Les deux cloches

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fulbert DUMONTEIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous étions deux cloches, deux amies, deux sœurs.

Nous étions deux cloches du même âge, baptisées le même jour.

Depuis cent ans nous habitions le même clocher, mariant les jeunes filles, souriant aux nouveau-nés et pleurant les morts.

Notre clocher était blanc comme un cygne et dominait tout le vallon – un beau vallon d’Alsace.

La cigogne voyageuse s’y reposait en passant, et les hirondelles, amies de nos concerts, y suspendaient leur doux nid ; elles y suspendaient leur doux nid qu’elles retrouvaient, sans boussole et sans guide, à chaque printemps.

À sept lieues à la ronde, notre voix était connue et vénérée. Le peuple accourait en foule, en habit de fête, et notre Angelus ondulant, flottant dans les airs comme une fumée d’harmonie, endormait tous les soirs le village qu’il réveillait chaque matin.

Nous étions deux cloches, deux sœurs et deux amies caressées par la brise, dorées par le soleil.

C’était un soir d’hiver ; les ténèbres obscurcissaient les champs et nous venions d’égrener sur le village les litanies d’airain.

Soudain une grande rumeur s’élève de toutes parts ; des cris, des chants de guerre, des cliquetis de fer. L’ennemi est aux frontières ! On s’exalte, on accourt et l’on entend les mères pleurer en embrassant leurs fils, leurs fils soldats qui vont les quitter.

Un roulement de tambour retentit sur la place publique ; des ombres s’alignent en silence et les volontaires de 92 s’éloignent en chantant.

Toute la nuit, de pâles lumières errent de porte en porte ; des sanglots s’exhalent des chaumières, et une orfraie, au cri sinistre, vient se poser sur le clocher.

Avant le lever du jour, je sens des bras qui me soulèvent, des mains qui m’agitent et m’enlacent comme un réseau de chair, comme une chaîne vivante. On m’entoure de cordes et je descends sur la terre.

Qui donc ose toucher à la cloche de Dieu, me séparer de ma sœur et m’arracher de mon trône aérien où je vis depuis cent ans ?

Comme un criminel on me lie sur une lourde charrette, et je quitte mon village. À chaque fenêtre il y a un visage attristé, et sur mon passage toutes les bouches murmurent : « Adieu, cloche, qui sonnais l’Angélus ! Adieu, sainte cloche, qui mariais nos filles et souriais aux nouveau-nés ! Adieu, douce cloche, qui pleurais nos morts ! »

Je quitte mon village, et je m’achemine lentement vers la ville où le martyre m’attend.

Là, on me brise comme un verre et, comme une maudite, on me jette au feu.

Sous le feu je me tords comme un damné ; je gémis, je brûle, je deviens comme un monceau de braise ; et puis je me sens mourir... Je sens mon corps se fondre goutte à goutte et bientôt il ne reste plus de la cloche qu’un liquide et... une âme qui vit encore !

De cloche je deviens canon. On me met sur un chariot, et je roule à la frontière au milieu des fanfares et des uniformes guerriers.

Où êtes-vous, mon gai village, mon beau clocher, ma vieille église, mon frais vallon ?...

Mais j’aime mon pays et je fais mon devoir, tonnant sans relâche, semant l’épouvante et la mort, crachant la défaite à la face de l’ennemi et, comme un vieux canon, défendant ma patrie.

Je sauve ma patrie. On m’entend parler à Valmy, à Jemmapes, et je gronde la victoire dans les défilés de l’Argonne.

Sous le grand empereur, je pars à travers l’Europe, assistant à cent batailles, laissant après moi une longue traînée de victoires, et faisant le tour du monde avec Napoléon !

Partout j’entre en vainqueur ; je passe, roulant avec fracas, sous les arcs de triomphe ; on me jette des couronnes, et les peuples vaincus, s’inclinent quand je passe. Ma voix fait trembler les capitales et l’Europe tient tout entière dans ma gueule de bronze !

Les fleuves et les royaumes nous séparaient, ma sœur ! Mais après chaque bataille je songeais à toi, et il me semblait entendre ta voix joyeuse et fière célébrer mes victoires.

La poudre est mon encens ; un roc est mon clocher ; j’ai pour cantiques des cris de guerre et pour fêtes des batailles.

Mais je suis vaincu un jour, vaincu après cent victoires. On me traîne captif dans une ville étrangère ; une foule insolente se presse sur mon passage, et je roule tristement vers ma prison, songeant à mes triomphes évanouis, à ma défaite, plus glorieuse qu’une victoire, songeant à toi, ma cloche aimée ! qui sonnes toujours heureuse et libre dans notre beau clocher.

Ma prison est un musée, ma place entre deux drapeaux déchirés par les balles et comme moi captifs.

La nuit, quand le vent gémit aux fenêtres de ma prison, je pense à nos charmantes fêtes. T’en souviens-tu, ma sœur ? Tandis que nous sonnions à toute volée, les jeunes filles, en robe blanche, défilaient lentement au milieu des croix et des bannières, et la brise nous apportait le parfum des roses qu’effeuillaient les enfants.

