Un spirite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si vous n’avez pas vu Home, vous avez tout au moins entendu parler de lui. Pour ceux qui ne l’ont pas vu, je vais essayer de faire son portrait physique ; à Dieu seul, qui crée les êtres exceptionnels et qui sait pourquoi il les crée, est permis de faire leur portrait moral.

Home est un jeune homme ou plutôt un enfant de vingt-trois à vingt-quatre ans, de taille moyenne, mince de corps, faible et nerveux comme une femme. Il m’est arrivé de le voir se trouver mal deux fois dans la même soirée parce que je magnétisais devant lui.

Si j’avais voulu le magnétiser, je l’eusse endormi d’un regard.

Son teint est blanc, légèrement nuancé de rose avec quelques taches de rousseur. Il a les cheveux de cette belle teinte chaude qui n’est déjà plus le blond et n’est pas encore le roux, les yeux bleu clair, les sourcils peu accusés, le nez petit et retroussé ; sa moustache, de la même teinte que ses cheveux, cache une bouche sympathique dont les lèvres un peu pâles et un peu minces couvrent de belles dents.

Ses mains, blanches, féminines, très soignées, sont chargées de bagues. Sa mise est élégante, et, quoique ayant adopté notre costume, il porte presque toujours le bonnet écossais, avec une agrafe d’argent représentant un bras armé d’une épée courte et entourée de cette devise : Vincere aut morire. Maintenant, comment Home est-il allé à Naples avec le comte [Branicki] ? Comment est-il revenu de Naples à Florence et de Florence à Paris avec le comte ? Comment se trouve-t-il à l’hôtel des Trois Empereurs, place du Louvre, avec le comte ? C’est ce que vous apprendrez au courant de ce récit.

Home – Daniel-Douglas Home – est né à Currer près d’Édimbourg, le 20 mars 1833.

Sa mère, comme certaine famille écossaise dont nous parle Walter Scott, avait le don de seconde vue.

Pendant sa grossesse, elle eut une vision qui lui montra le fils dont elle était enceinte assis à table avec un empereur, une impératrice, un roi et une grande-duchesse.

Vingt-trois ans après, la vision devenait réalité au palais de Fontainebleau. La famille était pauvre et vivait d’un débris de fortune, des restes d’une manufacture ; – mais l’amour maternel suppléait à tout.

L’enfant était maladif ; nul ne croyait qu’il pût vivre ; la mère seule, avec un sourire auquel il n’y avait pas à se tromper, assurait qu’il vivrait.

Il n’y avait ni nourrice ni berceuse dans la pauvre maison ; mais, toujours tranquille sur le bien-être comme sur la santé de son fils, la mère assurait que son lit se berçait tout seul, et qu’elle avait vu, la nuit, deux anges retourner son oreiller.

À l’âge de trois ans, ce don de double vue que possédait la mère se révéla chez le fils : il vit mourant une petite cousine, éloignée de trente lieues, et nomma les personnes qui entouraient son lit.

– Tu ne nommes pas son père ? lui demanda-t-on.

– Je ne le nomme pas, parce que je ne le vois pas, répondit-il.

– Cherche bien, et peut-être le trouveras-tu ?

L’enfant chercha un instant.

– Il est sur la mer, dit-il, et n’arrivera que quand Marie sera froide.

En effet la petite cousine mourut, et le père n’arriva que lorsque sa fille fut morte.

Depuis l’âge de douze mois, Daniel avait été emporté de son village natal, et il habitait, avec sa tante et son oncle, à Portobello, petit port de mer près d’Édimbourg.

À sept ans, il partit pour Glasgow.

Quand nous disons il partit, on comprend facilement que c’est une façon de parler. Le libre-arbitre de l’enfant n’était pour rien dans ces locomotions.

Il habita Glasgow jusqu’à l’âge de dix ans.

C’était un enfant rêveur et aimant la solitude. Jusqu’à dix ans, il n’avait jamais paru désirer la société des autres enfants, n’avait point de camarade, ne recherchait pas les jeux de son âge.

D’Écosse, il passa en Amérique ; de Glasgow, dans les basses terres à Norwich, dans le Connecticut.

Là, il trouva un enfant plus âgé que lui de deux années, et qui se nommait Edwin. Une liaison étroite se forma entre eux.

Cette liaison avait un singulier caractère.

