La légende de Tombelaine

 

(XIe SIÈCLE)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Étienne DUPONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

La nuit était claire et douce et le croissant très fin de la lune déclinait rapidement vers la côte bretonne, dans un ciel limpide ; déjà, flottaient au-dessus de la rive normande de pâles lueurs, qui éteignaient les petites étoiles, en annonçant l’aube prochaine.

Le mont Bélénus était entouré de silence ; aucun souffle ne remuait les bouquets d’aulnes et de troènes qui garnissaient les flancs de son rocher ; les jolies fleurs d’or des rutilantes jacobées étaient immobiles aussi. Seules, de temps en temps, une mouette tuitait tristement.

La mer, à demi-retirée, n’avait pas une ride et les sables, les tangues blanchâtres, encore trempés par le flot, luisaient d’un éclat froid et uniforme, sous la falaise de Saint-Jean-le-Thomas, tandis que l’estuaire d’Avranches, où serpentaient les deux rivières, la Sée et la Sélune, enfonçait son double coin au cœur même des campagnes boisées.

À une demi-lieue du mont Bélénus, son autre frère de granit, le mont Saint-Michel, se profilait, large et régulier, dominant les terres du sud qui s’étageaient vers Dol en un cirque voilé par la brume des lointains.

C’était dans cette solitude mystérieuse que Montgommery et la belle Hélène de Terregatte cachaient, habituellement, leurs tendres et fidèles amours. Depuis des mois, avant l’aurore, ils se retrouvaient, chaque jour, sur le mont Bélénus. Dans la paix nocturne, isolés du reste du monde, ils échangeaient leurs rêves, leurs caresses, et leurs baisers et bientôt, ce fut pour eux un charme pénétrant que d’être ainsi obligés de dissimuler leur mutuelle tendresse, puisque le père d’Hélène ne voulait point que celle-ci épousât un chevalier brave et loyal, sans doute, entre tous, mais dont la famille était sa rivale par la gloire et par la fortune depuis près de quatre siècles !

Hélas ! ce matin-là, l’oiseau noir de la douleur planait sur le mont Bélénus et Hélène, pâle comme une cire, était défaillante dans les bras de son chevalier.

– « Eh ! ma vie, m’amour, répétait doucement Montgommery en de consolantes paroles, tout homme qui part en guerre n’y meurt point. J’ai le cœur bon, le bras solide, l’âme fière et mon épée est en acier de Vienne. Son pommeau est plus riche que celui de Durandal ; Roland y baisait quatre reliques ; j’ai mieux : ne m’avez-vous pas donné, ma mie, une mèche blonde et soyeuse ?... »

– « Et cependant, mon chevalier, soupirait Hélène, vous me quittez, préférant le grand fracas des armes au bruit de nos baisers ?... »

– « Que dites-vous, mon cœur ? Vous savez bien que vous êtes mon seul trésor ; mais préféreriez-vous qu’un chevalier se parjurât comme Harold, le saxon que le duc Guillaume s’apprête à punir ? »

– « Ah ! que notre duc est cruel d’avoir rassemblé pour cette conquête tous ses vassaux de Normandie ! Oh ! mon féal ami, à mesure que votre nef s’éloignera du rivage normand où, le mois prochain, vous vous embarquerez, mon cœur, ce pauvre petit cœur qui jamais ne battit que pour vous, s’arrêtera peu à peu et je suis certaine que, si vous revenez des brumes du nord, vous ne retrouverez plus sur cette terre votre Hélène que la douleur aura brisée ! »

 

 

II

 

Voilà tantôt quatre mois que Montgommery est parti en guerre, et pas un jour Hélène n’a manqué de se rendre au mont Bélénus, qui lui rappelle tant de souvenirs.

Dans la source claire, filtrant goutte à goutte du rocher aux mousses veloutées, elle revoit l’image chérie de son chevalier ; elle retrouve même sur le sable, en haut de la petite grève abritée des vents du nord, les empreintes de ses pas ; elle découvre dans les broussailles les brisures encore fraîches des troènes, dont il lui offrait les tiges souples, aux jolies baies noires et elle prend un plaisir infini à s’étendre sur le sable blond de la plage étroite qui s’enfonce entre deux grands rochers, couverts de lierre et où tremblotent de pâles centaurées...

Un matin, Hélène s’était attardée plus que de coutume dans ses rêveries faites d’espérance et d’abattement ; tout à coup, elle aperçut, au pied du mont Saint-Michel, un long cortège s’aventurant sur les grèves dans la direction de Beauvoir ; mais la distance l’empêchait de distinguer si c’était une troupe armée qui s’acheminait ainsi ou bien si c’était les moines faisant, suivant la coutume, une procession votive à l’une de leurs chapelles de la côte.

Sur une tourelle, couronnée d’une plate-forme à l’air libre, qui flanquait le grand bâtiment abbatial, nouvellement construit par Ranulphe, elle crut reconnaître la silhouette d’un moine faisant le signe d’une solennelle bénédiction.

Un pêcheur de coques vint à passer. Hélène l’appela de sa voix douce. Le pauvre homme qui, tous les jours, risquait sa vie dans les sables mouvants pour y chercher des coques, fut bien effrayé en voyant sur le rocher une dame belle, mais si pâle :

– « Brave homme, questionna Hélène, dites-moi, je vous prie, que signifie ceci ?...

Du doigt, elle montrait la foule joyeuse qui, à travers les sables, s’égrenait vers Beauvoir.

– « Dame gentille, répondit le pêcheur, vous ne savez donc pas que notre bon abbé a reçu, hier au matin, la nouvelle d’une victoire du duc Guillaume. C’est grande joie au pays et le prieur a député vers notre duc quatre moines qui le féliciteront et qui se mettront à ses ordres pour répandre dans l’île la parole de Dieu. On cite même le nom de ces moines et je les connais d’autant mieux que, maintes fois, ils m’ont fait la charité. Que Dieu protège Ruault, Scoliand, Serlo et Guillaume d’Agon ! »

– « Ah ! brave homme, dites-moi vite ? Des gentilshommes normands ont-ils péri dans la bataille ? »

« Las, Madame, la liste est longue des chevaliers qui sont tombés près d’Hastings et pour l’âme desquels on a prié hier, à l’abbaye, durant l’office des morts. »

– « De grâce, répondez : le nom de Montgommery fut-il prononcé ? »

– « Il le fut, Madame !... Mais comme vous pâlissez ! Grand Dieu, ne serait-ce pas votre époux ? »

Et Hélène de Terregatte, ayant poussé un grand cri, tomba morte sur la grève, juste au pied du roc où elle avait reçu de son chevalier le premier baiser d’amour !

Elle fut enterrée sur l’îlot sauvage, au fond de la petite crique, appelée aujourd’hui l’anse à Casse-Cou, et les pêcheurs de la côte normande affirment que, tous les ans, le treize octobre, journée mémorable où, en 1066, se livra la bataille de Senlac près d’Hastings, une colombe, portant dans son bec une fleur de genêt, arrive des brumes du large, dépose sur le sommet de Tombelaine ce pieux emblème du souvenir fidèle et s’envole, seulement, le lendemain matin, à l’aurore, du rocher solitaire, mausolée gigantesque, dont le nom rappelle la douloureuse histoire de l’amante infortunée.

 

 

Étienne DUPONT, Les légendes du mont Saint-Michel,

Historiettes et anecdotes sur l’abbaye et les prisons,

Éditions Notre-Dame, Coutances, 1969.

 

 

 

 

 

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