Alors j’oublie la guerre, mes conquêtes et mes revers ; j’oublie la gloire ; j’oublie la captivité ! Je ne songe qu’à toi ; je te vois toujours bondissante, joyeuse et libre dans notre beau clocher d’Alsace, et je crois entendre ta voix, ta douce voix qui m’appelle.

Ah ! dis-moi : as-tu une compagne, ou bien ma place est-elle vide encore ? Hermann a-t-il épousé Marguerite ? Et Marthe Aubier, que je mariai la veille de mon départ, est-elle mère de beaux enfants ? Et le vieux curé, qui versa tant de larmes en me voyant partir, dis-moi, vit-il encore ?

Mais que dis-je ? Les générations passent, et je parle comme si je l’ignorais, moi qui ai vécu à tes côtés plus de cent ans !

Où sont-ils, aujourd’hui, ceux que je quittai enfants ? Et qui, si ce n’est toi, ma sœur, reconnaîtrais-je aujourd’hui au village ?

Je n’ai pas vu naître les morts que tu pleurais hier et, pauvre exilé, je ne verrai jamais les nouveau-nés que ta voix saluera demain.

Je suis captif à Berlin, et mon empereur est mort sur un rocher ; il est mort de tristesse au milieu des mers.

Les ans sont bien longs en exil ! Depuis quarante ans je languis et me tais au fond de ma prison, entre mes deux drapeaux.

Leurs couleurs sont flétries et leurs grands plis attristés de poussière, flasques, lamentables, suppliants, ont l’air de rides profondes creusées par la défaite et le deuil.

Quant à moi, la rouille m’envahit comme une lèpre, et de grandes taches me recouvrent, me rongent ; on dirait je ne sais quel mastic hideux des larmes que j’ai fait répandre et du sang que j’ai fait couler.

Je me tais depuis le jour où je fus pris à Waterloo... Cependant un bruit sourd et lointain, formidable, a retenti jusqu’ici.

C’est le bruit que je faisais à Wagram et à Marengo, à Austerlitz, à Iéna ! Je le reconnais bien ! C’est le canon de la France qui parle ; il gronde sous les murs de Sébastopol ; il gronde à Magenta et à Solferino ; il gronde du golfe du Mexique aux rives du fleuve jaune.

Il est partout vainqueur !

Il est partout vainqueur ; et je ne puis, solitaire et muet, marier ma voix patriotique à ce concert d’airain.

Je suis captif !

Mais un soir une clameur immense s’élève dans Berlin : c’est la guerre ! C’est la guerre contre la France.

L’Allemagne est debout, et tout ce qui est cuivre, bronze, acier, airain, tout ce qui se charge, tonne, gronde, crépite, fait feu, lance la mitraille, vomit la mort, se trouve entassé dans de grands chariots et marche sur le Rhin.

Je pars, je dois partir, et c’est contre ma patrie que je vais combattre, pareil à ces malheureux prisonniers qu’un vainqueur impitoyable force de marcher contre leurs frères.

Je ne suis qu’un bloc inerte, qu’une masse d’airain ; on me charge, j’obéis ; on me braque, je reste, je tonne et je gronde ; mais ce n’est plus la même voix qu’à Jemmapes et qu’à Marengo ! Je ne parle pas comme à Iéna, comme à Waterloo ; j’hésite, je bégaye, je m’arrête comme s’il ne pouvait sortir de ma bouche de boulet allemand !

De combat en combat, toujours vaincu au sein même de la plus constante des victoires, j’arrive, couvert de lauriers détestés, au bord de la Loire, à Coulmiers !

Coulmiers ! Une victoire française ! Coulmiers ! Ma délivrance ! J’y suis encore...

– À moi ! s’écrie le capitaine Aublan ; à moi, les mobiles de la Dordogne !...

Et il s’élance sur les canons, chancelle, tombe, se relève, retombe et meurt frappé de trois balles, étreignant l’airain dans ses bras frémissants.

Les mobiles se précipitent impétueux, terribles, et autour de moi, sur moi, canon disputé, enlevé, repris, c’est une mêlée horrible, c’est un carnage affreux.

Après un demi-siècle de repos et de captivité, je reçois comme un nouveau baptême de sang, et il me semble que je redeviens français...

Je suis, pris ; je suis libre ; les braves mobiles s’attellent au bronze, m’enlèvent, m’entraînent, m’emportent ! Le lendemain, je suis à Orléans et les Prussiens n’y sont plus !...

Je suis libre aujourd’hui ; mais ma patrie est mutilée ; mon doux pays est asservi, et ma cloche aimée, ma compagne, ma sœur, est esclave dans son blanc clocher où flotte un étendard prussien.

Le nouveau-né qu’elle salue est un petit Allemand, et elle pleure des morts qui sont des étrangers.

Je suis libre ! Et mon vallon d’Alsace, mon beau vallon n’est plus français !...

 

 

 

Fulbert DUMONTEIL.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoires,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

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