Les deux enfants sortaient ensemble et s’acheminaient, silencieux, vers le bois : arrivés dans le bois, ils se séparaient pour lire, et se rejoignaient pour se communiquer leurs idées et faire une espèce de résumé du livre qu’ils avaient lu.

Un jour, Edwin revint à Daniel, pâle et agité.

– Ah ! lui dit-il, je viens de lire quelque chose d’étrange.

C’était l’histoire de deux amis, liés comme eux d’une tendresse profonde et qui s’étaient promis par serment, et en écrivant ce serment avec leur sang, que le premier des deux qui mourrait viendrait dire adieu à l’autre. L’un des deux était mort, et avait tenu sa promesse.

– Veux-tu que nous fassions ce qu’ils ont fait, et que nous courions la même chance qu’eux ? demanda Edwin.

– Je le veux bien, répondit Daniel.

Les deux enfants entrèrent dans une église et se firent le serment que le premier des deux qui mourrait apparaîtrait à l’autre.

Puis, pour suivre en tout l’exemple de leurs prédécesseurs, ils se piquèrent la veine avec une aiguille, se tirèrent chacun quelques gouttes de sang qu’ils mêlèrent, et, avec ce sang mêlé, écrivirent la promesse d’outre-tombe.

Des nécessités de famille séparèrent les deux amis. Home et sa tante allèrent demeurer à Troy, dans l’État de Newport, à trois cents milles de Norwich.

Edwin resta à Norwich. Une année s’écoula.

Un soir, Home rentra tard, et ne trouva en rentrant ni feu ni lumière ; craignant d’être grondé par sa tante, il se glissa sans bruit jusqu’à sa chambre, et se blottit entre ses draps.

À peine y était-il que, croyant entendre dans l’appartement un bruit dont il ne se rendait pas compte, il rouvrit ses yeux déjà fermés.

Une grande lumière, qui était sans doute celle de la lune, pénétrait dans sa chambre comme un rayon diagonal.

Il n’y avait rien d’étonnant à cela ; aussi le jeune homme ne s’en étonna-t-il pas ; mais ce qui lui parut bizarre, c’est qu’au pied de son lit flottât comme une vapeur qui allait se condensant de plus en plus.

Peu à peu, de cette vapeur qui touchait au plancher et qui s’élevait à la hauteur de quatre ou cinq pieds, se dégagea une forme humaine qui prit l’apparence d’un buste sur son piédestal.

Cette forme humaine avait la ressemblance d’Edwin ; seulement, le jeune homme était singulièrement pâle : il semblait un marbre vivant.

Bientôt, les yeux s’animèrent et se fixèrent sur Home, dont les yeux, de son côté, ne pouvaient se détacher de l’apparition ; les lèvres remuèrent, et, quoiqu’elles ne prononçassent aucun son, Home entendit, comme un écho au-dedans de lui-même, ces mots :

– Daniel, me reconnais-tu ?

– Oui, fit Daniel d’un signe de tête.

– J’acquitte la promesse que nous nous sommes faite. Au revoir là-haut !

Et un bras sembla se dégager de la vapeur et montrer le ciel.

Puis, peu à peu, la vision s’effaça, le buste redevint nuage, le nuage vapeur, et tout disparut. Le lendemain Home dit à sa tante :

– Edwin est mort.

– Qui t’a dit cela ? demanda-t-elle.

– Lui-même ; il est venu me dire adieu cette nuit.

La tante, tout en frissonnant des pieds à la tête, lui dit qu’il était fou, et lui ordonna de se taire. Mais le lendemain, on apprit la mort d’Edwin.

Il était apparu à son ami trois jours, heure pour heure, après celui où il avait rendu le dernier soupir.

En 1848, Daniel retourna, avec sa tante et son oncle, demeurer à Norwich, où, l’année suivante, sa mère vint le rejoindre.

Mais, bientôt après cette réunion, sa mère fut obligée de le quitter de nouveau pour faire un voyage à Hartfort. Hartfort est à cinquante milles de Norwich.

Une nuit, le même phénomène de lumière et de vapeur se renouvela ; mais cette fois, ce fut sa mère qui apparut à Home. Il s’efforça de parler et de lui demander :

– Ma mère, êtes-vous morte ?

Alors, au-dedans de lui-même, il entendit cette même voix qui disait :

– Non, pas encore ; mais aujourd’hui, à midi, je mourrai.

