Le loup converti

 

(VIIe SIÈCLE)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Étienne DUPONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du coteau d’Astériac, aujourd’hui Beauvoir, dont les flancs en pente douce étaient couverts de champs bien cultivés, le regard embrassait toute la forêt de Scissy.

C’était une mer de feuillages, aux teintes plus changeantes que celles de l’océan ; comme lui, la forêt avait, au printemps, la couleur de l’émeraude ; puis, quand les jeunes pousses s’étaient épanouies, les arbres, aux espèces nombreuses, mariaient harmonieusement leurs frondaisons, depuis l’or roux de l’automne, rappelant les soleils couchants sur l’eau, jusqu’au gris bleuté des branches dépouillées qui frissonnent durant les hivers pluvieux.

Trois sommets crevaient de leurs fronts chauves cette masse de verdure, limitée dans le nord par les rochers de Chausey, barrière granitique, où expirait, alors, la rage des flots.

C’étaient le mont Dol, cher à Arthémis Chasseresse, le mont Bélénus qui, depuis, fut Tombelaine et le mont Tumbe appelé maintenant le mont Saint-Michel.

Les divinités païennes avaient déserté ces trois autels : le paganisme des Romains, après avoir lutté contre le druidisme des Celtes, avait disparu à son tour et la Croix s’était implantée dans ces solitudes longtemps souillées, peut-être, par le sang des victimes humaines immolées aux dieux cruels.

Dans les clairières de Mandane, de Taurac et de Taumen, de pieux anachorètes cherchaient alors à percer le secret du ciel, par l’élan de leurs mystiques contemplations.

Déjà, les voies romaines, que César et ses lieutenants avaient tracés dans la forêt, n’existaient plus et la grande route stratégique qui réunissait Abdola (Dol) à Legedia (Avranches), n’était qu’un sentier étroit, envahi par les ronces et par les herbes.

Cependant, du bourg d’Astériac, on suivait du regard deux grandes trouées, sur le dôme de la forêt ; au fond de l’une, le Gubiolus, dénoyant le pays des Diablintes, courait vers le nord, se jetant à l’ouest de Chausey, tandis qu’à l’orient, un large fleuve, formé par la réunion de la Sée, de la Sélune et du Couësnon, se perdait dans la mer, après avoir traversé le pays des Abrincates.

Dans cette forêt, orée superbe de la gigantesque Brocéliande, vivaient, sur le mont Tumbe, deux ermites dont l’histoire n’a pas conservé les noms ; ils nourrissaient leurs âmes avec la prière ; mais, si ascétique que fût leur vie, si grandes que fussent leurs privations et rigoureux leurs jeûnes, il fallait bien qu’ils prissent soin de leur corps.

C’est pourquoi le prêtre, chargé de la paroisse d’Astériac, s’occupait des deux ermites ; quand leurs provisions étaient épuisées, ceux-ci allumaient un feu de bois vert au sommet du mont Tumbe ; la fumée montait dans le ciel et c’était pour le prêtre d’Astériac un signal convenu ; aussitôt, il chargeait un âne, portant un double panier d’osier, et le bon animal se mettait en route, tout seul, vers le mont et revenait de même à Astériac, quand les solitaires avaient pris les légumes, les fruits, le pain et le sel qui leur était destinés.

C’était vraiment chose admirable que l’âne ne fît point de mauvaises rencontres dans cette forêt sinistre, pleine de bêtes sauvages et affamées.

Mais, un jour, l’âne fut dévoré par un loup, alors qu’il s’était attardé à brouter un peu d’herbe sur les bords d’une clairière.

Ô miracle !... À peine le loup eut-il mangé l’âne que le bât se posa, de lui-même, sur le dos de la bête méchante et le loup fut, aussitôt, entraîné par une invisible main jusqu’à l’ermitage du mont Tumbe.

Les anachorètes qui attendaient l’âne, comme d’habitude, furent un peu effrayés par l’arrivée du loup ; mais, ils furent rassurés ; le loup était doux comme un agneau... Il se laissa dépouiller des provisions qu’il portait, sans gronder et sans montrer les dents.

Les ermites pensèrent bien qu’un évènement extraordinaire s’était passé et ils résolurent de se rendre, sans tarder, à Astériac pour éclaircir le mystère.

Précédés par le loup, plus humble qu’un chien, ils rencontrèrent à mi-route, le bon prêtre d’Astériac, juste à l’endroit où le pauvre âne avait été croqué.

Ses restes sanglants souillaient encore le sol et le loup, en voyant ces débris, hurla lamentablement ; puis, il se coucha aux pieds du prêtre, en lui léchant les mains et en tournant vers les ermites et le pasteur des yeux suppliants, comme s’il leur eût demandé pardon de son forfait.

Les anachorètes et le prêtre tombèrent aussitôt à genoux ; ils se rappelèrent que, jadis, dans le désert, des corbeaux avaient apporté la nourriture au prophète Élie et que des ours avaient rassasié Élisée aux portes de Béthel.

Ainsi, la Providence, saint Michel intervenant, mit au service des ermites du mont Tumbe le méchant loup qui avait dévoré le bon âne et, depuis ce jour, le loup fut, auprès des ermites, le fidèle et rapide commissionnaire du pasteur d’Astériac et devint, ainsi, le premier panetier du mont Tumbe, dont la gloire allait rayonner à travers le monde.

 

 

Étienne DUPONT, Les légendes du mont Saint-Michel,

Historiettes et anecdotes sur l’abbaye et les prisons,

Éditions Notre-Dame, Coutances, 1969.

 

 

 

 

 

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