Les danseurs maudits

 

LE PRIEUR DU MONT DOL

 

(XIe ET XIVe SIÈCLES)

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Étienne DUPONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au cours du XIe siècle, à une date que l’imprécision d’un document historique ne permet pas de fixer avec une entière certitude, se présentait au Mont Saint-Michel un de ces pèlerins vagabonds que les bénédictins accueillaient avec charité, mais aussi avec une prudente réserve.

Un Mystère de Moyen Âge, relatif à des faits miraculeux, qui se seraient passés aux premiers temps du monastère, fait dire à l’abbé recevant un voyageur venu d’Irlande :

 

      Volontiers vous escouterons,

      Car vous nous semblez gens honnêtes.

 

Le pèlerin vagabond déclara, tout d’abord, qu’il avait nom Othbert et qu’il venait d’Allemagne. Au cours de ses pérégrinations, il se plaisait à visiter les abbayes et il réalisait, se disait-il, un de ses vœux les plus ardents en franchissant l’enceinte du sanctuaire de l’archange. Il fit connaître qu’il portait dans sa gibecière (pera) un manuscrit de toute rareté, un petit volume qui avait passé par de nombreuses mains ; la pluie, la sueur et la poussière des routes l’avait fort détérioré et bientôt il serait illisible ; c’est pourquoi il sollicitait de l’abbé du Mont la faveur de faire copier par un de ses scribes ce volume vénérable.

L’abbé interrogea l’étranger.

Il n’eut pas de peine à reconnaître que cet individu appartenait à l’une de ces bandes, plus ou moins honnêtes, qui s’introduisaient dans les monastères, y recueillant, souvent, d’abondantes aumônes, en racontant des histoires extraordinaires et édifiantes, dont ils prétendaient avoir été les héros. Ils se disaient, généralement, des miraculés, affirmant avoir été guéris des maladies les plus graves et les plus cruelles, grâce à l’intercession des saints particulièrement honorés dans le monastère qu’ils visitaient. Othbert raconta alors, avec une incroyable volubilité et une mimique souvent grotesque, l’aventure terrible dont il avait été le héros en 1021, dans la petite ville de Colebige sur le Wisper (aujourd’hui Kölbigh, duché d’Anhalt près de Bernburg).

L’église de Kölbigh était consacrée à saint Main, lequel était très populaire dans toute la contrée. La veille de Noël, une bande de vingt-six hommes, dont il était hélas ! le chef, avec un nommé Thierry et une femme appelée Mersuit, avait passé le temps à chanter et à boire et avait refusé d’entrer dans l’église pour assister au divin sacrifice. Le prêtre les avait maudits : « Puisque vous vous refusez d’obéir, avait-il dit, à l’ordre que je vous adresse au nom de Dieu, fasse le Sauveur, par les mérites de saint Main martyr, que, d’une année entière, vous ne quittiez pas cette danse et ne puissiez dire autre chose que la chanson que vous chantez. »

Le prêtre voulut alors faire sortir de la danse, Mersuit, sa propre fille ; mais elle résista et son bras, se détachant de l’épaule sans effusion de sang, elle continua à prendre part à la sarabande échevelée !

La ronde infernale dura un an, comme l’avait prédit le prêtre ; les agités n’éprouvaient ni le chaud ni le froid ; ils étaient insensibles aux pluies et aux orages et n’avaient même pas à satisfaire aux besoins physiques ; leurs cheveux, leurs ongles ne poussaient pas et ils n’éprouvaient nulle fatigue en menant leur infernale ronde.

Une année, heure pour heure, après la malédiction du prêtre, les danseurs s’arrêtèrent net ; une seconde après, ils tombèrent à terre, y restèrent étendus trois jours et trois nuits ; puis, s’apercevant qu’ils étaient dans la contrée un objet d’épouvante, ils se dispersèrent au loin.

Depuis lors, Othbert parcourait tous les pays, regrettant sa faute, confessant ses péchés et louant Dieu de sa miséricorde. Son manuscrit racontait l’histoire des danseurs maudits.

Comme l’exemplaire était très fatigué, l’abbé du Mont Saint-Michel consentit à délivrer à Othbert une copie légalisée du récit.

Il semble bien que le manuscrit primitif ait été fabriqué dans la partie romane de la province de Cologne, probablement à Liège pour servir de libellus à Othbert et à ses compagnons ; le libellus, recopié au Mont Saint-Michel, donna lui-même naissance à plusieurs autres manuscrits. Par curiosités, plutôt que par édification, le libellus des Danseurs Maudits fut transcrit par de nombreux scribes. On ne manquait pas, dans les abbayes, de rapprocher ce prodige d’un fait miraculeux rapporté par saint Augustin. Dix enfants, sept garçons et trois filles, avaient, à Césarée de Cappadoce, manqué de respect à leur mère ; Dieu, dans sa colère, les punit d’un tremblement convulsif de tous leurs membres. Un des enfants, Paulus, arrivé à Hippone, s’endormit dans l’église Saint-Étienne et se réveilla guéri.