Puis tout disparut, et le jeune homme s’endormit.

Seulement, au matin, la vision lui était restée tellement présente qu’il parut devant sa tante en pleurant.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda celle-ci, et pourquoi pleures-tu ?

– Parce que ma mère mourra aujourd’hui à midi.

– Qui t’a dit cela ?

– Elle-même.

– Quand ?

– Cette nuit.

– Mais te tairas-tu, oiseau de mauvais augure, dit la tante.

Le jeune homme se tut ; mais le surlendemain, il apprit la mort de sa mère ; elle était morte à midi juste.

Tout cela n’était que le prélude des relations que Home devait avoir avec les esprits.

Cinq ou six mois après la mort de sa mère, étant couché, vers dix heures du soir, il entendit frapper trois fois au pied de son lit, puis trois fois encore, puis encore trois fois. Il ne dit rien ; mais une voix lui dit :

– Ce sont les esprits.

Il ne ferma point l’œil de la nuit.

Le matin, il se leva pâle et fatigué ; depuis quelques semaines, il souffrait d’un crachement de sang.

Sa tante l’appela pour prendre le thé ; mais au lieu de prendre le thé, il appuya tristement sa tête entre ses mains.

– Qu’as-tu ? lui demanda sa tante.

Il n’osait le lui dire ; il savait la mauvaise impression qu’avaient produite sur la bonne femme les deux aveux du même genre qu’il lui avait déjà faits.

Tout à coup, il entendit frapper sur la table, se redressa et écouta.

Sa tante avait entendu comme lui ; il n’y avait pas moyen de garder le silence plus longtemps.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

– Ce sont les esprits, répondit timidement le jeune homme.

– Mais vous avez donc, vous aussi, le diable au corps ? demanda la tante.

Le vous aussi avait sa raison d’être.

Quelque temps auparavant, deux jeunes filles, mesdemoiselles Fox, avaient fait grand bruit dans la province, possédées qu’elles étaient des esprits frappeurs.

Seulement, leurs esprits, à elles, se contentaient de frapper, et jamais, comme ceux de Home, ils ne levèrent les tables, ne bousculèrent les meubles, ne firent jouer les pianos tout seuls, ne firent apparaître des mains chaudes ou froides.

– Hélas ! répondit l’enfant à cette question : « Vous aussi, vous avez le diable au corps », je n’en sais rien ; mais voici ce qui m’est arrivé la nuit passé.

Et il raconta ce que, jusque-là, il avait tu.

Aussitôt le récit achevé, la tante prit du papier et une plume, et envoya chercher trois prêtres : l’un baptiste, l’autre méthodiste, le troisième presbytérien. À trois heures de l’après-midi, ils arrivèrent tous trois ensemble.

– Vous avez donc le diable au corps ? demanda le baptiste.

L’enfant répondit :

– Je n’en sais rien.

– Qu’avez-vous fait pour évoquer le diable ?

– Rien, répondit l’enfant tout effrayé.

Alors, voyant qu’il tremblait, le presbytérien s’approcha de lui.

– Soyez tranquille, mon enfant, lui dit-il avec bonté ; si le diable est en vous, ce n’est pas vous qui l’avez fait venir.

– En tout cas, dit le baptiste, prions pour le faire partir.

Et les trois prêtres se mirent en prière.

Mais, pendant la prière, et après chaque phrase de la prière, comme pour railler les prêtres, les esprits frappaient.

Après la prière, voyant que les esprits avaient persisté, le baptiste résolut de les interroger.

Il savait comment procéder à l’interrogatoire, ayant interrogé déjà les esprits des demoiselles Fox.

Voici comment on procède à l’interrogatoire des esprits.

Si jamais vous êtes juges instructeurs contre eux, chers lecteurs, vous saurez comment vous y prendre ; – dites après cela que mes livres ne sont pas instructifs ! Si l’esprit interrogé répond par un coup, c’est non.

S’il répond par trois coups, c’est oui.

S’il répond par cinq coups, c’est qu’il demande l’alphabet.

Quand il demande l’alphabet, c’est qu’il veut parler.

Alors, celui qui interroge l’esprit fait sa question, et nomme, les unes après les autres, les lettres de l’alphabet.

Quand l’évocateur en est à la lettre dont l’esprit a besoin pour construire sa phrase, il frappe. On consigne sur le papier la lettre désignée.

