffisait que Walter sortît pour que le ciel s’éclairât à l’instant même. Parlait-on dans les environs d’un cheval fougueux, Walter, selon ses habitudes, se le faisait amener, et à peine était-il en selle que le cheval devenait doux comme un mouton. Était-il altéré, une source fraîche et limpide s’offrait à sa vue ; était-il las, un lit de fleurs...

De sorte que sur les bords du Rhin on ne parlait plus que de son adresse et de son bonheur ; sa flèche atteignait le but partout où elle était lancée, que ce fût l’aigle planant au plus haut des airs ou le daim fuyant au plus épais de la forêt ; ses faucons étaient les plus audacieux, ses chiens les plus fidèles.

Or, un jour que sa meute poursuivait un chevreuil, et que, pour la suivre dans les chemins escarpés où elle s’était engagée, il avait quitté son cheval, le jeune chasseur s’égara, et quoiqu’il se trouvât dans une partie de la contrée qui lui fût bien connue, il ne put retrouver son chemin ; car il lui semblait que, par une magie dont il ne pouvait se rendre compte, les objets avaient changé de forme.

Mais comme poussé par une puissance invisible, Walter avançait toujours. Bientôt, les sons d’une harpe parvinrent jusqu’à lui, et pensant qu’il devait être dans le voisinage de quelque château, il marcha vers l’endroit d’où lui semblait venir le son. Mais le son reculait à mesure qu’il avançait, demeurant toujours assez près pour qu’il ne cessât point de l’entendre, trop loin pour qu’il vît l’instrument qui le rendait.

Il marcha ainsi depuis l’heure où l’ombre était descendue jusqu’à l’heure de minuit. À minuit, il se trouva presque au sommet d’une haute montagne qui dominait le Rhin, à droite et à gauche le fleuve fuyait dans la vallée, comme un large ruban argenté. Walter gravit un dernier mamelon, et sur la pointe la plus élevée du rocher, il vit une femme assise.

Cette femme tenait à la main la harpe dont les sons l’avaient guidé ; une douce lumière, pareille à celle de l’aube, l’enveloppait comme si elle n’eut pu respirer que dans une atmosphère différente de la nôtre, et elle souriait avec un si merveilleux sourire que ce sourire renfermait depuis le premier aveu de l’amour jusqu’aux dernières promesses de la volupté.

Walter reconnut à l’instant même l’être mystérieux qu’il avait déjà entrevu pendant la nuit où il se baignait dans le Rhin ; son premier mouvement fut d’aller à lui, mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’arrêta en songeant à tout ce qu’on lui avait raconté de la Lore-Lei ; puis, comme c’était un cœur religieux, il fit dévotement le signe de la croix ; à l’instant même la lumière s’éteignit, et celle qui la répandait jeta un cri et disparut comme une ombre.

Mais, disparue aux yeux de Walter, elle fut depuis ce moment présente à son esprit : sans cesse il entendait retentir à ses oreilles la musique mélodieuse qui l’avait guidé jusqu’au haut du rocher, et à peine fermait-il les yeux qu’il revoyait resplendissante de sa lumière étrange cette belle fée qui l’avait accueilli avec un si gracieux sourire.

Et Walter tomba dans une profonde mélancolie car, en face de cette image sans cesse présente à sa pensée, aucune femme ne lui paraissait belle ; et comme il sentait instinctivement qu’il aspirait à quelque chose qui n’était point de la terre, chaque fois qu’on lui demandait la cause de la tristesse, il secouait la tête, soupirait, et montrait du doigt le ciel.

Enfin, un jour, le père de Walter lui annonça qu’il eut à se préparer à partir pour Worms, où l’empereur Maximilien tenait sa cour : il était question de faire la guerre au roi de France, et l’empereur appelait à son aide ses plus braves chevaliers. Les yeux de Walter brillèrent un instant de joie à l’idée de la gloire qu’il pouvait acquérir en cette guerre, et il répondit à son père qu’il était prêt à partir.

Cependant, dès le lendemain, il retomba dans sa mélancolie habituelle. Sans cesse il semblait écouter des bruits que nul n’entendait, sans cesse ses yeux semblaient suivre une image qui échappait à tous les yeux, et le vieil écuyer, voyant cette préoccupation éternelle, pressait tant qu’il pouvait les préparatifs du départ, espérant tout d’un changement de lieux.

Mais, la veille de ce jour tant attendu par le pauvre Blum, Walter le fit appeler. L’écuyer se hâta de se rendre aux ordres de son jeune maître, et le trouva plus sombre et plus accablé que jamais ; cependant, il tendit comme d’habitude la main au vieil écuyer, lui dit qu’avant de quitter la contrée il avait résolu de faire une dernière pêche sur le Rhin, et lui demanda s’il voulait l’accompagner.

Blum, qui avait bien souvent partagé ce plaisir avec son jeune maître, ne vit dans cette demande rien que de très simple ; il ordonna de porter les filets dans la barque, et Walter ordonna que la barque les attendît en face du petit village d’Urbar.