Enfin un autre manuscrit, composé par le frère Nicolas Delaunay, prieur du Mont Dol, en 1400, reproduit en vers le drame dont Othbert s’était fait le propagateur.

Le Mont Dol, terre granitique de 70 mètres de hauteur, à environ cinq lieues du Mont Saint-Michel, possédait un prieuré assez important qui dépendait de cette abbaye.

Le site est charmant ; dans le nord, Chausey égrène sur les eaux vertes son chapelet d’îlots bruns et voici, à des lieues de distance, cinq promontoires qui s’arrêtent sur le bord de la baie : le roc de Granville, la falaise de Champeaux, les hauteurs d’Avranches, la croupe de Saint-Broladre et le grouin de Cancale ; mais le regard se fixe de préférence sur le Mont Saint-Michel qui, dans l’est, profile sa silhouette déchiquetée. Du Mont Dol, on dirait qu’il est en pleine terre, parce que les campagnes qui se déroulent à vos pieds remontent jusqu’à un plan assez lointain pour masquer les grèves qui entourent l’abbaye normande. Dans le sud, ondulent les coteaux de Beaufort, tout empanachés de bois et les collines inégales de Bécherel ; plus près, une vingtaine de clochers piquent la bruyère et le marais, semblables à des sentinelles avancées qui protégeraient la cathédrale de Dol à la belle robe de pierre.

Figurons-nous, maintenant que nous sommes aux premiers jours de l’été de 1399 et frappons discrètement à la porte de l’humble prieuré, construit sur le Mont Dol, à l’orient de la chapelle Saint-Michel. Un moine de l’ordre de saint Benoît vient nous ouvrir : il a nom Nicolas Delaunay ; c’est un savant et c’est un sage ; il a beaucoup de piété et ne manque pas d’esprit ; ces choses ne sont pas inconciliables.

Nicolas Delaunay connaît très bien l’histoire de son prieuré ; il vous avouera, avec un gros soupir, que la concorde n’y régna pas toujours : les chanoines bretons de la cathédrale de Dol et les religieux du Mont Saint-Michel se chicanèrent, souvent, à son sujet ; il fallut qu’un pape s’en mêlât pour apaiser les plaideurs acharnés.

Nicolas Delaunay est poète à ses heures ; il adore les légendes, où rayonne Madame Marie et où Messire Satanas montre ses cornes. Aussi le moine vous conduit-il auprès d’un gros bloc de pierre : « Voyez-vous cette empreinte ? », vous demandera-t-il. Par politesse, vous dites « Oui ». La vérité est que vous ne distinguez pas très bien. Alors le bon prieur vous affirmera, sans rire, que c’est la griffe du Diable poursuivi par l’archange. Celui-ci força celui-là à se réfugier en Bretagne, son pays de prédilection, assure un chroniqueur du temps qui, à n’en pas douter, était normand. Si vous déclarez, tout net, au prieur que l’empreinte n’est pas celle d’un pied fourchu, il vous répondra, qu’après tout, c’est peut-être le pied de l’archange...

Quand Nicolas Delaunay vous aura fait faire le tour du propriétaire, il vous conduira à sa cellule ; il vous montrera, avec humilité, les manuscrits qu’il confectionne. Ce n’est point un artiste ; il ne sait pas

 

      Couvrir d’or et d’azur le vélin d’un missel ;

 

mais c’est un bon scribe, un parfait transcripteur.

Son petit volume, déposé à la bibliothèque d’Avranches, est un recueil de trente pièces de vers, sur des sujets de piété dont l’auteur est frère Eustache, de l’ordre de saint Bruno. Il débute par un éloge de sainte Galle ; il célèbre ensuite les moines d’Égypte, qui

 

      N’usaient de nulles cuisines,

      Mais d’herbes crues et de racines,

      Et de fruits au désert trouvés...

 

Il prêche encore une autre abstinence, ce bon végétarien : celle que pratiqua si héroïquement saint Antoine ! Il gourmande aussi les jolies femmes du XVe siècle, qui ne craignent pas d’entrer dans les églises avec des corsages très échancrés. Voilà un reproche que le frère Eustache n’aurait plus à faire aujourd’hui, n’est-ce pas, aux jeunes filles et aux jeunes femmes qui fréquentent le saint lieu ?...

 

Aussi bien, ces moralités n’étant plus de saison, quittons leur aimable transcripteur sans reprendre, ce serait une redite, l’Histoire Prodigieuse de ceux qui carolèrent un an pour empêcher le divin service et qui n’est autre que celle des danseurs maudits de Kölbigh. J’ai cru bon cependant de faire revivre sur le bord de la baie du Mont Saint-Michel le frère Nicolas Delaunay. La mémoire de l’homme vivifie le passé et la nature ; or, dans notre pays, l’histoire est si féconde et la nature est si belle que la pensée doit se réjouir, tout à la fois, de la grâce harmonieuse du paysage et du souvenir agréable de ceux qui l’ont animé.

 

 

Étienne DUPONT, Les légendes du Mont Saint-Michel,

Historiettes et anecdotes sur l’abbaye et les prisons,

Éditions Notre-Dame, Coutances, 1969.

 

 

 

 

 

 

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