De lettre en lettre, il complète sa phrase.

C’est la réponse à la question qu’on lui a faite. De question en question et de réponse en réponse, l’interrogatoire se complète.

Quand l’esprit est de bonne humeur, on lui donne un crayon, et il consent à signer.

Revenons à l’interrogatoire du révérend père Mosès. – Le prêtre baptiste s’appelait Mosès.

– L’esprit de mon père est-il ici ? demanda-t-il.

Un coup retentit ; ce qui, nous l’avons dit, dans le vocabulaire démonologique, veut dire non.

Et l’esprit de mon frère ? continua le prêtre.

– Non, répéta l’esprit en frappant encore un coup.

Puis l’esprit frappa cinq coups, demandant l’alphabet, et indiquant ainsi qu’il avait à son tour quelque chose à dire.

L’exorciste prononça les lettres de l’alphabet, et, après cinq minutes de travail, obtint la réponse suivante :

– Comment oses-tu demander si les esprits de deux personnes vivantes sont ici ? Les esprits de ton père et de ton frère ne sont point ici, puisqu’ils ne sont pas morts ; mais ceux de ta mère et de ta sœur y sont.

Et, en effet, la sœur et la mère du pasteur étaient mortes.

L’exorciste crut embarrasser l’esprit en lui demandant :

– Quels sont leurs noms ?

L’esprit les nomma toutes deux, noms de famille et noms de baptême.

Le prêtre en eut assez ; il se retira, emmenant ses deux confrères, et déclarant qu’il ne pouvait rien contre des drôles de cette espèce.

Vous comprenez le bruit que fit par la ville une pareille séance.

Les prêtres – le presbytérien excepté – avaient dit partout que le jeune Écossais était possédé, et c’était pour les Américains un réjouissant spectacle que de voir le diable au corps d’un Écossais.

On demandait à voir le jeune possédé ; on offrait de payer pour le voir ; on faisait queue à la porte.

Si la tante de Home eût su arrêter l’occasion par ses trois cheveux, elle faisait fortune.

Mais non ; c’était une femme maladive, nerveuse, inquiète ; elle s’entêta, ferma sa porte et resta pauvre.

Depuis l’apparition, ou plutôt la manifestation des esprits, le jeune homme allait mieux, ses crachements de sang avaient cessé.

Cette amélioration fut mise sur le compte du démon. La tante eût mieux aimé voir la maladie suivre son cours ; son neveu mort, il allait au diable avec ses esprits.

Sans compter qu’il n’y avait plus un moment de repos dans la maison ; c’était une sarabande éternelle dansée par les chaises avec les fauteuils, par les lits avec les tables, par les pelles avec la pincette, par les grils avec les casseroles. Le diable était non seulement dans le malheureux Home, mais encore dans tous les meubles.

La tante déclara un matin qu’elle n’y pouvait plus tenir, et, le même soir, elle mit Home à la porte.

Pour faire une niche aux esprits, elle avait profité d’une nuit où il pleuvait à verse.

L’enfant, chassé de la maison de sa tante, alla demander l’hospitalité à un voisin nommé Ély. Celui-ci en eut pitié, et le reçut, lui et son cortège.

La première nuit, les esprits, qui craignaient sans doute d’être remis à la porte, restèrent tranquilles.

Mais, dès le lendemain, ils n’y purent tenir, et le charivari recommença.

Master Ély résolut d’envoyer son hôte à la campagne. L’enfant était complètement passif ; dépendant des autres, il ne pouvait avoir aucune volonté. Il laissa faire de lui tout ce qu’on en voulut faire, et partit pour la campagne. Là, il passa un mois, entouré des esprits, vivant en familiarité avec eux, et sans que personne vienne troubler cette familiarité.

Cependant, cet état de farniente pesait à l’enfant, ou plutôt au jeune homme ; car, au milieu de tout cela, il avait atteint sa dix-huitième année. Il voulait faire quelque chose, tâcher de subvenir à ses besoins, exercer une industrie quelconque. Il comprenait que ce n’est pas un état que celui de possédé.

Son protecteur Ély l’adressa à M. Green, son ami, dans l’État de New Jersey. Il y passa deux mois : le mouvement des tables l’avait quitté ; mais il était resté en état de somnambulisme.