C’était par une de ces belles soirées de printemps où toute la nature, se réveillant de son sommeil, est harmonieuse comme si chaque chose de la création, de cette voix que Dieu a donnée aux éléments comme aux hommes, chantait son hymne au Seigneur : le vent avait des mélodies étranges ; le soir des parfums inconnus ; le fleuve réfléchissait le ciel comme un miroir, et les étoiles filantes, traversant l’azur, semblaient, au milieu du calme universel, pleuvoir silencieusement sur la terre.

Le vieux Blum jeta les filets ; mais Walter, au lieu de s’occuper de la pêche, regardait le ciel, de sorte que la barque en dérive suivait le courant de l’eau. Tout à coup une mélodie bien connue parvint jusqu’aux oreilles du jeune comte ; il baissa les yeux, et, de sa place accoutumée, il vit, sa harpe à la main, la fée Lore assise sur son rocher.

C’était la troisième fois qu’elle lui apparaissait ainsi, et cette fois, comme il l’était venu chercher, il ne songea point à s’éloigner d’elle ; mais au contraire, il prit les avirons et se mit à ramer de son côté. À ce mouvement inattendu et qui dérangeait ses filets, Blum leva les yeux et vit que la barque se dirigeait droit vers le gouffre.

Alors il voulut arracher les rames des mains de Walter ; mais il était trop tard, et quoiqu’il les lui eût cédées sans résistance, le courant était si rapide, que, malgré tous les efforts du vieil écuyer, il emportait la barque vers l’abîme. Déjà on entendait les mugissements du gouffre qui appelait sa proie, Blum lâcha les avirons et se tourna vers Walter, espérant qu’en se jetant à l’eau avec lui ils pourraient encore tous deux gagner le rivage ; mais Walter avait les bras tendus vers l’apparition magique qui, de son côté, semblait glisser aux flancs de la montagne et se rapprocher de lui. Blum le conjura de ne point se jeter ainsi au-devant de sa perte ; mais Walter était sourd et immobile. Le vieil écuyer voulut le prendre à bras-le-corps et se précipiter avec lui dans le fleuve, mais Walter le repoussa. Alors, le fidèle serviteur, voyant qu’il ne pouvait le sauver, résolut de mourir avec lui, et comme Walter ne songeait point à prier, il se mit à genoux au fond de la barque, et pria pour eux deux.

Et la barque s’avançait toujours vers le gouffre, et les mugissements de l’abîme devenaient de plus en plus forts ; on voyait dans la nuit sortir du fleuve la tête noire des rochers, contre lesquels se brisait l’écume, et chacun d’eux semblait au pauvre Blum un monstre informe monté à la surface de l’eau pour le dévorer.

De son côté, la fée Lore, enveloppée de cette douce lumière qu’elle semblait répandre, comme une statue d’albâtre au milieu de laquelle brûlerait une flamme, s’approchait avec son doux sourire, et tendant les bras vers le jeune homme, comme le jeune homme les tendait vers elle : déjà elle était descendue du rocher, et légère comme une vapeur, semblait glisser sur l’eau ; enfin Blum sentit la barque trembler et frémir, comme un être animé qui s’approche de sa destruction. Il leva les yeux, il vit qu’ils étaient au milieu des rochers, à quelques pas du gouffre. Walter et la fée Lore allaient se rejoindre ; tout à coup il sentit que la barque, attirée comme par la main d’un géant, s’abîmait dans les profondeurs du fleuve ; il n’eut que le temps de faire le signe de la croix et de recommander son âme à Dieu ; car sa tête ayant porté contre un rocher, il sentit qu’il s’évanouissait, et crut qu’il allait mourir. Lorsqu’il revint à lui, il faisait grand jour, et il était couché sur le sable au pied du rocher.

Le pauvre écuyer chercha et appela Walter ; l’écho moqueur du Lei lui répondit seul ; alors il résolut de reprendre la route du château ; mais aux trois quarts du chemin, il rencontra le comte lui-même qui, inquiet de l’absence de son fils, s’était mis à sa recherche. Blum se jeta à ses pieds et se voila la tête avec son manteau en signe de deuil.

Enfin, il lui fallut s’expliquer, et il raconta tout au comte, comment deux fois son jeune maître avait échappé à la fée Lore ; mais comment, à la troisième fois, il l’était venu chercher lui-même. Le comte resta un instant immobile et comme écrasé par la douleur ; mais pas une larme ne tomba de ses yeux, pas un soupir ne sortit de sa bouche. Enfin, après un instant de silence :

– Celui, s’écria-t-il, qui me livrera cette infernale fée, recevra une récompense royale.

– Oh ! s’il en est ainsi, monseigneur, s’écria Blum, permettez que ce soit moi qui tente l’entreprise ; car, par l’âme de mon jeune maître ! j’y réussirai ou j’y perdrai la vie.

Le comte fit signe de la tête qu’il accueillait la demande du vieil écuyer, et reprit le chemin du château, où il s’enferma en rentrant ; et personne ne le vit plus de la journée, aucun serviteur ne fut appelé auprès de lui ; seulement, à travers la porte de l’oratoire, on l’entendait pleurer à sanglots.