Il résolut de changer d’air, demanda des lettres à M. Green ; celui-ci lui en donna pour Carrington, à New York.

Là, Home fit connaissance avec un professeur swedenborgiste. – Ai-je besoin de vous dire, chers lecteurs, que Swedenborg est, en Allemagne, ou plutôt était en Allemagne, car il est mort en 1772, le chef d’une secte d’illuminés, bien mieux, d’une secte religieuse qui a des chapelles à Londres et en Amérique.

Le professeur Boucher – c’était le nom du swedenborgiste – voulut faire de Home un prêtre de sa religion.

Home essaya, mais se retira bientôt, faute de vocation.

Sur ces entrefaites, il reçoit des lettres d’un célèbre médecin de New York ; ce médecin lui offre l’hospitalité chez lui. Home accepte.

En sa qualité de médecin, le nouvel hôte de Home était incrédule. Les esprits ne voulurent pas que leur enfant bien-aimé restât chez un incrédule, et l’attirèrent à Boston.

C’est là que Home commença à donner des séances. Puisqu’il était décidé qu’il avait le diable au corps, c’était bien le moins qu’il tirât du diable le parti qu’il pouvait tirer.

De ce moment, cette vogue énorme qui le suivit partout se déclara.

On venait pour le voir, de tous les coins de l’Amérique, et Dieu sait combien, avec ses deux cent soixante-dix-sept mille lieues carrées, l’Amérique a de coins !

Le jeune homme comprit bientôt qu’il n’avait plus besoin de personne, et qu’il portait en lui-même sa recommandation.

Mais au milieu de ses succès, les crachements de sang le reprirent.

Home consulta les meilleurs médecins de l’Europe, qui lui conseillèrent un voyage en Italie.

Quitter l’Amérique était une détermination trop grave pour que Home osât la prendre sans consulter ses esprits.

Les esprits, consultés, furent de l’avis des médecins.

Rien ne retenait donc plus Home à Boston.

Il dit adieu aux États-Unis, traversa l’Atlantique, toucha en Angleterre, et arriva en France au mois d’avril 1855. Il y passa l’été.

Les séances le fatiguaient beaucoup, encore souffrant qu’il était ; il ne dit pas un mot de son pouvoir, et se contenta d’apprendre le français.

Avec le secours d’esprits polyglottes, ce fut un jeu ; en cinq mois, Home parla la langue française comme il la parle aujourd’hui, c’est-à-dire très bien. Au mois de septembre, il partit pour Florence.

À peine était-il arrivé dans la ville des Médicis qu’il reçut la visite de mistress Trollope, la célèbre touriste. À son passage à Londres, elle avait essayé de le voir ; mais Home, trop souffrant, avait refusé.

À Florence, il allait mieux, et ne vit aucun inconvénient à recevoir mistress Trollope.

Une fois que mistress Trollope fut entrée chez Home, ou plutôt une fois que Home fut entré chez mistress Trollope, il n’y eut pas moyen pour lui de se défendre. Des séances furent exigées.

Home était en plus grand pouvoir que jamais, ses esprits ne le quittaient pas d’un instant ; quelque part qu’il allât, il en avait toujours un ou deux sous la main.

Jamais sultan de Constantinople, jamais chah d’Ispahan, jamais rajah de Lahore ou de Cachemire, ne fut servi par ses esclaves avec plus de prestesse et de fidélité.

Home fit des choses merveilleuses, que j’ai un profond regret de ne pas avoir vues – chez madame Orsini surtout, la fille de Grégoire Orlof, et chez la charmante mademoiselle Wentzell. – Je les ai connues toutes deux : elles avaient alors une des agréables maisons de Florence ; toutes deux sont mortes aujourd’hui.

Madame ***, femme d’une parfaite distinction, providence des Français, leur a succédé, et les remplace sans les faire oublier et sans les oublier elle-même.

Là, les esprits firent des miracles ; cela prouve qu’ils aiment les gens de cœur.

Ils enlevèrent des tables, firent un steeple-chase avec les canapés et les fauteuils, jouèrent du piano avec deux mains sans corps, et, enfin, chose plus extraordinaire, firent écrire, par l’esprit du père, ces cinq mots à sa fille :

 

            « Ma chère Antoinette...

            Grégoire ORLOF. »

 

Et cela d’une écriture tellement ressemblante à celle du défunt, que pas un ami à qui on montra cette écriture n’hésita un instant à la reconnaître.

Mais, à Florence, il est dangereux de faire trop de miracles, témoin Savonarole, qui fut brûlé vif pour s’être livré avec trop d’entraînement à cet exercice. On fit comprendre à Home que la sainte inquisition commençait à s’inquiéter de lui, et il partit pour Naples avec le comte Alexandre Branicki.

Celui-ci ne craint pas les esprits ; je doute même qu’il craigne quelque chose au monde. Il vient d’aller en Afrique avec Gérard, n’ayant jamais eu peur de rien, pour voir s’il aurait peur des lions.

Home partit donc pour Naples avec le comte Alexandre Branicki.

Mais ce ne fut pas sans peine qu’il partit ; d’abord, le banquier sur lequel il avait une lettre de crédit refusa de lui donner son argent.

Puis le peuple s’ameuta : il y avait longtemps qu’il n’avait mis en pièces ou vu mettre en pièces de sorcier, ce bon peuple florentin, et cela lui manquait. Pendant trois jours, il fit le siège de la villa Colombaïa qu’habitait Home.

Il ne fallut pas moins que le comte Branicki pour faire lever le siège.

Peut-être, en bonne justice, n’était-ce point là l’affaire du comte Branicki, mais la besogne des esprits. Quand on a mis un homme dans l’embarras, il faut l’en tirer ; ce n’est pas la peine d’être un esprit, si l’on se laisse mener comme un imbécile.

Il est vrai que les esprits étaient près de quitter Home. Six semaines après l’arrivée de Home à Naples, le 10 février 1856, ils lui annoncèrent qu’à leur grand regret ils étaient obligés de faire une absence.

Où allaient-ils ? Ils n’en dirent mot : c’était leur secret ; seulement, ils le prévinrent qu’ils reviendraient le 10 février 1857.

Home profita de cette absence momentanée pour aller à Rome et se faire catholique. Il n’était pas bien édifié lui-même sur la religiosité de ses compagnons, et n’était pas fâché de mettre un peu d’eau bénite entre eux et lui.

Il était évident que, si ses esprits étaient de mauvais esprits, des suppôts envoyés par Satan, ils ne garderaient pas sur un catholique le pouvoir qu’ils avaient pris sur un protestant.

Et cependant ce qui lui faisait croire que ses esprits étaient de bons esprits, c’est que, à chaque fois qu’il les avait consultés en matière de religion, ils avaient répondu : « Des prières, des prières, des prières ! »

Au reste, une fois à Rome, il avait sous la main l’exorciste par excellence : le pape. Home demanda une audience à Pie IX.

Pie IX avait entendu parler du sorcier écossais ; il le reçut à sa première demande, ne lui imposant qu’une condition : c’était de venir au Vatican en compagnie d’un prêtre.

Home se fit accompagner non seulement d’un prêtre, mais d’un prêtre docteur : le révérend Talbot.

Une fois en présence de Sa Sainteté, le révérend Talbot raconta le pouvoir de Home sur les tables, les chaises, les pianos, sur les ameublements en général.

Par malheur, Home avait perdu son pouvoir et ne pouvait faire que le saint-père juge de l’orthodoxie de ses miracles.

Le saint-père lui donna le crucifix à baiser, en disant :

– Voici notre sainte table à nous ; approchez-vous le plus près possible de celle-là, et vous serez sauvé.

La santé de Home s’étant améliorée pendant son voyage en Italie, et le comte Branicki revenant en France, Home y revint avec lui.

Il y vécut très retiré, habitait la rue Madame, et ne vit que la société polonaise.

Vers le mois de décembre, le bruit des prodiges opérés par Home en Italie s’étant répandu en France, on le fit demander à la cour.

Home répondit qu’il n’aurait son pouvoir que le 10 février 1857, et, par conséquent, qu’il ne se souciait pas plus de donner séance que ne se soucie d’aller en chasse un chasseur certain de faire buisson creux.

Quelque temps après, il entra en rapport avec le père Ravignan.

Il lui raconta son histoire. Le père Ravignan l’écouta avec attention ; puis :

– Vous avez été possédé du diable, mon enfant, lui dit-il, mais, Dieu merci, vous voilà catholique ; vous n’en entendrez plus parler.

Home secoua la tête.