Le soir venu, Blum choisit parmi les hommes d’armes du comte ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter pour monter avec lui sur le rocher, tandis qu’il ferait envelopper sa base par les moins braves, afin que si la fée Lore cherchait à s’échapper, elle fût prise entre eux et le fleuve. Puis, ces dispositions arrêtées, il monta hardiment au sommet.

La nuit était sombre et pareille à cette autre nuit où Walter avait fait la même ascension : Blum arriva à ce premier sommet où s’était arrêté le jeune comte ; puis, ayant de nouveau encouragé les soldats, il gravit la dernière cime. Arrivé au sommet de celle-ci, il aperçut la fée Lore, assise sur son rocher et les yeux tendrement fixés sur le fleuve.

À cette vue, si peu faite qu’elle fût pour effrayer, les hommes d’armes, saisis de terreur, refusèrent d’aller plus loin ; mais le vieil écuyer, au lieu de partager leur épouvante, sentit redoubler sa colère contre l’enchanteresse qui lui avait enlevé son jeune maître ; et voyant que quelque instance qu’il fît aux soldats pour l’aider à prendre la fée, ils n’osaient faire un pas de plus, il s’avança seul vers elle en criant :

– Ô magicienne maudite ! tu vas enfin payer tout le mal que tu as fait.

À cette voix et à cette menace, la fée leva doucement la tête, et le regardant avec son doux sourire :

– Que veux-tu, vieillard, lui dit-elle, et qu’espères-tu me faire, à moi qui ne suis qu’une ombre ?

– Ce que je veux, répondit Blum, je veux que tu me rendes le cadavre de mon jeune maître que tu as précipité au fond du Rhin. Ce que j’espère, j’espère venger sur toi sa mort et celle de tant d’autres qui ont péri avant lui dans le gouffre où il a disparu.

– Le jeune comte n’appartient plus à la terre, murmura la fée de sa voix mélodieuse ; le jeune comte est mon époux. Il est le roi du fleuve comme j’en suis la reine ; il a une couronne de corail ; il a un lit de sable mêlé de perles ; il a un beau palais d’azur avec des piliers de cristal ; il est plus heureux qu’il n’aurait jamais été sur la terre ; il est plus riche que s’il eût hérité de l’héritage paternel, car il a toutes les richesses que le Rhin a englouties depuis le jour de la création jusqu’à ce jour. Retourne donc vers son père, et dis-lui de ne pas pleurer !

– Tu mens, méchante fée, répondit Blum, et tu voudrais échapper à ma vengeance ; mais tu ne me tromperas pas ainsi ; tu es en mon pouvoir, et ton heure est arrivée, à moins que je ne voie mon jeune maître lui-même, et que lui-même ne me confirme, soit de la voix, soit du geste, ce que tu m’as dit. Ainsi donc, apprête-toi à me suivre.

Et il tira son épée et fit un pas pour s’approcher de la fée ; mais d’une voix puissante, et en étendant le bras vers lui :

– Attends ! dit l’enchanteresse.

Et elle détacha son collier de son cou, et en prit deux perles qu’elle jeta dans le fleuve. Au même instant le fleuve bouillonna, et deux vagues énormes, ayant cette forme indécise et fantastique que l’on prête aux chevaux marins, montèrent le long des rochers jusqu’au sommet de la montagne, et sur l’une de ces deux vagues était un bel adolescent au visage pâle et aux longs cheveux pendants que le vieux Blum crut reconnaître pour le jeune comte, si bien qu’il resta immobile de stupeur.

Pendant ce temps, les deux vagues montaient toujours jusqu’à ce qu’elles vinssent mouiller les pieds nus de la fée ; alors la belle Lore s’assit sur celle qui était vide, et, enlaçant ses bras à ceux du jeune homme, elle lui donna un baiser. Puis les vagues commencèrent à redescendre, et, voyant que la fée lui échappait, Blum voulut la poursuivre. Alors le jeune homme le regarda en souriant.

– Blum, lui dit-il, va dire à mon père qu’il ne pleure pas, et que je suis heureux.

À ces mots, il rendit à son épouse le baiser qu’elle lui avait donné, et tous les deux disparurent dans le fleuve.

Depuis ce jour, nul ne revit la Lore-Lei, et les bateliers n’eurent plus à craindre son chant de sirène. Tout ce qui reste d’elle est un écho moqueur qui répète quatre ou cinq fois le son du cor, ou la Tyrolienne nationale que le pilote ne manque pas de chanter en passant devant le rocher de la Lore-Lei.

Les extrêmes se touchent. Après la pauvre Lore-Lei victime de son amour, viennent les sept vierges victimes de leurs rigueurs ; ces sept vierges sont autant de sœurs qui s’amusaient à faire mourir les beaux jeunes gens d’amour. Saint Nicolas, sans doute l’antique protecteur des garçons, les changea en autant de roches qui sortent de l’eau, et qu’on ne manque pas de montrer en passant aux jeunes filles, pour les guérir de la même maladie, si par hasard elles en étaient atteintes.

 

 

 

Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.

 

Recueilli par Francis Lacassin

dans Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par Francis Lacassin,

Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

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