– Je connais mes esprits, dit-il ; ce sont des esprits écossais, très entêtés : ils m’ont dit qu’ils reviendraient le 10 février : ils reviendront.

– Faisons une neuvaine, dit le père Ravignan.

– Je le veux bien, répondit Home, qui, tout en craignant de se brouiller avec ses esprits, n’eût pas été fâché d’être débarrassé d’eux.

On fit la neuvaine.

Le dernier jour de la neuvaine était justement le 10 février tant redouté.

Quoique la neuvaine fût finie, Home passa la journée en prières.

Le 10 février, à onze heures, Home se couche ; à minuit, la pendule sonne. La dernière vibration du douzième coup n’était pas achevée, que les esprits frappaient, non pas à la porte – ce n’eût rien été, on ne leur eût pas ouvert, et tout était dit – mais à leur place accoutumée, au pied du lit.

Les esprits étaient si contents d’avoir repris possession de leur ancien domicile, que, toute la nuit, ils firent leur vacarme. Home ne ferma pas les yeux. Dès qu’il fit jour, il envoya chercher le père Ravignan, qui accourut.

– Eh bien, mon enfant ? demanda celui-ci avec empressement.

– Eh bien mon père, répondit Home avec désespoir, ils sont revenus !

– Ne pourrais-je les entendre ?

Le digne prédicateur n’avait pas plutôt exprimé ce souhait que, comme si les esprits avaient tenu à honneur de leur être agréables, ils commencèrent à frapper à droite et à gauche, au parquet et au plafond.

Le père Ravignan n’y pouvait pas croire.

– Il y a quelqu’un dans la chambre à côté, dit-il.

Il alla voir dans la chambre à droite, puis dans la chambre à gauche. Les chambres étaient parfaitement vides. Il se mit en prières, mais ce fut bien pis.

Chaque fois qu’il prononçait le nom de Dieu, les esprits frappaient plus fort.

– Je suis, par malheur, obligé de rentrer chez moi, mon fils, dit le père Ravignan ; mais avant de partir, je vous bénirai.

Home s’agenouilla, le père Ravignan le bénit. Mais, soit satisfaction d’esprits orthodoxes, soit colère d’esprits infernaux, au moment de la bénédiction, les frappements redoublèrent. Le signe de la croix sembla les exaspérer.

Le père Ravignan sortit.

À peine l’éloquent prédicateur était-il dehors que l’on annonçait le marquis de Belmont, chambellan de l’empereur.

M. de Belmont venait s’informer si les esprits étaient revenus, comme ils avaient promis de le faire. Il n’eut qu’à prêter l’oreille pour s’assurer de leur présence, il y en avait partout : dans toutes les tables, dans toutes les chaises, dans tous les fauteuils, surtout dans le lit.

Home n’avait plus de motifs de refuser d’aller à la cour. Rendez-vous fut pris pour lui aux Tuileries. Il s’y rendit dans la soirée du 13 février.

Nous l’abandonnerons au bas du grand escalier.

C’est au Dangeau de la cour moderne de constater ce qui se passa dans ces mémorables séances, dont on a tant et si diversement parlé, et qui eurent pour but de faire adopter par l’impératrice la jeune sœur de Home.

Home, l’homme à la mode, l’homme du jour, l’homme indispensable, l’homme envié, était en attendant l’homme le plus malheureux du monde.

Le lendemain de la soirée aux Tuileries, qui avait été splendide, à ce qu’il paraît, l’abbé Ravignan était revenu.

– Eh bien, mon fils ? avait-il demandé à Home.

– Eh bien, mon père, avait répondu Home désespéré, j’ai plus de pouvoir que jamais !

– Il ne fallait pas aller aux Tuileries.

– Pouvais-je refuser ?

– Vous y avez été par orgueil.

– Eh bien, je l’avoue. On doutait, j’ai voulu prouver.

– Il faut vous enfermer chez vous, n’ouvrir votre porte à qui que ce soit, ne pas écouter, ne pas entendre.

– Impossible. J’en deviendrai fou.

Le père Ravignan s’en alla désespéré. Il finissait par ne plus rien comprendre à ce qui se passait, sinon qu’il se passait quelque chose de surnaturel.

Derrière lui, le comte de Komar arriva. C’était un grand ami du comte de Branicki, le beau-frère du prince de Beauvau. Il trouva Home atterré.

Il lui donna le conseil d’envoyer chercher un autre prêtre.

Home envoya chercher l’abbé de G... L’abbé de G... accourut. La célébrité de Home était parvenue jusqu’à lui ; il était enchanté de le voir.

Home lui dit le conseil que lui avait donné l’abbé Ravignan.

L’abbé de G... haussa les épaules.

– Que ne vous mettez-vous tout de suite dans un cercueil ? dit-il.

D’ailleurs, une distraction allait s’opérer. Comme nous l’avons dit, l’impératrice avait voulu se charger de l’éducation de la sœur de Home.

Home résolut, malgré les souffrances que lui cause la mer, d’aller lui-même chercher sa sœur.

Il partit le 21 mars pour l’Amérique ; il en revint le 21 mai.

Il y avait deux mois, jour pour jour, qu’il avait quitté la France.

Ce départ précipité, auquel on avait donné toutes sortes de causes au lieu de la cause véritable, redoubla encore la curiosité parisienne. Il n’était question que de Home dans les salons.

Le 23 décembre, lui arriva une dépêche télégraphique apportant l’ordre de se rendre à Fontainebleau, où était le roi de Bavière.

Ce fut là que se réalisa la vision de sa mère, qui l’avait vu assis à la même table qu’un empereur, une impératrice, un roi et une grande-duchesse.

Vers la fin de mai, le pouvoir le quitte de nouveau, et les esprits, en prenant congé de lui, lui disent que c’est pour sa santé.

À la fin de juin, au moment où il va partir pour Constantinople, ses visites d’adieu faites, ses malles fermées à clef ; au moment où, chez lady Hamilton princesse de Bade, il prenait congé de Son Altesse, ses esprits reviennent et lui annoncent qu’il n’ira pas à Constantinople.

En effet, le lendemain, les médecins lui ordonnent les eaux de Bade au lieu des eaux de la Corne d’Or.

Home part pour Bade et y donne six séances : une pour le roi de Wurtemberg ; trois pour le prince Albert de Prusse ; une pour le prince de Nassau ; une pour la princesse de Butera.

La cour française était à Biarritz : Home reçut, toujours par voie télégraphique, l’invitation de s’y rendre.

Mais son pouvoir, et même sa faveur, commençaient à diminuer. Cette familiarité avec des têtes couronnées avait créé pas mal d’envieux à notre magicien ; on fit circuler sur lui des bruits étranges : Home pensa qu’il était de sa dignité de se retirer.

Il revint à Paris, chez le comte de Komar, où il resta jusqu’au mois de janvier 1858.

En ce moment, il reçut la nouvelle qu’une vieille Anglaise venait de mourir, lui laissant six mille livres de rente viagère. Il n’y a que les vieilles Anglaises pour avoir de ces idées-là !

Des ouvertures avaient été faites à Home par la cour de La Haye.

Il partit, vers le 10 janvier, pour la Hollande.

Là, son pouvoir revient plus grand que jamais ; mais il en use avec une telle prodigalité qu’il retombe malade.

Alors, les esprits le quittent en le grondant d’être si peu raisonnable, et, cette fois, pour le punir, ils ne lui disent pas quand ils reviendront.

Aussitôt, Home part pour Paris, revoit ses médecins, qui lui ordonnent de repartir, sans perdre un instant, pour l’Italie.

Il ne reste à Paris que le temps de mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et part pour Rome.

Là, le comte Kouchelef entendit parler de lui et désira qu’il lui fût présenté.

Home se laissa faire.

Il avait perdu le pouvoir de se faire craindre, mais avait conservé celui de se faire aimer.

Au bout d’un mois de fréquentation de la maison, un mariage était arrangé entre Home et la sœur de la comtesse Kouchelef.

Seulement, il fut résolu que le mariage n’aurait lieu qu’à Saint-Pétersbourg.

À partir de ce moment, Home, déjà regardé comme un beau-frère, fit partie de la maison.

Il suivit le comte et la comtesse à Naples, à Sorrente, à Florence et à Paris, où je le trouvai, jouant comme un simple mortel, et même comme un grand enfant, dans le salon de l’hôtel des Trois Empereurs, avec Sacha, avec Signorina, avec Muichka et avec Tchérépacha.

 

 

Alexandre DUMAS, Un spirite.

 

Recueilli par Francis Lacassin dans

Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par

Francis Lacassin, Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

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